Victor Hugo - Carnets et dessins inédits

La bibliothèque libre.
Victor Hugo - Carnets et dessins inédits
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 721-761).
VICTOR HUGO
CARNETS ET DESSINS INÉDITS [1]

Quand Alexandre Dumas fils, recevant Leconte de Lisle à l’Académie française, comparait l’œuvre de Victor Hugo à un édifice énorme, et qu’il s’efforçait d’en décrire la complexité, il ne connaissait pas encore toute cette œuvre, dont de vastes parties restaient inédites, et il ignorait surtout la variété et la solidité des soubassements sur lesquels elle s’appuyait. Victor Hugo fut un des plus grands travailleurs que la littérature ait connus. Dès qu’il sera traité comme un classique et qu’on lui appliquera les méthodes critiques dont les écrivains du XVIIe siècle ont été jusqu’ici presque exclusivement les bénéficiaires, on sera surpris de voir que son labeur égala son génie. Les sources de son inspiration témoignent d’une puissance de travail extraordinaire. Comme Molière, il prenait son bien où il le trouvait, mais il se donnait la peine de le chercher et de le découvrir.

Il ne s’appliquait pas d’ailleurs à une seule œuvre. Spiritus ubi vult spirat. Son esprit et son imagination l’entraînaient au même moment dans des directions diverses et plusieurs sujets l’occupaient à la fois. Cette variété faisait, en 1822, l’étonnement de sa fiancée. « Oui, mon ami, lui écrivait-elle, j’ai été contente que tu aies travaillé… Peut-être serais-je encore plus satisfaite de te voir plus de suite dans ton travail. Il me semble qu’à moins de choses qu’on ne peut prévoir, on ne devrait commencer une chose qu’après avoir terminé ce que l’on avait mis en train. Me voilà bien sévère. » La sévérité d’Adèle Foucher trahissait surtout l’incompréhension où se trouvait la jeune fille des lois qui commandent l’inspiration. Elle ne comptait pas assez avec « cette chose qu’on ne peut prévoir » et à laquelle le génie même le plus maître de sa volonté doit obéir.

Ce sont les carnets de Victor Hugo qui portent le témoignage le plus significatif de la diversité des sujets auxquels le poète travaillait ou dont son esprit s’amusait. Ils sont le miroir fidèle où son imagination se reflète, en même temps que sa vie y inscrit ses dates et ses faits principaux. Cette habitude était ancienne. Le premier cahier de Victor Hugo, alors âgé de dix-huit ans, remonte à 1820. Il était fiancé, et son carnet mêlait des vers aux notations, beaucoup plus nombreuses, qu’il consacrait aux étapes de son amour. De 1820 à 1855 les carnets sont rares, ou ils manquent. C’est en 1855 qu’ils deviennent réguliers et abondants. M. Gustave Simon les a dépouillés avec un soin heureux. Les vers lui ont permis d’apporter aux œuvres du poète une précieuse contribution de variantes inédites. La prose, qui n’est pas moins intéressante, a enrichi l’édition complète, qu’il a publiée, de ces étonnantes Choses vues où s’est révélé un des aspects les plus imprévus du génie de Victor Hugo.

J’ai eu la bonne fortune de mettre la main sur une série de carnets inédits que Juliette Drouet avait conservés avec une jalousie fidèle et discrète. Riche comme Booz et non moins généreux, M. Gustave Simon m’a permis de glaner les épis qui étaient tombés derrière lui. La gloire de Victor Hugo ne peut que gagner à cette reconstitution des matériaux qui ont contribué à édifier son œuvre, ou à la publication des notes qui se rapportent à des événements importants de son existence. Avec les miettes de cette table inépuisable et somptueuse il y a encore de quoi alimenter plusieurs festins.

Les cinq carnets que je possède se# réfèrent aux années 1856, 1857, 1861, 1871, 1872 et 1877. Ils sont aussi abondants que variés. Ils renferment des vers, de la prose, des comptes, des conversations, des choses vues, des détails familiers… et
AILES ET BECS DE VAUTOURS.


des dessins, qui n’en sont pas la moindre parure. A tout reproduire, on risquerait de commettre des indiscrétions fâcheusement inutiles ou de tomber dans des détails sans intérêt. Il m’a paru préférable d’en extraire la « substantificque mouëlle. » C’est la tâche que je me suis assignée. On me saura gré, d’ailleurs, d’y mettre le moins possible de moi et de me borner aux commentaires et aux transitions strictement nécessaires.


I. — 1er FÉVRIER-16 MARS 1856

L’erreur est encore commune qui juge de la valeur de certaines œuvres de Victor Hugo par la date de leur publication. Deux recueils, Dieu et La Fin de Satan, sont trop souvent attribués, parce qu’ils sont posthumes, à l’époque où le poète vieilli entassait les uns sur les autres, dans la période de 1878 à 1880, quatre poèmes philosophiques où, du Pape à l’Ane, il s’en faut que sa gloire ait gagné. Cette confusion nuit à des chefs-d’œuvre contemporains, pour leur inspiration et pour leur exécution, des Contemplations et de la Légende des Siècles. Il y a dans Dieu et dans La Fin de Satan des vers par centaines dont la splendeur ou la grâce égalent les productions les plus magnifiques de Victor Hugo.


ETUDE D’AILE.

Charles Renouvier, dans le livre si profond qu’il a consacré à la philosophie de Victor Hugo, ne s’était pas trompé sur la date de Dieu, écrit dans la belle maturité du génie du poète. La plus grande partie de l’œuvre était terminée en 1855. Victor Hugo la reprit en 1856 et la transforma en y ajoutant d’importants développements. Son carnet enregistre, à plusieurs reprises, le mouvement de sa pensée. Il renferme, tantôt des passages achevés, tantôt des ébauches qui n’ont pas reçu leur forme définitive. Les variantes que j’y découvre sont assez nombreuses, mais elles n’ont pas d’intérêt réel. Que vaudraient ces quelques brindilles à côté des milliers de vers que renferme le prodigieux reliquat de Dieu ? J’aime mieux donner deux dessins qui sont un commentaire pittoresque de la pensée de Victor Hugo et qui la présentent sous un aspect nouveau. Les grands poètes de la période romantique se sont presque tous essayés à des croquis en marge de leurs œuvres ou de leurs lettres. Lamartine y mettait de la gaucherie négligente, Alfred de Vigny de la correction académique, Alfred de Musset une audacieuse espièglerie. Leurs dessins sont des curiosités amusantes, dont la signature fait la valeur. Théophile Gautier avait plus d’art et de métier. Mais seul Victor Hugo avait le don. Tout jeune écolier, il enrichissait ses devoirs d’abondantes illustrations. Ce goût se développa chez lui jusqu’à devenir une véritable maîtrise. Son imagination l’entraînait souvent dans la fantaisie, mais il savait aussi traduire, avec des procédés tout personnels, les paysages ou les monuments. Je sais de grands artistes qui n’hésitaient pas à voir en lui un émule ou presque un égal, et quand, au cours d’un commun voyage en Normandie, en 1836, Célestin Nanteuil lui abandonnait son album, ce n’est pas au peintre que revenait l’honneur de la comparaison. Le carnet de 1856 renferme de nombreux croquis, au milieu desquels la figuration d’oiseaux rapaces, dessinés à l’encre de Chine, est plus particulièrement poussée. C’est d’abord une aile magnifique de vautour qui remplit, sans légende, une pleine page ; puis, dans les deux pages qui suivent, une aile, un vautour en vol d’attaque et un bec curieusement fouillé.

Au moment où il dessinait ces bêtes de la « famille monstrueuse, » Victor Hugo composait la partie de Dieu qu’il a intitulée le Vautour. Le poème contenait, dès l’origine, une série de révélations que des oiseaux symboliques, caractérisant les aspects principaux et les erreurs des religions, faisaient à l’homme sur Dieu et sur la création. Le manuscrit de 1855 donnait la parole à la Chauve-Souris, au Corbeau, à l’Aigle et au Griffon. En 1856, Victor Hugo y ajouta le Hibou pour exprimer le Scepticisme et le Vautour pour traduire le Paganisme.


Et je vis au-dessus de ma tête un point noir,
Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre…
Et cette mouche était un vautour.
Il planait.


« Le poète ne décrit pas « le grand vautour béant, » auquel il fait raconter, en vers qui sont souvent d’un éclat magnifique, la mythologie antique et la tragédie de Prométhée, mais son pinceau s’applique a le dépeindre avec son bec d’acier, qu’il veut « fin et aigu » et avec sa puissance qui symbolise la « communion avec l’infini. »

C’est à cet épisode qu’il faut évidemment rattacher deux vers inédits du carnet :


Non content de l’azur, Jupiter prit la terre,
Et Prométhée alors voulut prendre le ciel.


et sans doute aussi ce bel alexandrin où le poète exprime l’idée de la fatalité :


Les noirs exils sont pleins d’innocents criminels.


Avec les fragments qui se rapportent à Dieu, le carnet de 1850 ne contient qu’une seule ébauche, très poussée d’ailleurs, d’une pièce complète, Cauchemar Posthume, parue dans Dernière Gerbe : les variantes que je pourrais y glaner n’ont pas assez de prix pour que je m’y arrête.

Au contraire, il abonde en vers inédits qui se rapportent à quelques-unes des comédies publiées ou à quelques-uns des personnages mentionnés dans le Théâtre en Liberté.

Sous ce titre le Spleen, Victor Hugo avait, de 1840 à 1858, écrit, au hasard de son imagination, les scènes éparses d’une comédie injouable où Tituti, un personnage de libre fantaisie, et qui s’exprime librement sur tout et sur tous, jouait le rôle principal. Le carnet fait à Tituti une assez large place.

A l’heure de minuit, Tituti exprime en vers pittoresques l’impression de tranquillité qu’il ressent :


Tout est calme, endormi, clos, le silence règne,
On n’entend que le bruit des pattes de l’araigne
Tissant sa toile au coin de quelque plafond noir.


Puis Victor Hugo prête à son personnage, sous deux formes différentes, une idée qu’il a souvent reprise.


