Vie de Charlemagne (Éginhard, trad. Halphen)/Introduction

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Traduction par Louis Halphen.
Texte établi par Louis HalphenHonoré Champion (p. v-xxiii).

INTRODUCTION[1]


I.L’auteur.

Pour apprécier à sa juste valeur la Vie de Charlemagne et déterminer les conditions dans lesquelles elle a été écrite, il est nécessaire tout d’abord de rappeler brièvement ce qu’on sait de la biographie même de son auteur.

Né dans la vallée du Main vers 775, Einhard — ou Éginhard, pour lui laisser son nom traditionnel, — avait d’abord été élevé au monastère de Fulda, d’où l’abbé Baugolf avait réussi à le faire admettre — en 791 ou 792 sans doute — à la cour de Charlemagne, alors âgé de près de cinquante ans, parmi les jeunes gens d’avenir que, suivant l’usage, le souverain tenait à honneur de « nourrir », comme on disait[2], et de faire instruire à ses frais.

Après avoir, dans les premiers temps, excité surtout la verve des familiers de la cour, qui riaient de sa petite taille et l’avaient surnommé Nardillon (Nardulus), il se signala assez vite par la solidité de ses connaissances et son goût pour les poètes latins.

Il fit bientôt partie du petit groupe des lettrés qui vivaient s’au palais dans la suite du roi : en 799, ou à peu près, Alcuin, qui a quitté Aix pour finir ses jours dans la retraite, engage Charles par deux fois à recourir au jeune Éginhard, soit pour l’explication des auteurs latins, soit pour la solution des problèmes d’arithmétique auxquels il s’est attaqué.

À cette époque, Éginhard ne connaît cependant pas encore la brillante destinée de quelques-uns de ses condisciples, auxquels le prince franc distribue abbayes et évêchés. En 806, Charles l’envoie à Rome porter au pape un exemplaire de l’acte par lequel il vient de régler le partage de ses États entre ses enfants ; mais cette mission n’a pas de lendemain. Éginhard, qui approche de la quarantaine, reste jusqu’en 814 confondu dans les rangs du personnel de la maison impériale.

C’est de l’avènement de Louis le Pieux seulement que date sa fortune politique. Du même âge à peu près que le successeur de Charlemagne, jadis son compagnon d’études à l’école du palais, il est tout de suite bien en cour : les riches prébendes, qui lui ont été refusées sous le règne précédent, s’accumulent aussitôt entre ses mains grâce à la générosité du nouveau maître, dont il devient le secrétaire particulier et qui lui confie, en outre, dès 817 la charge, délicate entre toutes, de guider les débuts de son fils aîné Lothaire, associé cette année même au trône impérial.

Dès lors, Éginhard est un personnage ; il touche de près au gouvernement et joue à certaines heures un rôle de premier plan, jusqu’au jour où, le conflit qui a surgi en 828 entre l’empereur et ses fils prenant une tournure inquiétante, le souci de sa tranquillité et de sa sécurité l’amène soudain à se retirer de la scène politique et à se découvrir un goût prononcé pour la vie de recueillement et de dévotion qui l’attend dans sa chère et calme retraite de Seligenstadt. C’est là que la mort le surprendra le 14 mars 840.

Notre biographe a donc connu et approché Charlemagne — non pas certes le Charlemagne de la période héroïque, celui de la guerre d’Italie, de la guerre d’Espagne et des plus rudes campagnes de Saxe, mais le Charlemagne des années de gloire, qui, en 800 — assez peu de temps après l’arrivée au palais du jeune écolier de Fulda — alla recevoir à Rome la consécration solennelle de ses longs et fructueux efforts. Jusqu’en 814, il a vécu à la cour, a assisté aux cérémonies présidées par le souverain, a eu l’occasion de l’observer de près. C’est donc incontestablement un témoin.

À ce témoin toutefois il ne faut demander que ce qu’il a pu voir ou savoir, c’est-à-dire, non pas les secrets de la politique poursuivie par Charlemagne, mais seulement et plus modestement des détails sur l’homme, son caractère, sa vie privée ou sa vie d’apparat.

S’il est digne de foi, c’est déjà beaucoup. Mais est-il digne de foi ? Nous l’allons voir en étudiant l’œuvre même.

II.L’œuvre.

1. Date de composition. — Éginhard ne nous a laissé aucune indication sur la date à laquelle il a pris la plume ; mais son livre semble avoir été rédigé à une époque où les souvenirs du grand règne commençaient déjà à perdre de leur précision et à s’estomper dans un lointain et glorieux passé.

