Versailles, d’après de récens travaux/01

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Versailles, d’après de récens travaux
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 545-577).
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VERSAILLES
D’APRÈS DE RÉCENS TRAVAUX

I
LE VERSAILLES ROYAL[1]


I

Si le nom de Versailles ne rappelle pas, comme celui d’Athènes, de Rome, de Paris, une persistante action exercée sur l’humanité, s’il n’évoque ni la longue histoire et l’originale beauté de Venise, ni le charme captivant de Florence, de Naples ou de Grenade, il n’est pas moins vrai que, lui aussi, il a reçu du passé l’empreinte d’un ineffaçable prestige.

Résumant une époque où l’ordre gouvernemental était tout entier en ces mots : « Un roi, une foi, une loi, » la ville de Louis XIV devait susciter des apologies enthousiastes, des dénigremens passionnés.

A l’heure où son royal auteur, fier de son œuvre, et la proposant à l’admiration et à l’imitation des princes et des peuples, transféra à Versailles la résidence officielle de la monarchie, c’est à peine si l’on voyait poindre sous une forme indécise, dans un obscur lointain, le prodigieux changement qui devait substituer au bon plaisir royal le pouvoir de la nation, à la religion d’Etat la plus ou moins grande liberté des croyances, aux ordonnances d’un seul la loi édictée au nom de tous. Alors le triomphe de la France venait d’être consacré par la paix de Westphalie, les traités de Nimègue et la prise de possession de Strasbourg ; la gloire du roi était un dogme que célébraient à l’envi les plus illustres écrivains, et bientôt Bossuet, saluant dans les princes « les ministres de Dieu et ses lieutenans sur la terre, » devait montrer : « que le trône royal n’est pas le trône d’un homme, mais le trône de Dieu même. » Dès cette heure cependant, de l’autre côté de la Manche, grondait l’orage d’une révolution dont Cromwell s’était rencontré comme le terrible précurseur et qui allait, en condamnant pour la seconde fois et à jamais les Stuarts à l’exil, inaugurer un mode de gouvernement que Voltaire et Montesquieu signaleront comme un enviable exemple, en précisant des vœux qu’en France même, dès la fin du XVIIe siècle, avaient émis Fénelon et Vauban.

Temple érigé en l’honneur de la monarchie, Versailles devait fatalement apparaître à tous les yeux comme l’image et la citadelle de la résistance aux idées qui visaient à conquérir le monde. Avec son vaste château, ses solennels jardins, son immense parc, cette ville d’un aspect régulier et majestueux, où tout n’était que par le roi, se rapportait à lui et proclamait sa puissance, s’élevait comme l’image du régime politique et administratif qu’avait, plus qu’aucun autre prince, personnifié Louis XIV. Où trouver, en effet, plus qu’en cette grandiose ordonnance un frappant symbole de l’ordre parfait que le fils d’Anne d’Autriche, au sortir des troubles de la Fronde, pour lui inoubliables et inoubliés, avait eu la persistante volonté d’affermir en France ? En cela, d’ailleurs, Louis XIV ne faisait que suivre, en lui imprimant plus de force, la tradition de ses devanciers. Déjà, aux plus sombres heures de la guerre de Cent Ans, les Valois, fuyant les agitations tumultueuses et sanglantes dont Paris était le théâtre, avaient transféré la royauté de ville en ville, de château en château, en ce « beau et plaisant pays » de la Loire, où s’élevèrent, pour abriter leurs personnes ou leur pouvoir, tant de sûres ou charmantes demeures à Bourges, à Chinon, à Loches, à Plessis-lès-Tours, à Amboise, à Chenonceau, à Chambord, à Blois. Henri IV avait été mal payé de sa persistance à habiter Paris après l’avoir vaincu. Louis XIII avait surtout vécu à Saint-Germain. En faisant Versailles à son image et à sa ressemblance, Louis XIV, à la capitale séculaire qui avait encouru son souverain mécontentement, opposa une capitale nouvelle ne devant l’existence qu’à un geste de sa volonté. Résolu à soustraire à jamais, — il le croyait du moins, — la royauté aux entreprises des rébellions populaires, il entendit la doter d’un séjour qui, par sa magnificence et son étiquette inviolable, rehausserait encore le prestige de la personne du prince et la majesté de ce trône dans lequel, pour d’autres motifs que Bossuet, il se plaisait, lui aussi, à voir « autre chose que le trône d’un homme. »

De là naquit Versailles, et tel demeura son caractère ; nous parlons du Versailles dont Louis XIV, à dater de 1682, fit la résidence officielle de la monarchie[2] et qui disparut le 6 octobre 1789, quand le roi fut brutalement ramené à Paris où l’attendait, cette fois, non plus la Fronde, ni même la Ligue, mais l’échafaud du 21 janvier. Avant 1682, ce Versailles-là, qui est la royauté, et auquel, avec ses institutions, son esprit, ses mœurs, est indissolublement lié tout un siècle de notre vie nationale, n’est point encore, et, après 1789, il n’est plus.

Simple château de plaisance ou mélancolique et imposant vestige d’un âge évanoui, musée officiellement consacré à toutes les gloires de la France ou éphémère abri des assemblées contemporaines, Versailles, en dehors de son règne au XVIIe et au XVIIIe siècle, compta des momens mémorables : l’histoire semble sa destinée. Son nom était dès longtemps attaché à cette journée des Dupes qui consacra l’omnipotence de Richelieu. Son palais devait voir servir à la proclamation de l’empire allemand la triomphale galerie où les petits-fils des vaincus, dont Le Brun avait peint les défaites, se plurent à humilier rétrospectivement les victoires de Louis XIV[3]. Puis, en cette même ville, ce furent les préliminaires de la paix la plus dure que connut jamais la France, l’exode de la Commune, l’Assemblée nationale, le procès de Bazaine, le vote de la Constitution de 1875, et nombre d’autres faits plus récens et déjà célèbres. Mais tous ces événemens, quelle qu’en fût l’importance, n’eurent sur le sol de l’ancienne cité royale qu’un occasionnel théâtre. Il n’y avait là rien de cette intime connexité qui avait uni Versailles et la monarchie, alors que la vie de la France avait son principe et sa fin dans cette chambre royale qui était le centre de l’État et vers laquelle tendaient, cherchant à s’en rapprocher sans cesse et assiégeant, jour et nuit, « ce lieu redoutable » de leurs espoirs et de leurs craintes, de leurs requêtes et de leurs prières, toutes les brigues et toutes les ambitions d’une Cour tout entière prosternée devant ce sanctum sanctorum, selon le mot de la Palatine, d’où sortaient non pas seulement, comme de l’antique temple de Janus, la paix ou la guerre, mais toutes les faveurs et toutes les disgrâces.

De 1682 à 1789, Versailles, c’est donc la royauté française et, à présent encore, dans ces vestiges d’autrefois, il y a, si l’on peut ainsi parler, comme un faisceau de souvenirs qui la montrent, l’expliquent, la font saisir, dans sa vie et dans sa vérité, à son apogée et à son déclin, au temps où ses sujets l’aiment et l’admirent, jusqu’à l’heure où s’enhardit la critique, où naît la désaffection, où l’hostilité devient intraitable et violente.

Tel fut Versailles : les écrits d’alors suffiraient à nous dire son histoire. A son début, en dehors des pamphlets imprimés en pays ennemi et sauf quelques notes malveillantes, le plus souvent tenues secrètes par leurs auteurs, qu’ils s’appelassent La Bruyère, Bussy-Rabutin, Saint-Simon, les « merveilles » de la nouvelle résidence royale excitèrent un enthousiasme presque unanime, et longtemps on devait chanter, comme le rappela Victor Hugo,


Cet éblouissement splendide
De rois, de femmes et de dieux.


Mais peu à peu, à mesure qu’on marcha vers « le déluge » que Louis XV sentait venir, la ville de Louis XIV vit s’accroître le nombre de ceux qui l’attaquèrent avec une passion d’autant plus vive que leurs coups visaient l’absolutisme royal personnifié en ses hôtes. A dire vrai, c’était méconnaître la part très grande que Versailles eut à la décadence de la royauté, en contribuant à l’écarter de la nation, en la rendant de plus en plus étrangère au mouvement des esprits, en ruinant et en asservissant la noblesse, en donnant à la monarchie un cadre aussi coûteux que solennel, où les débauches de Louis XV et l’imprudent abandon de l’étiquette royale par Louis XVI et Marie-Antoinette devaient, plus qu’ailleurs, offrir un saisissant et dangereux contraste avec les traditions et les institutions que Louis XIV avait dotées de ce fastueux décor. Si, dans ses premières années, la pompe de Versailles sembla en entière harmonie avec son maître, l’heure vint vite, et le Régent l’avait prévu, où les successeurs du grand Roi devaient, d’année en année, sentir peser sur eux d’un poids plus lourd la gêne d’une résidence aussi grandiose et aussi isolée. Ils n’eussent pas dit, comme l’auteur des Lettres persanes : « Je hais Versailles, tout y est petit. » Ils y trouvaient tout trop grand. Alors même que le respect d’un passé qu’ils voyaient sombrer, mais qui restait leur raison d’être, les retenait à Versailles, leur interdisant de se dérober officiellement à la tyrannie d’un cérémonial, par eux-mêmes jugé insupportable, ils s’ingéniaient à le fuir à Trianon, à l’Ermitage, à Marly, à Choisy, à la Muette, à Bellevue, à Saint-Hubert, et, dans le château même, jusque dans ces cabinets exigus qui, à la porte des vastes appartemens de Louis XIV, semblent à l’adresse de ceux-ci une raillerie, pour ne pas dire une injure.

De récens et curieux travaux ont éclairé d’un surcroît de lumière ces périodes successives et ces divers aspects de Versailles. Redevable au temps écoulé d’une impartialité que, seul, il fait naître et durer, cette histoire se dégage de toutes ces recherches plus complète, plus précise. Est-ce à dire que, dans ses lignes maîtresses, elles l’aient modifiée davantage que tous les mémoires publiés depuis un quart de siècle, pour ne citer que cet exemple, ont changé la physionomie de Napoléon et l’impression qu’avait laissée au monde le moderne César ? Ici comme là, ce n’est pas la multiplicité des détails inédits ou oubliés qui crée l’intérêt : il est presque tout entier inhérent aux événemens, à leurs causes, à leurs conséquences. En un mot, qu’il s’agisse d’une époque ou d’un homme, c’est l’importance du sujet qui fait le prix de ces détails ; ils permettent d’avoir sur cette époque ou sur cet homme une vue d’ensemble mieux motivée, plus nette, plus exacte.