L’homme joue en riant le grand drame Douleur :
Dieu, l’auteur de la pièce, a Satan pour souffleur.


ou :


O Comédie
Spectacle sombre ! On sent Satan dans la coulisse,
Et Dieu, le machiniste, au troisième dessous.


Philosophe, Tituti s’exprime avec dédain sur la vanité de la philosophie.


<poem< Philosophes, savants aux noirs calculs, poètes, Traducteurs des bruits sourds et des voix inquiètes, Sombres initiés de la nuit et du vent, Vous parlez au hasard, en soupant, en buvant, Parmi les pots, au choc des rires et des verres, De Dieu, des morts, du ciel, des mystères sévères, Vous me faites l’effet de prêtres d’Isis gris. </poem>


Il sait aussi la vanité de l’amour :


Tout finit, — crois-tu donc être éternel, jeune homme ?
Crois-tu sans fin l’amour où ton cœur est dévot ?
Tu fais tous les matins, par Madame Prévôt,
Envoyer un bouquet aux yeux que ton cœur aime.
Cette habitude, étant une fleur elle-même,
Se fanera. Demain peut-être, soyons francs,
Tu te diras pensif : mais diable, c’est dix francs !
Et tu sentiras, triste, au fond de ta cervelle,
Deux pièces de cent sous peser plus que ta belle !


Il sait enfin la vanité de la gloire. Il a fréquenté des poètes et il a des lettres. Il regarde un portrait de Corneille, et la
DESSIN INÉDIT A L’ENCRE DE CHINE.
légende du vieil auteur attendant chez un savetier la réparation de sa chaussure lui dicte les vers suivants :


Comme tout leur est dû ! Comme leur vol est prompt !
Comme ils s’en vont cogner les étoiles du front !
Mais comme on leur détruit l’illusion, et comme
La réalité prend au collet le grand homme !
J’en ris. — Ah ! vous disiez : « Nous sommes les esprits,
«  Il tarde bien qu’après tant d’œuvres entrepris,
« Menés à fin, théâtre et poèmes, vers, prose,
« Le genre humain nous donne à son tour quelque chose.
« Marchons, prodiguons-nous. — Soyons hymne et rayon. »
Oui, c’est vrai, vous étiez remplis d’ambition :
Votre orgueil vous faisait à peine sociables ;
Vous étiez affamés, gloutons, insatiables,
Effrénés dans vos vœux, fous, ne doutant de rien,
Ivres ; vous vous nommiez Pierre Corneille, ou bien
John Milton, ou Michel Cervantes ; vous rêvâtes
Des souliers ! ô Géants, vous eûtes des savates !


Balminette est un personnage qui apparaît, ainsi que Ogre-mouche, soit dans le Spleen, soit dans d’autres fragments du reliquat du Théâtre en Liberté. Elle y est la femme de Denarius, un étudiant. Dans un projet de comédie appelée Carpentras, le carnet lui donne pour mari un bourgeois, « partant ennemi, de la toilette. » Elle, la toilette la tient, et elle y tient, sans souci de l’indifférence hostile de son mari, auquel elle dit vertement son fait.


Moi, toujours, le matin, le soir, oui, dans le jour,
Je prétends être mise à la dernière mode,
Je me fiche que ça vous soit ou non commode.
Ciel, si par impossible, un homme, un élégant,
Si quelqu’Athénien du boulevard de Gand
Venait ici, passait dans ce coin noir du globe,
Il me rencontrerait, monsieur, avec ma robe
De l’an passé, hideuse, adhérente à ma peau !
Être prise en flagrant délit de vieux chapeau !
Quelle horreur !…
Même dans les pays perdus, glacés, sinistres,
Où l’on ne voit que vous et des bourgeois bâiller,

Une femme, monsieur, doit toujours s’habiller,
Le matin pour les fleurs, le soir pour les étoiles.


Est-ce une scène entre Balminette et son mari que ces vers évoquent ?


Oh ! la drôlesse !
Et tout en se coiffant, tout en se décoiffant,
Tout en se recoiffant, elle faisait l’enfant.


Les Mômes sont une série de dialogues détachés où de jeunes enfants, qui veulent faire les hommes, échangent des impressions qui devancent leur âge. Commencés en 1848, Victor Hugo les a poursuivis jusque dans l’année 1856, dont le carnet leur apporte sa contribution. C’est Petit Jacquot qui parle :


Il prétend épouser Flora, je hais cet être, —
Signalement : vieux, chauve, un nez immodéré. —
Dès la première fois que je le rencontrai,
Je sentis vaguement que ce bonhomme horrible
Traverserait ma vie en quelqu’endroit terrible,
Et je le pris en grippe avec férocité.
Il était autrefois drapier dans la cité,
Et c’est évidemment un rogneur de centimes.
Je le hais ; et voilà mes sentiments intimes.


Si Le Spleen et Les Mômes ont passé, soit dans les morceaux achevés, soit dans le reliquat du Théâtre en Liberté, il y a dans le carnet de 1856 un prologue fragmentaire qui ne me paraît se rattacher à aucune scène ou à aucun personnage jusqu’ici connus du théâtre « injouable » de Victor Hugo. Je trouve qu’il est amusant, par la preuve nouvelle qu’il donne de l’extraordinaire facilité d’improvisation et de la prodigieuse abondance verbale de l’auteur de la Légende des Siècles. Ce prologue met en scène un magicien, Tuffanillis, qui évoque le Diable et lui fait des questions. Il lui demande quel est son but. Le Diable marque, d’un mot plus brutal, qu’il s’applique à « resserrer » la production de Dieu.


Il crée
Trop ; c’est inquiétant, cette verve sacrée.
Il fait des tas de cieux, d’astres et d’univers,

Gros, petits, beaux, vilains, chauds, froids, droits, de travers,
Grouillant d’hommes ou pleins d’anges blancs aux airs rogues.
Je suis l’apothicaire et j’apporte mes drogues,
Je mêle à ce qu’il fait quelques ingrédients,
Et je viens l’assister de mes expédients,
Et lui rendre à genoux mes services immondes,
Dans cette diarrhée effroyable de mondes.
D’en bas vous ne pouvez vous figurer l’effet
Que fait cette traînée énorme de désastres,
De chaos, de fléaux, planètes, globes, astres.
Pêle-mêle, le faux, le irai, le vif, le lent,
Le bien, le mal, le beau, le laid, tombant, roulant,
A travers les rayons solaires et lunaires,
Avec un roulement monstrueux de tonnerres.
Il en résulte un tas de cieux et d’univers,
Gros, petits, chauds, brûlants, durs, mous, etc.

Quoique sa verve ne soit pas à bout, le poète arrête ici son énumération pour opposer dans un bref dialogue le magicien et le diable.

LE DIABLE.

Je me tords

LE MAGE.

De douleur.

LE DIABLE.

Bah ! de rire. Vous autres,
C’est bon, vous admirez ; mais nous, nous critiquons.
Voyez-vous. Nous avons en enfer des balcons.
De là, Mage, on observe, on voit Dieu dans sa sphère,
Et du haut de la flamme on raille la lumière.

Cette formidable imagination fonctionne comme une machine et elle ne s’arrête pas pendant le sommeil. Le poète fait, en dormant, des vers qu’il note au réveil. Dans la nuit du 2 au 3 février 1856, l’idée d’un banquet des hontes lui suggère cette image :

Tous les vices y sont, toutes les turpitudes,
Et tout en bas, dans la salle rôdant,
Chienne, entre les gros pieds de ces rieurs funestes,
La prostitution, la mangeuse de restes.

Dans la nuit du 7 au 8, un cauchemar :

Vite, on me prend : on m’installe.
On fait grincer sur moi la serrure fatale.
M’y voilà, c’est fini. — Meurs là, dit le Tyran.

Le sommeil du 8 mars n’est pas stérile, mais le poète ne retrouve pas au réveil un vers qu’il lui a inspiré. Ne partageons pas son regret, puisqu’il nous a valu un dizain admirable par l’image et par l’expression.

À cette heure de nuit où l’homme vague et trouble,
Chair, âme, entre la terre et le ciel se sent double,
Quelquefois, à l’instant où je vais m’endormir,
Où tous les flots de l’ombre en moi viennent frémir,
Une idée apparaît à mon esprit, et passe.
Ou quelque vers profond serpente dans l’espace,
Espèce de poisson ondoyant du sommeil :
Un moment je l’admire, étrange, obscur, vermeil,
Et, si je veux le prendre, il fuit, se mêle aux ombres,
Et s’enfonce à jamais dans les profondeurs sombres.

9 mars 1856.

(Après avoir perdu cette nuit un vers que je regrette.)

Je groupe ici trois morceaux, incomplets ou sujets a révision, mais qui se suffisent à eux-mêmes.

Le poète est effrayé à l’idée que les tyrans font douter de Dieu : il a un accès de misanthropie et de scepticisme :

Je ne le cache pas, oui, je vis aux écoutes ;
Il me vient quelquefois des soupçons ; j’ai des doutes ;
Rien n’est vrai ; le soleil ment et n’est qu’un doreur ;
Il semble par moments que tout devienne horreur,
Et que le mal grandisse, et que le monde sente
Une difficulté de respirer croissante,
Et, portant les Néron, les Timour, les Omar,
Râle de plus en plus sous Satan cauchemar.

Mais il s’arrache vite à ce doute et il note en prose qu’il s’est ressaisi : « Je secoue les spectres ; je sors de ce nuage et je revois la vérité, Dieu éternel, progrès, confiance, lumière. »

Un second morceau a pour titre : Vivants. Il oppose aux agitations et aux mouvements du monde la fière solitude du poète :


Oui, je comprends qu’on aille aux fêtes,
Qu’on soit foule, qu’on brille aux yeux,
Qu’on fasse, amis, ce que vous faites,
Et qu’on trouve cela joyeux ;
Mais vivre seul sous les étoiles,
Aller et venir sous les voiles
Du désert où nous oublions,
Respirer l’immense atmosphère,
C’est âpre et triste, et je préfère
Cette habitude des lions.


Ce lion a ses colères, que l’âpre atmosphère de l’exil a fouettées, et son indignation vengeresse s’est traduite dans les Châtiments, dont voici un écho attardé, violent et injuste, mais quelle verve dans la satire !