On a cru longtemps, il est vrai, et répété qu’Éginhard avait écrit au lendemain de la mort de Charlemagne, avant 821 à tout le moins, sous prétexte que les moines de Reichenau possédaient déjà alors un exemplaire de son œuvre. Et ceci serait prouvé par un catalogue de leur bibliothèque dressé « l’an 8 du règne de l’empereur Louis » (Louis le Pieux, affirme-t-on). Mais bien des détails donnent à penser que la partie du catalogue où figure la mention de la Vie de Charlemagne, sinon le catalogue tout entier, est sensiblement postérieure à 821, sans doute même à la mort de notre auteur[3].

Faute de mieux, on a tenté aussi de tirer argument d’une note qui se lit dans les Annales royales sous l’année 824 et où se retrouvent, à propos du massacre d’un détachement de troupes franques dans les Pyrénées, quelques expressions qui rappellent le fameux passage de la Vie de Charlemagne sur la déroute de Roncevaux. — La coïncidence est significative en effet ; mais l’argument pourrait être sans peine retourné[4].

En fait, c’est entre 830 et 836 que l’œuvre d’Éginhard est citée pour la première fois de façon certaine dans une lettre de Loup, le futur abbé de Ferrières, qui venait d’en prendre connaissance — très peu de temps, semble-t-il, après sa publication. Elle aurait donc été composée durant la studieuse retraite de l’auteur à Seligenstadt, à un moment où, plus que jamais, il pouvait lui paraître opportun de proposer la biographie du vieux roi franc en exemple à ses contemporains, de leur rappeler, entre autres, avec quel soin Charlemagne s’était appliqué à faire régner l’esprit de concorde dans sa famille, à réaliser l’unité impériale par l’unité de foi, à s’inspirer enfin de cette Cité de Dieu dont les prélats depuis lors avaient en vain cherché à tirer une doctrine d’État.

2. Valeur du témoignage d’Éginhard. — Il est certain, en tout cas, que, même lorsqu’il parle des dernières années de Charles, Éginhard commet d’étonnantes confusions, que nous aurons plus d’une fois l’occasion de souligner en note. Mais d’autres erreurs, que notre commentaire permettra de corriger, semblent s’expliquer aussi par un inquiétant défaut de clairvoyance.

Il faut, de plus, se défier de sa partialité. Il ne s’est pas caché dans sa préface d’avoir voulu écrire un panégyrique — et l’on s’en aperçoit. Les quelques revers, les quelques incidents pénibles du règne qu’il ne croit pas pouvoir taire sont atténués, entourés d’excuses. Les torts ne sont jamais du côté du roi franc ; chacun de ses actes, chacun de ses gestes est dicté par les plus nobles sentiments. Renonce-t-il à poursuivre un ennemi ? C’est par abnégation, pour ne pas faire souffrir inutilement le pauvre peuple (§ 10). Est-il battu ? C’est pour lui une occasion de montrer de la grandeur d’âme (§ 7, 8, 18). À la haine et aux manœuvres déloyales de son frère Carloman, il oppose un calme et une patience angéliques (§ 18). Il n’est guère d’événement qui ne fournisse au biographe l’occasion de vanter la sagesse, l’énergie, la ténacité, le courage, la constance, l’abnégation, la magnanimité, la tendresse de cœur, la générosité, la charité, la tempérance de son héros : chef d’État incomparable, général de première force, fils parfait, père accompli, excellent frère, excellent oncle, ami dévoué, de belle prestance, parlant bien et — détail qui a frappé Éginhard — le meilleur nageur de son temps (§ 22), Charlemagne nous est présenté comme le modèle de toutes les vertus.

Enfin, en étudiant la méthode de travail de notre biographe, nous allons constater avec quelle négligence et quelle légèreté il a lu et utilisé les documents, beaucoup plus nombreux et plus précis qu’il ne l’insinue dans sa préface, qui se trouvaient à sa disposition.

3. Méthode de travail d’Éginhard et sources de son œuvre. — Éginhard a beaucoup lu en effet, et ses lectures lui ont fourni aussi bien le cadre de son œuvre qu’une grande partie de ses matériaux.