Ainsi en est-il de Versailles. Si l’étude des particularités de son passé, l’éloignement aidant, semble devenue l’objet d’une faveur nouvelle, c’est plutôt parce qu’elles touchent à Louis XIV et à ses successeurs, au milieu où ils vécurent, aux faits marquans qui se rattachent à leurs noms ou se préparèrent sous leurs règnes, à l’histoire même de la France, que parce qu’à une date lointaine telle somme fut dépensée, tel appartement modifié, tel bosquet ou tel bassin du parc supprimé. Mais, d’autre part, sans ces détails confirmés par d’authentiques et indubitables preuves, et qui ont aussi avec les annales de l’art français un lien étroit, l’histoire des XVIIe et XVIIIe siècles compterait de sérieuses lacunes, tant est vrai le vieil adage : Locus regit actum. Jamais et en aucun cas un document n’est insignifiant ; il s’agit seulement de fixer sa valeur, sans l’exagérer, ni la restreindre. Il faut donc savoir gré à ceux qui, par de patiens travaux, ont éclairci ces doutes, rectifié ces erreurs, sans oublier que l’intérêt grandit ou diminue beaucoup moins d’après l’aspect extérieur des objets et des lieux que proportionnellement à l’importance des acteurs qui y tinrent la scène, au degré de leur gloire ou de leur infamie, au bien ou au mal qu’ils accomplirent, aux sentimens de sympathie ou de réprobation que soulève leur mémoire, le tout étant d’empêcher que ces sentimens errent et se trompent, et de les ramener, le plus qu’il est possible, à l’équité, et à la justice historique.

C’est dans cet esprit qu’il faudrait apprécier ce passé de Versailles en même temps que les publications qui, en aidant à reconstituer et à préciser son cadre, permettent désormais de le connaître tel qu’il fut.


II

Jamais Versailles, auquel Louis XIII avait témoigné sa constante faveur, n’offrit plus d’agrément qu’en ses premières années, alors que Louis XIV, à peine échappé à la tutelle de Mazarin, en fit son séjour de prédilection. Les fêtes qu’il y donna sont restées célèbres, et, plus que toutes autres, celles de 1664, lors de ces « Plaisirs de l’île enchantée » où le jeune Roi et ses compagnons représentèrent les hauts faits des héros de l’Arioste. On aura une idée de la magnificence du spectacle et des costumes, brodés d’or, de diamans et de pierreries, qui étaient ceux de ces nobles acteurs, en parcourant les gravures d’Israël Silvestre et la suite des superbes gouaches[4] consacrées au premier carrousel que donna Louis XIV, en 1662, à Paris et dont celui de 1664, à Versailles, fut la reproduction amplifiée. Le Roi, qui figurait Roger, « montait un des plus beaux chevaux du monde, dont le harnais, couleur de feu, éclatait d’or, d’argent et de pierreries. Sa Majesté était armée à la façon des Grecs, comme tous ceux de sa quadrille et portait une cuirasse de lames d’argent, couverte d’une riche broderie et de diamans. Son port et toute son action étaient dignes de son rang : son casque avait une grâce incomparable et jamais un air plus libre, ni plus guerrier, ne mit un mortel au-dessus des autres hommes. » Sur l’écu que tenait à sa suite son page, d’Artagnan, l’on pouvait lire, au-dessous d’un soleil, scintillant de pierreries, non pas encore la devise « Nec pluribus impar, » mais celle-ci, qui n’était pas moins fière : Nec cesso, nec erro ; et que le président Périgny, en son commentaire rimé, traduisait ainsi :


Ce n’est pas sans raison que la Terre et les Cieux
Ont tant d’étonnement pour un objet si rare,
Qui, dans son cours pénible autant que glorieux,
Jamais ne se repose et jamais ne s’égare.


Dans ces féeriques spectacles on vit un curieux mélange de princes, de grands seigneurs, de gens de théâtre, Molière en tête, représenter les dieux de l’Olympe, les héros de la Grèce et de Rome, les siècles, les saisons, les signes du zodiaque, les diverses parties du monde, qu’aidaient à figurer des éléphans et autres animaux exotiques empruntés à la naissante ménagerie de Versailles. Mais les uns et les autres n’étaient guère que des comparses ayant pour tout rôle d’annoncer et d’entourer le char d’Apollon, que l’on vit, au milieu de ces fêtes, s’avancer « tout sculpté et éclatant d’or. » Symbole ou image de Louis XIV, Apollon ne devait plus quitter Versailles. En tous lieux, il n’a cessé d’y régner, soit que de la terrasse de l’immense château il domine la vaste perspective de ses jardins, soit que, dans la grotte de Téthys, au milieu des nymphes empressées et amies, il se repose des fatigues de sa course quotidienne, soit qu’enfin, à l’extrémité de l’Allée royale, Phébus, sortant de l’onde, dissipe les ténèbres de la nuit[5].

Pour la France, toute pleine du légitime orgueil qu’excitaient en elle les résultats des traités de Westphalie, et des Pyrénées, cette triomphale apparition d’Apollon annonçait l’heure, qu’elle espérait prochaine, où l’univers « à son trône soumis », verrait son Roi réunir sous un même sceptre


Ce qu’eurent de grandeur et la France et l’Espagne,
Les droits de Charles-Quint et ceux de Charlemagne.


Près de quarante ans devaient s’écouler avant l’événement prédit dans ces vers adressés à la reine Marie-Thérèse. C’était là le secret du lendemain ; le présent, c’était l’incomparable splendeur de ces festins, de ces jeux renouvelés de la chevalerie, de ces feux d’artifice, de tous ces spectacles et de leurs galantes ou politiques allusions. Non loin des deux reines on apercevait la jeune « divinité, » comme on disait alors, à laquelle le roi prenait à cœur « de faire admirer son adresse et sa grâce. » Par une sorte de désignation tacite ou de hasard heureux, c’était le marquis de La Vallière qui remportait le prix du tournoi. Sur la garde de l’épée d’or, enrichie de diamans, que lui remettait la Reine mère, était gravé ce quatrain d’une discrétion douteuse :


Quelques beaux sentimens que la gloire nous donne,
Quand on est amoureux au souverain degré,
Mourir entre les bras d’une belle personne
Est de toutes les morts la plus douce à mon gré[6].


À ce souhait Louis n’était certainement pas plus insensible qu’aux piquans propos prêtés par Molière aux confidentes de la princesse d’Elide déclarant, sans ambages, « qu’il est certaines faiblesses qui ne sont pas honteuses et qu’il est beau même d’avoir dans les plus hauts degrés de la gloire ; » et terminant ainsi leurs pressantes exhortations : « Prenez garde, madame, l’amour sait se venger des faiblesses des hommes. »

Si nous rappelons quelques traits de ces fêtes fameuses, c’est qu’il n’est rien, croyons-nous, qui éclaire d’un jour plus vif les origines de la future résidence du grand Roi[7]. Toutes ces fugitives allégories qui, durant ces éblouissantes journées, avaient célébré sa grandeur et ses amours, Louis XIV, dès ce moment, résolut d’user de sa toute-puissance pour leur imprimer, en ces mêmes lieux, une sorte d’éternité. Parcourez aujourd’hui encore le château de Versailles, ses appartemens, ses jardins, vous y retrouverez non plus en carton ou en toile brossée à la hâte, mais en marbre et en bronze, sculptées ou peintes par les Coysevox, les Coustou, les Girardon, les Le Brun, les Mignard, les Jouvenet et tant d’autres, toutes ces figures de divinités qui, selon la juste remarque de Félibien, « n’ont pas été placées là au hasard : elles sont relatives au soleil. » Dans tous les projets de décoration de Versailles, cette pensée revient sans cesse, traduite sous toutes les formes ; c’est autour du soleil, qui est l’emblème du Roi ou plutôt le Roi lui-même, que tous ces artistes, dirigés par une volonté souveraine, ont réuni cette cour de dieux, de demi-dieux et de héros, qui devaient faire dire à Montesquieu : « Il y a à Versailles plus de statues que de citoyens dans une ville. »

C’était le Roi que célébraient à l’envi ces courtisans de marbre et de bronze, moins vivans mais plus durables que tous ceux qui, en chair et en os, s’agitaient alors dans ce séjour où leur laudative imagination se plaisait à voir


Ce que le soleil admire :
Rome dans un palais, dans Paris un empire,
Et tous les Césars dans un roi.


Dès qu’il eut décidé de faire de Versailles le siège de son omnipotence et d’y être tout, Louis XIV s’employa à la réalisation de son vaste projet avec une persistante ardeur. Il ne fut point, cependant, sans se heurter, non à des résistances, — qui lui eût résisté ? — du moins à des objections : « Cette maison de Versailles, lui écrivait Colbert, regarde bien plus le plaisir et le divertissement de Vostre Majesté que sa gloire. Cependant, si Vostre Majesté veut bien chercher dans Versailles où sont plus de 500 000 escus qui y ont été despensés depuis deux ans, elle aura assurément peine à les trouver. Si elle veut faire réflexion que l’on verra à jamais dans les comptes des trésoriers de ses bastiniens que, pendant le tems qu’elle a despensé de si grosses sommes en cette maison, elle a négligé le Louvre qui est assurément le plus superbe palais qu’il y ait au monde et le plus digne de la grandeur de Vostre Majesté… O quelle pitié que le plus grand Roy et le plus vertueux, de la véritable vertu qui fait les plus grands princes, fust mesuré à l’aune de Versailles[8] ! » Le Roi n’admit pas cette distinction entre sa gloire représentée par le Louvre et son plaisir figuré par Versailles. A ses yeux, le Louvre était l’œuvre de ses prédécesseurs, à laquelle il ne pouvait qu’ajouter, — et il y ajouta la colonnade qui en est la plus belle parure ; mais Versailles, dont il avait lui-même élaboré le plan à l’heure de ses plus éclatans succès, ce devait être son œuvre, à lui seul, et il entendit en faire non pas seulement le théâtre de ses plaisirs, mais le temple même de sa gloire. Aussi avec quelle fierté satisfaite se plaît-il à montrer lui-même, à ses hôtes, les agrandissemens, les embellissemens de ces lieux, « où les yeux sont ravis, les oreilles charmées, l’esprit étonné. » En moins de huit ans, le château de plaisance de Louis XIII, déjà transformé par Le Vau en une grandiose demeure du plus élégant aspect, devint l’immense palais où fut logée toute la cour et qui eut pour dépendance une ville entière. En cela comme en toutes choses, Louis XIV voulut, selon une formule qui lui était chère, « être obéi et obéi sur-le-champ. »