Je me souviens du temps de mes illusions,
Je voyais ces hiboux au milieu des rayons.
Que c’est doux d’être jeune et charmant d’être béte !
Sainte Beuve était beau, Nisard était honnête.
C’était un plaisant tas de drôles contrefaits.
O gratteurs de papiers ! picoreurs de buffets !
Ils se sont tous vendus et Piétri sait les sommes.
Ils s’affirmaient géants pour se passer d’être hommes.
De leurs difformités ils faisaient leurs grandeurs.
Il semblait que la gloire eût dit à ces laideurs :
O boiteux, sois Tyrtée ! ô bossu, sois Ésope !
Le borgne n’était pas borgne : il était cyclope.
Oh ! ces orgueils de nains et ces cœurs de laquais.
C’est bien, tombez encore ; ayez, ô misérables,
La bohème de moins et le Sénat de plus.


Au milieu de ces morceaux dont le développement est déjà poussé assez loin, Victor Hugo a semé pendant six semaines dans son carnet des rimes, des citations, des relevés de comptes, des réflexions, tout le travail d’un esprit et d’une imagination qui sont en ébullition constante. Si riche qu’il soit, il ne veut rien perdre. Quand une rime curieuse s’offre à lui, il la note : ainsi il s’amuse à accoupler index, vindex et les eaux d’Aix, ou ailleurs Cécube, Hécube, Cube et Danube. Le volcan d’Orizaba, au Mexique, lui inspire ce beau vers :

Monte, puissant volcan, aux neiges éternelles,

et une comparaison, sous deux formes entre lesquelles il hésite avec l’Etna,

Les volcans géants du Mexique
De fous vos Etnas font des nains.

Volcans géants du Mexique
Qui de l’Etna faites un nain.

A propos d’Amphisia, en Crète, il se rappelle et il inscrit un vers des Fastes d’Ovide. Un autre jour, il associe les trois grands tragiques grecs dans ce distique :

Euripide naissait le jour de Salamine :
Trophée où luit Sophocle et qu’Eschyle domine.

Est-ce pour la Légende des Siècles que Victor Hugo noie une même idée sous cette double forme dont sa richesse est prodigue ?

Pour la rendre invisible et tuer plus de Juifs,
Titus fit peindre en noir la pierre des balistes.

Pour tuer plus de monde et qu’on ne pût les voir,
Titus peignit les blocs des batistes en noir.

Parfois le poète est entraîné dans un passé moins lointain. Il note le mot de « Talleyrand, sortant- du cabinet du premier Consul et donnant le bras à sa maîtresse Mme Grant, devenue sa femme, » et il en fait deux vers :

Me voici marié. C’est à merveille. Ah ! çà,
Où vais-je aller passer maintenant mes soirées ?

dont il s’amusera à mettre le second, par une transposition imprévue, dans la bouche de Vaugirard, qui a épousé, sur l’ordre du roi des Thunes, sa maîtresse Pouffechou.

L’actualité trouve aussi sa place dans le carnet avec le siège de Sébastopol :

Le redan, Malakoff, cratère de mitrailles ;
Ils montent à l’assant de ces volcans humains.

Sous ce titre, le Remords, le poète jette ces six vers :

Si vous êtes bon, juste et doux, vos actions
Volent dans votre nuit comme des alcyons ;
Le souvenir vous baise au front dans tous vos rêves.
Si vous êtes bandit, si vous hantez les glaives,
Si vous faites le mal, le souvenir vous mord
Dans l’ombre, avec les dents d’une tête de mort.

Sans titre, d’autres vers expriment une idée gracieuse dont la forme n’est pas définitivement arrêtée :

Supposons qu’une fleur en amitié vous prenne
Comme un chien, et d’en bas vous verse à tout moment
Son souffle, son parfum, son amour, doucement.

Ou

Comme un chien qui vers vous se tourne à tout moment
Et que ce lis penché vous cherche doucement
Dès l’aube, et vous versant son parfum, pur dictame,
Fasse un embaumement de son souffle à votre âme.

Puis il se définit ainsi lui-même :

Je vis dans le passé, pâle songeur des ombres,
Et dans l’évanoui.

On ne peut être surpris que l’idée de la mort revienne à plusieurs reprises dans le carnet du poète. Elle prend une forme plaisante dans la bouche du croque-mort qui titube :

Après m’avoir soûlé
De son vin de Surène abject et peu salubre,
Cet être m’a lâché ce calembour lugubre :
Ami, tu portes bien la bière, et mal le vin.

mais les Paroles de l’homme sombre sont d’un autre ton :

<poem> Je voudrais mourir seul, ne tenant plus à rien, — Sans famille. — Je voudrais en partant ne pas laisser d’enfants ; Ne pas être inquiet d’êtres chers et vivants Et qu’il faudrait quitter en rentrant au mystère ; Fermer derrière moi ma porte sur la terre, Et m’en aller… </poem>

Deux fragments en prose sont à citer dans le même ordre d’idées.

On dit :
Bah ! c’est pour les autres. Cela ne me touche pas,
Tout ce que tu fais pour autrui t’attend toi-même et te saisira un jour.
La fosse réelle pour le fossoyeur est celle qu’il ne creuse pas.

Puis cette anecdote, dont il ne devait pas reprendre l’idée :

A Guernesey, — rien que des cimetières anglicans, — aussi intolérants pour les morts que les cimetières catholiques, — ceux-là aussi s’appellent terre sainte, — l’évêque a béni. — Tout ce qui meurt en dehors de l’anglicanisme est enterré dans ces cimetières, bon gré mal gré, et forcé de subir les cérémonies anglicanes. — Un indépendant faisait un jour enterrer un de ses amis dans un de ces cimetières. Il voulait faire sa prière de « non-conformist ; » le curé anglican s’y opposait. — Vous ne pouvez faire cela que hors de mon cimetière (or, il n’y en a pas d’autre) ; ceci est terre sainte, terre bénie par l’évêque de Winchester.


LES CRIEURS.
Pardon, dit le « non conformiste » jusqu’à quelle profondeur la bénédiction de votre évêque fait-elle la terre sainte ? — Environ six pieds, dit le ministre. — Fossoyeur, reprend l’autre, creusez la fosse à sept pieds !

Tout en haut d’une page de son carnet, restée blanche comme pour souligner l’importance de cette déclaration, Victor Hugo écrit : « Mon livre sera intitulé : Essai d’explication. » Cette intention n’a pas été réalisée, et le livre de l’Explication nous manque. Mais ça et là Victor Hugo en a jeté les fragments. Celui-ci, sous le titre Science : « La philosophie éclaire comme la lanterne sourde et ne jette de la lumière en avant qu’à la condition de faire de l’ombre derrière elle. »

Cet autre, sous le titre Roman :

Il me disait parfois : Les nombres sont des forces. Un jour il me dit : Posez 3, le chiffre des Grâces, et 9, le chiffre des Muses. Interposez ces deux nombres, vous avez 39. Divisez 39 par 3, le nombre mystère, vous avez 13. Cela veut dire que ceux qui aiment sous cette double influence, beauté et poésie, chair et esprit, auront, mêlés à leur destinée, ou treize êtres composés du nombre mystérieux 3, ou trois puissances du nombre vertébral 13. De là les fatalités qui traversent les amours des poètes.

Ce sens mystérieux de certains chiffres, que Victor Hugo prêtait ainsi a un personnage d’un roman projeté, lui était, à vrai dire, une idée propre, et qui l’obsédait. « Trois est le nombre parfait, lit-on dans le Post-Scriptum de ma vie. L’unité est au nombre trois ce que le diamètre est au cercle. Trois est parmi les nombres ce que le cercle est parmi les figures. Le nombre trois est le seul qui ait un centre. » Et la combinaison du chiffre 3, qui représente les Grâces, avec le chiffre 9, qui est celui des Muses, revient dans Toute la Lyre :

La belle s’appelait Mademoiselle Amable.
Elle était combustible et j’étais inflammable.
Un treize, je la vis passer sur le Pont-Neuf.
Les Grâces étaient trois, les Muses étaient neuf ;
Et c’est là ce qui fait sacré le nombre douze. et treize fatal.
Donc un treize…

Ce premier carnet de Victor Hugo était clos le dimanche 16 mars 1856 sur un compte de loyers.


II. — JUIN-NOVEMBRE 1857

Ce nouveau carnet, de petit format et recouvert de toile bleue, ne présente pas, au point de vue littéraire, l’intérêt du précédent. Victor Hugo l’acheta le 13 juin 1857. Il l’a rempli en entier, mais il est moins riche de vers que de dessins.

Ses deux premières pages, criblées de notes illisibles, renferment l’énumération, datée jour par jour, du nombre de bains de mer pris par Victor Hugo, qui fut, du 5 juin au 9 novembre, de cent vingt-six. Cette constatation montre à la fois la robustesse physique du poète et le soin méthodique qu’il mettait à tout noter aussi bien dans l’ordre matériel que dans l’ordre intellectuel.

D’assez nombreuses pages, tracées au crayon et devenues illisibles, furent écrites en voiture pendant que Victor Hugo se livrait, avec Juliette Drouet, à la chasse aux vieux coffres. C’était une de ses passions favorites. Le grand-père paternel du poète était menuisier à Nancy. Peut-être cette profession explique-t-elle le goût que le petit-fils avait pour les meubles. Non content d’en rechercher et d’en acheter, il en fabriquait. Le musée de la place des Vosges montre à quel point son audacieuse originalité excelle dans cet art et dans celui, qui en est si voisin, de la décoration. A Guernesey, il s’y livra avec continuité. Le carnet de 1857 abonde en croquis et en plans de meubles.

La prose, écrite à la plume, qu’il renferme, n’est pas moins illisible que les parties crayonnées. Seuls quelques vers subsistent, dont je sauverai les plus curieux. Opposant les deux géants de l’espace et de la durée, le poète les dépeint ainsi :

L’un soutenant le temps, l’autre portant les nombres,
Ils échangeaient entre eux de grands sarcasmes sombres.

A qui s’adressait cet anathème ?

