Vie de Cn. Julius Agricola

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Vie d'Agricola.

Traduction par Jean-Louis Burnouf.
Œuvres complètesHachette et Cie (p. 649-677).
VIE DE CN. JULIUS AGRICOLA.

I. Transmettre à la postérité les actions et les mœurs des hommes illustres est un usage ancien que notre siècle même, tout insouciant qu’il est des vertus contemporaines, n’a pas négligé, lorsqu’un mérite éclatant a su vaincre et surmonter un vice commun aux grandes et aux petites cités, l’ignorance du bien et l’envie. Mais, comme autrefois on avait une pente naturelle aux belles actions, et qu’une plus libre carrière leur était ouverte, on voyait aussi le génie en consacrer la mémoire par des éloges indépendants et désintéressés, dont il trouvait le prix dans le seul plaisir de bien faire. Même plusieurs grands hommes, avec la franchise d’un mérite qui se connait, et sans craindre le reproche de vanité, ont écrit leur propre vie. Rutilius et Scaurus l’ont fait, et n’ont été ni blâmés ni soupçonnés de mensonge : tant il est vrai que les vertus ne sont jamais si bien appréciées que dans les siècles où elles naissent le plus facilement. Et moi, pour écrire aujourd’hui la vie d’un homme qui n’est plus, j’ai besoin d’une indulgence que certes je ne demanderais pas, si je n’avais à parcourir des temps si cruels et si ennemis de toute vertu.

II. Nous lisons que Rusticus Arulénus[1] et Hérennius Sénecio[2] payèrent de leur tête les louanges qu’ils avaient données, l’un à Pétus Thraséas[3], l’autre à Helvidius Priscus[4]. Et ce fut peu de sévir contre les auteurs ; on n’épargna pas même leurs ouvrages ; et la main des triumvirs[5] brûla, sur la place des Comices, dans le Forum, les monuments de ces beaux génies. Sans doute la tyrannie croyait que ces flammes étoufferaient tout ensemble et la voix du peuple romain, et la liberté du Sénat, et la conscience du genre humain. Déjà elle avait banni les maîtres de la sagesse, et chassé en exil tous les nobles talents, afin que rien d’honnête ne s’offrit plus à ses regards. Certes nous avons donné un grand exemple de patience ; et, si nos ancêtres connurent quelquefois l’extrême liberté, nous avons, nous, connu l’extrême servitude, alors que les plus simples entretiens nous étaient interdits par un odieux espionnage. Nous aurions perdu la mémoire même avec la parole, s’il nous était aussi possible d’oublier que de nous taire.

III. A peine commençons-nous à renaitre ; et quoique, dès l’aurore de cet heureux siècle, Nerva César ait uni deux choses jadis incompatibles, le pouvoir suprême et la liberté ; quoique Nerva Trajan rende chaque jour l’autorité plus douce, et que la sécurité publique ne repose plus seulement sur une espérance et un vœu, mais qu’au vœu même se joigne la ferme confiance qu’il ne sera pas vain ; cependant, par la faiblesse de notre nature, les remèdes agissent moins vite que les maux, et, comme les corps sont lents à croître et prompts à se détruire, de même il est plus facile d’étouffer les talents et l’émulation que de les ranimer. On trouve dans l’inaction même certaines délices, et l’oisiveté, odieuse d’abord, finit par avoir des charmes. Que sera-ce si, durant quinze années, période si considérable de la vie humaine, une foule de citoyens ont péri par les accidents de la fortune, et les plus courageux par la cruauté du prince ? Nous sommes peu qui survivions, nonseulement aux autres, mais, on peut le dire, à nous-mêmes, en retranchant du milieu de notre vie ces longues années pendant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes gens à la vieillesse, les vieillards presque au terme où l’existence finit. Toutefois, bien que d’une voix dénuée d’art et d’expérience, je ne craindrai pas d’entreprendre des récits où seront consignés le souvenir de la servitude passée[6] et le

témoignage du bonheur présent. En attendant, ce livre, consacré à la mémoire d’Agricola mon beau-père, trouvera, dans le sentiment qui l’a dicté, ou sa recommandation ou son excuse.