En vain Colbert, qui avait dû se résigner, ordonnançait-il pour Versailles une dépense dix fois plus forte que pour le Louvre, jamais Louis XIV, pour l’exécution de son dessein favori, n’estimait la marche des travaux assez rapide. « Il faut toujours presser, » ne cesse-t-il d’écrire, réclamant de longues relations, voulant « le détail de tout. » A tout instant, Colbert doit se rendre à Versailles pour que les nouveaux bâtimens soient prêts « dans le moment qu’a dit le Roi. » « Cette semaine, — écrit-il, le 1er mars 1676, à Louis XIV qui, cette fois, veut bien reconnaître que, pour l’argent, son ministre fait des merveilles, — il y aura une visite générale faite avec MM. Francine et Denis de toutes les fontaines, Le Nôtre et Colinot de tous les jardins, Lemaire de tous les robinets, ajustages et ouvrages de cuivre, Berthier de toute la rocaille ; charpentier, serrurier et menuisier, de même. »

Malgré ce zèle infatigable, Colbert et plus tard Louvois, qui lui succéda à la surintendance des bâtimens, réussissaient à peine à contenter les exigences d’un maître qui voulait que tout fût mené de front : constructions, jardins, statues, ameublement, tapisseries, argenterie, vases, lustres et tout le reste, sans parler de l’immense domaine qui, surtout en vue de la chasse, « le premier des plaisirs du Roi, » fut créé à grands frais autour de Versailles : le petit parc, qui comprenait une étendue de 1 738 hectares, et le grand parc, lui aussi entièrement entouré de murs, qui n’en comptait pas moins de 6 614 et près de 44 kilomètres de routes. Ni le temps, ni l’argent, ni la main-d’œuvre, ni les résistances de la nature ne semblaient des obstacles. Dès que le maître avait parlé, aucun effort, de quelque genre qu’il fût, ne devait être impossible.

Ce fut bien autre chose lorsque, en 1674, eurent commencé les grands travaux destinés à faire de Versailles la résidence officielle du Roi. Cette période d’activité architecturale et artistique est presque inimaginable[9]. Dans le plan anonyme qu’on désigne sous le nom de « plan de la chalcographie » et qui, d’après les plus récentes recherches, date de 1684, Versailles se présente déjà avec sa physionomie définitive. A peine reste-t-il à y terminer quelques détails, mais l’ensemble est complet, avec les deux immenses ailes du château, les grands pavillons de la cour d’honneur, le parc et ses étonnans travaux hydrauliques, les larges avenues, les principales places, les écuries, le Grand Commun, les nombreux hôtels affectés soit aux services de la Cour soit aux résidences des ministres et grands officiers, l’église Notre-Dame, que Mansart, conformément au désir du Roi, acheva en moins de deux ans.

C’est à cette promptitude à exécuter les ordres souverains que Jules Hardouin Mansart, qui imprima à Versailles son caractère définitif, dut la faveur de Louis XIV. A l’âge de vingt-huit ans, le jeune architecte avait donné la mesure de son activité, de son talent, dans la construction du château de Clagny, bâti « pour Messeigneurs les enfans naturels du Roi[10]. »

Pressé par Colbert, aidé de Le Brun, de Le Nôtre, de toute la foule d’artistes et de décorateurs alors réunis à Versailles, Mansart, en six ans, érigea cette résidence de Clagny qui, dans plusieurs de ses dispositions, notamment pour la galerie des glaces substituée au grand balcon central, l’effet perspectif de sa cour d’honneur, l’avancée des pavillons, le développement de ses ailes, fut comme une somptueuse ébauche du Versailles définitif, encore que Clagny lui-même, qui dura si peu, eût emprunté plus d’un trait au château primitif de Louis XIII et aux agrandissemens pleins d’élégance que Le Vau y avait apportés. Mme de Montespan avait entendu être traitée à l’égal du Roi[11]. Si le crédit de la mère du duc du Maine et du comte de Toulouse se fût prolongé, Clagny, avec ses galeries, son grand escalier, sa chapelle, son appartement des bains, ses jardins, ses statues, ses pièces d’eau, eût été un second Versailles. Mais la maison que Mme de Sévigné appelait « le palais d’Armide » et que n’avaient cessé d’aller admirer la Cour, les Princes, la Reine elle-même, n’était pas encore achevée que les maléfices de « l’altière Vasti » avaient encouru la disgrâce royale ; ce fastueux mais incomplet décor ne fut plus qu’un souvenir dans l’interminable liste des bâtimens de Versailles, d’année en année plus nombreux. Fénelon, sans nul doute, se rappelait ces immenses chantiers, lorsque, dans Télémaque, il peignait « les peuples assistant, attentifs et étonnés, à la création de cette ville qui, chaque jour, chaque heure, croissait avec magnificence et montrait aux étrangers de nouveaux monumens d’architecture qui montaient jusqu’au ciel. » A Versailles comme à Salente, « tout retentissait des cris des ouvriers, — pendant plusieurs années le chiffre de ceux-ci dépassa trente mille, — et des coups de marteau ; les pierres étaient suspendues en l’air par des grues avec des cordes ; tous les chefs animaient le peuple au travail dès que l’aurore paraissait, et le Roi, donnant partout les ordres lui-même, faisait avancer le travail avec une incroyable diligence. » Mais, à l’heure où s’élevait Versailles, que Louis XIV, à grands frais entoura de toute une ceinture de châteaux : Trianon, Marly, Meudon, Choisy et tant d’autres, il ne se fût trouvé personne pour oser adresser au prince ces paroles qu’il ne devait jamais pardonner à Fénelon, alors surtout que les événemens en eurent fait une vérité : « A force de vouloir paraître grand, vous avez pensé ruiner votre véritable grandeur ; hâtez-vous de réparer ces fautes ; suspendez tous ces grands ouvrages ; renoncez à ce faste ; laissez en paix respirer vos peuples… » Saint-Simon n’avait pas commencé, en des Mémoires destinés à une postérité lointaine à noter avec acrimonie « les défauts si monstrueux de ce palais si immense et si immensément cher, avec ses accompagnemens qui le sont encore davantage : orangerie, potager, chenil, grandes et petites écuries pareilles, communs prodigieux, enfin une ville entière[12]. » Ce n’était, de toutes parts, alors qu’un cri d’étonnement, d’admiration. En vers et en prose, en français, en latin, dans toutes les langues, on ne cessait de célébrer ce lieu magnifique, ce pompeux séjour de Versailles, désormais tenu pour inséparable de la personne royale, et auquel on dédiait ce distique :


Rex, regnum, domus hæc tria sunt spectacula mundi ;
Rex, animo ; regnum, viribus ; arte, domus.


Versailles, c’était alors l’apothéose de la France, c’était l’abaissement de ses ennemis qui, dès lors, travaillèrent à s’en venger. Il ne suffisait pas à Louis XIV de triompher du présent, il lui fallait aussi dominer le passé de toute la hauteur de son orgueil. Le Roi n’était pas encore installé dans sa nouvelle résidence qu’un de ses historiographes écrivait, préludant ainsi à la fameuse querelle des anciens et des modernes : « L’Italie doit céder présentement à la France le prix et la couronne qu’elle a remportée sur toutes les nations du monde en ce qui regarde l’excellence de l’architecture, la beauté de la sculpture, la magnificence de la peinture, l’art du jardinage, la structure des fontaines et l’invention des aqueducs. Versailles seul suffit pour assurer à jamais à la France la gloire qu’elle a à présent de surpasser tous les royaumes dans la science des bâtimens. Aussi est-elle redevable de cette haute estime à la grandeur et à la magnificence de Louis le Grand, son invincible monarque. C’est dans cette maison royale et charmante que vous êtes invités de venir, peuples de la terre, curieux et savans. Vous y verrez l’ancienne et la nouvelle Rome ; vous y verrez tout ce que le monde a jamais eu de beau et de surprenant. Admirez-y l’habileté, le savoir, la conduite et la délicatesse des ouvriers. Admirez-y la grandeur, la somptuosité, la magnificence et la libéralité du prince et avouez que Versailles efface tous les palais enchantés de l’Histoire et de la Fable. » Vingt ans avaient suffi à réaliser, dans des proportions que personne n’avait pu prévoir, le rêve des « Plaisirs de l’île enchantée » et à faire sortir de terre « cette ville où le palais du prince était, à lui seul, une grande ville. »

Pour atteindre sans délai le but qu’il avait assigné à ses efforts, rien n’avait paru impossible, ni trop coûteux, à « l’incroyable diligence » de Louis XIV. Dans les comptes des bâtimens, à la date du 23 mai 1682, on relève, entre beaucoup d’autres, cette note caractéristique : « A Vignaux, Lecœur et Martin, maçons, 22 349 livres 9 sous 7 deniers pour parfait paiement de 844 785 livres 15 sous pour les ouvrages de la grande écurie, y compris 120 000 livres de gratification, en considération de la précipitation et frais extraordinaires pour rendre les ouvrages finis et parfaits dans le temps que Sa Majesté l’avait ordonné. » Poursuivis sans relâche, en toute saison, dans des terrains souvent marécageux, tous ces travaux coûtaient très cher, non pas seulement en argent, mais en hommes. Dès 1678, Mme de Sévigné écrivait : « Le Roi veut aller samedi à Versailles, mais il semble qu’on ne le veuille pas par l’impossibilité que les bâtimens soient en état de le recevoir et par la mortalité prodigieuse des ouvriers dont on emporte, chaque nuit, comme de l’Hôtel-Dieu, des charrettes pleines de morts. »

