Œuvres de Spinoza/Vie de Benoît de Spinoza
Œuvres de Spinoza, tome 2, Charpentier, 1861 [nouvelle édition], II (p. i-xl).
Spinoza, ce philosophe dont le nom fait tant de bruit dans le monde, était juif d’origine. Ses parents, peu de temps après sa naissance, le nommèrent Baruch. Mais ayant dans la suite abandonné le judaïsme, il changea lui-même son nom, et se donna celui de Benoît dans ses écrits et dans les lettres qu’il signa. Il naquit à Amsterdam, le 24 novembre, en l’année 1632. Ce qu’on dit ordinairement, et qu’on a même écrit, qu’il était pauvre et de basse extraction, n’est pas véritable ; ses parents, juifs portugais, honnêtes gens et à leur aise, étaient marchands à Amsterdam, où ils demeuraient sur le Burgwal, dans une assez belle maison, près de la vieille synagogue portugaise. Ses manières d’ailleurs civiles et honnêtes, ses proches et alliés, gens accommodés, et les biens laissés par ses père et mère, font foi que sa race, aussi bien que son éducation, étaient au-dessus du commun. Samuel Carceris, juif portugais, épousa la plus jeune de ses deux sœurs. L’aînée s’appelait Rebecca, et la cadette Miriam de Spinoza, dont le fils, Daniel Carceris, neveu de Benoît de Spinoza, se porta pour l’un de ses héritiers après sa mort, ce qui paraît par un acte passé devant le notaire Libertus Loef, le 30 mars 1677, en forme de procuration adressée à Henri Van der Spyck, chez qui Spinoza logeait lors de son décès.
Spinoza fit voir dès son enfance, et encore mieux ensuite dans sa jeunesse, que la nature ne lui avait pas été ingrate. On reconnut aisément qu’il avait l’imagination vive et l’esprit extrêmement prompt et pénétrant.
Comme il avait beaucoup d’envie de bien apprendre la langue latine, on lui donna d’abord pour maître un Allemand. Pour se perfectionner ensuite dans cette langue, il se servit du fameux François Van den Ende, qui la montrait alors à Amsterdam, et y exerçait en même temps la profession de médecin. Cet homme enseignait avec beaucoup de succès et de réputation, de sorte que les plus riches marchands de la ville lui confièrent l’instruction de leurs enfants avant qu’on eût reconnu qu’il montrait à ses disciples autre chose que le latin ; car on découvrit enfin qu’il répandait dans l’esprit de ces jeunes gens les premières semences de l’athéisme. C’est un fait que je pourrais prouver, s’il en était besoin, par le témoignage de plusieurs gens d’honneur qui vivent encore, et dont quelques-uns ont rempli la charge d’ancien dans notre église d’Amsterdam, et en ont fait les fonctions avec édification. Ces bonnes âmes ne se lassent point de bénir la mémoire de leurs parents qui les ont arrachés encore à temps de l’école de Satan en les tirant des mains d’un maître si pernicieux et si impie.
Van den Ende avait une fille unique qui possédait elle-même la langue latine si parfaitement, aussi bien que la musique, qu’elle était capable d’instruire les écoliers de son père en son absence, et de leur donner leçon. Comme Spinoza avait occasion de la voir et de lui parler très-souvent, il en devint amoureux, et il a souvent avoué qu’il avait eu dessein de l’épouser. Ce n’est pas qu’elle fût des plus belles ni des mieux faites ; mais elle avait beaucoup d’esprit, de capacité et d’enjouement, ce qui avait touché le cœur de Spinoza, aussi bien que d’un autre disciple de Van den Ende, nommé Kerkering, natif de Hambourg. Celui-ci s’aperçut bientôt qu’il avait un rival, et ne manqua pas d’en devenir jaloux ; ce qui l’obligea à redoubler ses soins et ses assiduités auprès de sa maîtresse. Il le fit avec succès, quoique le présent qu’il avait fait auparavant à cette fille d’un collier de perles de la valeur de deux ou trois cents pistoles contribuât sans doute à gagner ses bonnes grâces. Elle les lui accorda donc et lui promit de l’épouser, ce qu’elle exécuta fidèlement après que le sieur Kerkering eut abjuré la religion luthérienne, dont il faisait profession, et embrassé la catholique. On peut consulter sur ce sujet le Dictionnaire de M. Bayle, tome III, éd. 2, à l’article de Spinoza, à la page 2770 ; aussi bien que le Traité du docteur Kortholt De tribus Impostoribus, éd. 2, dans la préface.
À l’égard de Van den Ende, comme il était trop connu en Hollande pour y trouver de l’emploi, il se vit obligé d’en aller chercher ailleurs. Il passa en France, où il fit une fin très-malheureuse, après y avoir subsisté pendant quelques années de ce qu’il gagnait à sa profession de médecin. F. Halma, dans sa traduction flamande de l’article de Spinoza, page 5, rapporte que Van den Ende, ayant été convaincu d’avoir attenté à la vie de Mgr le dauphin, fut condamné à être pendu et exécuté. Cependant quelques autres qui l’ont connu très-particulièrement en France avouent, à la vérité, cette exécution, mais ils en rapportent autrement la cause. Ils disent que Van den Ende avait tâché de faire soulever les peuples d’une des provinces de France, qui, par ce moyen, espéraient rentrer dans la jouissance de leurs anciens priviléges ; en quoi il avait ses vues de son côté : qu’il songeait à délivrer les Provinces-Unies de l’oppression où elles étaient alors, en donnant assez d’occupation au roi de France en son propre pays pour être obligé d’y employer une grande partie de ses forces ; que c’était pour faciliter l’exécution de son dessein qu’on avait fait équiper quelques vaisseaux, qui cependant arrivèrent trop tard. Quoi qu’il en soit, Van den Ende fut exécuté ; mais s’il eût eu attenté à la vie du dauphin, il eût apparemment expié son crime d’une autre manière et par un supplice plus rigoureux[2].
POUR ÉTUDIER À FOND LA PHYSIQUE
Après avoir bien appris la langue latine, Spinoza se proposa l’étude de la théologie, et s’y attacha pendant quelques années. Cependant, quoiqu’il eût déjà beaucoup d’esprit et de jugement, l’un et l’autre se fortifiaient encore de jour à autre, de sorte que, se trouvant plus de disposition à la recherche des productions et des causes naturelles, il abandonna la théologie pour s’attacher entièrement à la physique. Il délibéra longtemps sur le choix qu’il devait faire d’un maître dont les écrits lui pussent servir de guide dans le dessein où il était. Mais enfin, les œuvres de Descartes étant tombées entre ses mains, il les lut avec avidité ; et dans la suite il a souvent déclaré que c’était de là qu’il avait puisé ce qu’il avait de connaissance en philosophie. Il était charmé de cette maxime de Descartes, qui établit qu’on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n’ait été auparavant prouvé par de bonnes et solides raisons. Il en tira cette conséquence, que la doctrine et les principes ridicules des rabbins juifs ne pouvaient être admis par un homme de bon sens, puisque ces principes sont établis uniquement sur l’autorité des rabbins mêmes, sans que ce qu’ils enseignent vienne de Dieu, comme ils le prétendent à la vérité, mais sans fondement et sans la moindre apparence de raison.
Il fut dès lors fort réservé avec les docteurs juifs, dont il évita le commerce autant qu’il lui fut possible ; on le vit rarement dans leurs synagogues, où il ne se trouvait que par manière d’acquit ; ce qui les irrita extrêmement contre lui, car ils ne doutaient point qu’il ne dût bientôt les abandonner et se faire chrétien. Cependant, à dire la vérité, il n’a jamais embrassé le christianisme, ni reçu le saint baptême ; et quoiqu’il ait eu de fréquentes conversations depuis sa désertion du judaïsme avec quelques savants mennonites, aussi bien qu’avec les personnes les plus éclairées des autres sectes chrétiennes, il ne s’est pourtant jamais déclaré pour aucune, et n’en a jamais fait profession.
Le sieur François Halma, dans la Vie de Spinoza[3], qu’il a traduite en flamand, rapporte, pages 6, 7 et 8, que les juifs lui offrirent une pension peu de temps avant sa désertion pour l’engager à rester parmi eux sans discontinuer de se faire voir de temps en temps dans leurs synagogues. C’est aussi ce que Spinoza lui-même a souvent affirmé au sieur Van der Spyck, son hôte, aussi bien qu’à d’autres, ajoutant que les rabbins avaient fixé la pension qu’ils lui destinaient à 1,000 florins ; mais il protestait ensuite que quand ils lui eussent offert dix fois autant, il n’eût pas accepté leurs offres ni fréquenté leurs assemblées par un semblable motif, parce qu’il n’était pas hypocrite et qu’il ne recherchait que la vérité. M. Bayle rapporte en outre qu’il lui arriva un jour d’être attaqué par un juif au sortir de la comédie, qu’il en reçut un coup de couteau au visage ; et quoique la plaie ne fût pas dangereuse, Spinoza voyait pourtant que le dessein du juif avait été de le tuer. Mais l’hôte de Spinoza aussi bien que sa femme, qui tous deux vivent encore, m’ont rapporté ce fait tout autrement. Ils le tiennent de la bouche de Spinoza même, qui leur a souvent raconté qu’un soir, sortant de la vieille synagogue portugaise, il vit quelqu’un auprès de lui, le poignard à la main ; ce qui l’ayant obligé à se tenir sur ses gardes et à s’écarter, il évita le coup, qui porta seulement dans ses habits. Il gardait encore alors le justaucorps percé du coup, en mémoire de cet événement. Cependant, ne se croyant plus assez en sûreté à Amsterdam, il ne songeait qu’à se retirer en quelque autre lieu à la première occasion ; car il voulait d’ailleurs poursuivre ses études et ses méditations physiques dans quelque retraite paisible et éloignée du bruit.
Il s’était à peine séparé des juifs et de leur communion qu’ils le poursuivirent juridiquement selon leurs lois ecclésiastiques et l’excommunièrent. Il a avoué plusieurs fois que la chose s’était ainsi passée, et déclaré que depuis il avait rompu toute liaison et tout commerce avec eux. C’est aussi ce dont M. Bayle convient, aussi bien que le docteur Musæus. Des juifs d’Amsterdam, qui ont très-bien connu Spinoza, m’ont pareillement confirmé la vérité de ce fait, ajoutant que c’était le vieux Chacham Abuabh, rabbin alors de grande réputation parmi eux, qui avait prononcé publiquement la sentence d’excommunication. J’ai sollicité inutilement les fils de ce vieux rabbin de me communiquer cette sentence ; ils s’en sont excusés sur ce qu’ils ne l’avaient pas trouvée parmi les papiers de leur père, quoiqu’il me fût aisé de voir qu’ils n’avaient pas envie de s’en dessaisir ni de la communiquer à personne.
Il m’est arrivé ici, à la Haye, de demander un jour à un savant juif quel était le formulaire dont on se servait pour interdire ou excommunier un apostat. J’en eus pour réponse qu’on le pouvait lire dans les écrits de Maimonides, au Traité Hilcoth Thalmud Thorah, chapitre 7, v. 2, et qu’il était conçu en peu de paroles. Cependant c’est le sentiment commun des interprètes de l’Écriture qu’il y avait trois sortes d’excommunication parmi les anciens juifs ; quoique ce sentiment ne soit pas suivi par le savant Jean Seldenus, qui n’en établit que deux dans son Traité (latin) du Sanhédrin des anciens Hébreux, livre 1, chapitre 7, page 64. Ils nommaient Niddui la première espèce d’excommunication, qu’ils partageaient en deux branches : premièrement, on séparait le coupable et on lui fermait l’entrée de la synagogue pour une semaine ; après lui avoir fait auparavant une sévère réprimande et l’avoir fortement exhorté à se repentir et à se mettre en état d’obtenir le pardon de sa faute. À quoi n’ayant pas satisfait, on lui donnait encore trente jours ou un mois pour rentrer en lui-même.
