Victoire la rouge/12

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Librairie Henry du Parc (p. 145-154).


TROISIÈME PARTIE




xii


Lorsque Victoire eut accompli ses cinq ans de travaux forcés dans la maison centrale de Montpellier, où elle avait été dirigée à l’issue des assises tenues à Périgueux, dans le mois de juin 1875, elle fut réexpédiée dans le département de la Dordogne, où elle devait subir encore cinq années de surveillance.

Débarquée à Périgueux, sa feuille visée, elle entra dans une auberge, aux environs de la gare, pour déposer son paquet et dormir tant qu’elle pourrait, après avoir mangé à sa faim, pour son premier jour de liberté.

Les gens de l’auberge l’avaient crue malade, à voir son grand corps maigre, désossé, sa figure d’une pâleur morte, avec ses petits yeux ternes sous les paupières tombantes, et qui fuyaient le regard sournoisement.

Mais quand elle eut dévoré, à pleine bouche vorace, le souper de charretier qu’elle s’était fait servir, quand on la vit s’en aller coucher, la poche gonflée du pain qu’elle avait comme dérobé, à large taillée, dans la tourte qu’on avait posée près d’elle, on la suivit d’un œil inquiet qui n’échappa point aux regards méfiants de Victoire.

Aussi, dès le lendemain, elle paya, reprit son paquet et s’en alla sans vouloir répondre et dire où elle allait.

Il y avait, du reste, comme un mutisme presque involontaire sur ses lèvres serrées l’une à l’autre, dans une sorte d’accolement habituel, qui semblait les avoir soudées. Et ce trait seul modifiait sa physionomie, qui jadis exprimait l’hébétement et l’inconscience naïve, mais douce, grâce à la bouche épaisse, et qui présentait aujourd’hui un masque farouche et froid, presque tragique.

Une fois sortie de la ville, elle tourna d’instinct par les chemins connus qui la ramenaient vers les lieux où jeune elle avait vécu. Et puis la campagne l’attirait.

Là-bas, à la Centrale, pendant toute la journée silencieuse qu’elle passait à ourler les grosses toiles, les toiles de ménage au treillis dur comme des ficelles tissées, — sa tâche à elle la fille aux doigts lourds et rudes, — tout le temps elle pensait aux champs et aux travaux qu’on y devait faire à cette heure. S’il pleuvait en bonne saison, elle portait peine pour les semailles retardées. La sécheresse qui brûlait les prés lui donnait des ennuis. Elle vivait intimement avec la terre, dont elle prenait souci comme du sein qui l’aurait engendrée et nourrie. Elle semblait née de là, comme une herbe vivace ou comme une bête ayant ouvert les yeux, dans un terrier, sur la mousse, et brouté l’herbe au ras du sol, dans la senteur forte de la terre humide et chaude.

Elle avait les inconsciences natives de l’être primitif, ses appétits, ses instincts et aussi son attachement pour la nature féconde qui donne la vie et germe sans cesse afin de nourrir la progéniture immense qui se colle à ses flancs.

Vers la fin de son temps, Victoire pensait avec joie qu’elle serait libre avant les foins, qui se font là-bas aux alentours de la Saint-Jean. Et puis la moisson viendrait ensuite. Enfin on couperait les maïs. Elle verrait tout cela, même la ramassée des châtaignes qui se fait tout au bout de l’automne après les vendanges. C’était comme un plaisir qu’elle se racontait, recommençant toujours et tous les jours pendant les longues heures silencieuses.

Maintenant elle s’en allait sur la grande route blanche et bordée de peupliers empanachés de leur feuillée flottante. C’était vers le midi, où le soleil flambait droit dans le fond du ciel, qui semblait tout embué de vapeurs vibrantes.

Victoire rasait les fossés sous les arbres, non point pour fuir la chaleur qui lui dérouillait le corps et l’amollissait d’aise, mais afin de marcher sur l’herbe, voluptueusement, de son pied blanc, large et nu.

Elle marcha ainsi toute la journée, buvant l’air, s’étourdissant à regarder autour d’elle toute cette verdure ensoleillée, luisante et bruissante, qui se remuait toute parfois à un coup de vent, avec de petites rumeurs clapotantes.

Elle se plantait avec des ravissements devant les troupeaux que l’on menait paître à la vesprée. Elle avançait la main pour toucher leur laine. Elle riait au mouvement craintif du bœuf qui s’écartait de son bras tendu et la regardait avec ses yeux rêveurs et tristes, ruminant plus lentement, les naseaux larges.

Elle s’assit au bord d’un ruisseau, la Bauronne, où des lavandières secouaient du linge fumant la bonne odeur chaude de la cuvée de cendres. Elle s’offrit pour tordre les grandes toiles lourdes qui pesaient aux bras des autres femmes, et que Victoire enlevait et tordait à pleins poings, s’éclaboussant d’eau fraîche, avec une joie de ses forces employées.

Quand la nuit vint, elle rôdait encore aux environs d’un petit village appelé la Chapelle, en haut de la côte, sur la droite de la route de Ribérac, qu’elle n’osait pas suivre, malgré le besoin qui la tirait de ce côté-là, par la peur d’être reconnue.

Des gens lui avaient déjà demandé d’où elle venait et où elle allait. Cela l’obligea à chercher une chose à répondre, car elle se faisait regarder de travers à demeurer toujours sans rien dire. Même elle n’osa pas, avant d’avoir inventé une raison, frapper à aucune porte pour demander le coucher.

Elle tourna vers les bois au moment où le jour mourait, et elle chercha un coin parmi les fougères, loin du chemin. Sous des chênes en taillis, qui faisaient tout autour comme des murailles vertes, elle battit les herbes, les foula, les écarta, en jetant son paquet pour y poser sa tête. Les fougères se redressaient autour d’elle quand elle fut étalée énorme, tout de son long sous les chênes.

Par les trous, dans la feuillée, elle voyait le ciel pâle où les étoiles venaient se coller une à une, comme des mouches d’or sur un plafond bleu. Elle respirait à large souffle l’air rempli des fortes odeurs de sève, de verdure âpre, d’écorce fendue et résineuse, d’herbes écrasées où il y avait le serpolet en fleur, enfin de la terre échauffée par la tombée ardente du soleil. Il semblait que tout cela lui coulât dans les veines avec une fraîcheur de source. Jamais un plus grand bonheur n’avait caressé tout son être, ses membres et sa pensée à la fois.

Après cinq années d’écrasement et d’ombre, loin de la terre et loin du ciel, elle se baignait tout à coup dans la clarté des cieux et dans les effluves de la terre reconquise.

Ce premier jour de liberté, cette première nuit de repos, lâchée, comme elle l’était, à travers ces bois, perdue comme un oiseau sous les feuilles, inconnue, oubliée, invisible, presque plus vivante comme être, mais vibrante comme une chose animée, comme une plante frissonnante, cette première nuit, Victoire, la brute, l’infanticide, la Rouge aux mains tachées de sang, Victoire s’endormit paisible, sereine, l’âme en extase, et les lèvres enfin ouvertes vers le ciel, comme ces fleurs craintives dont le calice ne s’entr’ouvre que dans le mystère des nuits.