C’était là aux magnificences du tableau une ombre qui devait encore s’assombrir, à mesure surtout que se multiplièrent, à Maintenon, les terrassemens et les arches de l’aqueduc, à jamais inachevé, qui devait amener à Versailles les eaux de l’Eure. Les charges excessives de guerres sans cesse renaissantes, la pénurie d’argent qui, en décembre 1689, avant même que Versailles ne fût totalement achevé, fit envoyer à la Monnaie les admirables ouvrages d’or et d’argent qui en étaient la plus éclatante parure, bref, la misère des peuples, comme on disait alors, allaient forcément enrayer ces prodigieuses dépenses. Mais, dans cette période de la construction de Versailles, au lendemain de la conquête de la Flandre et de la Franche-Comté, il n’y avait guère que Colbert pour paraître se douter que les finances du royaume n’étaient pas inépuisables, et encore n’osait-il guère le révéler au tout-puissant monarque, chaque jour plus impérieux. Sur tous ces travaux, sur toutes ces dépenses, les Comptes des bâtimens du Roi, dont la publication fait honneur à M. Jules Guiffrey, fournissent d’innombrables renseignemens. M. de Nolhac les a fort bien mis en lumière dans son livre sur la Création de Versailles et dans ses autres ouvrages consacrés à la ville de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI. Il y a complété, précisé, rectifié les recherches de ses devanciers, J. A. Le Roi, Eudore Soulié, Dussieux, Desjardins, Vatel, Remilly, Délerot, Taphanel, et de tous ceux qui, en des temps et à des degrés divers, avaient déjà contribué à renouveler cette histoire, dont récemment aussi, le puissant intérêt artistique a été rappelé par l’architecte actuel du château, M. Marcel Lambert, dans une suite de gravures et de dessins, où Versailles reparaît, avec toute son ancienne splendeur[13].

C’est dans les chiffres de ces Comptes des bâtimens et aussi dans la correspondance de Colbert que revit, avec le plus d’intensité, la physionomie de l’œuvre accomplie. Colbert sentait si bien de quelle importance, pour la majesté de l’ensemble, est la perfection des détails, « qu’il ne trouvait pas que ce fût trop du plus grand peintre de son temps pour dessiner une serrure ou un bouton de porte. » La belle série des esquisses de Lebrun, ce prodigieux décorateur, montre que ce n’est point là une exagération[14]. Pour orner les maisons du Roi, surtout Versailles, Colbert fit venir d’Allemagne, de Flandre, d’Italie, les artistes et les artisans les plus réputés. Au directeur de l’Académie de France à Rome, qu’il avait fondée, il prescrit, à tout moment, de rechercher avec soin « tout ce qu’il pourra trouver de plus beau en bustes, figures, bas-reliefs et autres ouvrages de l’ancienne Rome, » et par lui Versailles en fut peuplé. Aux intendans, aux ambassadeurs, aux consuls, aux voyageurs, il donne sans cesse des ordres semblables. Au directeur de la Compagnie des Indes occidentales, pour ne citer que cet exemple, il écrit : « Estant bien aise d’avoir tout ce qui peut se trouver de curieux dans les isles d’Amérique, tant en fleurs, fruits, plantes, qu’en coquilles qui peuvent servir à l’ornement et à la décoration des maisons royales, pour les présenter au Roi, il sera nécessaire que vous preniez soin de m’envoyer des oranges dans toutes les saisons de l’année qu’elles pourront être envoyées et que vous preniez garde qu’elles soyent des plus belles et des meilleures qu’il y aura dans les dites isles comme aussi que vous recherchiez, avec la mesme exactitude, s’il y a de belles coquilles, des plantes rares, des arbrisseaux verts, des fleurs extraordinaires, en un mot, tout ce qu’il peut y avoir de curieux et de singulier dans les dites isles, pour me l’envoyer par le retour de tous les vaisseaux françois[15]. »

En toutes choses, il en était ainsi. Dès qu’il s’agissait de la personne ou des plaisirs du Roi, tout détail avait de l’importance : écuries, vénerie, bouche, gobelet, comme on disait alors. Aussi fièrement que Condé, Turenne, Luxembourg ou Villars rédigeaient leurs bulletins de victoire, et avec plus d’emphase, La Quintinye, le premier directeur du potager, que Louis XIV avait voulu « dans une situation commode à ses promenades et à sa satisfaction, » parlant du succès qu’il avait obtenu pour la production des asperges de primeur, écrivait : « Il n’appartient guère qu’au Roi de goûter ce plaisir, et ce n’est pas un des moindres que son Versailles lui a produit par le soin que j’ai l’honneur d’en prendre. » Sous Louis XV, l’un des successeurs de La Quintinye, obtiendra, dans ce même potager, « des ananas très mûrs, d’une chair douce et extrêmement fondante, » voire même du café que les courtisans déclareront meilleur que celui de Moka ou de Bourbon ; mais ce jardinier-là, Le Normand, ne tiendra plus le solennel langage de son devancier ; il estimera avoir réalisé un tour de force horticole, il ne croira plus avoir réussi à nourrir les dieux d’ambroisie. Toute la différence est là entre la France de Louis XIV et la France de Louis XV, et plus encore de Louis XVI. Là aussi, il nous faut le répéter, est le vrai intérêt de la comparaison du Versailles des deux époques. A l’apogée allait succéder le déclin, à l’enthousiasme la désillusion, mais le souvenir du prince qui, selon le mot de Talleyrand, « dans les limites de Versailles, avait contribué à resserrer toutes les idées[16] » et que, dans le monde entier, on avait appelé « le Roy, » devait servir à dissimuler longtemps encore l’effacement du prestige de la monarchie. Le temple subsistait, alors que le dieu n’était plus.


III

On a rapporté, avec de nombreuses variantes, les paroles que Louis XIV, à son lit de mort, aurait adressées à l’enfant qui devait être Louis XV. « Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtimens, » lui aurait-il dit, à en croire Saint-Simon. Dans le texte que la gouvernante des enfans de France, Mme de Ventadour, remit à Charles Gilbert, maître à écrire du Dauphin, avec ordre d’en exécuter une copie sur vélin, pour la placer au chevet du jeune Roi, la suprême allocution de Louis XIV était ainsi relatée : « Mon cher enfant, vous allez estre le plus grand Roy du monde. N’oubliez jamais les obligations que vous avez à Dieu. Ne m’imitez pas dans les guerres, tâchez de maintenir toujours la paix avec vos voisins, de soulager vostre peuple autant que vous pourrez, ce que j’ay eu le malheur de ne pouvoir faire par les nécessitez de l’Estat. Suivez toujours les bons conseils et songez bien que c’est à Dieu à qui vous devez tout ce que vous estes. Je vous donne le Père Le Tellier pour confesseur. Suivez ses avis et ressouvenez-vous des obligations que vous avez à Mme de Ventadour. » Le Père Letellier ayant été exilé par le Régent, la phrase où il était question de lui fut supprimée, et ce fut une seconde copie, identique, sauf en cela, à la première[17], qui figura dans la chambre de Louis XV. L’acte de contrition prêté au grand Roi « concernant son goût pour les bâtimens » a donc tout l’air d’une légende, sortie comme beaucoup d’autres de l’imagination rancunière de Saint-Simon, grand ennemi de Versailles, qu’il appelait « le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux. » Versailles était en trop entière harmonie avec l’idéal gouvernemental de Louis XIV, pour lui avoir jamais inspiré, nous ne dirons pas le moindre remords, mais le moindre regret. Il faut, au moins sur ce point, disculper Louis XV de s’être montré infidèle aux recommandations de son bisaïeul. S’il aima, lui aussi, les bâtimens, Louis XV, toutefois, préféra le changement à la construction, et, en cela, il différa de Louis XIV.

En faisant, d’un de ces gestes qui, au dire de ses flatteurs, suffisait pour enfanter des merveilles, sortir de terre d’immenses et fastueux édifices, Louis le Grand avait voulu assurer à la monarchie et à son immuable cérémonial une scène magnifique. En multipliant et en variant à l’infini des aménagemens jolis et gracieux comme le style même qui a gardé son nom, Louis XV ne rechercha que la satisfaction de son caprice, son agrément, sa commodité, — l’on dirait à présent son confort. Aussi ce qui prime tout dans le château de Louis XIV, ce sont les grands appartemens qui, créés pour mettre en lumière toute la pompe royale, exercent aujourd’hui encore sur le visiteur l’effet de leur éblouissant prestige ; dans la demeure de Louis XV, ce sont les cabinets dont l’hôte, insoucieux du dehors, ne demandait qu’à avoir ses aises intimes et à les accroître sans cesse.

Lorsque, de Vincennes, où elle avait émigré, dès le lendemain de la mort de Louis XIV, la Cour, après une absence de sept ans, eut été ramenée à Versailles par l’attrait d’une grandiose installation que rehaussait un illustre souvenir, le jeune Roi, entouré des survivans du grand règne, en tête desquels était Fleury, son précepteur, bientôt son premier ministre, fut dominé par la puissance d’une telle tradition et, pendant les premières années, ne fit guère que la suivre. Alors on construisit le salon d’Hercule, ainsi nommé du prénom de l’évêque de Fréjus, et qui fut une heureuse addition aux grands appartemens qu’il complète et fait communiquer avec la chapelle. Alors aussi fut exécuté, de 1733 à 1741, le plan définitif du bassin de Neptune, plusieurs fois modifié, et qui, par son imposant aspect, paraît se rattacher bien plus à l’époque de Louis XIV qu’à celle de Louis XV.

La tutelle du nonagénaire cardinal n’avait, cependant, pas encore pris fin que percent déjà les vrais penchans du monarque, dont la liaison avec Mme de Mailly n’était plus un mystère. Ayant brisé le joug de Marie Leczinska, qui, pendant trente ans, confinée de l’autre côté du palais, ne cessera de lui être étrangère, Louis XV, dès ce moment, se plaît à aller, dans le château même, chercher auprès de l’indulgente comtesse de Toulouse ou de la facile Mlle de Charolais les prémices d’une liberté dont, bientôt, il abusera au-delà de toute mesure. Désormais, la grande préoccupation de Louis XV, c’est de s’évader de sa prison dorée ou, quand il y est ramené par la grandeur qui l’y rappelle, d’en modifier l’aspect, afin de pouvoir un peu plus aisément s’imaginer que cette prison n’est plus la même. Aussi le voit-on, sans relâche, se livrer, à Versailles, à ce qu’on pourrait appeler le lieu des appartemens, changeant leur affectation, remaniant leurs intérieurs, démolissant ici, reconstruisant là, dépensant toujours.