IV. Cn. Julius Agricola naquit dans l’ancienne et célèbre colonie de Fréjus. Ses deux aïeuls, comme procurateurs des Césars, étaient de ce qu’on pourrait appeler la noblesse équestre. Son père, Julius Grécinus, de l’ordre sénatorial, se fit connaître par ses succès dans l’éloquence et la philosophie, et mérita, par ses qualités mêmes, la colère de Caïus : il reçut l’ordre d’accuser M. Silanus, et son refus lui valut la mort. Sa mère était Julia Procilla, femme d’une chasteté rare. Élevé dans son sein et par ses soins maternels, il passa son premier âge et son adolescence dans l’étude de toutes les sciences qui honorent l’homme. Son naturel droit et vertueux ne connut pas la séduction des mauvais exemples, parce que, dès son enfance, il eut pour séjour et pour école Marseille, ville où règnent, dans une heureuse harmonie, la politesse grecque et la frugalité provinciale. Je me souviens de l’avoir entendu souvent raconter que, dans sa première jeunesse, il avait conçu pour la philosophie un goût plus vif qu’il ne convient à un Romain, à un sénateur, et que la prudence seule de sa mère avait modéré cette ardeur trop bouillante. C’est que son âme élevée et enthousiaste de la gloire embrassait avec plus de passion que de discernement tout ce qui lui en offrait la brillante image. Bientôt l’âge et la raison tempérèrent ce feu, et il retira de l’étude de la sagesse le fruit le plus rare, la mesure dans la sagesse même.

V. Il fit en Bretagne l’apprentissage de la guerre, et ses premiers essais eurent l’approbation d’un sage et vigilant capitaine, Suétonius Paullinus[7], qui put les apprécier, l’ayant admis à partager sa tente. Le métier des armes ne fut point pour Agricola, comme pour tant de jeunes gens, une occasion de débauches ; et, aussi éloigné de la paresse que de la licence, il n’abusa point, au profit des plaisirs et des congés, de son titre de tribun et de son inexpérience. Étudier le pays, se faire connaître de l’armée, apprendre des plus habiles, imiter les plus vertueux, ne briguer aucun poste par vanité, n’en refuser aucun par faiblesse, et, toujours en défiance du succès, y tendre de tous ses efforts, telle fut la règle de sa conduite. Jamais assurément la Bretagne ne fut plus agitée et plus en péril : les vétérans massacrés, les colonies en cendres, les armées investies, on combattait pour l’existence ; bientôt on combattit pour la victoire. Tout sans doute se faisait par les conseils et sous la direction d’un autre, et au général seul, comme chef suprême, revint l’honneur d’avoir sauvé la province. Toutefois cette campagne fut pour le jeune Agricola une source de connaissances, d’expérience et d’émulation, et son âme s’ouvrit au désir de la gloire militaire, désir mal secondé par un siècle où l’on tenait pour suspects les talents supérieurs, et dans lequel une grande réputation n’était pas moins dangereuse qu’une mauvaise.

VI. De l’armée il revint à Rome pour solliciter les honneurs, et il s’unit en mariage à Domitia Décidiana, dont la haute naissance décora son nom d’un nouveau lustre et facilita son élévation. Les deux époux vécurent dans une admirable concorde, pénétrés d’une tendresse mutuelle, et chacun donnant à l’autre la préférence sur soi-même, bien qu’à vrai dire la plus grande part soit due à la femme dans l’éloge de la vertu comme dans le blâme du vice. Nommé questeur, le sort lui donna pour département l’Asie, pour proconsul Salvius Titianus. Son intégrité n’échoua pas contre ce double écueil, quoique une aussi riche province offrit mille occasions de mal faire, et que le proconsul, d’une avidité sans bornes, eût acheté volontiers, par une connivence intéressée, la réciprocité du silence. Là, sa maison s’accrut d’une fille, destinée à en être le soutien et la consolation ; car il perdit bientôt un fils qu’il avait eu auparavant. Il passa dans le repos et l’absence des affaires l’intervalle de sa questure à son tribunat, et l’année même où il fut tribun : il savait que, sous Néron, l’inaction était sagesse. Pendant sa préture, même conduite, même silence : aussi bien il ne lui était point échu de juridiction. Dans les jeux et dans tout ce qui a pour objet une vaine représentation, il allia si bien l’économie et la magnificence, qu’en évitant la prodigalité il ne s’en fit que plus d’honneur. Choisi par Galba pour reconnaître les dons enlevés aux temples, il mit dans ses recherches une telle exactitude, que les sacrilèges de Néron furent les seuls dont la république eut à gémir.