Pendant ce temps-là il lui était défendu d’approcher personne plus près de huit ou dix pas, et personne n’osait non plus avoir aucun commerce avec lui, excepté ceux qui lui apportaient à boire et à manger ; et cette interdiction était nommée l’excommunication mineure. M. Hofman, dans son Lexicon, tome II, page 213, ajoute qu’il était défendu à un chacun de boire et manger avec un tel homme ou de se laver dans un même bain ; qu’il pouvait cependant, s’il voulait, se trouver aux assemblées pour y écouter seulement et pour s’instruire. Mais si, pendant ce terme d’un mois, il lui naissait un fils, on lui refusait la circoncision ; et si cet enfant venait à mourir, il n’était pas permis de le pleurer ni d’en témoigner aucun deuil ; au contraire, pour marque d’une éternelle infamie, ils couvraient d’un monceau de pierres le lieu où il était inhumé, ou bien ils y roulaient une seule pierre extrêmement grosse dont ce même lieu était couvert.
M. Goerée, dans son livre intitulé Antiquités judaïques, tome I, page 641, soutient que parmi les Hébreux personne n’a jamais été puni d’une interdiction ou excommunication particulière, n’y ayant rien de semblable parmi eux qui fût en usage ; mais presque tous les interprètes des saintes Écritures enseignent le contraire, et on en trouvera peu, soit juifs ou chrétiens, qui approuvent son sentiment.
La seconde espèce d’interdiction ou excommunication était appelée Cherem. C’était un bannissement de la synagogue accompagné d’horribles malédictions, prises pour la plupart du Deutéronome, chapitre 28, c’est là le sentiment du docteur Dilherr, qu’il explique au long au tome II, Disp. Re. et philolog., page 319. Le savant Lightfoot, sur la première Épître aux Corinthiens, 5, 5, au tome II de ses œuvres, page 890, enseigne que cette interdiction ou bannissement était mise autrefois en usage lorsque, le terme de trente jours expiré, le coupable ne se présentait point pour reconnaître sa faute ; et c’est là, selon son sentiment, la seconde branche de l’interdiction ou excommunication mineure. Les malédictions qui y étaient insérées étaient tirées de la loi de Moïse, et elles étaient prononcées solennellement contre le coupable en présence des juifs, dans une de leurs assemblées publiques. On allumait alors des cierges ou chandelles, qui brûlaient pendant tout le temps que durait la lecture de la sentence d’excommunication ; laquelle étant finie, le rabbin éteignait les cierges, pour marquer par là que ce malheureux homme était abandonné à son sens réprouvé et entièrement privé de la lumière divine. Après une pareille interdiction, il n’était pas permis au coupable de se trouver aux assemblées, même pour s’instruire et pour écouter. Cependant on lui donnait encore un nouveau délai d’un mois, qui s’étendit ensuite jusqu’à deux et trois, dans l’espérance qu’il pourrait rentrer en lui-même et demander pardon de ses fautes ; mais lorsqu’il n’en voulait rien faire, on fulminait enfin la troisième et dernière excommunication.
C’est cette troisième sorte d’excommunication qu’ils appelaient Schammatha. C’était une interdiction ou bannissement de leurs assemblées ou synagogues, sans espérance d’y pouvoir jamais rentrer ; c’était aussi ce qu’ils appelaient d’un nom particulier leur grand anathème ou bannissement. Quand les rabbins le publiaient dans l’assemblée, ils avaient, dans les premiers temps, accoutumé de sonner du cornet, pour répandre ainsi une plus grande terreur dans l’esprit des assistants. Par cette excommunication, le criminel était privé de toute aide et assistance de la part des hommes, aussi bien que des secours de la grâce et de la miséricorde de Dieu, abandonné à ses jugements les plus sévères, et livré pour jamais à une ruine et une condamnation inévitables. Plusieurs estiment que cette excommunication est la même que celle dont il est fait mention en l’Épître I aux Corinthiens, chapitre 16, verset 22, où l’apôtre la nomme Maranatha. Voici le passage : « S’il y a quelqu’un qui n’aime pas le Seigneur Jésus, qu’il soit anathème maharam motha ou maranatha ; » c’est-à-dire qu’il soit anathème ou excommunié à jamais ; ou, suivant l’explication de quelques autres, le Seigneur vient, à savoir, pour juger cet excommunié et pour le punir. Les juifs avancent que le bienheureux Énoch est l’auteur de cette excommunication, et que c’est de lui qu’ils la tiennent, et qu’elle a passé jusqu’à eux par une tradition certaine et incontestable.
À l’égard des raisons pour lesquelles quelqu’un pouvait être excommunié, les docteurs juifs en rapportent deux principales, suivant le témoignage de Lightfoot au lieu même que nous avons cité, à savoir, pour dettes ou à cause d’une vie libertine et épicurienne.
On était excommunié pour dettes lorsque le débiteur condamné par le juge à payer refusait cependant de satisfaire à ses créanciers. On l’était pareillement pour mener une vie licencieuse et épicurienne ; quand on était convaincu d’être blasphémateur, idolâtre, violateur du sabbat ou déserteur de la religion et du service de Dieu. Car au Traité du Talmud sanhédrin, folio 99, un épicurien est défini un homme qui n’a que du mépris pour la parole de Dieu et pour les enseignements des sages, qui les tourne en ridicule, et qui ne se sert de sa langue que pour proférer des choses mauvaises contre la majesté divine.
Ils n’accordaient aucun délai à un tel homme. Il encourait l’excommunication, qu’on fulminait aussitôt contre lui. D’abord il était nommé et cité le premier jour de la semaine par le portier de la synagogue ; et comme il refusait ordinairement de comparaître, celui qui l’avait cité en faisait publiquement son rapport en ces termes : « J’ai, par ordre du directeur de l’École, cité N. N., qui n’a pas répondu à la citation, ni voulu comparaître. » On procédait alors par écrit à la sentence d’excommunication, qui était après signifiée au criminel et servait d’acte d’interdiction ou bannissement, dont chacun pouvait tirer copie en payant. Mais s’il arrivait qu’il comparût et qu’il persévérât néanmoins dans ses sentiments avec opiniâtreté, son excommunication lui était seulement prononcée de bouche ; à quoi les assistants joignaient encore l’affront de le bafouer et de le montrer au doigt.
Outre ces deux causes d’excommunication, le savant Lightfoot, au lieu ci-devant cité, en rapporte vingt-quatre autres, tirées des écrits des anciens juifs ; mais ce qu’il dit sur ce sujet nous mènerait trop loin, et est d’une trop grande étendue pour être inséré ici.
Enfin, à l’égard du formulaire dont ils usaient dans les sentences d’excommunication publiées de bouche ou exprimées par écrit, voici ce qu’en dit le docteur Seldenus, au lieu déjà cité, page 59, et qu’il a tiré des écrits de Maimonides : « On énonçait premièrement le crime de l’accusé, ou ce qui avait donné lieu à la poursuite qu’on faisait contre lui ; à quoi on joignait ensuite ces malédictions conçues en peu de paroles : Cet homme, N. N., soit excommunié de l’excommunication Niddui, Cherem ou Schammatha ; qu’il soit séparé, banni, ou entièrement extirpé du milieu de nous. »
J’ai longtemps cherché quelqu’un des formulaires dont les juifs usaient dans ces sortes d’excommunications, mais ç’a été inutilement ; il n’y a point de juif qui ait pu ou voulu m’en communiquer aucun. Mais enfin le savant M. Surenbusius, professeur des langues orientales dans l’école illustre d’Amsterdam, et qui a une parfaite connaissance des coutumes et des écrits des juifs, m’a mis en main le formulaire de l’excommunication ordinaire et générale dont ils se servent pour retrancher de leur corps tous ceux qui vivent mal et désobéissent à la loi. Il est tiré du cérémonial des juifs nommé Colbo, et il me l’a donné traduit en latin. On peut cependant le lire dans Seldenus, page 524, livre 4, chapitre 7 de son traité De jure naturæ et gentium.
Spinoza s’étant séparé ouvertement des juifs, dont il avait auparavant irrité les docteurs en les contredisant et découvrant leurs fourberies ridicules, on ne doit pas s’étonner s’ils le firent passer pour un blasphémateur, un ennemi de la loi de Dieu et un apostat, qui ne s’était retiré du milieu d’eux que pour se jeter entre les bras des infidèles ; et il ne faut pas douter qu’ils n’aient fulminé contre lui la plus terrible des excommunications. C’est aussi ce qui m’a été confirmé par un savant juif, qui m’a assuré qu’au cas que Spinoza ait été excommunié, c’était certainement l’anathème Schammatha qu’on avait prononcé contre lui. Mais Spinoza n’étant pas présent à cette cérémonie, on mit par écrit sa sentence d’excommunication, dont copie lui fut signifiée. Il protesta contre cet acte d’excommunication, et y fit une réponse en espagnol qui fut adressée aux rabbins, et qu’ils reçurent comme nous le marquerons dans la suite.
La loi et les anciens docteurs juifs marquent expressément qu’il ne suffit pas d’être savant, mais qu’on doit en outre s’exercer dans quelque art mécanique ou profession, pour s’en pouvoir aider à tout événement et y gagner de quoi subsister. C’est ce que dit positivement Raban Gamaliel dans le Traité du Talmud Pirke Aboth, chapitre 2, où il enseigne que l’étude de la loi est quelque chose de bien désirable lorsqu’on y joint une profession ou quelque art mécanique ; car, dit-il, l’application continuelle à ces deux exercices fait qu’on n’en a point pour faire le mal et qu’on l’oublie ; et tout savant qui ne s’est pas soucié d’apprendre quelque profession devient à la fin un homme dissipé et déréglé en ses mœurs ; et le rabbin Jéhuda ajoute que tout homme qui ne fait pas apprendre un métier à ses enfants fait la même chose que s’il les instruisait à devenir voleurs de grand chemin.
Spinoza, savant dans la loi et dans les coutumes des anciens, n’ignorait pas ces maximes et ne les oublia pas, tout séparé des juifs et excommunié qu’il était. Comme elles sont fort sages et raisonnables, il en fit son profit, et apprit un art mécanique avant d’embrasser une vie tranquille et retirée, comme il y était résolu. Il apprit donc à faire des verres pour des lunettes d’approche et pour d’autres usages, et il y réussit si parfaitement qu’on s’adressait de tous côtés à lui pour en acheter, ce qui lui fournit suffisamment de quoi vivre et s’entretenir. On en trouva dans son cabinet, après sa mort, encore un bon nombre qu’il avait polis ; et ils furent vendus assez cher, comme on peut le justifier par le registre du crieur public qui assista à son inventaire et à la vente de ses meubles.
Après s’être perfectionné dans cet art, il s’attacha au dessin, qu’il apprit de lui-même, et il réussit bien à tracer un portrait avec de l’encre ou du charbon. J’ai entre les mains un livre entier de semblables portraits, où l’on en trouve de plusieurs personnes distinguées qui lui étaient connues ou qui avaient eu occasion de lui faire visite. Parmi ces portraits je trouve à la quatrième feuille un pêcheur dessiné en chemise, avec un filet sur l’épaule droite, tout à fait semblable pour l’attitude au fameux chef des rebelles de Naples, Masaniello, comme il est représenté dans l’histoire et en taille-douce. À l’occasion de ce dessin, je ne dois pas omettre que le sieur Van der Spyck, chez qui Spinoza logeait lorsqu’il est mort, m’a assuré que ce crayon ou portrait ressemblait parfaitement bien à Spinoza, et que c’était assurément d’après lui-même qu’il l’avait tiré. Il n’est pas nécessaire de faire mention des personnes distinguées dont les portraits crayonnés se trouvent pareillement dans ce livre parmi ses autres dessins.
De cette manière il pouvait fournir à ses nécessités du travail de ses mains, et s’attacher à l’étude comme il avait résolu. Ainsi rien ne l’arrêtant plus à Amsterdam, il en partit, s’alla loger chez un homme de sa connaissance qui demeurait sur la route qui mène d’Amsterdam à Auwerkerke. Il y passa le temps à étudier et à travailler à ses verres ; lorsqu’ils étaient polis, ses amis avaient soin de les envoyer prendre chez lui, de les vendre et de lui en faire tenir l’argent.