Le cadre a été emprunté aux Vies des douze Césars de Suétone[5], et plus particulièrement à la biographie d’Auguste, dont le souvenir avait été si souvent évoqué à la cour de Charlemagne depuis la fin du viiie siècle. Les Vies des Césars sont toutes plus ou moins bâties sur le même type : elles débutent par quelques pages touchant la famille du personnage que l’historien latin met en scène ; puis vient le récit de sa naissance, de ses premières années et de son adolescence ; après quoi, nous passons à l’étude de sa vie officielle et notamment de son rôle militaire et de sa politique étrangère ; un ou plusieurs chapitres sont toujours réservés aux travaux publics ou aux œuvres d’embellissement qu’on lui doit ; ensuite le biographe s’étend avec complaisance sur sa vie de famille : mariages, enfants, rapports avec ses proches et subsidiairement avec ses amis ; quelques lignes au moins sont régulièrement consacrées à un portrait physique, accompagné, en général, de détails sur la façon dont le « César » avait accoutumé de se vêtir, de se nourrir, d’employer son temps et souvent de dormir ; il est bien rare qu’il ne soit rien dit de sa culture intellectuelle et du caractère de son éloquence ; il est souvent question de ses croyances et pratiques religieuses ; et les dernières pages sont d’habitude réservées aux présages annonciateurs de sa mort, à sa mort même, à ses funérailles et, s’il y a lieu, à son testament. Tel est, à de menues variantes près, le plan de toutes les biographies de Suétone — plan dont la monotonie est encore soulignée par le manque de variété de l’expression et la sécheresse de l’exposé. Éginhard n’a pas eu de peine à s’en pénétrer ; et il l’a suivi si fidèlement, il a repris en outre, à son tour, avec une telle servilité les expressions familières à l’historien latin que sa Vie de Charlemagne apparaît souvent plus comme la treizième « vie des Césars » que comme une œuvre originale.

Dans le cadre emprunté à Suétone et qui ne comportait pas de longs développements, Éginhard s’est souvent borné à résumer les notions qu’il avait pu glaner dans les ouvrages historiques où les faits les plus importants du règne de Charlemagne et de ses prédécesseurs immédiats avaient été consignés.

Les Annales royales, dont la rédaction se poursuivait au temps de Louis le Pieux et probablement sous l’inspiration de la cour elle-même, devaient être et furent en effet sa principale mine de renseignements. Il les a connues à la fois en leur forme primitive et en leur forme définitive, mais a puisé de préférence dans la seconde version, plus complète et en meilleur latin que l’autre[6]. C’est de là qu’il a tiré à peu près tout ce qu’il dit de la politique extérieure du roi franc et de ses guerres — au total environ un tiers de sa biographie. On verra même qu’il s’en est inspiré de si près que bien des pages de son opuscule prennent l’aspect d’un simple centon, où les phrases de l’annaliste alternent avec celles de Suétone.

Parmi les textes qu’il a consultés, nous reconnaissons encore l’Histoire des évêques de Metz[7], composée par Paul Diacre vers 784, et les Continuateurs de Frédégaire, qui lui ont fourni le peu qu’il sait de Charles Martel (§ 2) ; nous devinons qu’il a dû avoir entre les mains quelque opuscule de propagande sur la chute des Mérovingiens et l’avènement de Pépin le Bref (§ 1) ; enfin ses fonctions de secrétaire de Louis le Pieux lui ont permis de connaître le testament de Charlemagne (§ 33) et de parcourir le dossier de la correspondance diplomatique échangée entre l’empereur et les souverains étrangers (§ 16 et § 18). — Pour le surplus, il a eu recours à ses propres souvenirs.

Grâce à cette méthode, il a été à même d’écrire une œuvre très nettement supérieure au point de vue de la forme à tout ce que le moyen âge occidental avait jusqu’alors produit en ce genre. Qu’on compare cette biographie bien ordonnée, en dépit de quelques gaucheries, d’un style ferme et relativement correct, aux vies de saints antérieures, et l’on mesurera le chemin parcouru.

Il eût certes été facile de trouver un modèle d’une pureté plus classique que Suétone ; mais, avec tous ses défauts, celui-ci offrait l’avantage d’une composition et d’une psychologie simples, sans nuances — exactement ce qu’il fallait à des hommes du début du ixe siècle. Par lui, l’attention d’Éginhard a pu être ainsi plus facilement attirée sur certains aspects de la vie ou du caractère de son héros, que, livré à ses propres forces, il eût presque à coup sûr laissés dans l’ombre et dans l’ignorance desquels nous serions nous-mêmes restés.

Mais par lui aussi, malheureusement, Éginhard a été souvent entraîné trop loin : à force de vouloir en tout et toujours donner la réplique au biographe des Césars, il n’a pas craint d’exagérer bien des traits qu’il avait pu en effet relever chez l’empereur franc ; c’est à l’incitation de Suétone qu’il a, dans plus d’un cas, faussé les proportions, déformé la vérité et tracé de Charlemagne une image qu’il y aurait quelque imprudence à accepter autrement que sous bénéfice d’inventaire.

Enfin il faut se défier de sa manière d’utiliser les textes. Quand nous nous reportons aux Annales royales, dont pourtant il transcrit littéralement des expressions et parfois des phrases entières, nous sommes confondus des erreurs d’interprétation et des bévues qu’il commet à chaque pas ou des libertés qu’il prend avec le récit qu’il a sous les yeux.