VII. L’année suivante affligea son cœur et sa maison d’une perte cruelle : les soldats de la flotte d’Othon, qui, courant de rivage en rivage, infestaient alors la côte d’Intémélium[8], en Ligurie, massacrèrent la mère d’Agricola dans ses domaines, et les pillèrent, ainsi qu’une grande partie de son patrimoine, seule cause de sa mort. En allant lui rendre les devoirs de la piété filiale, Agricola fut surpris dans sa route par la nouvelle que Vespasien venait de déclarer ses prétentions à l’empire : aussitôt il embrassa le parti de ce chef. Domitien, très-jeune encore, ne cherchait dans la fortune de son père que le droit d’en abuser. Mucien, qui dirigeait les commencements du nouveau règne et les affaires de Rome, avait chargé Agricola de lever des troupes : pour prix de son zèle et de son désintéressement dans cette mission, il le mit à la tête de la vingtième légion, qui avait été tardive à prêter serment, et où l’on reprochait à son prédécesseur d’entretenir l’esprit de révolte. La vérité est que cette légion était indocile, et redoutable même pour les généraux ; et, si son commandant ne pouvait la contenir, on ignore à qui en était la faute, de lui ou des soldats. Choisi tout à la fois pour lui succéder et pour punir, Agricola, par une modération très-rare, aima mieux paraître avoir trouvé la légion dans le devoir que l’y avoir ramenée.

VIII. Vectius Bolanus gouvernait alors la Bretagne, plus pacifiquement que ne méritent des peuples intraitables. Agricola contint sa propre force et modéra son ardeur, afin de ne pas faire ombrage : il savait condescendre à propos, et il avait appris à concilier l’utile avec l’honnête. Bientôt la Bretagne reçut pour lieutenant consulaire Pétilius Cérialis. Alors les vertus purent se signaler en toute liberté. Et d’abord, associé seulement aux travaux et aux périls, Agricola le fut bientôt à la gloire : souvent, pour l’essayer, Cérialis lui confiait une partie de l’armée ; quelquefois, décidé par la réussite, il lui donnait des troupes plus nombreuses. Et jamais Agricola ne tira vanité de ses exploits : il rapportait les succès au général, comme au chef dont il n’était que le ministre. C’est ainsi que, obéissant avec dévouement, racontant avec modestie, il était sans envieux et n’était pas sans gloire.