En 1738, presque au moment de la naissance de Madame Louise, surnommée par le public Madame Septième et par son père, dit-on, Madame Dernière, Louis XV prélude à ce remue-ménage qui1, — les Comptes des bâtimens en font foi, — va durer jusqu’à la fin de son règne, en abandonnant la chambre de Louis XIV, qu’il trouve froide et incommode. La force de l’étiquette, néanmoins, est telle qu’alors même qu’il cesse d’y coucher, c’est toujours dans « cette chambre parée, » dans cette « grande chambre, » que le monarque se rend, au sortir du lit, pour subir le cérémonial du lever, l’un des rites invariables de la vie royale.

Si Louis XV n’osa pas détruire les grands appartemens de Louis XIV, il n’hésita pas à les restreindre, à les mutiler. Il y supprima, tout d’abord, l’admirable accès de l’escalier des ambassadeurs sur lequel s’ouvrait la galerie, dite petite galerie, où Mignard, en peignant Minerve et Apollon, ou plutôt Louis le Grand distribuant des récompenses aux sciences et aux arts, s’était efforcé d’éclipser Lebrun. Louis XV fit démolir escalier et galerie. Peu lui importa que cette superbe entrée eût un rôle essentiel dans la résidence royale dont elle précisait le caractère, en montrant, dès le seuil des salons qu’ils allaient parcourir, aux envoyés des nations étrangères,


… les quatre parties du monde
Dans l’admiration profonde
Des hauts faits de Louis,


représenté, nous dit Monicart dans Versailles immortalisé, « du Batave punissant l’arrogance, » exécutant « du Rhin le glorieux passage, » ou bien encore « recevant de ses nouveaux sujets de Franche-Comté la clé de leurs villes conquises. » Négligeant ces souvenirs et préférant complaire à d’autres divinités que les Sciences et les Muses qui, d’après l’historiographe royal, avaient décoré ce majestueux atrium, « non pas comme pour une fête ordinaire, mais comme pour un jour de triomphe, » l’arrière-petit-fils de Louis XIV, après avoir tout d’abord souffert qu’on fît de l’escalier des ambassadeurs un dépôt de matériaux, n’hésita point à le laisser défigurer par l’installation d’un théâtre où voulait jouer Mme de Pompadour, puis à en hâter la disparition afin d’agrandir l’appartement de Madame Adélaïde.

Ainsi disparut, au gré d’un fâcheux caprice, le chef-d’œuvre de Dorbay et de Le Vau, avec ses superbes bas-reliefs, ses marbres incomparables, ses belles peintures où Lebrun avait déployé toutes les ressources de son génie décoratif. Certes, aussi bien que divers plans élaborés par les architectes des bâtimens pour substituer un nouveau palais à celui de Louis XIV, on peut rappeler qu’il existe un projet relatif à la construction d’un autre escalier d’honneur qui eût débouché, près de la chapelle, dans le salon d’Hercule ; mais, ce projet étant resté inexécuté et l’escalier de la Reine, auquel faisait pendant celui des ambassadeurs, desservant l’aile opposée, on est contraint, depuis la suppression ordonnée par Louis XV, de pénétrer dans les appartemens de réception par une étroite et obscure entrée de service ou de les parcourir, comme on le fit encore lors de la visite des souverains russes, au rebours de leur suite logique et naturelle. Pour le château, dont elle altéra profondément l’ordonnance, cette démolition fut donc une perte irréparable. Aucune ne caractérise mieux le rôle de Louis XV à Versailles. D’autres devaient la suivre. Il est vrai que plusieurs de ces destructions furent compensées, dans une assez large mesure, par la beauté des nouveaux appartemens, où l’on retrouve, dans son élégance et sa pureté, l’art charmant du XVIIIe siècle.

Ce n’était nullement, au reste, dans la pensée de rendre, à l’instar de Louis XIV, la demeure officielle de la royauté plus digne de la France que Louis XV, avec la même impatience d’être obéi que son bisaïeul, prescrivait, à chaque instant, de modifier l’aspect de son habituel séjour ; c’était parce qu’il s’y mourait d’un ennui auquel ces incessans changemens de décor apportaient quelque diversion. Aussi à Versailles, de même qu’ailleurs, dès qu’il s’agit de changer quoi que ce soit, pour faire plaisir à ses favorites, à ses filles, à ses courtisans et à lui-même, Louis XV, pour lequel il semble alors que l’argent ne soit rien et qui passe outre à la pénurie du Trésor[18], se montre toujours prêt, heureux si, un instant, il a pu dérouter en lui-même l’obsédant souci de ce perpétuel et périodique retour des actes de la vie qu’exprimait déjà le poète latin dans le refrain prêté par lui à l’éternelle nature : Sunt eadem omnia semper.

D’aucuns, et entre tous Michelet, qui a si singulièrement exagéré sinon la débauche de Louis XV, du moins les proportions de ses désordres, se sont ingéniés à découvrir des motifs imaginaires à ce perpétuel bouleversement de Versailles. Sans nul doute, il fut facile à Louis XV, lorsqu’il en eut le désir, de rapprocher de sa royale personne les appartemens des sœurs de Nesles, de Mme de Pompadour ou de Mme Dubarry ou de trouver dans le château, en dehors même de ce qu’on appelait le trébuchet de Lebel, des gîtes provisoires pour cette série de « petites maîtresses » dont l’histoire, plus ou moins monotone, a été récemment retracée[19] et auxquelles le Roi, d’ailleurs, préférait rendre visite hors du château. Mais, on ne saurait trop le redire, ce qu’aimait, avant tout, Louis XV, c’était le changement. De même que Mme de Maintenon, par la supériorité de son esprit, la persistance de sa volonté, la discrétion de son allure, s’était, dans un modeste coin de ce château, assuré un empire presque absolu sur Louis XIV vieilli, de même, ce fut, on le sait, quoique par de tout autres moyens, à son expérience des goûts de Louis XV que Mme de Pompadour dut la prolongation de « son emploi, » pour rappeler une de ses expressions coutumières. Si elle fit bâtir ou orner tant de résidences nouvelles à Crécy, à La Celle, à Bellevue, qui lui coûta si cher, à Saint-Hubert, qui devait durer si peu, et à Versailles même ; si, au prix de fatigues presque incroyables, et qui la tuèrent, elle s’épuisa à inventer pour le maître des passe-temps de tout genre, c’est qu’elle savait combien en Louis XV il n’y avait qu’ennui, contradiction, besoin de changer, encore que ce fût à la satisfaction de peu variables habitudes qu’il demandât son apparent plaisir.

Dans la longue série des décisions successives et contradictoires de Louis XV concernant les aménagemens de ce château de Versailles qu’il veut à la fois si grand et si petit, dans lequel il prescrit de multiplier cabinets et réduits, en même temps qu’il y fait construire une vaste salle d’opéra ou ériger cette aile Gabriel au fronton semblable à celui d’un temple, combien relèverait-on de traits aidant à peindre et à connaître un peu mieux cet étrange et complexe caractère si finement esquissé par le duc de Broglie dans le Secret du Roi. Le titre de ce livre pourrait être étendu à la plupart des actes d’un prince, tout ensemble si mystérieux et si effronté, si indolent et si remuant, auquel n’échappait point ce qu’il aurait dû à son nom, à sa dynastie, à son peuple, et qui, cependant, se souciait si peu de laisser diminuer et abaisser la France et d’inspirer le mépris, — affichant cyniquement une indifférence d’autant plus coupable qu’à certaines heures, il marquait une vue très claire des catastrophes du lendemain, et, plus que sexagénaire, subordonnant tout à la jouissance de juvéniles plaisirs, alors que, dès sa jeunesse, il avait affecté de se montrer plus blasé qu’un vieillard. Tel à Versailles, à chaque instant d’une vie à la fois si vide et si pleine, on retrouve Louis XV, dans ses déplacemens incessans, dans ses chasses presque quotidiennes, dans ses secrètes et fréquentes promenades au Parc-aux-Cerfs, d’ailleurs si démesurément grandi par l’imagination populaire. Pour lui, les journées étaient toujours trop longues en ce château où, jusqu’à des promenades sur les toits, il ne savait quels bizarres passe-temps imaginer et où il devait, arraché à la Dubarry, être ramené de Trianon pour y mourir, — comme il l’avait été de Vincennes pour y vivre, — laissant le souvenir de Fontenoy effacé par celui de Rosbach, odieux à tous, lui qu’on avait appelé le Bien-aimé, ayant ruiné le royaume et la royauté.

Cette œuvre, à la fois funeste et tragique, Louis XV en marqua profondément la trace à Versailles même. En des pages mémorables, Saint-Simon a peint ce qu’il appelle d’une pittoresque expression « l’écorce extérieure de la vie de Louis XIV, » espérant, disait-il, — on était alors sous Louis XV, — « qu’il s’y trouverait des leçons pour les rois qui voudraient se faire respecter et se respecter eux-mêmes. » Pour connaître en son détail cette « écorce » de l’existence royale, et à quel point Versailles, fait pour elle et méconnu par Louis XV, lui était comme un complément et un cadre nécessaires, il faudrait redire ce qu’était le lever du Roi avec ses entrée familière, grande entrée, entrée des brevets, entrée de la Chambre ; il faudrait rappeler ces repas solennels au grand, au petit ou « au très petit » couvert, qui « était lui-même de beaucoup de plats et de trois services ; » le règlement si compliqué de ces chasses, où presque chaque jour, tuant des centaines de pièces de gibier, le Roi courait, tirait et volait ; le cérémonial des appartemens, c’est-à-dire des réceptions du soir. Il faudrait aussi relire dans l’État de la France le détail des onze grands services affectés à la personne royale : service religieux ; maison du Roi avec les sept offices de la Bouche du Roi centralisés dans le Grand Commun (aujourd’hui l’hôpital militaire) qui, bien que comptant 1 000 pièces petites et grandes, suffisait à peine, à loger une partie de la domesticité du château ; la Garde-Robe ; l’Ecurie, divisée en grande et en petite, la première renfermant les chevaux de main, la seconde les chevaux d’attelage et les chevaux de monture au nombre de 600, les selleries pleines de harnais merveilleux, les carrosses et tous leurs accessoires ; la vénerie, — avec le chenil et le vautrait, — dirigée par le grand veneur, qui avait sous ses ordres 16 lieutenans et sous-lieutenans, 48 gentilshommes, de nombreux pages, fourriers et piqueurs, 100 valets de chiens et de limiers, 4 petits valets de chiens couchant avec les chiens, un guérisseur de la rage, une compagnie de gardes à cheval des chasses et plaisirs du Roi pour la conservation des bêtes fauves et gibiers, un aumônier, 6 trésoriers contrôleurs, un argentier ; les logemens et les bâtimens confiés au surintendant des bâtimens ; les voyages dirigés par le grand maréchal des logis et le capitaine des guides ; la garde du Roi attribuée à la maison militaire ; la police dirigée par le grand prévôt de France ; les cérémonies dirigées par le grand maître des cérémonies.

