Vespera

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Poésies de Armand SilvestreAlphonse Lemerre, éditeur1866-1872 (p. 176-183).

Vespera

À Philothée Oneddy.


 

I



LE soleil, déchiré par les rocs ténébreux,
Tombe, comme César, dans sa robe sanglante,
Avant de nous quitter, l’heure se fait plus lente,
Et de confuses voix murmurent des adieux

C’est le soir ! — L’horizon se remplit de lumière,
Et la pourpre s’allume aux rives de l’azur ;
Et le flot attiédi, plus profond et plus pur,
Enivre de chansons la rive hospitalière.

Derrière les brouillards où Phébé va s’asseoir,
La dernière colline a caché ses épaules ;
L’onde baise tout bas les longs cheveux des saules :
Vesper luit, comme un pleur, dans l’œil profond du soir.


On entend murmurer, sous les lentes morsures
Des lierres vagabonds, les chênes orgueilleux,
Et les soupirs lointains qu’élèvent vers les cieux
Les pins ensanglantés d’odorantes blessures.

C’est l’heure où tout cœur fier fuit dans la liberté,
En sentant se rouvrir la blessure fermée,
Tandis qu’au sein des fleurs la nature pâmée
Boit la fraîcheur de l’ombre et l’immortalité !


 

II



LES ombres s’allongeaient, à des dragons pareilles ;
Les grands bois, accroupis au bord de l’horizon,
Semblaient des bœufs couchés ou de frileuses vieilles
Qui chauffent leurs pieds morts alentour d’un tison.

Dans l’azur immobile et poli comme un marbre,
Des étoiles filtraient, pareilles à des pleurs ;
Et la sève, perlant sous l’écorce de l’arbre,
Emplissait l’air voisin de puissantes odeurs.

A l’ombre des roseaux dressés comme des piques,
Les grenouilles, en chœur, jetaient leurs voix rythmiques ;
De nocturnes oiseaux, dans l’air, traçaient des ronds.

Et la brise, frôlant la cime des bruyères
En soulevait l’essaim vibrant des moucherons
Dont la lune argentait les vivantes poussières.


III



LUISANTE à l’horizon comme une lame nue,
Sur le soleil tombé la Mer, en se fermant,
De son sang lumineux éclabousse la nue,
Où des gouttes de feu perlent confusément.

Comme une foule émue après un châtiment,
Sous l’oblique rayon des étoiles sacrées,
Une procession d’ombres démesurées
Derrière les troupeaux chemine lentement.

On dirait qu’un vieil orgue aux lentes harmonies,
De l’Océan désert peuplant l’immensité,
Murmure dans la nuit de graves litanies,
Et qu’un Miserere par la vague est chanté.

Et comme au bout d’un bras un chef ensanglanté,
La Lune monte au ciel, qui, dans la nue obscure,
Semble, avec son front pâle et sa morne figure,
La tête sans cheveux du grand décapité.


 

IV



LA lumière qui fuit vers l’horizon plus pur,
Comme une ronce folle aux plis traînants d’un voile,
Se pend au bord des cieux flottants, et chaque étoile
Semble une épine d’or qui déchire l’azur.

Les feuillages aigus que sa robe balaie
Montent au front de Dieu dans l’éther emporté ;
Puis la lune à son flanc ouvre une large plaie
Où la terre, en rêvant, vient boire la clarté.

Car la splendeur des nuits est faite de blessures ;
Leur silence est douleur et non sérénité :
Un Christ inconnu saigne en leur obscurité.

Sur tous, l’ombre et l’amour enlacent des morsures ;
Et chaque souvenir, renaissant et vainqueur,
Semble une épine d’or qui déchire le cœur !


 

V



LE vent frais a doublé les ailes de la nue
Dont le soleil tombé, comme un Parthe qui fuit,
Ensanglante le vol d’une flèche inconnue :
L’herbe tremble au toucher des pieds froids de la nuit.

Vénus, qui de sa mère enfin s’est souvenue,
Sur le flot éploré penche son front qui luit :
L’innombrable baiser de l’onde la poursuit
Vers son lit d’algue verte à peine revenue.

Tout se hâte d’accord vers un commun retour ;
Et, rempli des senteurs qu’exhalent les pelouses,
Sous les toits citadins où brûle encor le jour,

Une à une, soufflant les lumières jalouses,
Vers les lits parfumés des nouvelles épouses
Le vent frais a doublé les ailes de l’Amour.


 

VI



DERRIÈRE les grands joncs, rôdeur mélancolique,
Le crapaud fait tinter sa langue de cristal,
Et rythme, comme un bruit mécanique et fatal,
L’innombrable retour de son chant bucolique.

La couleuvre aux yeux verts pailletés de métal
Soudain jette au chanteur sa stridente réplique,
Et glisse jusqu’à lui sa course famélique,
Avec un sifflement ironique et brutal.

Tout se tait, et l’horreur de l’ombre en est accrue,
Et puis, le regret vient de la voix disparue :
Quand le soleil lassé clôt le cycle vermeil

Où l’aiguille de feu tout le jour se balance,
Le nocturne veilleur comptait l’heure au silence,
Et mesurait aux bois la douceur du sommeil.


VII



DES souffles attiédis, sous les cieux taciturnes,
Roulaient le fleuve errant des vivantes odeurs,
Lointain enchantement des floraisons nocturnes,
Du monde des parfums invisibles splendeurs !

J’en oubliai l’effroi de ces ombres moroses
Que l’heure, à nos cerveaux, comme aux monts vient asseoir,
Et j’admirai comment l’air pénétrant du soir
Fait jusque sous nos fronts monter l’âme des roses.

J’avais maudit l’azur et ses illusions ;
Mais sentant, réveillé des mornes visions,
Respirer sous mes pas l’argile maternelle,

Le désir me surprit de me mettre à genoux
Et d’adorer, perdu dans la nuit solennelle,
Cette grande pitié de la Terre pour nous !