Ah ! vieux crétin sonore et vide, âne savant,
Mulet qui sur ton des portes l’outre du vent !

je ne saurais le dire, mais la sévérité de ces deux vers était tout aussitôt rachetée sur un autre sujet par la grâce de ceux-ci :

<poem>
Qu’elle soit blanche et grasse ainsi qu’une Flamande,
Ou comme une Chinoise ait les yeux en amande,
Qu’importe

Une promenade en voiture inspirait au poète une jolie image sur

Les interruptions des arbres aux passages
Des eaux, miroirs profonds des vagues paysages.

Avant Chantecler, qui a rendu un si poétique hommage

À ces fleurs dont le crime est de pousser aux champs,

Victor Hugo ne savait pas mauvais gré aux fleurs champêtres d’être « hautaines. » Il constatait que

Les halliers sont fiers parce qu’ils sont sauvages,

et il ajoutait avec une verve charmante :

La ronce accepte-t-elle une place à la ville,
Et voit-on l’aubépine et le houx dégradés
Jusqu’à verdir et croître aux fentes des pavés ?

L’orage lui suggérait enfin ce quatrain puissant :

Quel monstre que la foudre ! et qu’est-ce donc, abîme,
Que ce vent qui remue avec un bruit sublime
Tout l’effrayant plafond du ciel, et qui produit
L’énorme craquement des poutres de la nuit ?

Je m’arrête de glaner, par peur de m’attacher à des broutilles. Ne vaut-il pas mieux reproduire un dessin, Les Crieurs, devant lequel le nom de Daumier s’évoque irrésistiblement ?

Ces physionomies contournées, ces gueules ouvertes desquelles s’échappe l’annonce d’un arrêt de mort, sont criantes de vérité. On n’échappe pas à la sensation d’un chef-d’œuvre et l’on admire l’homme prodigieux qui pouvait, à son gré, choisir la plume ou le pinceau pour exprimer une chose vue avec une intensité aussi puissante.

LE VENERABLE VAUGIRARD

Les autres dessins du carnet sont d’un autre ton, poussés dans la fantaisie ou dans la caricature, et accompagnés de légendes pittoresques où.se complaît, à l’heure du divertissement, l’esprit du poète. Tantôt c’est un personnage isolé comme ce Valsinou Sainval.

Ou le Rex Midas, — ou, lunettes sur le nez, le bon curé qui psalmodiait sa chose avec une conviction naïve et avait l’air d’un vieil enfant de, chœur, — ou Huon le Gaucher qui salua la princesse d’un air formidable et, son épée de bois à la main, monta sur son cheval de bois, — ou le cocher qui dort pendant que les chevaux galopent, — ou une bohémienne, — ou le diable Zébuth-le-Bel, — ou la sauvagesse lui souriant avec des dents qui auraient pu le manger, — ou une figure de haute et effrayante fantaisie : elle avait des pattes de bête, plutôt de chat que de tigre, une queue de cheval, des ailes en forme de feuilles, un nombril comme la mer, une jolie figure, trop de gorge et le bonnet des femmes de la halle.

Tantôt ce sont des personnages groupés : Démocrite, Héraclite, Epicure, ou un ménage : « La vieille portière poilue écoutait ce récit sous ses lunettes avec un intérêt mêlé d’épouvante. Le portier glabre écoutait avec non moins d’intérêt que la portière, quoique plus virilement. »

Une série de dessins mettent en scène Vaugirard et Clousavate. Vaugirard est un personnage familier à Victor Hugo, qui lui avait destiné dans ses Gueux une belle place :

Là grouillent, tas sordide, étrange et tortueux,
Tous ces hommes de vol, de potence et d’épée,
Par qui la gueuserie arrive à l’épopée,
Vaugirard…

Un dessin du carnet et sa légende nous le présentent.

Cette « jeunesse dans l’action » est la force de Vaugirard. Ils sont loin les temps où

désespérant, en somme,
D’être jamais voleur, il se fit honnête homme.

Il a réussi à être un « voleur sans défaut, » expérimenté, prudent, infaillible dans son art, aussi expert à détrousser un passant qu’à ouvrir un coffre-fort. Le voici. A l’effraction il est capable d’ajouter un meurtre, s’il faut tuer pour voler, et même un incendie pour faire disparaître les traces du vol et du meurtre.

« Cela fait, le vieux bandit, sans se douter de la présence de Clousavate, poussa le cadavre du pied, prit le sac d’argent et mit le feu à la maison. »


AUTRE CROQUIS DE VAUGIRARD
Il ne faut pas confondre Clousavate avec Clouchignolle. Clouchignolle est, dans les Gueux, le vieux compagnon de Vaugirard et leurs expériences se valent. Clousavate, lui, débute.
CLOUSAVATE.


Est-ce nuire à Victor Hugo que de publier ces délassements de son esprit ? Mon admiration se refuse à le croire. Il dessinait bien, et il écrivait la Légende des Siècles. Il est rare, sinon unique, de cumuler de tels dons. Non licet omnibus


III. — AOUT 1861

Acheté à Harlem le 5 août 1861 au cours d’un de ces voyages annuels que Victor Hugo faisait avec son amie Juliette Drouet, le troisième carnet est contemporain de la composition d’une partie des Misérables. Ce vaste roman obsédait alors l’esprit de l’écrivain, qui était occupé principalement au chapitre de Patron Minette. De nombreux fragments, difficiles à déchiffrer, mais non illisibles, présentent par rapport au texte définitif des variantes dont l’intérêt est trop disproportionné à l’immensité de l’œuvre pour que je songe à les recueillir. Je me bornerai à glaner au cours des pages, et dans leur suite même, sans essayer d’un ordre méthodique, quelques épis nourris de substance et non encore moissonnés.

Voici, tout d’abord, perdu au milieu d’une liste d’emplettes et de commissions, un vers pittoresque :

les mouches réjouissent
Avril, tout fanfaron de leur bourdonnement.

À Harlem, le poète dessine une tour ornée d’une horloge. Le 7 août, il est à Saardam, où son crayon trouve à s’employer : la chaire du czar Pierre, les armes de la ville, une enseigne de 1676 aux trois marteaux couronnés, sont enlevés avec un art qui n’hésite plus. Là aussi la maîtrise est acquise. Au hasard des rencontres ou de l’imagination, le crayon, alternativement, dessine ou écrit. Il jette des vers destinés à Maglia et à la Forêt Mouillée. Balminette songeant s’écrie :

Si je pouvais extraire un peu d’or de ce vieux ?

et tout de suite après le poète enregistre un cauchemar :

La chimère nocturne est passée et m’a pris
Dans ses griffes avec des baisers et des cris ;
J’ai senti ses flancs nus, ses ailes et sa bouche.
Puis elle s’est enfuie et m’a laissé farouche.

Les doctrinaires s’entendent dire leur fait en vers sévères dans une page dont le bas est occupé par un dessin à l’encre de Chine, d’où paraît surgir, immense sur ce petit espace, une ville pittoresque. Cette page du carnet forme un tout si caractéristique de la manière de Victor Hugo qu’il suffit de la reproduire sans la commenter : elle est, vraiment, charmante.

La ville de Bréda, où il passa quelques jours, ne laisse pas en repos le crayon de Victor Hugo. Entre Bréda et Termonde, où une jolie tour à clochetons est vivement enlevée, le poète est pris par l’idée d’un poème, la Fiancée, qu’il destine à la Légende des Siècles. A deux reprises, il confie au carnet les vers que son esprit vient d’arrêter :

Alors, glacée,
Comprenant qu’il allait mettre à nu sa pensée,
Elle lui dit : Prenez mon âme et fouillez-la'.
L’œil du comte jaloux et sombre étincela.
Pâle, elle se taisait. Le mort épouvantable,
Couché seul dans la nuit et nu sur une table,
N’attend pas avec plus de calme le scalpel.

Ces vers sont écrits au crayon, nets et sans ratures. Ceux qui suivent ont d’abord été crayonnés pendant une promenade et les mouvements de la voiture en ont fait de véritables hiéroglyphes. Victor Hugo, qui seul pouvait en déchiffrer le secret, les a repris à la plume :

<poem> Elle songe à l’horreur de ce lit qui l’attend, Que subir cette nuit de noces, c’est infâme ; C’est, en souillant son corps, découronner son âme ; Et que le plomb fondu, les chevalets, les clous, Les plus affreux tourments sont ravissants et doux Auprès du désespoir des baisers de cet homme. </poem>

Entre ces deux fragments de la Fiancée, dont la pièce paraît n’avoir jamais été reprise et achevée, Victor Hugo a jeté dans un coin de page deux vers admirables :

Le spectre, traversé d’étoiles, dans l’azur,
Qui s’allonge et qui flotte aux plis de la nuée.

A Ath, le 23 août, à 9 heures du matin, Victor Hugo croque au crayon le donjon de Baudoin. Secoué par le cahot de la voiture, il écrit difficilement, puis il recopie ce quatrain, dont le dernier vers renferme une image qu’il reprendra plus tard :

Les laboureurs le soir, contents de leur journée,
Chantent et, revenant au village vermeil,
Traînent sur le pavé qu’inonde le soleil
Les larges socs, luisant ainsi que des cuirasses.

Cette vision champêtre est suivie d’une pensée philosophique : ainsi va, du dehors au dedans, l’esprit, toujours en travail, du poète.

Comme on a hors de soi ce prodigieux monde
Tournant autour d’un centre où la lumière abonde,
Et doit sortent la vie, et l’aurore et la loi,
Et comme en même temps on porte un centre en soi
Autour duquel le monde intérieur gravite,
Pour peu qu’on réfléchisse et pour peu qu’on médite,
On sent l’identité de l’âme et du soleil

A Thuin, le 24 août, sollicité par une jolie tour à horloge, Victor Hugo la jette sur son carnet.

Quelques vers, d’un ton assez hardi, rangés sous la rubrique Epitres, séparent ce dessin à l’encre de Chine d’un dessin au crayon, que je trouve vraiment extraordinaire.