IX. A son retour de ce commandement, Vespasien le mit au nombre des patriciens, et lui donna le gouvernement de l’Aquitaine, dignité des plus considérables, et par l’importance des fonctions, et parce qu’elle menait au consulat celui qui en était revêtu. On refuse communément aux gens de guerre la finesse d’esprit, parce que la justice des camps, franche, simple, accoutumée à trancher avec le glaive, ignore les subtilités du barreau. Agricola, par ses lumières naturelles, faisait admirer, même dans les affaires civiles, la promptitude et l’équité de ses décisions. Nul ne sut mieux distinguer le temps du travail et celui du repos : dans les audiences publiques, sur son tribunal, il était grave, attentif, sévère, plus souvent encore indulgent. Avait-il rempli sa tâche, rien en lui n’annonçait plus le pouvoir : il en avait déposé la morgue, la fierté, l’avarice ; et, ce qui est si rare, sa douceur n’ôta rien à son autorité, ni sa sévérité à l’amour des peuples. Louer dans un si grand homme l’intégrité et le désintéressement serait faire injure à ses vertus. La réputation elle-même, pour laquelle les plus sages ne sont pas exempts de faiblesse, il ne la chercha point en faisant parade de son mérite, ni par des moyens calculés. Nulle rivalité envers ses collègues[9], nulle contestation avec les procurateurs ; il croyait que, dans de pareilles luttes, on ne peut vaincre avec gloire, ni succomber sans honte. Retenu moins de trois ans dans sa province, il en fut rappelé par le consulat, dont l’espérance lui était donnée : l’opinion générale y ajoutait le gouvernement de la Bretagne ; non qu’il annonçât des prétentions à cette charge, mais parce qu’on l’en croyait digne. La renommée ne se trompe pas toujours ; plus d’une fois elle a su choisir. Étant consul, il me promit, à moi jeune encore, sa fille, d’une si belle espérance. A près son consulat, le mariage fut célébré ; et aussitôt Agricola reçut le commandement de la Bretagne avec la dignité de pontife.

X. Plusieurs auteurs ont décrit la Bretagne et ses habitants, et, si j’en parle à mon tour, ce n’est point pour leur disputer le prix du savoir ou du talent ; mais la conquête n’en fut achevée qu’à cette époque, et, dans un sujet où mes devanciers, privés de renseignements certains, ont eu le mérite de l’éloquence, j’aurai celui de l’exactitude. La Bretagne, la plus grande des îles que connaissent les Romains, s’étend à l’orient vers la Germanie, à l’occident vers l’Espagne ; elle a au midi la Gaule, d’où même on l’aperçoit ; battue au nord par une mer vaste et ouverte, elle ne fait face à aucune terre. Nos deux historiens les plus éloquents, Tite Live parmi les anciens, Fabius Rusticus[10] parmi les modernes, lui donnent la forme d’une assiette oblongue ou d’une hache à deux tranchants. C’est en effet sa figure en deçà de la Calédonie, et de cette partie on a conclu pour le tout ; mais lorsque, longeant une immense et irrégulière étendue de côtes, on parvient enfin à leur extrémité, on voit les terres se rétrécir en forme de coin. C’est après avoir tourné pour la première fois les rivages de cet océan qui termine le monde, que la flotte romaine put affirmer que la Bretagne est une île. Elle découvrit, chemin faisant, et subjugua les Orcades, autres îles jusqu’alors inconnues : elle entrevit même Thulé[11], toute cachée qu’elle était par son hiver et ses neiges. Du reste, on raconte que cette mer est paresseuse et lourde sous la rame, que les vents même ne la soulèvent pas comme les autres. Cela vient sans doute de ce que les terres et les montagnes, cause et aliment des tempêtes, étant moins rapprochées, une masse d’eau si vaste et si profonde est plus lente à s’ébranler. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher la nature de l’Océan et la cause du flux et reflux : d’ailleurs beaucoup d’autres les ont expliquées : j’ajouterai seulement que nulle part la mer n’étend davantage son domaine ; qu’elle porte de côté et d’autre une infinité de bras, et que, non contente de gagner et d’abandonner le rivage, elle pénètre dans les terres, y circule, s’introduit même entre les collines et les montagnes comme dans son lit naturel.