Chacun de ces services comprenait un personnel aussi nombreux que jaloux de ses prérogatives. Pour n’en citer qu’un exemple, le service de la Chambre, dirigé par le grand chambellan dont la charge valait 800 000 livres, comptait 4 premiers gentilshommes de la Chambre, 24 gentilshommes de la Chambre, 24 pages, 4 premiers valets de chambre, 16 huissiers, 32 valets de chambre, 12 porte-manteaux, 2 porte-arquebuses, 1 porte-mail, 8 barbiers valets de chambre, 8 tapissiers, 3 horlogers, 3 renoueurs, 1 opérateur pour la pierre, 1 opérateur pour les dents, 6 garçons ordinaires, 2 porte-chaises d’affaires, 1 porte-table, 9 porte-meubles, 1 frotteur, 1 capitaine des mulets, des sculpteurs, des vitriers, des coffretiers, des serruriers, des menuisiers. A la Chambre proprement dite étaient rattachés de nombreux accessoires : les levrettes et lévriers de la Chambre avec leur capitaine et quatre valets ; les petits chiens de la Chambre auxquels on allouait 1 446 livres pour leur nourriture et auxquels le pâtissier du Roi délivrait chaque jour des biscuits ; les oiseaux ou vols de la Chambre ou du cabinet. Au nombre de ces mêmes services de la Chambre on relève encore : la musique de la Chambre avec 2 surintendans, ses compositeurs, ses chanteurs, ses musiciens et enfans de musique, les 24 violons de la Chambre et les petits violons du cabinet, les 12 trompettes de la Chambre et les 4 trompettes des plaisirs, le timbalier des plaisirs, les 4 tambours, les fifres et les hautbois de la Chambre ; le service de santé comprenant : 1 premier médecin, 1 médecin ordinaire, 8 médecins servant par quartier, 1 premier chirurgien, 1 chirurgien ordinaire, 8 chirurgiens servant par quartier, 1 médecin de l’infirmerie de la maison du Roi, 4 apothicaires et 4 aides, 2 apothicaires distillateurs, des opérateurs et herboristes, etc.

L’une des curiosités du Versailles royal était la Bouche, que dirigeaient le premier maître d’hôtel, le grand panetier, le grand échanson, le grand écuyer tranchant et qui impliquait un détail infini avec ses sept offices : du gobelet du Roi, divisé en paneterie bouche et échansonnerie bouche, — de la bouche du Roi ou cuisine bouche « qui sont seulement pour la personne du Roi ; » — de la paneterie-commun, — de l’échansonnerie-commun, — de la cuisine-commun, fabriquant chaque jour une immense quantité de mets pour tous ceux qui avaient « bouche à cour, » — de la fruiterie, approvisionnée par le grandiose potager que dirigèrent La Quintinye et ses successeurs ; — enfin de la fourrière chargée, ce qui n’était pas une sinécure, d’allumer et d’entretenir dans tout le palais, très froid l’hiver, d’innombrables feux. Dans le célèbre Journal de la santé du Roi rédigé par Vallot, Daquin, Fagon, ses trois premiers médecins, et publié par l’ancien bibliothécaire de Versailles J. -A. Le Roi, l’on peut voir quels étaient souvent pour Louis XIV les résultats de l’étonnante consommation, à laquelle la Bouche et le Gobelet avaient peine à suffire, de ces plats et vins si recherchés qui faisaient dire à Fagon, parlant du formidable appétit de son royal client, tant admiré par ceux qu’il appelle les goulus de la Cour : « La tentation l’empêche de se contraindre. »

Après Louis XIV, tous ces services continuèrent à fonctionner, les princes imitant le Roi. A la veille de la Révolution, malgré quelques velléités de réforme vite abandonnées, il n’y avait pas moins de seize maisons des membres de la famille royale, montées, du plus grand au moindre, dans des proportions ici à peine indiquées. Mais, depuis Louis XV, chez beaucoup de personnages de la Cour, qui allaient jusqu’à faire vendre, à vil prix, à la porte du château, la desserte de tables luxueusement servies, auxquelles ils ne s’étaient même pas assis, il n’y avait le plus souvent, comme chez le Roi et les princes, qu’une pensée : c’était de fuir un séjour et une étiquette qui, d’année en année, leur semblaient plus insupportables et qui, lassant les uns et les autres, contribuait de moins en moins à « ce respect des peuples » si cher à Louis XIV et, à ses yeux, le principe et la base de la monarchie. A la fin du règne de Louis XV, à la cour duquel on lisait l’Encyclopédie, il n’était plus guère personne, à commencer par le Roi lui-même, qui prît au sérieux les révérences dues par les plus grands seigneurs et les princes du sang eux-mêmes au lit royal ou à la nef du Roi, qui renfermait son couvert, et que précédait et suivait, chaque jour, à travers les grands appartemens, tout un cortège d’officiers et de mousquetaires. D’ores et déjà il semblait que tout ce cérémonial d’un autre âge fût emprunté à la Belle au bois dormant ou à quelque autre conte de Perrault. Louis XV ne changea rien à toutes ces règles, il y tenait même ; mais il s’en affranchit le plus possible, en se réfugiant, lorsqu’il n’était pas à Trianon, à Marly, à Choisy, à Crécy, à Bellevue, à Saint-Hubert, ou ailleurs, dans ces petits cabinets de Versailles, qui devinrent de plus en plus le centre de sa vie et où il avait sa bibliothèque, son tour, ses cuisines, ses offices, ses confiture ri es, ses distilleries et, sur une des terrasses supérieures, ses volières. « Des cabinets, dit La Martinière en ses Mémoires, Louis XV avait fait peu à peu une suite de réduits accessibles à ses seuls confidens et qui, sans être absolument séparés de son palais, n’y avaient de communication que ce qu’il en fallait nécessairement pour le service. » C’est là qu’il donnait ses soupers intimes. C’est là qu’il logea plusieurs de ses maîtresses, à commencer par Mme de Mailly et à finir par Mme Dubarry, qui s’y installa avec un luxe d’ameublement incomparable.

Dès la rentrée de la Cour à Versailles, qui, de 1715 à 1722, avait été abandonné, et, pendant un moment, avait même paru devoir l’être définitivement, Louis XV commença à faire travailler à ces nouveaux appartemens. Pendant plus de cinquante ans, il ne se lassa pas d’en faire remanier de toutes façons l’aménagement, l’ornementation, les boiseries vraiment uniques. D’Argenson prétendait que ces « nids à rats » avaient coûté plus cher que les grands appartemens de Louis XIV. Il y a là une réelle exagération ; rien ne mérite moins non plus une aussi dédaigneuse épithète que quelques-unes des pièces, d’une décoration si élégante, dont se composent ces petits cabinets « où Louis XV était absolument chez lui autant qu’eût pu l’être un simple particulier, qu’il s’était réservés de préférence, qu’il disposait à son goût, où il aimait vivre, sûr de n’y être jamais dérangé. » Il y avait tout un service spécial, cuisinier, maître d’hôtel et autres domestiques, presque sans attache avec sa résidence officielle située à quelques pas et d’où il disparaissait souvent, après y avoir accompli aussi sommairement que possible quelques-uns des actes auxquels l’obligeait l’étiquette. Bien plus, dans ces cabinets eux-mêmes, le Roi s’ingéniait à se ménager, si l’on peut ainsi parler, une sorte de retraite plus intime encore, et cela dès un temps où il n’avait pas abdiqué toute réserve. « La salle à manger, écrivait en 1747 le duc de Croy, était charmante et le souper fort agréable, sans gêne. On n’était servi que par deux ou trois valets de la garde-robe, qui se retiraient après vous avoir donné ce qu’il fallait qu’on eût devant soi… Le Roi était gai, libre, mais avec une grandeur qui ne se laissait pas oublier. Il ne paraissait plus du tout timide, mais fort d’habitude, parlant très bien, se divertissant beaucoup et sachant alors se divertir. Il paraissait fort amoureux de Mme de Pompadour, sans se contraindre à cet égard, ayant toute honte secouée… Il me parut que ce « particulier » des Cabinets ne l’était pas, ne consistait que dans le souper, et que le véritable « particulier » était dans les autres petits cabinets, où très peu des anciens et des intimes courtisans entraient… Nous fûmes dix-huit serrés à table… Ensuite le Roi passa dans le petit salon, il y chauffa et versa son café, car personne ne paraissait là et on se servait soi-même… Il fit une partie de comète avec Mme de Pompadour, M. de Coigny, Mme de Brancas et le comte de Noailles… Le reste de la compagnie fit deux parties petit jeu, le Roi ordonnant à tout le monde de s’asseoir, même ceux qui ne jouaient pas. Je restai, appuyé sur l’écran, à le voir jouer et, Mme de Pompadour le pressant de se retirer et s’endormant, il se leva à une heure et lui dit à demi-haut, ce me semble, et gaiement : « Allons, allons nous coucher. » Les dames firent la révérence et s’en allèrent et lui aussi fit la révérence et s’en alla dans ses petits cabinets ; et nous tous descendîmes le petit escalier de Mme de Pompadour où donne une porte et nous revînmes à son coucher public à l’ordinaire qui se fit tout de suite. »