Il suffit de quelques traits à Victor Hugo pour donner une impression profonde. Ce croquis vaut un tableau. L’immobilité accablée sous laquelle un pesant soleil endort ces moutons est rendue avec un art dont la simplicité atteint à la puissance. A sa façon, le crayon de Victor Hugo égale le Midi roi des étés, de Leconte de Lisle. C’est encore en voiture que Victor Hugo, dont la main secouée écrit avec peine, jette ces deux vers :

Mais voici que déjà les toits fument au loin
Et que l’ombre descend du haut des monts plus grande

qui traduisent, — insuffisamment, — le célèbre distique de Virgile :

Et jam summa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ

Victor Hugo eut pour Virgile un véritable culte, avec des vicissitudes qui ne furent pas toujours inspirées par des raisons de l’ordre poétique. S’il ne salua pas en lui avec une fidélité continue le « maître divin » que chantait une de ses plus belles Voix Intérieures, il ne renonça pourtant jamais à l’aimer et à l’imiter. Il le savait par cœur, et il avait l’obsession de ses grands vers puissants, dont il s’inspirait ou qu’il cherchait à traduire. Il s’est essayé plusieurs fois au Majoresque cadunt sans réussir à renfermer dans un alexandrin l’émouvante plénitude qui élargit le magnifique vers latin jusqu’à l’ampleur d’un paysage. La faute n’en était pas au génie de Victor Hugo, qu’il n’est pas excessif d’égaler au génie de Virgile, mais aux différences grammaticales des deux langues dont l’une a une inimitable concision. Une autre preuve en est fournie par ce même carnet de Victor Hugo dans ces vers :

Ecoutez ce que dit le voluptueux sombre :
Le mal d’autrui s’ajoute à vos plaisirs dans l’ombre ;
Il est doux, quand le vent trouble le gouffre amer,
D’être sur terre alors qu’un autre est sur la mer.

Ce quatrain rappelle, et il imite, — mais il s’en faut qu’il égale, — le début du livre II Re Rerum Natura.

Victor Hugo reprend ses avantages quand il obéit à sa propre inspiration, qu’elle soit sombre comme dans ces vers :

<poem> Sur la montagne, au fond du bois, l’antre apparaît, Large et noir ; on dirait l’arcade sourcilière De quelque géant sombre enfoui sous le lierre ; Le roc farouche ébauche un vague froncement,

On croit voir un regard dans cette ombre
PENDANT UN VOYAGE EN HOLLANDE.


ou qu’elle soit gracieuse, comme dans ceux-ci :

Je préfère à Paris, au Louvre, aux Tuileries,
Aux grands carrosses d’or couronnés de laquais,
Aux spectacles, aux bals, aux fêtes, aux banquets,
Au cirque éblouissant où plane l’écuyère,
Les chansons qu’on entend le soir dans la bruyère.

Des pages en prose, souvent presque illisibles, du carnet j’ai réussi à détacher ces morceaux ou ces réflexions :

Être aveugle et être aimé, c’est là une des formes les plus exquises du bonheur. Avoir toujours près de soi une femme, une fille, une sœur, un être charmant qui est là parce que vous avez besoin d’elle et parce qu’elle ne peut se passer de vous, l’entendre aller et venir, parler, chanter, et sentir qu’on est le but de ces pas, de cette parole, de ce chant, devenir dans l’obscurité et par l’obscurité l’astre charmant autour duquel gravite un ange, peu de félicités égalent celle-là… L’âme cherche l’âme à tâtons et la trouve. N’être jamais quitté, avoir sans cesse là cette douce faiblesse qui vous secourt, s’appuyer à la ruse et se sentir inébranlable, quel ravissement ! Le cœur, cette divine fleur obscure, entre dans un épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre pour toute la lumière. L’âme ange est là, toujours là. On ne voit rien, et l’on se sent adoré. Il y a toujours un baiser près de soi.

Les empires faits de gloire meurent d’une déroute ; les empires faits de honte d’une banqueroute.


Le communisme, c’est vieux comme la barbarie, vieux comme le commencement, c’est vieux comme l’enfance.


Vienne une révolution, laissez passer les années, et ces profondes couches populaires, cette populace, cette canaille souvent sublime, et il en sortira de quoi bâtir des Temples. Les plus beaux marbres sont faits de la boue du déluge.


IV. — OCTOBRE 1871 A JANVIER 1872. — JANVIER A AOUT 1877

Il y a deux lacunes dans les extraits des Carnets de Victor Hugo que M. Gustave Simon a publiés dans le second volume de Choses vues (édition de l’Imprimerie nationale). L’une embrasse la période écoulée entre le mois d’octobre 1871 et la seconde quinzaine de janvier 1872. L’autre s’étend du 1er janvier au 1er août 1877. Les deux carnets que je possède comblent ces vides. À la différence de ceux que j’ai déjà analysés, ils ne renferment pas des notes prises par Victor Hugo en vue d’œuvres littéraires ; ils sont plutôt une sorte de mémorandum quotidien où le poète enregistre les faits de sa vie et tient la comptabilité de ses actes aussi bien que de ses dépenses. Tout s’y trouve et il s’en faut, par conséquent, que tout ait le même intérêt. Il y a de menus détails, des dates et des chiffres, qu’il serait fastidieux de reproduire. Il y a aussi des incidents de la vie familiale quoi serait indiscret de révéler. Je n’extrairai donc de ces Carnets que les choses essentielles, celles qui font mieux connaître le grand homme et qui ajoutent soit à sa physionomie propre, soit aux événements dont il fut l’acteur ou le témoin.


Mercredi, 11 octobre 1871. Après le dîner est venu M. John Pradier, fils du statuaire. Homme distingué, mais fataliste et préoccupé de chiromancie. Il a regardé nos mains. Il m’a dit qu’il lui faudrait pour parler des miennes avoir sous les yeux en même temps celles de Dante et de Shakspeare. Il a prédit à Victor de grandes destinées, y compris la gravure. Il lui a dit en regardant la ligne de vie : Vous avez dû être en danger de mort vers l’âge de douze ans. (Ce qui est vrai. En 1842, époque de sa pleurésie purulente, Victor avait treize ans.) Il a ajouté : Prenez garde. Vous serez encore en danger de mort entre quarante-cinq et cinquante ans. »

La prédiction de John Pradier se réalisa avec une exactitude presque mathématique, puisque François-Victor Hugo mourut le 26 décembre 1873, à l’âge de quarante-cinq ans ! Cette coïncidence ne dut pas échapper à Victor Hugo, dont on verra grandir et s’exprimer la croyance aux mystères de l’au-delà.

19 octobre. — Henriette (sa vieille bonne) est arrivée ce matin de Guernesey. Elle nous raconte ce qui s’est passé à mon sujet. Il paraît qu’on a voulu brûler ma maison, vu que c’est moi qui ai brûlé Paris et tué l’archevêque (assassinat de Mgr Darboy par la Commune). Pendant que les curés catholiques disaient cela dans le Luxembourg, les curés protestants le disaient en Angleterre.

20. — La veuve Leroy m’écrit. Elle est condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée. Elle voudrait subir sa peine en compagnie d’Urbain, condamné aussi, qu’elle devait épouser. Je lui réponds pour leur conseiller de se marier. Il sera difficile ensuite de leur refuser de faire leur peine ensemble. Puis viendra l’amnistie.


L’HORLOGE DE THUIN

Madame Emile de Girardin était venue passer dix jours à Jersey en septembre 1853. Elle y avait introduit l’usage des tables tournantes et parlantes. Victor Hugo fut le dernier à céder. Mais, dès qu’ils le tinrent, les esprits ne le lâchèrent plus et exercèrent sur lui une influence dont plusieurs pièces des Contemplations portent la trace. « Ivre d’ombre et d’immensité, » il crut à ces « esprits mystérieux » qui, échappés du royaume des morts, venaient « essuyer sur son front, dans l’horreur de la nuit, la sueur de l’abime avec un pan de leurs linceuls. »

Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ?
Est-ce toi qui heurtais l’autre nuit à ma porte
Pendant que je ne dormais pas ?
C’est donc vers moi que vient lentement ta lumière ?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.

Ecrite à Marine Terrace dans la nuit du 30 mars 1854, cette poésie mystique prolongeait son écho dans la note que Victor Hugo écrivait sur son carnet le 24 octobre 1873. Sa foi dans les « esprits » n’avait pas faibli.

Cette nuit, je ne dormais pas. Il était environ trois heures du matin. Un coup sec et très fort a été frappé au pied de mon lit contre la porte de ma chambre. J’ai pensé à ma fille morte et j’ai dit en moi-même : Est-ce toi ? Puis j’ai songe au complot bonapartiste dont on parle, à un nouveau Deux-Décembre possible, et j’ai demandé en moi-même : Est-ce un avertissement ? J’ai ajouté mentalement : Si c’est bien toi qui es là, et si tu viens m’avertir à l’occasion de ce complot, frappe deux coups. — Et j’ai attendu : une demi-heure environ s’est écoulée. La nuit était profonde et tout faisait silence dans la maison. Tout à coup, deux frappements se sont fait entendre contre la porte. Ils étaient cette fois sourds, mais distincts et très nets. — J’ai voulu continuer ce dialogue avec l’inconnu, et m adressant toujours à ma fille, j’ai dit dans ma pensée : Si tu crois nécessaire que je mette ma famille en sûreté à Guernesey, frappe trois coups. — J’ai attendu encore deux heures ; mais il n’y a point eu de frappement. Je ne me suis endormi qu’au jour.

Victor Hugo s’efforçait depuis quelques semaines d’assurer à Henri Rochefort, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée, l’exécution de sa peine en France. Il avait vu Thiers le Ier octobre et il avait obtenu une promesse. Il s’intéressait aussi à Henry Maret, dont la femme avait sollicité son intervention. Madame Jules Simon appuyait généreusement ces démarches.