En l’an 1664 Spinoza partit de ce lieu et se retira à Rhynsburg, proche de Leyde, où il passa l’hiver ; mais aussitôt après il en partit et alla demeurer à Voorburg, à une lieue de la Haye, comme il le témoigne lui-même dans sa trentième lettre écrite à Pierre Balling. Il y passa, comme j’en ai été informé, trois ou quatre ans, pendant quoi il se fit un grand nombre d’amis à la Haye, tous gens distingués par leur condition ou par les emplois qu’ils exerçaient dans le gouvernement ou à l’armée. Ils se trouvaient volontiers en sa compagnie, et prenaient beaucoup de plaisir à l’entendre discourir. Ce fut à leur prière qu’il s’établit enfin et se fixa à la Haye, où il demeura d’abord en pension sur le Veerkaay, chez la veuve Van Velden, dans la même maison où je suis logé pour le présent. La chambre où j’étudie, à l’extrémité de la maison sur le derrière, au second étage, est la même où il couchait et où il s’occupait à l’étude et à son travail. Il s’y faisait souvent apporter à manger et y passait des deux et trois jours sans voir personne. Mais s’étant aperçu qu’il dépensait un peu trop dans sa pension, il loua sur le Pavilioengragt, derrière ma maison, une chambre chez le sieur Henri Van der Spyck, dont nous avons souvent fait mention, où il prit soin lui-même de se fournir ce qui lui était nécessaire pour le boire et pour le manger, et où il vécut à sa fantaisie d’une manière fort retirée.
Il est presque incroyable combien il a été sobre pendant ce temps-là et bon ménager. Ce n’est pas qu’il fût réduit à une si grande pauvreté qu’il n’eût pu faire plus de dépense s’il l’eût voulu ; assez de gens lui offraient leur bourse et toute sorte d’assistance ; mais il était fort sobre naturellement et aisé à contenter, et ne voulait pas avoir la réputation d’avoir vécu, même une seule fois, aux dépens d’autrui. Ce que j’avance de sa sobriété et de son économie se peut justifier par différents petits comptes qui se sont rencontrés parmi les papiers qu’il a laissés. On y trouve qu’il a vécu un jour entier d’une soupe au lait accommodée avec du beurre, ce qui lui revenait à trois sous, et d’un pot de bière d’un sou et demi ; un autre jour il n’a mangé que du gruau apprêté avec des raisins et du beurre, et ce plat lui avait coûté quatre sous et demi. Dans ces mêmes comptes il n’est fait mention que de deux demi-pintes de vin tout au plus par mois ; et quoiqu’on l’invitât souvent à manger, il aimait pourtant mieux vivre de ce qu’il avait chez lui, quelque peu de chose que ce fût, que de se trouver à une bonne table aux dépens d’un autre.
C’est ainsi qu’il a passé ce qui lui restait de vie chez son dernier hôte pendant un peu plus de cinq ans et demi. Il avait grand soin d’ajuster ses comptes tous les quartiers, ce qu’il faisait afin de ne dépenser justement ni plus ni moins que ce qu’il avait à dépenser chaque année. Et il lui est arrivé quelquefois de dire à ceux du logis qu’il était comme le serpent qui forme un cercle la queue dans la bouche, pour leur marquer qu’il ne lui restait rien de ce qu’il avait pu gagner pendant l’année. Il ajoutait que ce n’était pas son dessein de rien amasser que ce qui serait nécessaire pour être enterré avec quelque bienséance, et que, comme ses parents ne lui avaient rien laissé, ses proches et ses héritiers ne devaient pas s’attendre non plus de profiter beaucoup de sa succession.
À l’égard de sa personne, de sa taille et des traits de son visage, il y a encore bien des gens à la Haye qui l’ont vu et connu particulièrement. Il était de moyenne taille ; il avait les traits du visage bien proportionnés, la peau un peu noire, les cheveux frisés et noirs, et les sourcils longs et de même couleur, de sorte qu’à sa mine on le reconnaissait aisément pour être descendu de juifs portugais. Pour ce qui est de ses habits, il en prenait fort peu de soin, et ils n’étaient pas meilleurs que ceux du plus simple bourgeois. Un conseiller d’État des plus considérables, l’étant allé voir, le trouva en robe de chambre fort malpropre, ce qui donna occasion au conseiller de lui faire quelques reproches et de lui en offrir une autre ; Spinoza lui répondit qu’un homme n’en valait pas mieux pour avoir une plus belle robe. Il est contre le bon sens, ajouta-t-il, de mettre une enveloppe précieuse à des choses de néant ou de peu de valeur.
Au reste, si sa manière de vivre était fort réglée, sa conversation n’était pas moins douce et paisible. Il savait admirablement bien être le maître de ses passions. On ne l’a jamais vu ni fort triste ni fort joyeux. Il savait se posséder dans sa colère, et dans les déplaisirs qui lui survenaient, il n’en paraissait rien au dehors ; au moins, s’il lui arrivait de témoigner son chagrin par quelque geste ou par quelques paroles, il ne manquait pas de se retirer aussitôt pour ne rien faire qui fût contre la bienséance. Il était d’ailleurs fort affable et d’un commerce aisé, parlait souvent à son hôtesse, particulièrement dans le temps de ses couches, et à ceux du logis, lorsqu’il leur survenait quelque affliction ou maladie ; il ne manquait point alors de les consoler et de les exhorter à souffrir avec patience des maux qui étaient comme un partage que Dieu leur avait assigné. Il avertissait les enfants d’assister souvent à l’église au service divin, et leur enseignait combien ils devaient être obéissants et soumis à leurs parents. Lorsque les gens du logis revenaient du sermon, il leur demandait souvent quel profit ils y avaient fait et ce qu’ils en avaient retenu pour leur édification. Il avait une grande estime pour mon prédécesseur, le docteur Cordes, qui était un homme savant, d’un bon naturel et d’une vie exemplaire ; ce qui donnait occasion à Spinoza d’en faire souvent l’éloge. Il allait même quelquefois l’entendre prêcher, et faisait état surtout de la manière savante dont il expliquait l’Écriture et des applications solides qu’il en faisait. Il avertissait en même temps son hôte et ceux de la maison de ne manquer jamais aucune prédication d’un si habile homme.
Il arriva que son hôtesse lui demanda un jour si c’était son sentiment qu’elle pût être sauvée dans la religion dont elle faisait profession ; à quoi il répondit : Votre religion est bonne, vous n’en devez pas chercher d’autre ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachant à la piété vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille.
Pendant qu’il restait au logis, il n’était incommode à personne, il y passait la meilleure partie de son temps tranquillement dans sa chambre. Lorsqu’il lui arrivait de se trouver fatigué pour s’être trop attaché à ses méditations philosophiques, il descendait pour se délasser, et parlait à ceux du logis de tout ce qui pouvait servir de matière à un entretien ordinaire, même de bagatelles. Il se divertissait aussi quelquefois à fumer une pipe de tabac ; ou bien, lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir qu’il éclatait quelquefois de rire. Il observait aussi avec le microscope les différentes parties des plus petits insectes, d’où il tirait après les conséquences qui lui semblaient le mieux convenir à ses découvertes.
Au reste, il n’aimait nullement l’argent, comme nous l’avons dit, et il était fort content d’avoir, au jour la journée, ce qui lui était nécessaire pour sa nourriture et pour son entretien. Simon de Vries, d’Amsterdam, qui marque beaucoup d’attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre et qui l’appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d’une somme de 2,000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s’excusa civilement de recevoir cet argent, sous prétexte qu’il n’avait besoin de rien, et que tant d’argent, s’il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations.
Le même Simon de Vries, approchant de sa fin et se voyant sans femme et sans enfants, voulait faire son testament et l’instituer héritier de tous ses biens ; mais Spinoza n’y voulut jamais consentir, et remontra à son ami qu’il ne devait pas songer à laisser ses biens à d’autres qu’à son frère qui demeurait à Schiedam, puisqu’il était le plus proche de ses parents, et devait être naturellement son héritier.
Ceci fut exécuté comme il l’avait proposé ; cependant, ce fut à condition que le frère et héritier de Simon de Vries ferait à Spinoza une pension viagère qui suffirait pour sa subsistance, et cette clause fut aussi fidèlement exécutée. Mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’en conséquence on offrit à Spinoza une pension de 500 florins, qu’il n’accepta pas, parce qu’il la trouvait trop considérable, de sorte qu’il la réduisit à 300. Cette pension lui fut payée régulièrement pendant sa vie ; et après sa mort le même de Vries de Schiedam eut soin de faire encore payer au sieur Van der Spyck ce qui pouvait lui être dû par Spinoza, comme il paraît par la lettre de Jean Rieuwertz, imprimeur de la ville d’Amsterdam, employé dans cette commission : elle est datée du 6 mars 1678 et adressée à Van der Spyck même.
On peut encore juger du désintéressement de Spinoza par ce qui se passa après la mort de son père. Il s’agissait de partager sa succession entre ses sœurs et lui, à quoi il les avait fait condamner par justice, quoiqu’elles eussent mis tout en pratique pour l’en exclure. Cependant, quand il fut question de faire le partage, il leur abandonna tout, et ne réserva pour son usage qu’un seul lit, qui était à la vérité fort bon, et le tour de lit qui en dépendait.
Spinoza n’eut pas plutôt publié quelques-uns de ses ouvrages, qu’il se fit un grand nom dans le monde parmi les personnes les plus distinguées, qui le regardaient comme un beau génie et un grand philosophe. M. Stoupe, lieutenant-colonel d’un régiment suisse au service du roi de France, commandait dans Utrecht en 1673. Il avait été auparavant ministre de la Savoie à Londres, dans les troubles d’Angleterre, au temps de Cromwell ; il devint dans la suite brigadier, et ce fut en faisant les fonctions de cette charge qu’il fut tué à la bataille de Steinkerque. Pendant qu’il était à Utrecht il fit un livre qu’il intitula la Religion des Hollandais, où il reproche, entre autres choses, aux théologiens réformés, qu’ils avaient vu imprimer sous leurs yeux en 1670 le livre qui porte pour titre Tractatus theologico-politicus, dont Spinoza se déclare l’auteur en sa dix-neuvième lettre, sans cependant s’être mis en peine de le réfuter ou d’y répondre. C’est ce que M. Stoupe avançait. Mais le célèbre Braunius, professeur dans l’université de Groningue, a fait voir le contraire dans un livre qu’il fit imprimer pour réfuter celui de M. Stoupe ; et en effet, tant d’écrits publiés contre ce traité abominable montrent évidemment que M. Stoupe s’était trompé. Ce fut en ce temps-là même qu’il écrivit plusieurs lettres à Spinoza, dont il reçut aussi plusieurs réponses, et qu’il le pria enfin de vouloir bien se rendre à Utrecht dans un certain temps qu’il lui marqua. M. Stoupe avait d’autant plus d’envie de l’y attirer, que le prince de Condé, qui prenait alors possession du gouvernement d’Utrecht, souhaitait fort de s’entretenir avec Spinoza ; et c’était dans cette vue qu’on assurait que Son Altesse était si bien disposée à le servir auprès du roi, qu’elle espérait d’en obtenir aisément une pension pour Spinoza, pourvu seulement qu’il pût se résoudre à dédier quelqu’un de ses ouvrages à Sa Majesté. Il reçut cette dépêche accompagnée d’un passe-port, et partit peu de temps après l’avoir reçue. Le sieur Halma, dans la Vie de notre philosophe qu’il a traduite et extraite du Dictionnaire de M. Bayle, rapporte à la page 11 qu’il est certain qu’il rendit visite au prince de Condé, avec qui il eut divers entretiens pendant plusieurs jours, aussi bien qu’avec plusieurs autres personnes de distinction, particulièrement avec le lieutenant-colonel Stoupe. Mais Van der Spyck et sa femme, chez qui il était logé et qui vivent encore à présent, m’assurent qu’à son retour il leur dit positivement qu’il n’avait pu voir le prince de Condé, qui était parti d’Utrecht quelques jours avant qu’il y arrivât, mais que dans les entretiens qu’il avait eus avec M. Stoupe, cet officier l’avait assuré qu’il s’emploierait pour lui volontiers, et qu’il ne devait pas douter d’obtenir à sa recommandation une pension de la libéralité du roi[4] ; mais que pour lui, Spinoza, comme il n’avait pas dessein de rien dédier au roi de France, il avait refusé l’offre qu’on lui faisait avec toute la civilité dont il était capable.