XI. Les premiers habitants de la Bretagne étaient-ils indigènes ou étrangers ? c’est ce qu’il est difficile de savoir dans ces pays barbares. L’extérieur du corps varie suivant les peuplades, et de là des conjectures. Les cheveux roux des Calédoniens, les grandes proportions de leurs membres, attestent une origine germanique. Le teint basané, les cheveux généralement crépus des Silures, et leur position vis-à-vis de l’Espagne, font croire qu’anciennement une colonie d’Ibères occupa ces demeures. Les plus proches de la Gaule ressemblent aux Gaulois, soit qu’ils aient conservé l’empreinte originelle, soit que, dans ces terres parallèlement opposées, l’influence du ciel agisse sur la forme des corps. Néanmoins, à tout prendre, il est vraisemblable que les Gaulois s’établirent sur un sol si voisin de chez eux. On reconnait leur culte dans les superstitions qui forment la croyance du pays. Les langues diffèrent peu. C’est la même audace à défier le péril, et, quand le péril est venu, le même empressement à le fuir. Les Bretons cependant montrent plus d’intrépidité : c’est qu’une longue paix ne les a pas encore amollis ; car les Gaulois aussi furent vaillants à la guerre. La lâcheté s’est introduite avec le repos, et la perte du courage a suivi celle de la liberté. La même chose est arrivée aux Bretons anciennement vaincus : les autres sont encore ce que furent les Gaulois.

XII. La force des Bretons est dans leur infanterie : quelques peuplades font aussi la guerre avec des chars ; lè plus noble tient les rênes, ses clients combattent. Jadis ils obéissaient à des rois ; maintenant ils sont partagés, au gré des passions et des intérêts, entre différents chefs. Et rien ne nous a mieux servis contre des nations si puissantes que ce défaut d’union : rarement deux ou trois cités se concertent pour repousser un danger commun ; aussi chacune combat seule, et toutes sont vaincues. Le ciel est souvent pluvieux et obscurci de nuages ; les froids sont peu rigoureux. Les jours excèdent en longueur ceux de nos climats ; les nuits sont claires ; à l’extrémité de la Bretagne, elles durent si peu qu’à peine un léger crépuscule sépare le jour qui finit de celui qui commence. On assure même que, dans un temps serein, on voit pendant la nuit la clarté du soleil, qui ne se lève ni ne se couche, mais rase seulement l’horizon : sans doute que les extrémités planes et unies de la terre ne projettent leur ombre qu’à une médiocre hauteur, de sorte que les ténèbres n’atteignent point la région des astres. Le sol est propre à la culture ; et, si l’on excepte l’olivier, la vigne, et d’autres productions qui demandent un climat plus chaud, tout y croît abondamment. La maturité est lente, la végétation rapide ; deux effets d’une même cause, la grande humidité Je la terre et de l’air. La Bretagne produit de l’or, de l’argent et d’autres métaux, prix de sa conquête. L’Océan donne aussi des perles, mais d’une eau terne et plombée. Quelques-uns pensent que ce défaut tient à la manière dont on les recueille : dans la mer Rouge, on arrache des rochers les coquillages tout vivants, tandis qu’en Bretagne on les ramasse où le flot les a jetés. Pour moi, je croirais que la qualité manque aux perles plutôt qu’à nous l’avarice.

XIII. Les Bretons se soumettent sans murmurer aux enrôlements, aux tributs, aux autres charges que leur impose notre empire, pourvu que l’injure ne s’y mêle pas : ils supportent difficilement celle-ci, assez domptés pour obéir, trop peu encore pour être esclaves. Jules César est le premier Romain qui soit entré dans la Bretagne avec une armée : une bataille gagnée effraya les habitants et le rendit maître du rivage ; et cependant on peut dire qu’il montra plutôt qu’il ne transmit cette conquête à ses successeurs. Bientôt survinrent les guerres civiles ; les armes des chefs se tournèrent contre la république, et la Bretagne fut longtemps oubliée, même pendant la paix : c’était le conseil d’Auguste ; ce fut une loi pour Tibère. On convient que Caïus eut l’intention d’entrer en Bretagne ; mais cet esprit mobile se décidait, se repentait également vite, et il en fut de ce dessein comme de ses prodigieux armements contre la Germanie. Claude commença l’œuvre en faisant passer dans l’île des légions et des auxiliaires, et en associant Vespasien à la conduite de l’entreprise. Ce fut le premier degré d’une fortune qui devait être si haute : des peuples furent soumis, des rois faits prisonniers, et Vespasien désigné aux destins.