28. — J’ai été aujourd’hui à Versailles voir Rochefort qui est toujours dans la prison de Saint-Pierre où il m’écrit qu’il s’ennuie formidablement. Froid vif, brouillard. Je suis parti à 11 heures et demie. Dans le wagon, j’ai rencontré Mme Henry Maret. Nous avons causé de son mari, toujours malade, et de plus, prisonnier. Je l’ai rassurée. Nous réussirons à le faire entrer dans une maison de santé. Puis viendra l’amnistie. Arrivée à Versailles à midi et demi. Force formalités, D’abord M. Barthélemy-Saint-Hilaire. Nous avons causé amicalement ; dans l’intérêt de Roche fort, j’ai été doux, et ma révolution a fait bon ménage avec la réaction de M. Barthélemy-Saint-Hilaire. J’ai obtenu qu’on transférât Rochefort le plus tôt possible à Tours, où il aura un bon climat et une demi-liberté. Après M. Barthélemy-Saint-Hilaire, le préfet de Versailles, le secrétaire général, le directeur de la prison, etc. Il était trois heures quand j’ai pu voir Rochefort. On nous a laissés seuls tous les deux dans une cellule meublée d’un grabat et d’une latrine et où il y a deux fois le nom de Mourot gravé sur le plâtre du mur. C’est là en effet que Mourot a été enfermé. Rochefort commence à perdre patience. Je l’ai relevé en lui annonçant la très prochaine translation à Tours. Je lui ai dit que j’allais m’atteler à l’amnistie, et qu’il faudrait bien qu’on nous la donnât, et je l’ai invité à dîner pour le deuxième dimanche de mai 1872. Cela lui a rendu sa gaité et je l’ai quitté confiant dans l’avenir et content. Je suis resté avec lui une heure et demie. J’étais de retour à Paris à six heures du soir. Dans les gares, j’ai remarqué que les officiers qui vont et viennent entre Paris et Versailles lisaient beaucoup l’Ordre (le journal bonapartiste fait par Duvernois).

31 octobre. — Il y a trois jours, quand j’étais à Versailles pour voir Rochefort, j’ai vu passer dans l’avenue de Paris un groupe d’hommes entouré de soldats, marchant rapidement. C’étaient des prisonniers de la Commune qu’on emmenait je ne sais où. Ils étaient une centaine, gardés par une cinquantaine de fusiliers. La plupart avaient l’air fier, résolu et insouciant. Tous portaient en bandoulière ou à la main un sac ou un paquet ; quelques-uns, plusieurs. Ils allaient pêle-mêle en cohue, sans aucun alignement. Leurs vêtements avaient toutes les souillures de la promiscuité dans la paille, qui est si vite fumier. Je les regardais, ému. Un d’eux s’est mépris sur la fixité de mon regard et m’a dit presque avec colère : Vous pouvez me regarder, allez !

J’ai dit hier à Peyrat en parlant des hommes de la Commune le mot que j’avais dit aux quatre membres du Comité central qui sont venus me consulter le 19 mars ; Prenez garde ; vous partez d’un droit pour aboutir à un crime.


Le 2 novembre, Barthélemy-Saint-Hilaire avait écrit à Victor Hugo que Thiers désirait le voir. Le poète hésita. Pourtant, à l’idée qu’il pourrait sauver quelques têtes, il accepta. L’entrevue eut lieu le 4 novembre.


4 novembre. — Thiers m’a fait dire : Je voudrais causer avec vous. J’irais vous chercher à Paris, mais je suis le plus occupé de nous deux. Voulez-vous venir à Versailles ? J’y suis allé aujourd’hui, malgré un froid vif et un gros rhume. Nous avons causé deux heures. Je l’ai fort ébranlé sur les exécutions à mort dont je lui ai montré la responsabilité sur lui, et je lui ai passionnément conseillé l’amnistie. Il est mal à son aise, l’Assemblée étant la maîtresse. J’ai obtenu pour Rochefort qu’on le transférât aux iles Sainte-Marguerite. Je lui ai dit mon succès pour lui, en attendant l’amnistie. Il est ravi, il m’a répété : C’est toujours vous qui me sauvez.

10 novembre. — Avant-hier Suzanne, en nettoyant son fourneau, y a trouvé une sorte de trou fermé par une trappe. Elle l’a ouvert et l’a trouvé plein de boutons d’uniformes ayant tous du drap arraché. Il y avait plus de trois cents boutons. Elle a parlé de cette trouvaille à la portière, qui lui a dit : Ah ! vous avez découvert cela. Chut ! Il a bien fallu sauver tous ces pauvres malheureux, qu’on voulait fusiller.


Je sais un écrivain qui, après avoir beaucoup admiré Victor Hugo, sur lequel il s’est répandu en éloges dithyrambiques, a manifesté un brusque refroidissement, dont il a donné des raisons littéraires. Je crains que le véritable motif de ce changement ne se trouve dans ce passage du carnet.


15 novembre. — M. X. est venu. J’ai dit qu’on le fasse entrer dans mon cabinet. Quand je suis venu l’y rejoindre, je l’ai vu, à ma grande surprise, lisant les papiers qui étaient sur ma table, et notamment des vers que j’étais en train de faire. Il s’est excusé avec beaucoup d’embarras. Je lui ai témoigné mon mécontentement.


Le 19, Victor Hugo entend dans la nuit deux coups frappés à son chevet. Il les note, sans commentaire. Deux jours après, il reçoit la visite de Mlle Esnault, qu’il qualifie de « médecin spirite. » Y a-t-il une corrélation entre cette visite et cette note ?

21. — Cette nuit, je me suis réveillé, j’avais dans l’oreille, tout près de moi, de sourds frappements à mon chevet. C’étaient des coups lents et réguliers. Cela a duré un quart d’heure. J’écoutais. Cela ne discontinuait pas. J’ai prié. Cela a cessé. J’ai dit : Si c’est toi, ma fille, ou toi, mon fils, frappe deux coups. Au bout de dix minutes environ, deux coups ont été frappés, mais contre le mur au pied du lit. J’ai dit, toujours mentalement : Est-ce un conseil que tu m’apportes ? Dois-je quitter Paris ? Dois-je rester ? Si je dois rester, frappe un coup. Si je dois partir, frappe trois coups. — J’ai écouté. Silence. Plus de réponse. Je me suis rendormi. Le phénomène a duré près d’une heure.

22 novembre. — Cette nuit j’ai entendu trois coups. Serait-ce la réponse à la question d’hier ? Elle serait peu claire, étant si tardive.


A plusieurs reprises, le carnet mentionne ces mêmes frappements nocturnes, tantôt « obstinés, sourds et même métalliques, » tantôt doux, et ils émeuvent d’autant plus le poète qu’il continue à croire à la possibilité d’un pronunciamento bonapartiste et que des amis lui affirment qu’il en sera la première victime.

Il n’est pas allé à l’Académie depuis le 1er décembre 1851, la veille du coup d’Etat. Elle s’est rappelée à lui le 29 octobre par une lettre du secrétaire, M. Pingard, qui lui demande une procuration nouvelle (l’ancienne ayant été brûlée dans l’incendie du ministère des Finances) pour toucher les indemnités qui lui appartiennent. Le 6 décembre, un avis lui annonce qu’en vue de quatre élections décidées, l’Académie procédera le 19 et le 21 a la discussion des titres des candidats. Le 15, le Duc d’Aumale, qui est un de ceux-ci, fait sa visite à Victor Hugo. Avant d’emprunter au carnet cette conversation d’un si haut intérêt, j’en extrais cette curieuse note, antérieure de trois jours, et dont il ne fut certainement pas question entre les deux illustres interlocuteurs :


Nadaud et Cantagrel sont venus me voir à propos de la réclamation des biens d’Orléans. Ils me demandent s’il n’y aurait pas lieu d’étouffer cette réclamation sous la réclamation et la renonciation générale de tous les proscrits qui ont droit à des restitutions et à des Indemnités. C’est mon avis, à condition que notre renonciation accompagne notre réclamation.


Voici maintenant, dans son texte intégral, le récit de la visite que fit à Victor Hugo, le 15 décembre 1871, le Duc d’Aumale, candidat à l’Académie française :


Tout à l’heure, j’étais en train d’écrire à M. Vigneaux, qui vient d’être condamné pour avoir dit des choses vraies, à de l’amende et à de la prison. Mariette est entrée et m’a remis cette carte : Duc d’Aumale.

(La carte de visite est collée à cette place sur le carnet.)


J’ai fait entrer le Prince. Je lui ai trouvé le même air sympathique et cordial qu’autrefois à la Chambre des Pairs. Seulement, j’ai des cheveux blancs et lui a la moustache grise. — Il m’a dit : Monsieur, en me présentant chez Victor Hugo, je rends visite à l’académicien, mais je viens voir l’homme. — Je l’ai remercié, et nous nous sommes serré la main. — Il m’a dit : C’est moi qui vous remercie, c’est nous qui vous remercions, et il m’a parlé des pages sur Louis-Philippe dans les Misérables. Puis il m’a félicité de mon attitude à Bruxelles, et de ma lettre du 26 mai. — Je lui ai dit : C’est ma loi, je défends les vaincus. J’ai défendu la Commune vaincue contre l’Assemblée victorieuse, Si la chance eût été pour l’Hôtel de Ville, de Paris contre le palais de Versailles, j’eusse défendu l’Assemblée contre la Commune. — Il m’a dit : C’est vrai, on le sait, et vos ennemis même l’avouent. — Puis nous avons causé. Il est convenu que l’avenir est à la République. Il m’a parlé de ma rencontre avec son frère Joinville en pleine mer il y a trois ans. Il est resté près de trois quarts d’heure. En me quittant, il m’a dit : On admire en vous le génie, il faut aussi admirer l’âme. — Nous nous sommes séparés cordialement. En sortant de mon cabinet, il m’a dit : Vous êtes républicain, et moi je suis citoyen. Je lui ai répondu : devenez-le ; et nous nous sommes de nouveau serré la main. La République est évidemment indestructible pour lui et il m’a paru en accepter sincèrement la nécessité.

Notre conversation a eu de l’intérêt. Il m’a demandé ce que je pensais du 18 mars. Je lui ai répondu : que c’est l’Assemblée qui l’a fait. J’ai ajouté : Paris avait la fièvre héroïque, Paris avait une sortie rentrée. L’Assemblée a commis le crime de provoquer Paris et elle a eu le reste de la colère de Paris contre la Prusse. C’est la faute des gens de Versailles. Il a rêvé un moment, et m’a dit : Vous avez raison, c’est vrai.