Tel était le genre de vie, en partie double, ou triple, que Louis XV mena de plus en plus à Versailles, passant des grands appartemens dans les petits, et de ceux-ci « dans le véritable particulier des petits cabinets. » Ce véritable particulier, il le changeait et modifiait à sa guise, agrandissant ou restreignant les locaux qui en dépendaient, ou bien encore, le cas échéant, y adjoignant, dans telle autre partie du château qu’il lui convenait, quelque logement dont il invitait le titulaire à ne plus se servir. C’est ainsi qu’au début de la faveur de Mme de Mailly, la première des sœurs de Nesles, il assigna, rapporte le Journal de Narbonne, un logis à M. de Meuse en lui disant : « Votre chambre sera meublée, vous y aurez un lit et n’en ferez pas usage. » Ce même logement fut ultérieurement affecté à quelques-unes des « petites maîtresses, » notamment à la Morphise qui, un moment, inquiéta si fort Mme de Pompadour. Un autre appartement qui fut, lui aussi, emprunté à son titulaire fut celui du duc de Richelieu, lorsque Mme de La Tournelle eut recueilli dans la faveur royale la succession de sa sœur, Mme de Mailly. Il ne s’agit là, d’ailleurs, que d’une installation provisoire. Peu après, en délogeant le duc et la duchesse d’Antin, la marquise de Matignon, dame du Palais, le maréchal de Coigny, Louis XV attribua à sa nouvelle favorite, promue maîtresse déclarée, sous le titre de duchesse de Châteauroux, un grand appartement plus conforme à sa situation nouvelle, et qui devint par la suite celui que Mme de Pompadour occupa, lorsqu’elle ne fut plus que l’amie du Roi[20]. Combien de fois assista-t-on à de semblables déménagemens et aménagemens, non pas seulement pour les maîtresses royales, mais aussi pour les princes, ministres et autres personnages ; le caprice de Louis XV les envoyait d’un bout à l’autre de ce vaste château de Versailles, très mécontens parfois, mais obéissans toujours, heureux quand quelque lettre de cachet ne les exilait pas, comme Chauvelin ou Choiseul, fort loin de la Cour.


IV

Nulle part, plus que dans les annales de Versailles, il n’apparaît manifestement qu’avec des intentions toutes différentes de celles de Louis XV, et dans un esprit très opposé, Louis XVI et Marie-Antoinette furent, eux aussi, les artisans de cette œuvre ininterrompue de destruction de l’ancien régime qui aboutit à la Révolution. La répugnance, dès le premier jour, manifestée pour l’étiquette de la cour de France par la fille de Marie-Thérèse est demeurée célèbre. On sait quelle émotion suscitèrent parmi les vieux courtisans ses infractions au cérémonial traditionnel. Ce que Louis XV, en supprimant l’escalier des ambassadeurs et en mutilant les grands appartemens avait fait dans l’aile droite du château, Marie-Antoinette l’accomplit dans l’aile gauche. De même que Louis XV avait entrepris de se créer, au centre de la résidence royale, une sorte d’hôtel particulier où il n’admettait que ses favoris et ses favorites, de même Marie-Antoinette, avec une égale persistance, s’appliqua à substituer aux obligations, sinon aux devoirs de la royauté, ses convenances et ses goûts personnels, en faisant disposer, à la porte de ses appartemens, que devait franchir l’émeute, cette série de petites pièces qui, aujourd’hui encore, étonnent par leur exiguïté, à la fois élégante et lugubre, tant leur vue ou plutôt leur absence de vue sur d’étroites et sombres cours intérieures, contraste avec les larges horizons dont Louis XIV avait, de tous côtés, réussi à doter son majestueux séjour.

Sous Louis XVI, non moins que sous Louis XV, ce ne fut que changemens incessans à Versailles, et ces changemens auraient été plus complets encore, sans le manque d’argent qui se fit de plus en plus sentir, surtout au lendemain de cette période de prodigalités au début de laquelle Calonne répondait à Marie-Antoinette : « Si c’est possible, c’est fait ; si c’est impossible, cela se fera. » Peu s’en fallut que, lorsque l’insurrection parisienne vint à Versailles chercher Louis XVI, elle n’y trouvât qu’un palais en démolition. Quelques années auparavant, de 1774 à 1775, tous les arbres et toutes les charmilles séculaires, qui dépérissaient depuis longtemps déjà, ayant été abattus, sur l’ordre de d’Angivillier, directeur des bâtimens, le parc de Louis XIV, pendant de longs mois, avait offert l’aspect désolé dont les tableaux d’Hubert Robert nous ont gardé l’image. Au milieu de cet immense abatis d’arbres et de ces fondrières, il fallut tracer des chemins provisoires pour les sorties et les promenades des princes et des personnages de la Cour. L’aspect des jardins de Versailles subit alors une véritable transformation. Plusieurs bosquets remontant à Louis XIV firent place à des quinconces, à des fragmens de parc anglais qui, alors même qu’ils offrent un réel agrément, comme les bains d’Apollon actuels, sont un anachronisme et jurent avec le cadre qu’ils occupent.

Alors disparut le Labyrinthe, presque aussi célèbre, dans l’histoire de Versailles, que la grotte de Téthys et sur l’emplacement duquel fut planté le bosquet de la Reine, qui devait voir, par une nuit d’été, une fille d’opéra, la demoiselle Oliva jouant à l’adresse du cardinal de Rohan le rôle criminellement prêté par Mme de Lamotte à Marie-Antoinette.

En ces premières années du règne de Louis XVI, fleurirent les pastorales de Trianon qui, elles aussi, à leur manière, furent un des signes précurseurs de la tempête. Ne retentissaient-elles pas du nom de Jean-Jacques dont la Reine et le Comte d’Artois jouaient, presque en même temps que les menaçantes comédies de Beaumarchais, les ironiques idylles ? N’était-ce pas Rousseau, dont Robespierre, l’un des futurs hôtes de Versailles, devait être le terrible disciple, qui venait d’écrire ces lignes, au point de vue de l’art classique des jardins, aussi révolutionnaires que pouvaient l’être, comparés aux livres de Bossuet, le Contrat social ou l’Émile : « Ah ! si un architecte entrait dans le jardin de Julie, les belles allées qu’il ferait percer ! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées ! les beaux gazons ronds, carrés, échancrés, ovales !… Quand tout cela sera exécuté, il aura fait un très beau lieu dans lequel on n’ira guère et dont on sortira pour aller à la campagne !… La nature ne plante rien au cordeau !… » Et à ces allées si droites pour lesquelles il n’avait pas assez de railleries, Jean-Jacques opposait l’aimable désordre des bosquets de Clarens, « ces allées tortueuses et irrégulières, bordées de bocages fleuris, couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de clématite… ces guirlandes qui semblaient jetées négligemment d’un arbre à l’autre comme dans les forêts y formaient des espèces de draperies… toutes ces petites routes bordées et traversées d’une eau limpide et claire, circulant parmi l’herbe et les fleurs en filets imperceptibles… »

Cette peinture, dont allaient s’inspirer les jardiniers de Trianon, était-elle assez loin des majestueuses allées pour lesquelles le grand Roi n’avait pas dédaigné de tracer, de sa main, le programme de solennelles promenades destinées à provoquer, de la part de ses hôtes, une plus complète admiration de son œuvre ! Les partisans de Trianon, les ennemis de Versailles formèrent école ; M. de Girardin, vicomte d’Ermenonville, accusa publiquement Le Nôtre d’avoir massacré la nature et « inventé l’art de s’entourer d’une enceinte d’ennui, » et Lebrun, le pindarique, dans une de ses odes, enjoignit à la pompe de Versailles de céder aux grâces de Trianon. Plus doucement, Bernis avait fredonné :


Pourquoi contraindre la nature ?
Laissons respirer le printemps,
Le ruisseau, l’amour de Zéphire,
Qui du voile des cieux réfléchissait l’azur
Captif dans un bassin de marbre et de porphyre,
N’est plus ni si clair ni si pur.


Parlant, à son tour, des ifs, des pyramides et des buis qui ornaient Versailles, le prince de Ligne, sous la plume duquel on est étonné de rencontrer un tel réquisitoire, écrivait : « Tout cela est relégué dans les couvens. En détruisant les cloîtres, on détruira du même coup les préjugés en religion et en jardins. »

C’était bien autre chose que l’on devait détruire. Sortant brusquement de l’ère des soupers intimes des petits cabinets et des bergères de Trianon, le Versailles de Louis XIV, reparaissant sous celui de Louis XVI comme le réduit mal défendu de la monarchie aux abois, allait devenir le théâtre d’actes graves, solennels, et tout à l’heure tragiques comme la fin même de la monarchie. Avec Franklin, officiellement reçu par Louis XVI, en qualité d’ambassadeur des « insurgens » d’Amérique, les idées nouvelles, qui devaient vaincre et faire disparaître l’absolutisme royal, furent fêtées à Versailles : on ne demandait à leurs lointains défenseurs que la revanche des hontes de la guerre de Sept Ans ; ils y annoncèrent la révolution[21] ; l’on se rappelle l’inscription fameuse de la médaille offerte à l’ami de Washington : Eripuit cœlo fulmen sceptrumque tyrannis.

Les appartemens de Louis XIV, la salle du nouvel opéra, qui ne semblait réservé qu’à des fêtes et qui devait servir de scène au prélude et à l’épilogue de ces drames qui furent la Révolution de 1789 et la guerre de 1870, l’Orangerie, les jardins, tout ce décor magnifique reprit soudain son importance ; et, devant Versailles, que Paris envahissait déjà, Trianon disparut.