Lisons-le donc pour mieux pénétrer dans l’intimité du grand empereur franc ; mais lisons-le avec précaution ; vérifions ses dires. Nous y perdrons quelques pages, qu’on a eu le tort de trop citer ou de suivre de trop près ; mais ce qui restera sera suffisant encore pour sauver de l’oubli une œuvre sans laquelle notre connaissance de la personne même de Charlemagne resterait bien incomplète.

III.Les manuscrits. Établissement du texte.

La faveur avec laquelle la Vie de Charlemagne fut accueillie dès son apparition et la vogue dont elle jouit durant plusieurs siècles furent telles qu’on trouverait peu de textes qui aient été aussi souvent imités et copiés au moyen âge. On en a déjà identifié quelque quatre-vingts manuscrits, et il y a toutes raisons de penser que la liste n’est pas close.

Établir par le menu les rapports de parenté de ces divers manuscrits, en dresser la « généalogie » serait une tâche immense et sans doute stérile. Il suffit d’examiner de près les variantes des dernières éditions parues en Allemagne pour se convaincre qu’on alourdit sans aucun bénéfice l’ « appareil critique » si l’on ne prend pas résolument le parti de s’en tenir à un très petit groupe de copies anciennes, assez proches encore de l’original pour aider à le reconstituer et assez différentes néanmoins les unes des autres pour qu’on soit fondé à y reconnaître plusieurs traditions distinctes. C’est ce qui nous a amené à ne recourir, pour notre part, qu’à cinq copies des ixe-xe siècles, représentant à elles cinq avec netteté les trois grandes classes entre lesquelles paraissent dans l’ensemble, et sous réserve d’assez nombreuses « contaminations », se répartir tous les manuscrits connus de la Vie de Charlemagne.

Voici la liste et le signalement sommaire de ces copies, que nous désignons par les mêmes lettres, sinon par les mêmes numéros, que dans les dernières éditions, afin de ne pas trop dérouter les érudits qui seraient tentés de procéder à des comparaisons :

1. Classe A. — Nous appellerons A¹ la copie du manuscrit 510 de la Bibliothèque nationale de Vienne (Autriche)[8], recueil composé essentiellement des deux morceaux suivants : 1o  Historia Apollonii regis Tyri (telle qu’elle a été publiée par Riese dans la collection Teubner, 1893), d’une écriture du xiie siècle (folios 1 à 30) ; 2o  Vita Karoli (folios 31 ro à 55 ro) et Annales royales, 2e  rédaction (folios 55 ro à 132 vo), d’une belle écriture du ixe siècle, que de bons juges[9] ne croient pas postérieure aux environs de 850. On ignore en quel lieu cette copie a été exécutée. Un accident a malencontreusement endommagé le folio 31 ro (correspondant au § 1 presque entier) et a fait disparaître le folio 37 (correspondant à la seconde moitié du § 9, au § 10 et aux trois premières lignes du § 11)[10]. C’est non seulement la plus ancienne de toutes nos copies, mais aussi la plus correcte et celle qui, dans l’ensemble, paraît avoir le mieux respecté les formes et l’orthographe du manuscrit original. Mais — pas plus qu’aucun manuscrit de la classe A — elle ne renferme le texte de la préface.

Nous appellerons A² la copie du manuscrit 529 de la même bibliothèque de Vienne, dû tout entier à un scribe du ixe siècle (probablement de la fin de ce siècle), qui a transcrit bout à bout la Vie de Charlemagne par Éginhard (folios 1 ro à 13 vo) et celle de Louis le Pieux par l’Astronome (folios 13 vo à 43 vo). Le volume provient de Saint-Eucher de Trêves. La copie qu’il renferme est très proche parente de la précédente ; mais elle est loin d’offrir les mêmes garanties : le scribe a pris avec le texte des libertés extrêmes, intervertissant ou sautant des mots, en corrigeant l’orthographe et commettant sans cesse de telles bévues, qu’il est parfaitement inutile, en règle générale, de s’encombrer de ses leçons. Nous avons cru bon néanmoins de nous reporter, faute de mieux, à son travail et d’en relever les principales variantes pour les quelques passages où A¹ nous faisait défaut, afin d’avoir d’un bout à l’autre un témoin de la classe A.

2. Classe B. — Les manuscrits de la classe B dérivent tous d’une copie faite pour le compte de l’empereur Louis le Pieux (814-840) par son bibliothécaire Gerward, dont ils reproduisent en finissant une courte dédicace en vers[11]. Ils sont caractérisés, en outre, par plusieurs omissions dont la plus notable est celle du nom de Roland dans la liste des chefs francs tombés à Roncevaux (§ 9).