A un autre moment, il m’a dit : A huit ans, je savais les Orientales et il a ajouté : Ce sont les Orientales qui ont fait Flourens. Je lui sais gré d’être allé en Crète. Que pensez-vous de Flourens ? J’ai répondu : Je tai surnommé le paladin rouge. — C’est cela, a repris le Duc d’Aumale : un républicain chevalier. J’estime cette nature-là.

Il m’a parlé de Charles. Il m’a dit : Quel fils vous aviez là ! Quel superbe esprit et quel grand cœur ! Je lisais tout ce qu’il écrivait, et il a ajouté : Hélas ! j’ai été éprouvé comme vous. Et les larmes lui sont venues aux yeux.

Une des choses sur lesquelles il a insisté, c’est l’amnistie. Il m’a dit : Je n’aurais jamais voulu la mort que pour les assassins. J’ai répliqué : La mort pour personne.


Dans cette conversation mouvementée et imprévue, les deux personnages sont dignes l’un de l’autre, et leur générosité est égale. Le Duc d’Aumale n’avait pas attendu l’occasion de cette rencontre avec Victor Hugo pour exprimer les sentiments que lui avait causés l’admirable portrait de Louis-Philippe dans les Misérables. Il l’avait lu en 1862 avec une surprise et une émotion qui lui avaient fait plusieurs fois venir les larmes aux yeux. S’il n’avait pas écrit directement à Victor Hugo pour le remercier de « ces pages éloquentes » et de ces « traits sublimes, » il avait pris pour intermédiaire de son émotion et de sa gratitude, dans une belle lettre, le général Le Flô, par lequel l’auteur des Misérables la connut. Ce souvenir rendit, sept ans après, leur conversation plus facile.

Si l’on s’étonne que Victor Hugo transcrivit ainsi sur son carnet, sans en être gêné, un hommage rendu à son « génie, » voici un trait plus familier, et qui fait honneur à sa simplicité :


Ma chambre étant humide au point que le mur ruisselle, et rentrant à minuit, j’ai apporté mon matelas dans mon cabinet, j’y ai fait mon lit, et j’y ai couché. Je ne veux pas donner cette peine de refaire mon lit aux domestiques. Je ferai ainsi tous les soirs, sans le leur dire, jusqu’à ce que j’aie dans mon cabinet un lit-canapé. Le matin, je rapporte moi-même mon matelas dans ma chambre, et la donne Mariette, si dévouée et si zélée, ne s’aperçoit de rien.


Je note comme faits essentiels dans la fin de l’année 1871 une visite du baron de Vieil-Castel, candidat à l’Académie, un vieillard de bonne compagnie, qui m’a fait l’éloge de son concurrent, et une conversation avec Gambetta dans un dîner chez Lecanu.


Le dîner a été intime et cordial, Gambetta revenait de Versailles, où a été discutée la rentrée des d’Orléans à la Chambre. Il croit à mon élection, dont je doute, que je subirais comme un devoir et que je ne désire pas. Il m’a chaudement parlé de ce que j’ai fait à Bruxelles et m’a dit : Vous avez arrêté net le gouvernement réactionnaire belge, et vous avez eu raison de dire : fis m’ont expulsé, mais ils m’ont obéi. — Nous avons causé de la gauche qu’il croit impossible à rallier, de Louise Michel qui, à part quelques mots de trop, a été admirable, de l’amnistie, de l’Institut. Nous sommes rentrés chez nous à onze heures.


L’élection dont Gambetta avait parlé à Victor Hugo était Sélection législative du 7 janvier 1872 dans le département de la Seine. Victor Hugo avait été pressenti, mais il n’avait pas mis un grand empressement à accepter la candidature. Les démarches se firent plus pressantes. Il fallait répondre aux comités.


27 décembre. — Sont venus un délégué du Cercle des Travailleurs et un délégué du Comité de la rue Bréa. Je suis content de moi. J’ai déclaré que j’entendais substituer au mandat impératif le mandat contractuel, c’est-à-dire le contrat synallagmatique entre le mandant et le mandataire. Cela compromet mon élection, mais maintient la dignité de ma conscience. C’est bien.

28. — D’Alton Shée, Pelleport, M. Constant Laurent. Ils viennent, m’annoncer qu’une délégation de la réunion de la rue d’Assas viendra aujourd’hui me prier d’g assister ce soir. La députation se présente… (Quatre personnes.) Presque en même temps arrive une députation du comité de la rue Bréa. Je les reçois ensemble. Invitation m’est faite d’aller ce soir à la réunion publique de la rue d’Assas, et quasi-sommation d’accepter le mandat impératif. Je déclare que je ne suis pas candidat, que je suis à la disposition du peuple de Paris, mais que je ne sollicite aucun suffrage ; que je n’irai donc à aucune réunion publique ; que j’accepte le mandat contractuel, contrat synallagmatique entre le mandant et le mandataire, et que je repousse, comme offensant pour la conscience et la dignité de l’élu, le mandat impératif ; que, si on insiste, je déclare décliner toute candidature. Après discussion, les deux dépurations se rendent et cèdent sur tous les points


La reprise projetée de Ruy Blas, lu chez lui par Victor Hugo aux acteurs de l’Odéon, paraît plus l’intéresser que l’élection législative, « tracassée » par le préfet de police, qui retarde l’apposition des affiches. Le scrutin justifia les doutes que Victor Hugo avait exprimés à Gambetta.


A minuit, Victor est venu me dire le résultat de l’élection. Comme je m’y attendais, je n’ai pas été nommé. J’ai eu 93 123 voix, M. Vautrain 121 158. Environ 150 000 électeurs manquent, rayés, déportés ou fusillés.

8 janvier. — Il paraît que la droite est effrayée de mes voix et persiste à refuser de rentrer à Paris. Louis Blanc a entendu ce mot : Il y a donc encore 93 000 gredins à Paris ?

Il ne reste pas grand’chose à glaner dans les dernières pages du carnet. Consacrées à de menus faits, elles mentionnent les différentes répétitions de Ruy Blas, où Meurice et Vacquerie finissent par remplacer Victor Hugo. La suspension du Rappel y occupe aussi une place. Mais peu de détails intéressants émergent de cette succession de faits et de dates, enregistrés par le poète avec un soin quotidien qui ne se lasse pas.

Je note ce passage :

21 janvier. — Visite de M. Mottu. Je lui dis mon idée de payer les trois milliards avec un impôt de trois pour cent une fois payé sur le capital. Ce serait une sorte de Nuit du 4 août de la propriété. Il me demande si je tiens à la priorité de l’idée, je lui dis que je ne tiens qu’au succès. Il me demande la permission j que je lui accorde, de prendre cette initiative dans son journal Le RADICAL.

À propos de Ruy Blas Victor Hugo fait deux observations :

28 janvier. — Avant le dîner, j’ai lu à Vacquerie, à Meurice et à Victor les vers A la France que j’ai faits ce matin pour la reprise. Les vers pourraient être interdits par la censure, ils seraient réclamés par le public. De là des troubles à la première représentation. Leur avis, comme le mien, est qu’il vaut mieux n’en pas parler.

Nous avons reparlé de Mélingue dans don César. Mélingue, je le crains, prouvera que j’ai eu raison de dire : il jouera bien le rôle et le dira mal.


A la date du 8 février, cet écho des Misérables : Pour aider une Fantine à payer les mois de nourrice de son enfant : un mois, 30 francs


A la date du 11 :

Le bonhomme de l’Institut est venu m’apporter le mois de janvier : 166 fr. 66.

A la date du 18, un nom nouveau, appelé à faire quelque bruit, apparaît pour la première fois :


J’ai eu à dîner tous nos amis du dimanche, plus M. Armand Gouzien. — Après le dîner sont venus Louis Blanc, Pet/rat, Clemenceau, le maire de Montmartre au 18 mars, que Lockroy m’a présenté.


Le carnet s’achève le 20 février, à deux heures du matin, sur les bulletins du triomphe de Ruy Blas, qu’un mot résume : » Succès comme Hernani. »

Le carnet qui va du Ier janvier au 1er août 1877 se ressent, si vigoureux que soient ses 75 ans, de la vieillesse de l’auteur. L’écriture est fatiguée et heurtée. Il renferme des notations de plus en plus brèves et devient plutôt un répertoire, comme il le qualifie d’ailleurs lui-même au revers de la première page dans une note curieuse.


Je note ici, pour tous les répertoires du même genre que j’ai écrits depuis vingt ans au jour le jour, que de certaines mentions qui semblent énigmatiques (telles que Heberthe, T. 17, Sartorius, Aristote, Turris alverna, Calido mena, les 40 Géants, C. R. etc.) sont pour moi simplement des points de repère, et m’indiquent, sous une forme compréhensible à moi seul, les ouvrages auxquels je travaille au moment où j’écris sur ces cahiers. Les premiers jours du mois marquent la sollicitude du grand-père pour sa petite-fille Jeanne, atteinte d’une affection à l’œil. Sa guérison obtenue, elle a une réplique qui enchante le vieillard.


Je demande à Jeanne : Comment va ton œil ? Elle me répond : Je ne vais pas chez l’occulisse, parce qu’il va toujours de plus en mieux.


Puis ce sont, au courant des jours, des comptes, des placements, des retraits de fonds, des promenades notées, les voyages à Versailles pour le Sénat, des visites et des convives reçus, des amis perdus, des publications, des incidents de la vie de famille. Des « frappements nocturnes » reviennent souvent : je retiens le plus caractéristique :


Cette nuit, vers deux heures, frappement à ma porte, très fort et tellement prolongé que j’ai ouvert ma porte. Il n’y avait personne, et évidemment il y avait quelqu’un. Credo in Deum æternum et in an imam immortalem.

Le 26 février l’anniversaire du poète amène chez lui une grande foule avec laquelle fait contraste cette délicieuse scène intime : Dîner et soirée pour mon jour de naissance. Nos convives du dimanche plus Mme Foucher, Lesclide et Lockroy. Au dessert Jeanne s’est levée et a dit :

Moi la plus petite,
Je bois au plus grand.

Et elle a ajouté : Silence. — La parole… Papapa. Vive Victor Hugo !