Après son retour, la populace de la Haye s’émut extraordinairement à son occasion ; il en était regardé comme un espion, et ils se disaient déjà à l’oreille qu’il fallait se défaire d’un homme si dangereux, qui traitait sans doute d’affaires d’État dans un commerce si public qu’il entretenait avec l’ennemi. L’hôte de Spinoza en fut alarmé, et craignit avec raison que la canaille ne l’arrachât de sa maison après l’avoir forcée et peut-être pillée ; mais Spinoza le rassura et le consola le mieux qu’il fut possible. « Ne craignez rien, lui dit-il, à mon égard ; il m’est aisé de me justifier : assez de gens, et des principaux du pays, savent bien ce qui m’a engagé à faire ce voyage. Mais, quoi qu’il en soit, aussitôt que la populace fera le moindre bruit à votre porte, je sortirai et irai droit à eux, quand ils devraient me faire le même traitement qu’ils ont fait aux pauvres messieurs de Witt. Je suis bon républicain, et n’ai jamais eu en vue que la gloire et l’avantage de l’État. »
Ce fut en cette même année que l’électeur palatin Charles-Louis, de glorieuse mémoire, informé de la capacité de ce grand philosophe, voulut l’attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie, n’ayant sans doute aucune connaissance du venin qu’il tenait encore caché dans son sein et qui dans la suite se manifesta plus ouvertement. Son Altesse électorale donna ordre au célèbre docteur Fabricius, bon philosophe et l’un de ses conseillers, d’en faire la proposition à Spinoza. Il lui offrait, au nom de son prince, avec la chaire de philosophie, une liberté très-étendue de raisonner suivant ses principes, comme il jugerait le plus à propos, cum amplissima philosophandi libertate. Mais à cette offre on avait joint une condition qui n’accommodait nullement Spinoza : car quelque étendue que fût la liberté qu’on lui accordait, il ne devait aucunement s’en servir au préjudice de la religion établie par les lois. Et c’est ce qui paraît par la lettre du docteur Fabricius, datée de Heidelberg, du 16 février (voyez Spinozæ Oper. posth., Epist. 53, pag. 561). On trouve dans cette lettre qu’il y est régalé du titre de philosophe très-célèbre et de génie transcendant : philosophe acutissime ac celeberrime.
C’était là une mine qu’il éventa aisément, s’il m’est permis d’user de cette expression ; il vit la difficulté, ou plutôt l’impossibilité où il était de raisonner suivant ses principes, et de ne rien avancer en même temps qui fût contraire à la religion établie. Il fit réponse à M. Fabricius, le 30 mars 1673, et refusa civilement la chaire de philosophie qu’il lui offrait. Il lui manda que « l’instruction de la jeunesse serait un obstacle à ses propres études, et que jamais il n’avait eu la pensée d’embrasser une semblable profession. » Mais ceci n’est qu’un prétexte, et il découvre assez ce qu’il a dans l’âme par les paroles suivantes : « De plus, je fais réflexion, dit-il au docteur, que vous ne me marquez point dans quelles bornes doit être renfermée cette liberté d’expliquer mes sentiments pour ne pas choquer la religion, Cogito deinde me nescire quibus limitibus libertas illa philosophandi intercludi debeat, ne videar publice stabilitam religionem perturbare velle. » (Voyez ses Œuvres posthumes, page 563, Lettre 54.)
À l’égard de ses ouvrages, il y en a qu’on lui attribue et dont il n’est pas sûr qu’il soit l’auteur ; quelques-uns sont perdus, ou au moins ne se trouvent point ; les autres sont imprimés et exposés aux yeux d’un chacun.
M. Bayle a avancé que Spinoza composa en espagnol une apologie de sa sortie de la synagogue, et que cependant cet écrit n’aurait jamais été imprimé. Il ajoute que Spinoza y avait inséré plusieurs choses qu’on a depuis trouvées dans le livre qu’il publia sous le titre de Tractatus theologico-politicus ; mais il ne m’a pas été possible d’apprendre aucune nouvelle de cette apologie, quoique, dans les recherches que j’ai faites, j’en aie demandé à des gens qui vivaient familièrement avec lui et qui sont encore pleins de vie.
L’année 1664 il mit sous presse les Principes de la philosophie de M. Descartes démontrés géométriquement, première et seconde partie : Renati Descartes Principiorum philosophiæ pars prima et secunda more geometrico demonstratæ, qui furent bientôt suivis de ses Méditations métaphysiques, Cogitata metaphysica ; et s’il en fût demeuré là, ce malheureux homme aurait encore à présent la réputation qu’il eût méritée de philosophe sage et éclairé.
L’année 1665, il parut un petit livre in-12 qui avait pour titre Lucii Antistii Constantis de jure Ecclesiasticorum, Alethopoli, apud Cajum Valerium Pennatum : Du droit des Ecclésiastiques, par Lucius Antistius Constans, imprimé à Aléthopole, chez Caïus Valerius Pennatus. L’auteur s’efforce de prouver dans cet ouvrage que le droit spirituel et politique que le clergé s’attribue et qui lui est attribué par d’autres ne lui appartient aucunement, que les gens d’Église en abusent d’une manière profane, et que toute leur autorité dépend entièrement de celle des magistrats ou souverains qui tiennent la place de Dieu dans les villes et républiques où le clergé s’est établi ; qu’ainsi ce n’est point leur propre religion que les pasteurs doivent s’ingérer d’enseigner, mais celle que le magistrat leur ordonne de prêcher. Tout ceci, au reste, n’est établi que sur les principes mêmes dont Hobbes s’est servi dans son Léviathan.
M. Bayle nous apprend[5] que le style, les principes et le dessein du livre d’Antistius étaient semblables à celui de Spinoza qui a pour titre Tractatus theologico-politicus ; mais ce n’est rien dire de positif. Que ce Traité ait paru justement dans le même temps où Spinoza commença d’écrire le sien, et que le Tractatus theologico-politicus ait suivi peu de temps après cet autre Traité, n’est pas une preuve non plus que l’un ait été l’avant-coureur de l’autre. Il est très-possible que deux personnes entreprennent d’écrire et d’avancer les mêmes impiétés ; et parce que leurs écrits viendraient à peu près en même temps, il n’y aurait pas lieu pour cela d’en inférer qu’ils seraient d’un seul et même auteur. Spinoza lui-même, interrogé par une personne de grande considération s’il était l’auteur du premier Traité, le nia positivement, ce que je tiens de personnes dignes de foi. La latinité des deux livres, le style et les manières de parler ne sont pas non plus si semblables comme on prétend : le premier s’exprime avec un profond respect en parlant de Dieu ; il le nomme souvent Dieu très-bon et très-grand, Deum ter optimum maximum. Mais je ne trouve de pareilles expressions en aucun endroit des écrits de Spinoza.
Plusieurs personnes savantes m’ont assuré que le livre impie qui a pour titre l’Écriture sainte expliquée par la philosophie, Philosophia sacræ Scripturæ interpres[6], et le Traité dont nous avons fait mention venaient l’un et l’autre d’un même auteur, à savoir, L… M… Et quoique la chose me semble fort vraisemblable, je la laisse pourtant au jugement de ceux qui peuvent en avoir une connaissance plus particulière.
Ce fut en l’an 1670 que Spinoza publia son Tractatus theologico-politicus. Celui qui l’a traduit en flamand a jugé à propos de l’intituler De Regtzinnige Theologant, of Godgeleerde Staattkunde : le Théologien judicieux et politique. Spinoza dit nettement qu’il en est l’auteur, dans sa dix-neuvième lettre, adressée à Oldenbourg ; il le prie, dans cette lettre même, de lui proposer les objections que les personnes savantes formaient contre son livre ; car il avait alors dessein de le faire réimprimer et d’y ajouter des remarques. Au bas du titre du livre, on a trouvé bon de marquer que l’impression en avait été faite à Hambourg, chez Henri Conrad. Cependant il est certain que ni le magistrat, ni les vénérables ministres de Hambourg n’ont jamais souffert que tant d’impiétés eussent été imprimées et débitées publiquement dans leur ville.
Il n’y a point de doute que ce livre fut imprimé à Amsterdam, chez Christophe Conrad, imprimeur, sur le canal de l’Églantir. En 1679, étant appelé en cette ville-là pour quelques affaires, Conrad même m’apporta quelques exemplaires de ce Traité et m’en fit présent, ne sachant pas combien c’était un ouvrage pernicieux.
Le traducteur hollandais a pareillement jugé à propos d’honorer la ville de Brême d’une si digne production, comme si sa traduction y fût sortie de dessous la presse de Hans Jurgen Van der Weyl, en l’année 1694. Mais ce qui est dit de ces impressions de Brême et de Hambourg est également faux, et l’on n’eût pas manqué de trouver les mêmes difficultés dans l’une et dans l’autre de ces deux villes, si on eût entrepris d’y imprimer et publier de pareils ouvrages. Philopater, dont nous avons déjà fait mention, dit ouvertement dans la suite de sa Vie, page 231, que le vieux Jean Hendrikzen Glasemaker, que j’ai fort bien connu, a été le traducteur de cet ouvrage ; et il nous assure en même temps qu’il avait aussi traduit en hollandais les Œuvres posthumes de Spinoza, publiées en 1677. Il fait au reste un si grand cas de ce Traité de Spinoza et l’élève si haut, qu’il semble que le monde n’ait jamais vu son pareil. L’auteur, ou du moins l’imprimeur de la suite de la Vie de Philopater, Aard Wolsgryck, ci-devant libraire à Amsterdam, sur le coin du Rosmaryn-Steeg, fut puni de cette insolence comme il le méritait, et confiné dans la maison de correction, où il fut condamné pour quelques années. Je souhaite de tout mon cœur qu’il ait plu à Dieu de lui toucher le cœur pendant le séjour qu’il a fait en ce lieu, et qu’il en soit sorti avec de meilleurs sentiments. C’est la disposition où j’espère qu’il était lorsque je le vis ici à la Haye, l’été dernier, où il vint pour demander aux libraires le payement de quelques livres qu’il avait ci-devant imprimés et qu’il leur avait livrés.
Pour revenir à Spinoza et à son Tractatus theologico-politicus, je dirai ce que j’en pense, après avoir auparavant rapporté le jugement qu’en ont fait deux célèbres auteurs, dont l’un est de la confession d’Augsbourg et l’autre réformé. Le premier est Spitzelius, qui parle ainsi dans son Traité qui a pour titre Infelix literator, page 363 : « Cet auteur impie (Spinoza), par une présomption prodigieuse qui l’aveuglait, a poussé l’impudence et l’impiété jusqu’à soutenir que les prophéties ne sont fondées que sur l’imagination des prophètes, qu’ils étaient sujets à illusion aussi bien que les apôtres, et que les uns et les autres avaient écrit naturellement suivant leurs propres lumières, sans aucune révélation ni ordre de Dieu ; qu’ils avaient, au reste, accommodé la religion autant qu’ils avaient pu au génie des hommes qui vivaient alors, et l’avaient établie sur des principes connus en ces temps-là et reçus favorablement d’un chacun. Irreligiosissimus auctor, stupenda sui fidentia plane fascinatus, eo progressus impudentiæ et impietatis fuit, ut prophetiam dependisse dixerit a fallaci imaginatione prophetarum, eosque pariter ac apostolos non ex revelatione et divino mandato scripsisse, sed tantum ex ipsorummet naturali judicio ; accommodavisse insuper religionem, quoad fieri potuerit, hominum sui temporis ingenio, illamque fundamentis tum temporis maxime notis et acceptis superædificasse. » C’est cette même méthode que Spinoza, dans son Tractatus theologico-politicus, prétend qu’on peut et qu’on doit même suivre encore à présent dans l’explication de l’Écriture sainte ; car il soutient, entre autres choses, que « comme on s’est conformé aux sentiments établis et à la portée du peuple lorsqu’on a premièrement produit l’Écriture, de même il est à la liberté d’un chacun de l’expliquer selon ses lumières ; et de l’ajuster à ses propres sentiments. »
Si c’était véritable, bon Dieu ! où en serions-nous ? Comment pouvoir maintenir que l’Écriture est divinement inspirée, que c’est une prophétie ferme et stable, que ces saints personnages qui en sont les auteurs n’ont parlé et écrit que par ordre de Dieu et par l’inspiration du Saint-Esprit, que cette même Écriture est très-certainement vraie et qu’elle rend à nos consciences un témoignage assuré de sa vérité, qu’elle est enfin un juge dont les décisions doivent être la règle ferme et inébranlable de nos sentiments, de nos pensées, de notre foi et de notre vie ? C’est alors qu’on pourrait bien dire que la sainte Bible n’est qu’un nez de cire qu’on tourne et forme comme on veut, une lunette ou un verre au travers de qui un chacun peut voir justement ce qui plaît à son imagination, un vrai bonnet de fou qu’on ajuste et tourne à sa fantaisie en cent manières différentes après s’en être coiffé. Le Seigneur te confonde, Satan, et te ferme la bouche !