Le manuscrit original de Gerward a malheureusement disparu et nous n’en connaissons plus que de mauvaises transcriptions, exécutées avec une telle négligence et déparées par de tels lapsus qu’on n’en doit user qu’avec une extrême prudence. Il y a intérêt cependant à se reporter aux plus anciennes d’entre elles, car on y retrouve de-ci de-là quelques leçons qui viennent utilement confirmer celles des autres manuscrits. Nous en avons ici retenu deux de la fin du ixe siècle ou du début du xe : celle du manuscrit 360 de la Bibliothèque universitaire de Montpellier (B¹) et celle du manuscrit 473 de la Bibliothèque nationale de Vienne, en Autriche (B²).

Le manuscrit 360 de la Bibliothèque universitaire de Montpellier (B¹) est constitué par la réunion — d’ailleurs fort ancienne — dans une même reliure de trois volumes en réalité tout à fait distincts. Le premier seul (folios 1 à 136) nous intéresse. Il vient de l’abbaye de Pontigny. La Vie de Charlemagne (folios 29 vo à 48 vo) y a été jointe aux Gesta regum Francorum et à diverses vies de saints.

Le manuscrit 473 de la Bibliothèque nationale de Vienne (B²) vient de Saint-Pierre de Worms. C’est une compilation formée principalement des trois ouvrages suivants : 1o  Liber pontificalis jusqu’à la mort du pape Étienne II (757) ; 2o  texte remanié des Gesta regum Francorum des origines à la mort de Dagobert (639) et Continuateurs de Frédégaire de l’avènement de Clovis II (639) à la mort de Charles Martel (741) ; 3o  Annales royales, rédaction primitive (741-801) et continuations (801-829). Au milieu du texte de ces dernières ont été insérés sous l’année 814, après l’annonce de la mort de Charlemagne, les chapitres 18 à 33 de l’œuvre d’Éginhard[12].

3. Classe C. — Les manuscrits de la classe C, outre qu’ils renferment la préface, que ne donnent aucun manuscrit de la classe B ni les manuscrits de la classe A énumérés plus haut, se distinguent notamment par ce fait qu’ils comportent, au chapitre 18, à propos des concubines et des bâtards de l’empereur, deux lignes qui manquent dans toutes les copies des deux autres classes.

Une seule copie de cette troisième catégorie a été utilisée pour cette édition : celle du manuscrit latin 10758 de la Bibliothèque nationale de Paris (pages 305 à 328 et 337 à 339)[13]. Elle provient de Saint-Remi de Reims et, quoi qu’on en ait dit, ne semble pas antérieure au xe siècle. Elle suit un important recueil de capitulaires, avec lequel du reste elle ne fait pas corps et qui n’est pas de la même main. — Cette copie (que nous appellerons C, sans ajouter aucun numéro) est l’œuvre d’un scribe appliqué et soigneux, qui avait un bon modèle sous les yeux et auquel nous devons la connaissance de certaines leçons, de certaines formes anciennes, qui concordent presque toujours avec celles du manuscrit A¹.

Nous inspirant des remarques qui précèdent, nous avons constamment, pour établir notre texte, admis de préférence les leçons de A¹ et de C, ne recourant à A², comme il a été dit, que pour parer aux fâcheuses lacunes de A¹, et à B¹ et B² que pour contrôler les leçons des autres copies.

L’orthographe que nous avons suivie est aussi fidèlement que possible empruntée au manuscrit A¹ dont les formes sont, au surplus, comme nous venons de le dire, presque toujours confirmées par C et souvent aussi par B¹ et par B². Les caractéristiques principales de cette orthographe sont les suivantes : usage régulier des diphtongues ae[14] (que le manuscrit rend indifféremment par ae, ȩ et parfois æ) et oe ; la diphtongue ae est même conservée dans certains mots où elle n’était pas, semble-t-il, d’usage courant, comme caeteri, caena, praetiosus. En revanche, l’adverbe pene est systématiquement écrit avec un e simple. — Dans les mots composés, les préfixes sont reproduits sous leur forme primitive, sans contraction : adfinitas, adfirmo, adgressus, adprobo, adpropinquo, adsentio, adsidue, conlapsus, inlatus, inmaniter, inmerito, inritatus, obpressus, submissus, etc. Même devant un p ou un b, la lettre n des préfixes in- et con- est respectée : inpar, inpono, inpune[15], conpello, conplura, conpletum, conprehendo, etc. — Certains mots latins sont orthographiés d’une façon qui tranche sur l’usage commun : Brittannia, codicellus, cotidianus, Gallecia, incolomis, intellegere, quattuor, tempto, umerus, etc. — Enfin la prononciation des noms propres germaniques est rendue avec un soin particulier ; d’où des formes peu banales, comme Adalthrud, Berhtrada, Berhtais, Nordmanni, que nous avons scrupuleusement respectées.