Le 15 août 1785, jour de l’Assomption, Louis XVI manda dans le cabinet, où depuis un siècle avaient été prises toutes les résolutions qui avaient décidé du sort de la nation, le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, déjà revêtu de ses habits pontificaux. La Reine, pâle et troublée, attendait, elle aussi, le prélat. Louis XVI dit au cardinal : « Vous avez acheté des diamans au joaillier Bœhmer ? — Oui, sire. — Qu’en avez-vous fait ? — Je croyais qu’ils avaient été remis à la Reine. » Ainsi s’engageait, par ce dialogue et par l’arrestation du cardinal de Rohan, dans la galerie des glaces, au sortir du cabinet du Roi, la terrible affaire du Collier, cette « catastrophe, » ainsi que la qualifiait dès lors, avec une sorte de prescience, dans une lettre à son frère Joseph II, la malheureuse femme qui, moins d’un an plus tard, au lendemain de l’arrêt du Parlement, du 31 mai 1786, déchargeant le cardinal de l’accusation contre lui intentée, écrivait ces lignes aussi émouvantes, peut-être, que devaient l’être les pires épreuves de la prison du Temple ou du tribunal révolutionnaire : « Venez pleurer avec moi, ma chère Polignac… Le jugement qui vient d’être prononcé est une insulte affreuse. Je suis baignée dans mes larmes de douleur et de désespoir. »

Désormais la Révolution tenait Versailles ; elle ne le quittera plus qu’avec la royauté, après que Marie-Antoinette, presque en même temps qu’elle eût vu son ennemi, le duc d’Orléans — le futur Egalité — salué des bravos de la foule, eut appris à connaître ce terrible silence que Mirabeau devait appeler « la leçon des rois. »

Il n’est guère de partie du château, et de Versailles même, qui ne reçut alors l’impérissable empreinte de quelque grand souvenir. En 1785, les notables s’assemblent une première fois aux Menus plaisirs, où bientôt siégera l’Assemblée nationale ; en 1787, dans la grande salle des gardes. Le 2 mai 1789, c’est dans le salon d’Hercule que les députés des trois ordres, venus de tous les points de la France, sont présentés à Louis XVI. Puis, c’est la procession des États généraux qui, partie de l’église Notre-Dame et se rendant à Saint-Louis, traverse les rues de Versailles ; les solennelles séances des députés de la Nation ; l’apostrophe de Mirabeau au grand maître des cérémonies ; le serment du Jeu de paume, « ce coup terrible, écrit Marie-Antoinette, qu’ont frappé les députés du Tiers en se déclarant Chambre nationale ; » le banquet des gardes du corps dans la salle de l’Opéra ; les équipages de la Cour qui veut fuir, comme plus tard, au temps de Varennes, arrêtés aux grilles de la ville par la garde nationale de Versailles, commandée par Lecointre, l’un des futurs conventionnels qui condamneront Louis XVI ; l’arrivée tumultueuse de la populace parisienne qui, soudain, débouche dans les vastes avenues de la ville royale, annonçant qu’elle vient chercher « le boulanger, la boulangère et le petit mitron, » alors que le Roi est à la chasse au tir, dans les bois de Meudon, et la Reine, pour la dernière fois, au Petit-Trianon ; les vains efforts de La Fayette qui, malgré sa sincérité, est impuissant à tenir ses promesses ; l’envahissement du château par une bande de forcenés qui pénètre jusque dans la chambre de la Reine ; la fuite de Marie-Antoinette, effarée et demi-nue ; la mort héroïque des gardes du corps dont le sang arrose le seuil de ces petits appartemens, œuvre de sa fantaisie et de son caprice, où elle s’était tant plu à goûter les douceurs du repos et de l’amitié ; enfin sur ce balcon, qui domine orgueilleusement la vaste perspective de Versailles, l’apparition suprême du Roi, de la Reine, du Dauphin forcés de venir s’incliner devant la toute-puissance populaire, avant de prendre, à la suite de ceux qui seront leurs bourreaux, cette longue et douloureuse route vers Paris où les attendent la prison du Temple et la place de la Révolution.

Telle fut la fin du Versailles royal. Qui pourrait lui contester une tragique grandeur ? Et tout cela se passe à la porte de ces cabinets où Louis XV, par ses fautes, avait, au cadran de ces belles pendules dont il avait le goût, avancé l’heure du « déluge » et, comme il écrivait à Choiseul, de la venue « de cette tourbe républicaine » contre laquelle, la sentant approcher, il avait à plaisir désarmé l’infortuné qui allait lui succéder.

En un mot, c’est dans ces appartemens, ces cabinets, ces jardins, ces maisons, — dont l’histoire, au cours de ces dernières années, a été nettement et définitivement précisée, — que s’accomplirent les suprêmes destinées de la monarchie des Bourbons. S’étant, avec Louis XIV, établis à Versailles pour y fuir le retour des émeutes de la Ligue et de la Fronde, ils y laissèrent, en quelque sorte, le reflet de tous leurs actes pendant une période qui vit leur apogée, leur décadence, leur abaissement, leur ruine. Ce sont ces annales, véritables éphémérides françaises, partout inscrites à Versailles, qui, encore une fois, font et feront toujours l’intérêt et l’attrait de ces lieux, si intimement liés à notre histoire, qu’on retrouve, si l’on peut ainsi parler, celle-ci vivante jusque dans leur mort.

Quatre ans ne s’étaient pas écoulés depuis que la royauté avait quitté Versailles, emportée par le flot populaire, que, réfugié dans une petite maison, en haut de la rue Satory, un poète, fuyant « les bourreaux barbouilleurs de lois, » qui bientôt allaient le ressaisir et l’envoyer à l’échafaud, adressait à la ville déchue ces strophes célèbres :

Ô Versaille, ô bois, ô portiques,
Marbres vivans, berceaux antiques,
Par les dieux et les rois Élysée embelli,
À ton aspect, dans ma pensée,
Comme par l’herbe aride une fraîche rosée,
Coule un peu de calme et d’oubli !

Les chars, les royales merveilles,
Des gardes les nocturnes veilles,
Tout a fui ! Des grandeurs tu n’es plus le séjour,
Mais le sommeil, la solitude,
Dieux jadis inconnus, et les arts, et l’étude
Composent aujourd’hui ta cour…

En ces vers admirables, André Chénier n’avait pas seulement évoqué le souvenir du Versailles royal à jamais éteint ; il avait entrevu le rôle, la raison d’être du Versailles futur. Il nous reste à dire ce que devint celui-ci après 1789, ce qu’on en fît, ce qu’il pourrait être.


ALPHONSE BERTRAND.

  1. Voyez notamment, outre les mémoires et ouvrages anciens consacrés à Versailles et la suite des gravures de la Calchographie et des tableaux du musée qui permettent de suivre les diverses transformations de Versailles : J.-A. Le Roi : Curiosités historiques ; — Histoire des rues de Versailles, etc. : Eudore Soulié : Notice du Musée national de Versailles ; G. Desjardins : Histoire du Petit Trianon ; L. Dussieux : Château de Versailles, Histoire et description ; Vte E.-M. de Vogué : l’Histoire à Versailles dans la Revue des Deux Mondes des 1er novembre et 1er décembre 1901 ; P. de Nolhac : La Création de Versailles ; — le Château de Versailles sous Louis XV ; — le Musée national de Versailles ; — Marie Leczinska, — Mme de Pompadour, Marie-Antoinette, etc. ; Marcel Lambert et Ph. Gille : Histoire de Versailles ; Bonnassieux : le Château de Clagny et Mme de Montespan ; Adolphe Jullien : la Comédie à la Cour ; Alfred Leclerc : le Bassin de Neptune ; Remilly, les Origines du parc de Versailles ; Aug. Jehan : la Ville de Versailles ; Archives de Seine-et-Oise : recherches de G. Desjardins et E. Couard ; Revue de l’Histoire de Versailles ; Association artistique et littéraire : articles et documens ; André Pératé : le Musée de Versailles, etc.
  2. Ce fut le 6 mai 1682 que le Roi, pour rappeler l’expression de Saint-Simon, « tira pour toujours la Cour hors de Paris. » En 1687, fut frappée une médaille représentant, moins la chapelle, la façade actuelle du château de Versailles sur les jardins avec cet exergue : Coluit magis omnibus unam.
  3. « La grande galerie de Versailles et ses deux salons n’ont pas eu peu de part à irriter et à liguer l’Europe contre le Roi. » (Saint-Simon : Mémoires.)
  4. Elle fait partie de la bibliothèque de Versailles, si riche en documens précieux sur l’histoire du château et de la ville.
  5. Cet ensemble devait être complété par un pavillon d’Apollon, dont le plan existe encore et qui devait s’élever, en hémicycle, à l’extrémité de la pièce d’eau des Suisses, où est la statue de Louis XIV par le cavalier Bernin.
  6. Les Plaisirs de l’Ile enchantée, Paris, Imprimerie royale, 1673.
  7. La Fontaine avait écrit, au lendemain des Plaisirs de l’île enchantée, en 1664 : « Tout le monde a entendu parler des merveilles de ces fêtes, des palais devenus jardins, des jardins devenus palais, de la soudaineté avec laquelle on a créé ces magnifiques choses qui rendront les enchantemens croyables à l’avenir. »
  8. Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert : lettre du 21 septembre 1675.
  9. A toute heure, au sujet des moindres détails de ces travaux, Louis XIV écrivait à ses ministres. Il y a, dans la Correspondance de Colberl, des lettres du Roi, datées de 11 heures du soir, écrites entièrement de la main de Louis XIV. Il voulait être consulté sur tout.
  10. Tel est l’intitulé du chapitre ouvert, en 1674, dans les comptes des bâtimens pour la construction du château de Clagny.
  11. « Continuez à faire ce que Mme de Montespan voudra, » écrivait, en mai 1675, Louis XIV à Colbert.
  12. La population du château et de ses dépendances s’éleva à près de 10 000 personnes.
  13. MM. Lambert et Philippe Gille, Versailles et les Deux Trianons, 2 vol. in-folio, Marne, 1899-1900.
  14. Les marbres eux-mêmes avaient une hiérarchie : « L’on a observé, dit Félibien, d’employer les plus rares et les plus précieux dans les lieux les plus proches de la personne du Roi. »
  15. Lettre de Colbert, du 6 décembre 1872.
  16. Mémoires de Talleyrand, chap. I.
  17. J. -A. Le Roi : Détails inédits sur la mort de Louis XIV.
  18. « Malheureusement que la dépense est énorme en un temps bien opposé. » (Lettre de Lécuyer, contrôleur des bâtimens, 7 novembre 1769).) « L’entrepreneur de la menuiserie a annoncé qu’il ne commencerait à travailler que quand on lui donnerait de l’argent. » (Marigny au Roi, 31 décembre 1769.)
  19. Comte Fleury : Louis XV et les petites maîtresses.
  20. C’est vers ce moment que Mme de Pompadour quitta l’appartement qu’elle occupait au second étage, au-dessus du salon de la guerre, à l’angle nord de la partie centrale, et où elle se faisait monter dans un fauteuil volant, — précurseur de nos modernes ascenseurs.
  21. Dans un pamphlet fameux, Thomas Payne venait d’écrire : « Le roi est une chose ; le peuple en est une autre. »