Spitzelius ne se contente pas de dire ce qu’il pense de ce livre pernicieux, il joint au jugement qu’il en fait celui de M. Manseveld, ci-devant professeur à Utrecht, qui, dans un livre qu’il fit imprimer à Amsterdam en 1674, en parle en ces termes : « Nous estimons que ce Traité doit être à jamais enseveli dans les ténèbres du plus profond oubli : Tractatum hunc ad æternas damnamdum tenebras, etc. » Ce qui est bien judicieux, puisque ce malheureux Traité renverse de fond en comble la religion chrétienne, en ôtant toute autorité aux livres sacrés, sur qui elle est uniquement fondée et établie.
Le second témoignage que je veux produire est celui du sieur Guillaume Van Blyenburg, de Dordrecht, qui a entretenu un long commerce de lettres avec Spinoza, et qui, dans sa trente et unième, insérée dans les Œuvres posthumes de Spinoza, page 476, dit, en parlant de lui-même, qu’il n’a embrassé aucun parti ou vocation, et qu’il subsiste par un négoce honnête qu’il exerce : Liber sum, nulli adstrictus professioni ; honestis mercaturis me alo. Ce marchand, homme savant, dans la préface d’un ouvrage qui porte pour titre : la Vérité de la Religion chrétienne, imprimé à Leyde en 1674, exprime ainsi le jugement qu’il fait du Traité de Spinoza : « C’est un livre, dit-il, rempli de découvertes curieuses, mais abominables, dont la science et les recherches ne peuvent avoir été puisées qu’en enfer. Il n’y a point de chrétien ni même d’homme de bon sens qui ne doive avoir un tel livre en horreur. L’auteur tâche d’y ruiner la religion chrétienne et toutes nos espérances qui en dépendent ; au lieu de quoi il introduit l’athéisme, ou tout au plus une religion naturelle forgée selon le caprice ou l’intérêt des souverains. Le mal y est uniquement réprimé par la crainte du châtiment ; mais, quand on ne craint ni bourreau ni justice, un homme sans conscience peut tout attenter pour se satisfaire, » etc.
Je dois ajouter que j’ai lu avec application ce livre de Spinoza depuis le commencement jusqu’à la fin ; mais je puis en même temps protester devant Dieu de n’y avoir rien trouvé de solide ni qui fût capable de m’inquiéter le moins du monde dans la profession que je fais de croire aux vérités évangéliques. Au lieu de preuves solides, on y trouve des suppositions et ce qu’on appelle dans les écoles petitiones principii. Les choses mêmes qu’on avance y passent pour preuves, lesquelles étant niées et rejetées, il ne reste plus à cet auteur que des mensonges et des blasphèmes. Sans être obligé de donner ni raison ni preuve de ce qu’il avançait, voulait-il de son côté obliger le monde à le croire aveuglément sur sa parole ?
Enfin, divers écrits que Spinoza laissa après sa mort furent imprimés en 1677, qui fut aussi l’année qu’il mourut. C’est ce qu’on appelle ses Œuvres posthumes, Opera posthuma. Les trois lettres capitales B. D. S. se trouvent à la tête du livre, qui contient cinq traités : le premier est un traité de morale démontrée géométriquement (Ethica more geometrico demonstrata) ; le second est un ouvrage de politique ; le troisième traite de l’entendement et des moyens de le rectifier (De emendatione intellectus) ; le quatrième volume est un recueil de lettres et de réponses (Epistolæ et responsiones) ; le cinquième, un abrégé de grammaire hébraïque (Compendium grammatices linguæ hebreæ). Il n’est fait mention ni du nom de l’imprimeur ni du lieu où cet ouvrage a été imprimé ; ce qui montre assez que celui qui en a procuré l’impression n’avait pas dessein de se faire connaître. Cependant l’hôte de Spinoza, le sieur Henri Van der Spyck, qui est encore plein de vie, m’a témoigné que Spinoza avait ordonné qu’immédiatement après sa mort on eût à envoyer à Amsterdam, à Jean Rieuwertz, imprimeur de la ville, son pupitre où ses lettres et papiers étaient enfermés ; ce que Van der Spyck ne manqua pas d’exécuter, selon la volonté de Spinoza. Et Jean Rieuwertz, par sa réponse au sieur Van der Spyck, datée d’Amsterdam, du 25 mars 1677, reconnaît avoir reçu le pupitre en question. Il ajoute sur la fin de sa lettre que « des parents de Spinoza voudraient bien savoir à qui il avait été adressé, parce qu’ils s’imaginaient qu’il était plein d’argent, et qu’ils ne manqueraient pas de s’en informer aux bateliers à qui il avait été confié ; mais, dit-il, si l’on ne tient pas à la Haye registre des paquets qu’on envoie ici par le bateau, je ne vois pas comment ils pourront être éclaircis, et il vaut mieux en effet qu’ils n’en sachent rien, etc. » Et c’est par ces mots qu’il finit sa lettre, par laquelle on voit clairement à qui on a l’obligation d’une production si abominable.
Des personnes savantes ont déjà suffisamment découvert les impiétés contenues dans ces Œuvres posthumes, et averti en même temps tout le monde de s’en donner garde. Je n’ajouterai que peu de chose à ce qu’elles ont écrit. Le traité de morale commence par des définitions ou descriptions de la Divinité. Qui ne croirait d’abord, à un si beau début, que c’est un philosophe chrétien qui parle ? Toutes ces définitions sont belles, particulièrement la sixième, où Spinoza dit que « Dieu est un être infini ; c’est-à-dire une substance qui renferme en soi-même une infinité d’attributs, dont chacun représente et exprime une essence éternelle et infinie. » Mais quand on examine de plus près ses sentiments, on trouve que le dieu de Spinoza n’est qu’un fantôme, un dieu imaginaire, qui n’est rien moins que Dieu. Ainsi c’est à ce philosophe qu’on peut bien appliquer ce que l’Apôtre dit des impies, Tit. 1, 16 : « Ils font profession de reconnaître un Dieu par leurs discours, mais ils le renient par leurs œuvres. » Ce que David dit des impies, psaume 14, 1, lui convient bien encore : « L’insensé a dit en son cœur qu’il n’y a point de Dieu. » Quoi qu’en ait dit Spinoza, c’est là véritablement ce qu’il pense. Il se donne la liberté d’employer le nom de Dieu et de le prendre dans un sens inconnu à tout ce qu’il y a jamais eu de chrétiens. C’est ce qu’il avoue lui-même dans sa vingt et unième lettre à M. Oldenbourg : « Je reconnais, dit-il, que j’ai de Dieu et de la nature une idée bien différente de ce que les chrétiens modernes veulent en établir. » — « J’estime que Dieu est le principe et la cause de toutes choses, immanente et non pas passagère (Deum, rerum omnium causam immanentem, non vero transeuntem, statuo). » Et pour appuyer son sentiment, il se sert de ces paroles de saint Paul, qu’il détourne en son sens : « C’est en Dieu que nous avons la vie, le mouvement et l’être. » Act., XVII, 28.
Pour comprendre sa pensée, il faut considérer qu’une cause passagère est celle dont les productions sont extérieures et hors d’elle-même, comme quelqu’un qui jette une pierre en l’air ou un charpentier qui bâtit une maison, au lieu qu’une cause immanente agit intérieurement et s’arrête en elle-même sans en sortir aucunement. Ainsi, quand notre âme pense ou désire quelque chose, elle est et s’arrête dans cette pensée ou désir sans en sortir, et elle en est la cause immanente. C’est de cette manière que le Dieu de Spinoza est la cause de cet univers, où il est, et n’est point au delà. Mais comme l’univers a des bornes, il s’ensuivrait que Dieu est un être borné et fini. Et quoiqu’il dise de Dieu qu’il est infini et qu’il renferme une infinité de propriétés, il faut bien qu’il se joue des termes d’éternel et d’infini, puisque par ces mots il ne peut entendre un être qui a subsisté par soi-même avant tous les temps et avant qu’aucun autre être eût été créé ; mais il appelle infini ce à quoi l’entendement humain ne peut trouver de fin ni de bornes ; car les productions de Dieu, selon lui, sont en si grand nombre que l’homme, avec toute la force de son esprit, n’y en saurait concevoir. Elles sont d’ailleurs si bien affermies, si solides et si bien liées l’une à l’autre, qu’elles dureront éternellement.
Il assure pourtant, dans sa vingt et unième lettre, que ceux-là avaient tort qui lui imputaient de dire que Dieu et la matière où Dieu agit ne sont qu’une seule et même chose. Mais enfin il ne peut s’empêcher d’avouer que la matière est quelque chose d’essentiel à la Divinité, qui n’est et n’agit que dans la matière, c’est-à-dire dans l’univers. Le dieu de Spinoza n’est donc autre chose que la nature, infinie à la vérité, mais pourtant corporelle et matérielle, prise en général et avec toutes ses modifications. Car il suppose qu’il y a en Dieu deux propriétés éternelles, cogitatio et extensio, la pensée et l’étendue. Par la première de ces propriétés, Dieu est contenu dans l’univers ; par la seconde, il est l’univers lui-même : les deux jointes ensemble font ce qu’il appelle Dieu.
Autant que j’ai pu comprendre les sentiments de Spinoza, voici sur quoi roule la dispute qu’il y a entre nous qui sommes chrétiens et lui, savoir : si le Dieu véritable est une substance éternelle, différente et distincte de l’univers et de toute la nature, et si, par un acte de volonté entièrement libre, il a tiré du néant le monde et toutes les créatures, ou si l’univers et tous les êtres qu’il renferme appartiennent essentiellement à la nature de Dieu, considéré comme une substance dont la pensée et l’étendue sont infinies. C’est cette dernière proposition que Spinoza soutient. On peut consulter l’Anti-Spinoza de L. Vittichius, page 18 et suiv. Ainsi, il avoue bien que Dieu est la cause généralement de toutes choses ; mais il prétend que Dieu les a produites nécessairement, sans liberté, sans choix et sans consulter son bon plaisir. Pareillement, tout ce qui arrive au monde, bien ou mal, vertu ou crime, péché ou bonnes œuvres, part de lui nécessairement ; et par conséquent il ne doit y avoir ni jugement, ni punition, ni résurrection, ni salut, ni damnation ; car autrement ce Dieu imaginaire punirait et récompenserait son propre ouvrage, comme un enfant fait sa poupée. N’est-ce pas là le plus pernicieux athéisme qui ait jamais paru au monde ? C’est aussi ce qui donne occasion à M. Burmannus, ministre des réformés à Enkhuise, de nommer à juste titre Spinoza le plus impie athée qui ait jamais vu le jour.