Nous n’avons pas cru devoir remanier la division en chapitres adoptée par nos devanciers, bien qu’elle ne corresponde pas de tout point à ce que commanderait le plan de l’auteur : à de menues différences près, elle a été jusqu’ici universellement acceptée et il y aurait plus d’inconvénients, pensons-nous, que d’avantages à la bouleverser aujourd’hui. Elle remonte d’ailleurs, dans son ensemble, à un écrivain bien connu, du temps même d’Éginhard, l’abbé de Reichenau Walahfrid Strabon, qui publia entre 840 (date de la mort d’Éginhard) et 849 (date de sa propre mort) une édition de la Vie de Charlemagne pour laquelle il avait, en outre, rédigé une préface de son cru que nous reproduisons en appendice[16]. Nous ne nous sommes toutefois pas interdit de marquer dans le texte d’Éginhard, à côté de cette division en chapitres, quelques grandes coupures, qui permettront, nous l’espérons, de suivre plus aisément le plan de l’auteur.

IV.Éditions, traductions, ouvrages à consulter.

1. Éditions. — La Vie de Charlemagne a été bien des fois publiée depuis l’invention de l’imprimerie. On en cite une douzaine d’éditions rien que pour la période antérieure au milieu du xviie siècle — la plus ancienne de 1521 — et il n’est pas certain que l’énumération soit complète[17]. Depuis lors, il en a paru une bonne vingtaine d’autres. Voici la liste des plus notables ou des plus récentes :

Dom Bouquet, Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. V (1744), p. 88-103.
G.-H. Pertz, Monumenta Germaniae historica ; Scriptores, t. II (1829), p. 443-463. (Édition reproduite par Migne, dans sa Patrologia latina, t. XCVII, col. 25-62, et par Pertz lui-même, dans la collection des Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum ex Monumentis Germaniae historicis separatim editi, sous le titre : Einhardi Vita Karoli Magni, Hanovre, 1829, in-8o. Ce dernier volume a été réimprimé avec quelques additions en 1845 et en 1863.)
J.-L. Ideler, Leben und Wandel Karls des Grossen beschrieben von Einhard (Hambourg et Gotha, 1839, 2 vol., in-8o, xvi-276 et vi-364 pages), d’après l’édition Pertz, mais avec un commentaire touffu de près de deux cents pages et des documents annexes.
A. Teulet, Œuvres complètes d’Éginhard, t. I (1840), p. 2-115, texte et traduction, avec une préface au t. II (1843), p. i-lxi. (Fait partie de la collection de la Société de l’histoire de France.)
Ph. Jaffé, Bibliotheca rerum Germanicarum, t. IV : Monumenta Carolina (Berlin, 1867, in-8o), p. 487-541, d’après le manuscrit C.
Ph. Jaffé, Einharti Vita Caroli Magni (Berlin, 1876, in-8o, 56 p.), texte de la précédente édition légèrement retouché par W. Wattenbach.
G. Waitz, Einhardi Vita Karoli Magni (Hanovre, 1880, in-8o, xxii-38 p., de la collection des Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum). Refonte complète de l’édition Pertz, d’après de nouveaux manuscrits, l’édition de Waitz a été elle-même revue et corrigée par O. Holder-Egger (Hanovre, 1905, in-8o, même collection).
O. Holder-Egger, Einhardi Vita Karoli Magni (Hanovre, 1911, in-8o, xxx-60 p., de la même collection, dont elle constitue la 6e édition, les trois premières étant représentées par le texte de Pertz et les deux suivantes par celui de Waitz). Édition presque entièrement nouvelle, reposant sur un classement rigoureux de tous les manuscrits connus.
H.-W. Garrod et R.-B. Mowat, Einhard’s Life of Charlemagne (Oxford, 1915, in-12, lx-82 p. et une carte). Cette édition, accompagnée d’une introduction et de notes d’allure élémentaire, fournit un texte dressé d’une façon assez arbitraire et sans révision nouvelle de manuscrits.
A.-J. Grant, Eginhard and the Monk of St. Gall, Early lives of Charlemagne (Londres, 1922, in-16, 200 p.), texte et traduction, qu’à notre grand regret il nous a été impossible d’examiner avant l’achèvement de notre volume.