13 mars. — Hier au soir, un médecin m’a amené Une jeune fille de vingt-deux ans atteinte d’une maladie inconnue. Elle n’a pas dormi depuis cinq ans. Pas une heure. Elle passe, son temps à lire mes livres et sait par cœur tout ce que fut écrit. Le docteur croit à mon influence sur elle et m’a prié de lui ordonner de dormir. Je l’ai fait.


Deux passades du carnet évoquent d’anciens et chers souvenirs.

27 avril. — Je suis allé à 11 heures chez Mlle Louise Bertin, quai de Conti, 15. J’ai revu le salon : le portrait du père, par Ingres, est dans un coin. Tous les souvenirs de jeunesse. De tous ceux qui vivaient aux Roches, en 1829, il ne reste plus que moi. Tout cela m’a gonflé le cœur. A quand moi ? A bientôt évidemment. J’ai serré la main à Léon Say. Je suis allé jusqu’à l’église. J’ai suivi le corbillard.

1er juin. — M. Léon Say m’envoie des reliques de mes enfants, trouvées chez Mlle Louise Bertin, des lettres de ma douce fille Léopoldine, quatre portraits de mes quatre enfants par leur mère, et un portrait de Charles à l’âge de cinq ans par Louis Boulanger.


Le 22 mai, l’empereur du Brésil fait au poète, une visite qu’il avait annoncée avant de partir pour l’Europe. J’en donne ici, avec l’entrevue qui suivit, le récit, dont j’ai déjà publié quelques courts fragments.


9 heures du matin. — Visite de l’empereur du Brésil, longue conversation. Très noble esprit. Il a vu sur une table l’Art d’être grand-père. Je le lui ai offert, et j’ai pris une plume. Il m’a dit : Qu’allez-vous écrire ? J’ai répondu : deux noms, le vôtre et le mien. Il m’a dit : rien de plus, j’allais vous le demander. J’ai écrit : A dom Pedro de Alcantara. Victor Hugo. Il m’a dit : Et la date ? J’ai ajouté : 22 mai 1877. Il m’a dit : Je voudrais un de vos dessins. J’avais là une vue que j’ai faite du château de Vianden. Je la lui ai donnée. Il m’a dit : A quelle heure dînez-vous ? J’ai répondu : A huit heures. Il m’a dit : Je viendrai un de ces jours vous demander à dîner. J’ai répondu : Le jour que vous voudrez, vous serez le bienvenu. Il a comblé de caresses Georges et Jeanne. Il m’a dit en entrant : Rassurez-moi, je suis un peu timide. En parlant des rois et des empereurs, il dit : Mes collègues. Un moment, il a dit : Mes droits… Il s’est repris : Je n’ai pas de droits, je n’ai qu’un pouvoir dû au hasard. Je dois l’exemple pour le bien. Progrès et liberté. Quand Jeanne est entrée, il m’a dit : J’ai une ambition. Veuillez me présenter à Mlle Jeanne. J’ai dit à Jeanne : Jeanne, je te présente l’empereur du Brésil. Jeanne s’est bornée à dire à demi-voix : Il n’a pas de costume. L’Empereur lui a dit : Embrassez-moi, mademoiselle. Elle a avancé sa joue. Il a repris : Mais, Jeanne, jette tes bras autour de mon cou. Elle l’a serré dans ses petits bras. Il m’a demandé leur photographie et la mienne et m’a promis la tienne. Il m’a quitté à onze heures. Il m’a parlé d’une façon si grave et si intelligente qu’en nous séparant, je lui al dit : Sire, vous êtes un grand citoyen. — Encore un détail. En lui présentant Georges, je lui ai dit : Sire, jr présente mon petit-fils à Votre Majesté. Il a dit à Georges : Mon enfant, il n’y a qu’une majesté ici, c’est Victor Hugo.

23 mai. — J’ai mis ma photographie (où il y a Georges et Jeanne) sous une enveloppe avec cette inscription : À celui qui a pour ancêtre Marc-Aurèle, et je l’ai portée au Grand Hôtel, où demeure dom Pedro, et j’ai dit : Remettez cela à l’empereur du Brésil.

29 mai. — En rentrant, j’ai trouvé l’empereur du Brésil qui venait dîner avec moi. Il était accompagné du vicomte de Buen-Retiro, qu’il m’a présenté en disant : Je vous amène mon ami. M. de Buen-Retiro est un homme fort distingué. L’Empereur m’a remis sa photographie signée Pedro de Alvantara et datée 22 mai 1877. Nous avions Vacquerie et nos convives du mardi. Au dessert, j’ai porté un toast à mon « hôte illustre. » Il m’a répondu par un toast à moi-même. Causerie jusqu’à minuit. À minuit, luncheon. Il s’est retiré vers une heure.


La mort d’Autran avait créé une vacance à l’Académie, où Victor Hugo avait repris séance, pour la première fois depuis le coup d’État, le 29 janvier 1874, afin d’apporter son suffrage à Alexandre Dumas fils. L’élection du successeur d’Autran eut lieu le 7 juin. Trois candidats étaient en présence : Leconte de Lisle, Sardou et le duc d’Audiffret-Pasquier. Voici comment Victor Hugo s’exprime dans son carnet sur celle élection :


De chez Adam, à l’Institut. Je suis arrivé à trois heures un quart. La séance était commencée, trente-sept membres. (Trois absents : le mort, Autran ; un malade, Duvergier de Hauranne ; un boudeur, Dupauloup.) Majorité 19. Premier tour : Sardou 18, Pasquler 17, Leconte de Lisle 2 (Auguste Barbier et moi). Deuxième tour, mêmes chiffres. Troisième tour : Sardou 19, Pasquier 17, Leconte de Lisle 1 (moi). Sardou nommé. Barbier, en quittant Leconte de Lisle pour Sardou, a fait l’élection.

Accueil glacial que me fait l’Académie, excepté d’Aumale, qui m’a vivement salué, Jules Favre et Dumas fils, qui présidait. Jules Simon s’est levé de sa place, a traversé la salle et est venu me prendre les mains. Je lui ai dit à très haute voix : Jamais je ne vous ai serré la main avec plus de plaisir qu’aujourd’hui. En face de moi, Broglie, livide. Charles Blanc est venu s’asseoir près de moi. Jules Simon m’a présente M. Mézières.


On était en plein coup d’État du 16 mai. Cette coïncidence explique les attitudes notées par Victor Hugo, l’hostilité manifestée contre lui par la majorité de l’Académie, son hommage à Iules Simon, que le maréchal de Mac-Mahon avait « démissionné, » et l’embarras du duc de Broglie. Dès le premier moment, Victor Hugo avait pris parti avec violence contre le nouveau gouvernement. Le 31 mai, il écrivait sur son carnet :

Je décide, en présence de ce qui semble se préparer, que je mettrai en sûreté mes manuscrits. Je ferai le contraire pour ma personne, car la vie risquée complète le devoir rempli.


Le carnet mentionne toutes les réunions auxquelles Victor Hugo prit part, soit au Sénat, soit chez lui ; mais aucun détail n’a assez d’importance pour être relevé. Il n’y a de véritable intérêt qu’avec la discussion contre la dissolution, combattue par Victor Hugo.


21-22-23 juin. — Je n’ai pu écrire jour par jour, tant a été violent le tourbillon. J’ai commencé le 21 juin par songer à la douce Claire ; c’est l’anniversaire de sa mort (21 juin 1846) ; puis j’ai mis dans mon portefeuille du Sénat la lettre de Petite Jeanne avec mon discours pour lui porter bonheur.

Nous sommes partis pour Versailles par le train d’une heure. A deux heures et demie, je suis monté à la tribune. Mon discours a duré trois quarts d’heure. Les ministres se sont tus. Jules Simon l’a constaté. Puis il a parlé à son tour, supérieurement. Réponse de M. de Broglie, tortueuse et médiocre. Pendant la suspension de la séance, je suis allé au vestiaire du Sénat, qui est au second étage, changer de linge. Je m’y suis rencontré avec Jules Simon ; nous nous sommes de nouveau serré la main. M. Béranger a parlé. Fort bien. Pendant son discours, j’ai corrigé les épreuves du mien (pour le Journal officiel). La séance n’a fini qu’à huit heures un quart. On a allumé les lustres ; C’est curieux aujourd’hui, le plus long jour de l’année. L’archiviste du Sénat, est venu me demander le manuscrit de mon discours pour les archives du Sénat. Je verrai si je dois le donner.

Audiffret-Pasquier m’a paru assez aigre pendant que je parlais. M’en veut-il ? Nous sommes rentrés à Paris, et nous avons dîné à neuf heures, avec la charmante Mme Ménard. Les enfants étaient couchés. Le lendemain, à mon, réveil, Jeanne est entrée dans ma chambre et m’a dit : « Au Sénat, ça s’est-il bien passé ? »

Le lendemain 22, retour à Versailles. La discussion continue. M. Berthauld. Le nouveau ministre de l’Instruction publique, M. Brunet, qui a présidé la Cour d’assises où Charles a été condamné au printemps de 1870 pour avoir défendu deux soldats. Ce Brunet est violent. Il insulte Jules Simon, qui l’aplatit, et Martel, qu’il écrase. M. Laboulaye parle. Bien. Dissolution volée par 119 contre 130. Nous revenons à la gare par le tramway 13 ; 13, et nous sommes un vendredi, dit un superstitieux


Le 21 juillet évoque une note plus gracieuse :


Ma fête. Georges et Jeanne m’ont apporté mes initiales en fleurs. Jeanne m’a donné le V et Georges l’II. Ils m’ont récité et remis des vers de moi, écrits pour eux. Georges : Le Pain sec, et Jeanne : Le Printemps.


Le carnet s’achève sur ce tableau charmant d’apaisement intérieur. Encadré par ses deux petits-enfants, le vieillard magnifique s’y montre avec cette tendresse émue qui lui inspira les plus délicieux morceaux de l’Art d’être grand-père. Quoi qu’on en ait dit, il y avait un grand cœur dans ce grand génie.


Louis BARTIIOU.

  1. Sources : Carnets de Victor Hugo. — Gustave Simon : Les Annales, du 2 janvier au 6 mars 1910. — V. Hugo : Choses vues et Théâtre en Liberté. (Édition de l’Imprimerie nationale.) Les textes inédits empruntés aux Carnets sont imprimés en italiques.