Ce n’a pas été mon dessein d’examiner ici toutes les impiétés et les absurdités de Spinoza ; j’en ai rapporté quelques-unes, et me suis attaché à ce qu’il y a de plus capital, seulement dans la vue d’inspirer au lecteur chrétien l’aversion et l’horreur qu’il doit avoir d’une doctrine si pernicieuse. Je ne dois cependant pas oublier de dire qu’il est visible que dans la seconde partie de son traité de morale il ne fait qu’un seul et même être de l’âme et du corps, dont les propriétés sont, comme il les exprime, celle de penser et celle d’être étendue, car c’est ainsi qu’il s’explique à la page 40 : « Quand je parle de corps, je n’entends autre chose qu’une modalité qui exprime l’essence de Dieu d’une manière certaine et précise, en tant qu’il est considéré comme une chose étendue (Per corpus intelligo modum qui Dei essentiam, quatenus ut res extensa consideratur, certo et determinato modo exprimit). » Mais, à l’égard de l’âme qui est et agit dans le corps, ce n’est qu’un autre mode ou manière d’être que la nature produit ou qui se manifeste soi-même par la pensée ; ce n’est point un esprit ou une substance particulière, non plus que le corps, mais une modalité qui exprime l’essence de Dieu, en tant qu’il se manifeste, agit et opère par la pensée. A-t-on jamais ouï de pareilles abominations parmi des chrétiens ? De cette manière, Dieu ne saurait punir ni l’âme ni le corps, à moins que de vouloir se punir et se détruire lui-même. Sur la fin de sa vingt et unième lettre, il renverse le grand mystère de piété, comme il est marqué dans la 1re Épître à Timothée, ch. 3 v. 16 en soutenant que l’incarnation du fils de Dieu n’est autre chose que la sagesse éternelle, qui, s’étant montrée généralement en toutes choses, et particulièrement en nos cœurs et en nos âmes, s’est enfin manifestée d’une manière tout extraordinaire en Jésus-Christ. Il dit, un peu plus bas, qu’il est vrai que quelques Églises ajoutent à cela que Dieu s’est fait homme ; « mais, dit-il, j’ai marqué positivement que je ne connais rien à ce qu’ils veulent dire (Quod quædam Ecclesiæ his addunt, quod Deus naturam humanam assumpserit, monui expresse me quid dicant nescire, etc.). » — « Et cela, dit-il encore, me paraît aussi étrange que si quelqu’un avançait qu’un cercle a pris la nature d’un triangle ou d’un carré. » Ce qui lui donne occasion, sur la fin de sa vingt-troisième lettre, d’expliquer le célèbre passage de saint Jean, le Verbe s’est fait chair, ch. 1, v. 14, par une façon de parler familière aux Orientaux, et de le tourner ainsi : Dieu s’est manifesté en Jésus-Christ d’une manière toute particulière.
Dans mon sermon, j’ai expliqué simplement et en peu de paroles comment, dans ses vingt-troisième et vingt-quatrième lettres, il tâche d’anéantir le mystère de la résurrection de Jésus-Christ, qui est une doctrine capitale parmi nous, et le fondement de nos espérances et de notre consolation. Je ne dois pas m’arrêter plus longtemps à rapporter les autres impiétés qu’il enseigne.
Celui qui a eu soin de publier les Œuvres posthumes de Spinoza compte parmi les écrits de cet auteur qui n’ont point été imprimés un Traité de l’Iris ou de l’arc-en-ciel. Je connais ici, à la Haye, des personnes distinguées qui ont vu et lu cet ouvrage, mais qui n’ont pas conseillé à Spinoza de le donner au public ; ce qui peut-être lui fit de la peine et le fit résoudre à jeter cet écrit au feu six mois avant sa mort, comme les gens du logis où il demeurait m’en ont informé. Il avait encore commencé une traduction du Vieux Testament en flamand, sur quoi il avait souvent conféré avec des personnes savantes dans les langues, et s’était informé des explications que les chrétiens donnaient à divers passages. Il y avait déjà longtemps qu’il avait achevé les cinq livres de Moïse, quand, peu de jours avant sa mort, il jeta tout cet ouvrage au feu dans sa chambre.
Ses ouvrages ont à peine été publiés que Dieu, en même temps, a suscité à sa gloire, et pour la défense de la religion chrétienne, divers champions qui les ont combattus avec tout le succès qu’ils en devaient espérer. Le docteur Théoph. Spitzelius, dans son livre qui a pour titre Infelix litterator, en nomme deux : savoir, François Kuyper, de Rotterdam, dont le livre, imprimé à Rotterdam en 1676, est intitulé Arcana atheismi revelata, etc., les Mystères profonds de l’athéisme découverts ; le second est Régnier de Mansveld, professeur à Utrecht, qui, dès l’année 1674, fit imprimer dans la même ville un écrit sur le même sujet.
L’année suivante, à savoir 1675, on vit sortir de dessous la presse d’Isaac Næranus, sous le titre d’Enervatio, Tractatus theologico-politici, une réfutation de ce Traité de Spinoza composée par Jean Bredenbourg, dont le père avait été ancien de l’Église luthérienne à Rotterdam. Le sieur George-Mathias Kœnig, dans sa Bibliothèque d’Auteurs anciens et modernes, a trouvé à propos de nommer celui-ci, p. 770, un certain tisserand de Rotterdam : textorem quemdam roterodamensem. S’il a exercé un art si mécanique, je puis assurer avec vérité que jamais homme de sa profession n’a travaillé si habilement ni produit un pareil ouvrage ; car il démontre géométriquement, en cet écrit, d’une manière claire et qui ne souffre point de réplique, que la nature n’est et ne saurait être Dieu même, comme l’enseigne Spinoza. Comme il ne possédait pas parfaitement la langue latine, il fut obligé de composer son traité en flamand et de se servir de la plume d’un autre pour le traduire en latin. Il en usa ainsi, comme il le déclare lui-même dans la préface de son livre, afin de ne laisser ni excuse ni prétexte à Spinoza, qui vivait encore, au cas qu’il lui arrivât de ne rien répliquer.
Cependant, je ne trouve pas que tous les raisonnements de ce savant homme portent coup. Il semble d’ailleurs que, dans le corps de son ouvrage, il penche beaucoup vers le socinianisme en quelques endroits ; c’est au moins le jugement que j’en fais, et je ne crois pas qu’en cela il diffère de celui des personnes éclairées, à qui j’en laisse la décision. Il est toujours certain que François Kuyper et Bredenbourg firent imprimer divers écrits l’un contre l’autre à l’occasion de ce Traité[7], et que Kuyper, dans les accusations qu’il formait contre son adversaire, ne prétendait pas moins que de le convaincre lui-même d’athéisme.
L’année 1676 vit paraître le traité de morale de Lambert Veldhuis d’Utrecht : De la Pudeur naturelle et de la dignité de l’homme (Lamberti Velthusii Ultrajectensis tractatus moralis de naturali pudore et dignitate hominis). Il renverse en ce Traité de fond en comble les principes sur lesquels Spinoza a prétendu établir que ce que l’homme fait de bien et de mal est produit par une opération supérieure et nécessaire de Dieu ou de la nature. J’ai fait mention ci-dessus de Jean Bredenbourg, marchand de Dort, qui dès l’an 1674 se mit sur les rangs et réfuta le livre impie de Spinoza qui a pour titre : Tractatus theologico politicus. Je ne puis ici m’empêcher de le comparer à ce marchand dont le Sauveur parle en saint Matthieu, chapitre XIII, v. 45 et 46, puisque ce ne sont point des richesses temporelles et périssables qu’il nous présente en donnant son livre au public, mais un trésor d’un prix inestimable et qui ne périra jamais ; et il serait fort à souhaiter qu’il se trouvât beaucoup de semblables marchands sur les bourses d’Amsterdam et de Rotterdam.
Nos théologiens de la confession d’Augsbourg se sont aussi distingués parmi ceux qui ont réfuté les impiétés de Spinoza. À peine son Tractatus theologico politicus vit le jour, qu’ils prirent la plume et écrivirent contre lui. On peut mettre à leur tête le docteur Musæus, professeur en théologie à Iéna, homme de grand génie, qui dans son temps n’eut peut-être pas son semblable. Pendant la vie de Spinoza, à savoir en l’année 1674, il publia une dissertation de douze feuilles, dont le titre était : Tractatus theologico politicus ad veritatis lumen examinatus (le Traité de théologie et de politique examiné par les lumières du bon sens et de la vérité). Il déclare aux pages 2 et 3 l’aversion qu’il a pour une production si impie et l’exprime en ces termes : Jure merito quis dubitet num ex illis quos ipse dæmon ad humana divinaque jura pervertenda magno numero conduxit, repertus fuerit qui in iis depravandis operosior fuerit quam hic impostor, magno Ecclesiæ malo et Reipublicæ detrimento natus : « Le diable séduit un grand nombre d’hommes, qui semblent tous être à ses gages et s’attachent uniquement à renverser ce qu’il y a de plus sacré au monde. Cependant il y a lieu de douter si parmi eux aucun a travaillé à ruiner tout droit humain et divin avec plus d’efficace que cet imposteur, qui n’a eu autre chose en vue que la perte de l’État et de la religion. » Aux pages 5, 6, 7 et 8, il expose fort nettement les expressions philosophiques de Spinoza, explique celles qui peuvent souffrir un double sens, et montre clairement dans quel sens Spinoza s’en est servi, afin de comprendre d’autant mieux sa pensée. À la page 16, § 32, il montre qu’en publiant un tel ouvrage les vues de Spinoza ont été d’établir que chaque homme a le droit et la liberté de fixer sa créance en matière de religion, et de la restreindre uniquement aux choses qui sont à sa portée et qu’il peut comprendre. Il avait déjà auparavant, à la page 14, § 28, parfaitement bien exposé l’état de la question, et marqué en quoi Spinoza s’écarte du sentiment des chrétiens ; et c’est de cette manière qu’il continue d’examiner le Traité de Spinoza, où il ne laisse rien passer, pas la moindre chose, sans le réfuter par de bonnes et solides raisons. Il ne faut point douter que Spinoza lui-même n’ait lu cet écrit du docteur Musæus, puisqu’il s’est trouvé parmi ses papiers après sa mort.
Quoiqu’on ait beaucoup écrit contre le Traité de politique et de théologie, comme je l’ai déjà marqué, il n’y a point eu d’auteur cependant, selon mon sentiment, qui l’ait réfuté plus solidement que ce savant professeur ; et ce jugement que j’en fais est d’ailleurs confirmé par plusieurs autres. L’auteur qui, sous le nom de Theodorus Securus, a composé un petit traité qui porte pour titre : l’Origine de l’athéisme (Origo atheismi), dit dans un autre petit livre intitulé : Prudentia theologica, dont il est aussi l’auteur : « Je suis fort surpris que la dissertation du docteur Musæus contre Spinoza est si rare et si peu connue ici en Hollande ; on devrait y rendre plus de justice à ce savant théologien, qui a écrit sur un sujet si important : car il a certainement mieux réussi qu’aucun autre. » M. Fullerus, in Continuatione Bibliothecæ Universalis, etc., s’exprime ainsi en parlant du docteur Musæus : « L’illustre théologien de Iéna a solidement réfuté le livre pernicieux de Spinoza avec l’habileté et le succès qui lui sont ordinaires, Celeberrimus ille Jenensium theologus Joh. Musæus Spinozæ pestilentissimum fœtum acutissimis, queis solet, telis confodit. »
Le même auteur fait aussi mention de Frédéric Rappoltus, professeur en théologie à Leipzig, qui, dans une oraison qu’il prononça lorsqu’il prit possession de sa chaire de professeur, réfuta pareillement les sentiments de Spinoza ; quoique, après avoir lu sa harangue, je trouve qu’il ne l’a réfuté qu’indirectement et sans le nommer. Elle a pour titre : Oratio contra naturalistas, habita ipsis kalendis junii anno 1670 ; et on peut la lire dans les Œuvres théologiques de Rappoltus, t. I, p. 1386 et suiv., publiées par le docteur Jean Benoît Carpzovius, et imprimées à Leipzig en 1692. Le docteur J. Conrad Durrius, professeur à Altorf, a suivi le même plan dans une harangue que je n’ai pas lue, à la vérité, mais dont on m’a parlé avec éloge comme d’une très-bonne pièce.