2. Traductions. — Parmi les nombreuses traductions qui ont vu le jour et qui ne méritent pas toutes, il s’en faut, une égale confiance, citons la traduction française de Guizot, au troisième volume de sa Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France (1824), p. 119-161, et celle d’A. Teulet — cette dernière sous deux formes distinctes : d’abord, en regard du texte original, dans l’édition citée plus haut (1840) ; puis, à part, sous le titre : Les œuvres d’Éginhard traduites en français (Paris, 1856, in-12), p. 3-49.

Il a paru en Allemagne une traduction soignée d’O. Abel au tome XVI des Geschichtschreiber der deutschen Vorzeit, sous le titre Kaiser Karls Leben von Einhard (Leipzig, in-12, 76 p. ; 1re  édition, 1850 ; 2e  édition revue par W. Wattenbach, 1888 ; 3e  édition, 1893, xxvi-62 p. ; 4e  édition, revue par M. Tangl et pourvue d’une préface et d’une annotation nouvelles, 1920, xxii-94 p.).

3. Ouvrages à consulter. — Voici, pour finir, une liste de quelques-uns des travaux qui ont été consacrés à la Vie de Charlemagne et auxquels le lecteur pourra avoir intérêt à se reporter.

a) Ouvrages généraux : A. Ebert, Histoire générale de la littérature au moyen âge en Occident, traduite par Aymeric et Condamin, t. II, p. 105-113. — Auguste Molinier, Les sources de l’histoire de France, t. I (1901), p. 197-200, et t. V (1904), p. l. — W. Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittelalter, t. I, 7e  éd. par Dümmler (1904), p. 198-206. — M. Manitius, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, t. I (1911), p. 639-646.

b) Travaux spéciaux : Ernst Bernheim, Die Vita Karoli Magni als Ausgangspunkt zur literarischen Beurtheilung des Historikers Einhards, dans les Historische Aufsätze dem Andenken an Georg Waitz gewidmet (Hanovre, 1886, in-8o), p. 73-96. — id., Das Verhältniss der Vita Caroli Magni zu den sogen. Annales Einhardi, dans la Historische Vierteljahrschrift, t. I (1898), p. 161-180. — Fr. Kurze, Einhard (Berlin, 1899, in-8o, 91 p., extrait du Jahresbericht des königl. Luisengymnasiums zu Berlin, Ostern 1899). — Hans Wibel, Beiträge zur Kritik der Annales regni Francorum und der Annales q. d. Einhardi (Strasbourg, 1902, in-8o, iv-294 p.). — O. Holder-Egger, préface de l’édition citée (1911), et Zur Ueberlieferung von Einhards Vita Karoli Magni dans le Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, t. XXXVII (1912), p. 395-414 (étude des manuscrits que Holder-Egger s’est essayé à classer méthodiquement). — L. Halphen, Études critiques sur l’histoire de Charlemagne (Paris, 1921, in-8o, viii-314 p. et 1 carte), p. 60-103[18].


  1. On nous permettra de renvoyer une fois pour toutes au chapitre que nous avons consacré à Éginhard dans nos Études critiques sur l’histoire de Charlemagne (Paris, 1921, in-8o, viii-314 p.), p. 60-103. On y trouvera toutes les références que nous ne pouvons donner ici.
  2. Cf. ci-dessous, p. 3, n. 1.
  3. On a des raisons de supposer que l’exemplaire relevé dans le catalogue est celui-là même que l’abbé de Reichenau Walahfrid Strabon préfaça entre 840 et 849 et que nous signalons plus loin. Voir nos Études critiques sur l’histoire de Charlemagne (p. 100), qu’il y aurait lieu cependant de compléter aujourd’hui en tenant compte de la nouvelle édition que M. Paul Lehmann a donnée durant la guerre du catalogue de la bibliothèque de Reichenau au tome Ier des Mittelalterliche Bibliothekskataloge Deutschlands und der Schweiz, publiés par l’Académie des sciences de Bavière (Munich, 1918, in-8o), p. 240-252. M. Lehmann croit devoir maintenir à tout le catalogue la date de 821 ou 821-822. Mais les raisons qu’il produit nous semblent peu convaincantes.
  4. Cf. Études critiques sur l’hist. de Charlemagne, p. 100-101.
  5. Nous suivons la grande édition de M. Ihm, C. Suetoni Tranquilli de Vita Caesarum libri VIII (Leipzig, 1907, in-8o), et son édition abrégée dans la collection Teubner (Leipzig, 1908, in-16).
  6. En attendant que nous puissions donner dans cette collection une nouvelle édition de ce texte capital, il faut consulter celle de F. Kurze, Annales regni Francorum inde ab a. 741 usque ad a. 829 (Hanovre, 1895, in-8o, collection des Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum) ; mais il faut se rappeler que, dans la pensée que la Vie de Charlemagne était originale, Kurze a partout considéré comme en dérivant le texte de la version définitive des Annales. Sur le détail des rapports qui unissent ces deux œuvres, voir Études critiques sur l’histoire de Charlemagne, p. 78-81.
  7. Voir les notes des chapitres 2, 15, 18, 20, 24.
  8. La direction de la Bibliothèque nationale de Vienne a bien voulu autoriser l’envoi de ce précieux manuscrit, ainsi que du suivant et de celui que nous appellerons B², à la Bibliothèque universitaire de Bordeaux, où nous avons pu les consulter à loisir. Nous tenons à en exprimer toute notre reconnaissance au conservateur, M. Smitel, à l’obligeante entremise duquel nous sommes redevable de cette faveur.
  9. M. Tangl et Holder-Egger (voir Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, t. XXXVII, p. 395 et n. 2).
  10. Des scribes de la fin du xiie siècle, pour réparer le mal, ont entièrement gratté et récrit le folio 31 ro et remplacé par une copie nouvelle le folio 37 disparu, en reproduisant, dans les deux cas, le texte d’un manuscrit de la classe B. Leur copie n’offrant aucun intérêt particulier, nous n’en avons pas fait état.
  11. En voici le texte :

