Victoire la rouge/3

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Librairie Henry du Parc (p. 23-30).


iii


Cette fantaisie de ressembler aux autres filles et de faire comme elles faisaient, qui était poussée chez la Victoire avec ses quinze ans, lui passa quand un peu de raison lui fut venue. Elle comprit qu’elle ne devait point compter comme celles qui n’étaient point bâtardes, élevées à l’hospice, et qui avaient une famille, des gens qui s’intéressaient à elles.

Jamais personne ne lui avait encore dit le plus petit mot d’amitié, au contraire. On l’appelait « grosse lourde, fille de rien, fleur de fumier ». Quant à lui rappeler qu’elle n’avait ni père ni mère, aucun n’y manquait, et elle ne courait risque de l’oublier.

Les Jameau, plus bienveillants que les autres, se contentaient de la nommer « la Rouge », lorsqu’ils se fâchaient. Et, peu à peu, le nom lui en était resté, même quand on lui parlait sans colère. Et Victoire y répondait fort bien, sans être offusquée. Au reste, rien ne lui faisait de peine.

Elle pensait que tous les mauvais traitements lui étaient dus, puisqu’elle était née comme cela, dont elle avait seulement un peu de honte.

Elle se faisait ce raisonnement que les chevaux ne se plaignaient pas des coups de fouet, ni les bœufs des coups d’aiguillon, ni les chiens des coups de pied, parce que leur sort était de recevoir tout cela, comme elle, qui était quasiment comme les bêtes, lesquelles n’ont point de famille et sont trop heureuses de servir les gens qui les font manger, sans quoi elles mourraient de faim.

Et Victoire éprouvait un sentiment vague de reconnaissance pour les Jameau quand elle s’endormait, le soir, alourdie et pleine à crever de la nourriture dont elle se gavait.

Aussi elle ne se ménageait pas, et les Jameau eussent été bien empêchés, si cette fille, la meilleure servante qu’ils eussent jamais fermée chez eux, se fût avisée de les vouloir quitter. Mais cette pensée ne pouvait venir à Victoire.

En sortant de l’hospice, elle était tombée là, et bien qu’elle eût tout à l’heure dix-huit ans, et qu’elle fût demeurée à ses premiers gages, on l’eût bien surprise en lui disant qu’elle pouvait trouver de l’avantage à se louer ailleurs. Elle trimait, faisant tous les ouvrages à la maison comme servante, aux champs comme un véritable ouvrier.

Elle tenait pied aux deux garçons de ferme ; elle poussait comme eux la charrue, elle montait sa rangée dans les vignes, à l’époque du binage, ne se laissant pas dépasser d’un cep même par le plus vigoureux des deux. Un solide compagnon, cependant, grand, large et trapu, noir et mauvais comme un Calabrais, qu’il était bien du reste, et qui mettait son plaisir à la pousser, à se presser lui-même pour la voir s’éreinter à le suivre. Lorsqu’elle était blême de fatigue, ruisselante et étranglée de sa respiration, Périco riait.

Et elle était contente de le faire rire. Cela lui faisait un plaisir d’orgueil, d’abord, et puis aussi autrement, car elle ne pouvait lâcher de regarder briller les dents blanches du Calabrais entre ses fines lèvres rouges, sous sa moustache toute petite et noire comme un trait de charbon.

Les petits yeux de Victoire clignotaient en regardant cela, comme elle eût fait en regardant le soleil ; cela les mouillait. Mais elle mettait une gloriole à lui montrer qu’elle était aussi forte que lui, plus forte même ; car un jour que Périco faisait le lâche au travail, disant qu’il n’en pouvait plus, elle lui donna une bourrade pour le coucher par terre, et elle fit le travail du Calabrais, après quoi elle acheva le sien, sans avoir pris le temps de souffler. Mais elle manqua en mourir. Et Périco ayant dit qu’il l’avait fait exprès, toute la maison s’égaya sur la vanité de la Rouge.

Cependant Victoire avait gagné quelque chose à cette activité sans relâche. Elle avait grandi, elle s’était quelque peu dégrossie. Le temps aussi avait effacé les trouées de son visage, où le printemps de ses ans mettait la grâce accoutumée. C’était encore une grosse fille, mais elle éclatait de santé, de fraîcheur, d’une sorte de sève de vie qui devait être son attrait pour l’homme des champs. Une taille ronde au-dessous de la saillie robuste et dure de sa poitrine, sa peau de rousse très-blanche aux endroits où le soleil n’avait pas traîné, les mèches drues de ses cheveux flambants, qui passaient, malgré tout, sous le fichu, se tortillant sur la nuque, derrière l’oreille, sur le front, presque au ras des yeux bleus très-doux. Sa bouche sensuelle donnait faim. Ses membres forts, les bras musclés, hâlés, veloutés de poils blonds, et ses jambes solides, également duvetées, lui donnaient l’aspect d’une vigoureuse femelle, bâtie à point pour l’amour robuste et la vaillante fécondité. Elle avait les senteurs fauves de sa couleur violente, mêlées à l’âpre fumet de la terre qu’elle retournait sans cesse et à la senteur des herbes et des fenaisons, des blés mûrs et des menthes sauvages qui tapissent les fossés où s’endorment parfois les filles de labeur.

Cependant, pas un galant ne rôdait autour de ses jupes. On l’avait vue laide, lourde, grotesque ; on ne s’aperçut pas qu’elle avait changé. Ensuite, comme elle ne possédait rien, et qu’elle venait on ne sait d’où, pas un garçon n’eut l’idée de songer à elle pour la mettre dans son ménage. Elle-même ne pensait plus à cela. Depuis l’âge de quinze ans, elle avait renoncé à cette fantaisie de plaire, qui met en folie toutes les filles. Et n’ayant jamais été recherchée, elle se crut absolument repoussante. Les fatigues du travail aidant, elle en prit son parti comme du reste.

Maintenant elle se croyait vieille et elle le disait. Et pourtant elle fut toute retournée un jour où Périco lui conta qu’il s’en reviendrait au pays, aux alentours de Noël, pour épouser sa promise. Elle ne savait pas ce qui lui était tout à coup tombé sur l’estomac et qui l’empêchait de souffler. Mais quand elle eut pleuré, elle alla mieux.

Depuis ce temps, elle demandait souvent à la Jameau combien il y avait encore de jours d’ici la Noël.