Le sieur Aubert de Versé publia en 1681 un livre qui avait pour titre : L’impie convaincu ; ou Dissertation contre Spinoza, dans laquelle on réfute les fondements de son athéisme. En 1687, Pierre Yvon, parent et disciple de Labadie, et ministre de ceux de sa secte à Wiewerden en Frise, écrivit un traité contre Spinoza, qu’il publia sous ce titre : L’impiété vaincue, etc. Dans le Supplément au Dictionnaire de Moréri, à l’article Spinoza, il est fait mention d’un Traité de la conformité de la raison avec la foi (De concordia rationis et fidei), dont M. Huet est l’auteur. Ce livre fut réimprimé à Leipzig en 1692, et les journalistes de cette ville en ont donné un bon extrait, où les sentiments de Spinoza sont exposés fort nettement et réfutés avec beaucoup de force et d’habileté. Le savant M. Simon et M. de la Motte, ministre de Savoie à Londres, ont travaillé l’un et l’autre sur le même sujet. J’ai bien vu les ouvrages de ces deux auteurs ; mais je ne sais pas assez le français pour pouvoir en juger. Le sieur Pierre Poiret, qui demeure à présent à Reinsbourg près de Leyde, dans la seconde impression de son livre De Deo, anima et malo, y a joint un traité contre Spinoza, dont le titre est : Fundamenta atheismi eversa, sive specimen absurditatis Spinozianæ (Les principes de l’athéisme renversés, etc.). C’est un ouvrage qui mérite bien qu’on se donne la peine de le lire avec attention.
Le dernier ouvrage dont je ferai mention est celui de M. Wittichius, professeur à Leyde, qui fut imprimé en 1690, après la mort de l’auteur, sous ce titre Christophori Wittichii professoris Leidensis anti-Spinoza, sive examen Ethices B. de Spinoza. Il parut encore quelque temps après traduit en flamand, et imprimé à Amsterdam chez les Wasbergen. Il n’est pas étrange que, dans un livre tel que celui qui a pour titre : Suite de la Vie de Philopater, on ait tâché de diffamer ce savant homme et de flétrir sa réputation après sa mort. On débite, dans cet écrit pernicieux, que M. Wittichius était un excellent philosophe, grand ami de Spinoza, avec qui il était dans un commerce étroit, qu’ils cultivaient l’un et l’autre par lettres et par des entretiens particuliers qu’ils avaient souvent ensemble, qu’ils étaient, en un mot, tous deux, dans les mêmes sentiments, que cependant, pour ne passer pas dans le monde pour spinoziste, M. Wittichius avait écrit contre le Traité de Morale de Spinoza, et qu’on n’avait fait imprimer sa réfutation qu’après sa mort, que dans la vue de lui conserver son honneur et la réputation de chrétien orthodoxe. Voilà les calomnies que cet insolent a avancées ; je ne sais d’où il les a puisées, ni sur quelle apparence de vérité il appuie tant de mensonges. D’où a-t-il appris que ces deux philosophes avaient un commerce si particulier ensemble, qu’ils se voyaient et s’écrivaient si souvent l’un à l’autre ? On ne trouve aucune lettre de Spinoza écrite à M. Wittichius, ni de M. Wittichius écrite à Spinoza, parmi les lettres de cet auteur qu’on a pris soin de faire imprimer, et il n’y en a aucune non plus parmi celles qui sont restées sans être imprimées ; de sorte qu’il y a tout lieu de croire que cette liaison étroite et les lettres qu’ils s’écrivaient l’un à l’autre sont du cru et de l’invention de ce calomniateur. Je n’ai, à la vérité, jamais eu occasion de parler à M. Wittichius ; mais je connais assez particulièrement M. Zimmermann, son neveu, ministre pour le présent de l’Église anglicane, et qui a demeuré avec son oncle pendant ses dernières années. Il ne m’a rien communiqué sur ce sujet qui ne fût fort opposé à ce que débite l’auteur de la Vie de Philopater, jusqu’à me faire voir un écrit que son oncle lui avait dicté, où les sentiments de Spinoza étaient également bien expliqués et réfutés. Pour le justifier entièrement, faut-il autre chose que ce dernier ouvrage qu’il a composé ? C’est là où l’on voit quelle est sa créance, et où il fait en quelque manière une profession de foi peu de temps avant sa mort. Quel homme, touché de quelque sentiment de religion, osera penser, et moins encore écrire, que tout ceci n’a été qu’hypocrisie, fait uniquement en vue de pouvoir aller à l’église, sauver les apparences, et n’avoir pas la réputation d’impie et de libertin ?
Si l’on pouvait inférer de pareilles choses de ce qu’on prétendrait qu’il y aurait eu quelque correspondance entre deux personnes, je ne me trouverais pas fort en sûreté, et il n’y a guère de pasteurs qui n’eussent tout à craindre aussi bien que moi de la part des calomniateurs, puisqu’il nous est quelquefois impossible d’éviter tout commerce avec des personnes dont la créance n’est pas toujours des plus orthodoxes.
Je me souviens ici volontiers de Guillaume de Deurhof, d’Amsterdam, et le nomme avec toute la distinction qu’il mérite. C’est un professeur qui, dans ses ouvrages et particulièrement dans ses leçons théologiques, a toujours vivement attaqué les sentiments de Spinoza. Le sieur François Halma lui rend justice dans ses Remarques sur la vie et sur les opinions de Spinoza, page 85, lorsqu’il dit qu’il a réfuté les sentiments de ce philosophe d’une manière si solide, qu’aucun de ses partisans n’a jamais osé jusqu’à présent le prendre à partie et se mesurer avec lui. Il ajoute que ce subtil écrivain est encore en état de repousser comme il faut l’auteur de la Vie de Philopater sur les calomnies qu’il a débitées à la page 193 et de lui fermer la bouche.
Je ne dirai qu’un mot de deux auteurs célèbres, et les joindrai ensemble, quoiqu’un peu opposés l’un à l’autre pour le présent. Le premier est M. Bayle, trop connu dans la république des lettres pour devoir en faire ici l’éloge. Le second est M. Jacquelot, ci-devant ministre de l’Église française à la Haye, et à présent prédicateur ordinaire de Sa Majesté le roi de Prusse. Ils ont fait l’un et l’autre de savantes et solides remarques sur la vie, les écrits et les sentiments de Spinoza. Ce qu’ils ont publié sur cette matière, avec l’approbation de tout le monde, a été traduit en flamand par François Halma, libraire à Amsterdam et homme de lettres. Il a joint à sa traduction une préface et quelques remarques judicieuses sur la suite de la Vie de Philopater. Ce qui est de lui vaut aussi son prix et mérite d’être lu.
Il n’est pas nécessaire de parler ici de plusieurs écrivains qui ont attaqué les sentiments de Spinoza tout récemment à l’occasion d’un livre intitulé Hemel op Aarden, le Paradis sur la terre, composé par M. van Leenhoff, ministre réformé à Zwoll, où l’on prétend que ce ministre bâtit sur les fondements de Spinoza. Ces choses sont trop récentes et trop connues du public pour s’y arrêter ; c’est pourquoi je passe outre pour parler de la mort de ce célèbre athée.
On a fait tant de différents rapports et si peu véritables touchant la mort de Spinoza, qu’il est surprenant que des gens éclairés se soient mis en frais d’en informer le public sur des ouï-dire, sans auparavant s’être mieux instruits eux-mêmes de ce qu’ils débitaient. On trouve un échantillon des faussetés qu’ils avancent sur ce sujet dans le Menagiana, imprimé à Amsterdam en 1695, où l’auteur s’exprime ainsi :
« J’ai ouï dire que Spinoza était mort de la peur qu’il avait eue d’être mis à la Bastille. Il était venu en France attiré par deux personnes de qualité qui avaient envie de le voir. M. de Pomponne en fut averti ; et comme c’est un ministre fort zélé pour la religion il ne jugea pas à propos de souffrir Spinoza en France, où il était capable de faire bien du désordre, et pour l’en empêcher il résolut de le faire mettre à la Bastille. Spinoza, qui en eut avis, se sauva en habit de cordelier ; mais je ne garantis pas cette dernière circonstance. Ce qui est certain est que bien des personnes qui l’ont vu m’ont assuré qu’il était petit, jaunâtre, qu’il avait quelque chose de noir dans la physionomie, et qu’il portait sur son visage un caractère de réprobation. »
Tout ceci n’est qu’un tissu de fables et de mensonges, car il est certain que Spinoza n’a été de sa vie en France ; et quoique des personnes de distinction aient tâché de l’y attirer, comme il a avoué à ses hôtes, il les a cependant bien assurés en même temps qu’il n’espérait pas d’avoir jamais assez peu de jugement pour faire une telle folie. On jugera aisément aussi par ce que je dirai ci-après qu’il n’est nullement véritable qu’il soit mort de peur. Pour cet effet je rapporterai les circonstances de sa mort sans partialité, et n’avancerai rien sans preuve ; ce que je suis en état d’exécuter d’autant plus aisément que c’est ici à la Haye qu’il est mort et enterré.
Spinoza était d’une constitution très-faible, malsain, maigre, et attaqué de phtisie depuis plus de vingt ans, ce qui l’obligeait à vivre de régime et à être extrêmement sobre en son boire et en son manger. Cependant, ni son hôte, ni ceux du logis ne croyaient pas que sa fin fût si proche, même peu de temps avant que la mort le surprit ; et n’en avaient pas la moindre pensée ; car le 22 février, qui fut alors le samedi devant les jours gras, son hôte et sa femme furent entendre la prédication qu’on fait dans notre église pour disposer un chacun à recevoir la communion qui s’administre le lendemain selon une coutume établie parmi nous. L’hôte étant retourné au logis après le sermon, à quatre heures ou environ, Spinoza descendit de sa chambre en bas, et eut avec lui un assez long entretien qui roula particulièrement sur ce que le ministre avait prêché, et après avoir fumé une pipe de tabac il se retira à sa chambre, qui était sur le devant, et s’alla coucher de bonne heure. Le dimanche au matin, avant qu’il fût temps d’aller à l’église, il descendit encore de sa chambre, et parla avec l’hôte et sa femme. Il avait fait venir d’Amsterdam un certain médecin que je ne puis désigner que par ces deux lettres, L. M. ; celui-ci chargea les gens du logis d’acheter un vieux coq et de le faire bouillir aussitôt, afin que sur les midi Spinoza pût en prendre le bouillon, ce qu’il fit aussi, et en mangea encore de bon appétit après que l’hôte et sa femme furent revenus de l’église. L’après-midi le médecin L. M. resta seul auprès de Spinoza, ceux du logis étant retournés ensemble à leurs dévotions. Mais au sortir du sermon ils apprirent avec surprise que sur les trois heures Spinoza était expiré en la présence de ce médecin, qui, le soir même, s’en retourna à Amsterdam par le bateau de nuit sans prendre le moindre soin du défunt. Il se dispensa de ce devoir d’autant plus tôt qu’après la mort de Spinoza il s’était saisi d’un ducaton et de quelque peu d’argent que le défunt avait laissé sur sa table, aussi bien que d’un couteau à manche d’argent, et s’était retiré avec ce qu’il avait butiné.
On a rapporté fort diversement les particularités de sa maladie et de sa mort ; et cela a même fourni matière à plusieurs contestations. On débite : 1o que dans le temps de sa maladie il avait pris les précautions nécessaires pour n’être pas surpris par les visites de gens dont la vue ne pouvait que l’importuner ; 2o que ces propres paroles lui étaient sorties de la bouche une et même plusieurs fois : Ô Dieu, aie pitié de moi misérable pécheur ! 3o qu’on l’avait ouï souvent soupirer en prononçant le nom de Dieu. Ce qui ayant donné occasion à ceux qui étaient présents de lui demander s’il croyait donc à présent à l’existence d’un Dieu dont il avait tout sujet de craindre les jugements après sa mort, il avait répondu que le mot lui était échappé et n’était sorti de sa bouche que par coutume et par habitude. 4o On dit encore qu’il tenait auprès de soi du suc de mandragore tout prêt, dont il usa quand il sentit approcher la mort ; qu’ayant ensuite tiré les rideaux de son lit, il perdit toute connaissance, étant tombé dans un profond sommeil, et que ce fut ainsi qu’il passa de cette vie à l’éternité ; 5o enfin qu’il avait défendu expressément de laisser entrer qui que ce fût dans sa chambre lorsqu’il approcherait de sa fin ; comme aussi que, se voyant à l’extrémité, il avait fait appeler son hôtesse et l’avait priée d’empêcher qu’aucun ministre ne le vint voir, parce qu’il voulait, disait-il, mourir paisiblement et sans dispute, etc.