    Hos tibi versiculos ad laudem, maxime princeps,
    Edidit aeternam memoriamque tuam
    Gerwardus supplex famulus, qui mente benigna
    Egregium extollit nomen ad astra tuum.
    Hanc prudens gestam noris tu scribere, lector,
    Einhardum magni magnificum Karoli.

  12. Voici comment, par suite, les choses se présentent : « … DCCCXIIII. Domnus Karolus imperator, dum Aquisgrani hiemaret, etc…, anno XIIII, v kal. febr. rebus humanis excessit » ; en dessous, à l’encre rouge : « Finiunt gesta domni Karoli magni et praecellentissimi Francorum imperatoris », et, à la page d’après (fol. 144 ro), le titre suivant : « Incipit vita ejusdem principis » ; puis, en plein chapitre 18 de la Vie de Charlemagne, avec une grande lettre initiale : « Cetera quae (sic) ad interiorem atque domesticam vitam pertinentia jam abhinc dicere exordiar… » La fin de la Vie de Charlemagne est alors reproduite et suivie du mot Explicit et des vers de Gerward. Après une page blanche, on lit, au folio 152 vo, le titre suivant, en lettres rouges et vertes : « Incipit gesta Hludowici imperatoris filii Karoli magni imperatoris » et les Annales royales reprennent (ann. 814) enfin : « Post obitum igitur Karoli, cum Hludowicus, filius ejus, in Aquitania apud Teodadum villam, etc. » (éd. Kurze, p. 140, les quatre premiers mots ayant été substitués au texte original, pour former transition).
  13. Les pages numérotées de 329 à 336 appartiennent à un cahier qui a été mal placé par le relieur ; en réalité, la page 337 devrait faire immédiatement suite à la page 328.
  14. De malencontreux grattages d’un correcteur ont fait disparaître quelques-uns des a de cette diphtongue.
  15. Mais, naturellement, le copiste écrit impero, imperium, imperator.
  16. Malheureusement, le manuscrit original de Walahfrid Strabon a disparu et nous n’en connaissons que trois mauvaises copies du xve siècle (Bibliothèque de l’Université de Copenhague, manuscrit 830 de la collection Arne Magnaeus, folios 34 ro-40 ro ; Bibliothèque de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, manuscrit 468, folios 51 ro-77 ro ; Bibliothèque nationale de Hanovre, manuscrit 859, folios 26 ro-36 ro, cette dernière copie fragmentaire seulement). D’après ces transcriptions, il est permis d’affirmer que Walahfrid Strabon avait suivi lui-même un manuscrit de la classe B.
  17. On trouvera un relevé de ces anciennes éditions et de la plupart des suivantes dans Potthast, Bibliotheca historica medii aevi, t. I, 2e  éd., p. 395 à 397.
  18. Depuis lors — sans connaître du reste encore nos Études critiquesM. Max Buchner a publié une volumineuse biographie d’Eginhard (Einhards Künstler- und Gelehrtenleben, ein Kulturbild aus der Zeit Karls des Grossen und Ludwigs des Frommen, Bonn et Leipzig, 1922, petit in-8o, xvi-452 p., fasc. 22 de la collection Bücherei der Kultur und Geschichte, publ. par S. Haussmann) ; mais ce n’est guère d’un bout à l’autre qu’un tissu d’hypothèses sans consistance.