J’ai recherché soigneusement la vérité de tous ces faits, et demandé plusieurs fois à son hôte et à son hôtesse, qui vivent encore à présent, ce qu’ils en savaient ; mais ils m’ont répondu constamment l’un et l’autre qu’ils n’en avaient pas la moindre connaissance, et qu’ils étaient persuadés que toutes ces particularités étaient autant de mensonges, car jamais il ne leur a défendu d’admettre qui que ce fût qui souhaitât de le voir. D’ailleurs, lorsque la fin approcha, il n’y avait dans sa chambre que le seul médecin d’Amsterdam que j’ai désigné ; personne n’a ouï les paroles qu’on prétend qu’il a proférées : Ô Dieu, aie pitié de moi misérable pécheur ! et il n’y a pas d’apparence non plus qu’elles soient sorties de sa bouche, puisqu’il ne croyait pas être si près de sa fin, et ceux du logis n’en avaient pas la moindre pensée. Et il ne gardait point le lit pendant sa maladie ; car, le matin même du jour qu’il expira, il était encore descendu de sa chambre en bas comme nous l’avons remarqué ; sa chambre était celle de devant où il couchait dans un lit construit à la mode du pays, et qu’on appelle bedstede. Qu’il ait chargé son hôtesse de renvoyer les ministres qui pourraient se présenter, ou qu’il ait invoqué le nom de Dieu pendant sa maladie, c’est ce que ni elle, ni ceux du logis n’ont point ouï, et dont ils n’ont nulle connaissance. Ce qui leur persuade le contraire, c’est que depuis qu’il était tombé en langueur il avait toujours marqué, dans les maux qu’il souffrait, une fermeté vraiment stoïque, jusqu’à réprimander les autres lui-même, lorsqu’il leur arrivait de se plaindre et de témoigner dans leurs maladies peu de courage ou trop de sensibilité.
Enfin, à l’égard du suc de mandragore, dont on dit qu’il usa étant à l’extrémité, ce qui lui fit perdre toute connaissance, c’est encore une particularité entièrement inconnue à ceux du logis. Et cependant c’était eux qui lui préparaient tout ce dont il avait besoin pour son boire et manger, aussi bien que les remèdes qu’il prenait de temps en temps. Il n’est pas non plus fait mention de cette drogue dans le mémoire de l’apothicaire, qui pourtant fut le même chez qui le médecin d’Amsterdam envoya prendre les remèdes dont Spinoza eut besoin les derniers jours de sa vie.
Après la mort de Spinoza, son hôte prit soin de le faire enterrer. Jean Rieuwertz, imprimeur de la ville à Amsterdam, l’en avait prié, et lui avait promis en même temps de le faire rembourser de toute la dépense, dont il voulait bien être caution. La lettre qu’il lui écrivit fort au long à ce sujet est datée d’Amsterdam, du 6 mars 1678. Il n’oublie pas d’y faire mention de cet ami de Schiedam dont nous avons parlé ci-dessus, qui, pour montrer combien la mémoire de Spinoza lui était chère et précieuse, payait exactement tout ce que Van der Spyck pouvait encore prétendre de son défunt hôte. La somme à quoi ses prétentions pouvaient monter lui en était en même temps remise comme Rieuwertz lui-même l’avait touchée par l’ordre de son ami.
Comme on se disposait à mettre le corps de Spinoza en terre, un apothicaire nommé Schroder y mit opposition et prétendit auparavant être payé de quelques médicaments qu’il avait fournis au défunt pendant sa maladie. Son mémoire se montait à seize florins et deux sous ; je trouve qu’on y porte en compte de la teinture de safran, du baume, des poudres, etc. ; mais on n’y fait aucune mention ni d’opium, ni de mandragore. L’opposition fut levée aussitôt, et le compte payé par le sieur Van der Spyck.
Le corps fut porté en terre le 25 février, accompagné de plusieurs personnes illustres et suivi de six carrosses. Au retour de l’enterrement, qui se fit dans la nouvelle église sur le Spuy, les amis particuliers ou voisins furent régalés de quelques bouteilles de vin, selon la coutume du pays, dans la maison de l’hôte du défunt.
Je remarquerai, en passant, que le barbier de Spinoza donna, après sa mort, un mémoire conçu en ces termes : M. Spinoza, de bienheureuse mémoire, doit à Abraham Kervel, chirurgien, pour l’avoir rasé pendant le dernier quartier, la somme d’un florin dix-huit sous. Le prieur d’enterrement et deux taillandiers firent au défunt un pareil compliment dans leurs mémoires, aussi bien que le mercier qui fournit des gants pour le deuil de l’enterrement.
Si ces bonnes gens avaient su quels étaient les principes de Spinoza en fait de religion, il y a apparence qu’ils ne se fussent pas ainsi joués du terme de bienheureux qu’ils employaient ; ou est-ce qu’ils s’en sont servis selon le train ordinaire, qui souffre quelquefois l’abus qu’on fait de semblables expressions à l’égard même de personnes mortes dans le désespoir ou dans l’impénitence finale ?
Spinoza étant enterré, son hôte fit faire l’inventaire des biens meubles qu’il avait laissés. Le notaire qu’il employa donna un compte de ces vacations en cette forme : « Guillaume van den Hove, notaire, pour avoir travaillé à l’inventaire des meubles et effets du feu sieur Benoît de Spinoza… » Ses salaires se montent à la somme de dix-sept florins et huit sous ; plus bas il reconnaît avoir été payé de cette somme, le 14 novembre 1677.
Rébecca de Spinoza, sœur du défunt, se porta pour son héritière, et en passa sa déclaration à la maison où il était mort. Cependant, comme elle refusait de payer préalablement les frais de l’enterrement et quelques dettes dont la succession était chargée, le sieur Van der Spyck lui en fit parler à Amsterdam, et la fit sommer d’y satisfaire, par Robert Schmeding, porteur de sa procuration. Libertus Lœf fut le notaire qui dressa cet acte et le signa, le 30 mars 1677. Mais, avant de rien payer, elle voulait voir clair et savoir si, les dettes et charges payées, il lui reviendrait quelque chose de la succession de son frère. Pendant qu’elle délibérait, Van der Spyck se fit autoriser par justice à faire vendre publiquement les biens et meubles en question, ce qui fut aussi exécuté ; et les deniers provenant de la vendue étant consignés au lieu ordinaire, la sœur de Spinoza fit arrêt dessus ; mais voyant qu’après le payement des frais et charges il ne restait que peu de chose ou rien du tout, elle se désista de son opposition et de toutes ses prétentions. Le procureur Jean Lukkas, qui servit Van der Spyck en cette affaire, lui porta en compte la somme de trente-trois florins seize sous, dont il donna sa quittance datée du 1er juin 1678. La vendue desdits meubles avait été faite ici à la Haye, dès le 4 novembre 1677, par Rykus Van Stralen, crieur juré, comme il paraît par le compte qu’il en rendit daté du même jour.
Il ne faut que jeter les yeux sur ce compte pour juger aussitôt que c’était l’inventaire d’un vrai philosophe ; on n’y trouve que quelques livrets, quelques tailles-douces ou estampes, quelques morceaux de verres polis, des instruments pour les polir, etc.
Par les hardes qui ont servi à son usage, on voit encore combien il a été économe et bon ménager. Un manteau de camelot avec une culotte furent vendus vingt et un florins quatorze sous ; un autre manteau gris, douze florins quatorze sous ; quatre linceuls, six florins et huit sous ; sept chemises, neuf florins et six sous ; un lit et un traversin, quinze florins ; dix-neuf collets, un florin onze sous ; cinq mouchoirs, douze sous ; deux rideaux rouges, une courte-pointe et une petite couverture de lit, six florins ; son orfèvrerie consistait en deux boucles d’argent, qui furent vendues deux florins. Tout l’inventaire ou vendue des meubles ne se montait qu’à quatre cents florins et treize sous ; les frais de la vendue et charges déduites, il restait trois cent nonante florins quatorze sous.
Voilà ce que j’ai pu apprendre de plus particulier touchant la vie et la mort de Spinoza. Il était âgé de quarante-quatre ans deux mois et vingt-sept jours. Il est mort le vingt et unième février 1677, et a été enterré le 25 du même mois.
- ↑ Voyez ci-après notre Notice bibliographique.
- ↑ On trouve quelques détails sur la mort de Van den Ende dans un livre intitulé : Mémoires et réflexions sur les principaux événements du règne de Louis XIV par M. L. M. D. L. F. (Le marquis de La Fare). Rotterdam, 1716, p. 147. « Le chevalier de Rohan, perdu de dettes, mal à la cour, ne sachant où donner de la tête, et susceptible d’idées vastes, vaines et fausses, trouva un homme comme lui, hors qu’il avait plus d’esprit et plus de courage pour affronter la mort. C’était La Truaumont, ancien officier, qui espéra, se servant du chevalier de Rohan comme d’un fantôme, faire une grande fortune en introduisant les Hollandais en Normandie, d’où il était, et où il avait beaucoup d’habitudes. Le mécontentement des peuples, et la Guyenne et la Bretagne prêtes à se soulever, le confirmèrent dans cette pensée. Ces messieurs se servirent d’un maître d’école hollandais, et leur traité fut effectivement fait et ratifié. Les Hollandais embarquèrent des troupes sur leur flotte, et ne s’éloignèrent pas beaucoup pendant cette campagne des côtes de Normandie, où on devait les recevoir. Les états de Hollande étaient convenus, entre autres choses, que quand tous leurs préparatifs seraient faits, ils feraient mettre certaines nouvelles dans leur gazette, et elles y furent mises. La Truaumont partit pour aller assembler ses amis en Normandie, mais sous un autre prétexte, ne leur ayant pas voulu découvrir tout à fait la trahison. Un de ses neveux, nommé le chevalier de Préault, avait aussi engagé dans leur dessein madame de Villiers, autrement Boideville, femme de qualité dont il était amoureux et aimé, qui avait des terres en ce pays-là ; et M. le chevalier de Rohan était enfin sur le point de partir lui-même, quand il fut arrêté et mené à la Bastille. Le roi en même temps envoya Brussac, major de ses gardes, à Rouen pour prendre La Truaumont. Celui-ci, sans s’émouvoir, dit à Brissac, son ancien ami : « Je m’en vais te suivre, laisse-moi seulement pour quelque nécessité entrer dans mon cabinet. Brissac sottement le laissa faire, et fut bien étonné de l’en voir sortir avec deux pistolets. Il appela les gardes qui étaient à la porte de la chambre, qui, au lieu seulement de le désarmer et de le prendre en vie, le tirèrent et blessèrent d’un coup dont il mourut le lendemain avant que le premier président eût pu lui faire donner la question, et par conséquent sans rien avouer. Cet incident aurait pu dans la suite sauver la vie au chevalier de Rohan, si, après avoir tout nié à ses autres juges, il n’avait pas sottement tout avoué à Besons, qui lui arracha son secret en lui promettant sa grâce, action indigne d’un juge. Le maître d’école fut pendu, et le chevalier de Rohan eut la tête coupée avec le chevalier de Préault et madame de Villiers. »
- ↑ C’est un extrait du Dictionnaire de Bayle.
- ↑ Le roi de France donnait alors des pensions à tous les savants, particulièrement aux étrangers qui lui présentaient ou dédiaient quelque ouvrage. Colerus.
- ↑ T. III du Dictionnaire, p. 2773.
- ↑ Imprimé in-4o en 1600. Col.
- ↑ Voyez Bayle, Dictionn. crit., p. 2704.