XIV. Le premier consulaire qui gouverna la Bretagne fut Aulus Plautius, et, après lui, Ostorius Scapula, tous deux grands hommes de guerre. La partie antérieure de l’île fut peu à peu réduite en province, et de plus on y fonda une colonie de vétérans[12]. Le roi Cogidunus, dont la fidélité s’est signalée jusqu’à nos jours, reçut en présent quelques cités, suivant l’ancienne et constante maxime du peuple romain, d’avoir pour instruments de servitude même des rois. Vint ensuite Didius Gallus, qui maintint les conquêtes de ses prédécesseurs ; seulement il établit en avant un petit nombre de forts, pour se donner la réputation d’avoir fait plus que le simple devoir. A Didius succéda Véranius, qui mourut dans l’année. Après ce dernier, Suétonius Paullinus eut deux ans de succès, pendant lesquels il soumit des nations et fortifia des postes : sa confiance s’en accrut, et, en attaquant l’île de Mona[13], qui fournissait des secours aux rebelles, il laissa derrière lui le champ libre à la rébellion.

XV. En effet, les Bretons, enhardis par l’absence du général, s’entretiennent des maux de la servitude, se communiquent leurs ressentiments, les enveniment par d’amères réflexions. Ils se demandent « à quoi sert la patience, sinon à faire aggraver leurs charges, en laissant croire qu’ils les trouvent légères. Jadis ils n’avaient qu’un roi ; maintenant on leur en impose deux, le général, altéré de leur sang, le procurateur, avide leurs biens ; tyrans dont la discorde n’est pas moins funeste aux opprimés que leur union. Les satellites de l’un et les centurions de l’autre mêlent ensemble outrages et violence ; rien n’échappe à leur avarice, rien à leur brutalité. Sur le champ de bataille, c’est le plus brave qui dépouille ; mais ceux qui les chassent de leurs maisons, leur enlèvent leurs enfants, les soumettent aux enrôlements, comme si c’était pour la patrie seulement qu’un Breton ne sût pas mourir, ce sont le plus souvent des gens lâches et timides ; car combien peu de soldats ont passe la mer, si les Bretons veulent se compter eux-mêmes ? La Germanie a bien secoue le joug, et c’est un fleuve, et non l’Océan, qui la protège ! Patrie, femmes, parents, voilà leurs motifs de guerre : l’ennemi n’en a d’autres que la débauche et la cupidité. Il fuira, comme a fui jadis ce fameux Jules, pourvu qu’ils imitent les vertus de leurs ancêtres. Et qu’on ne s’effraye point de l’issue d’un ou de deux combats : chez les malheureux l’attaque est plus vive, la constance plus ferme. Déjà les dieux mêmes ont pris pitié des Bretons, en éloignant le général romain, en tenant ses troupes reléguées dans une autre île. Le plus difficile était de delibérer, et ils délibérèrent ; or, en de semblables projets, il est moins dangereux d’oser que d’être surpris. »

XVI. C’est ainsi qu’animés l’un par l’autre, et sous la conduite de Boadicée, femme du sang royal (car, dans les commandements, ils ne font point acception du sexe), ils se lèvent en masse, attaquent les postes disséminés dans le pays, emportent les forts, et s’emparent de la colonie elle-même, comme du siége de la tyrannie. De toutes les cruautés que peuvent imaginer des barbares, la colère et la victoire n’en omirent aucune. Si Suétonius, averti de ce mouvement de la province, ne se fût hâté d’accourir, la Bretagne nous échappait : une bataille gagnée la rendit à son ancienne soumission, bien qu’il restât en armes an bon nombre d’habitants qu’agitait la conscience de leur révolte, et qui se croyaient plus menaces par le général. Suétonius, doué d’ailleurs de grandes qualités, traitant ceux qui s’étaient rendus avec la hauteur et la dureté d’un homme qui venge sa propre injure, on mit à sa place Pétronius Turpilianus, comme moins inexorable. Désintéressé dans les offenses de l’ennemi, et par là même plus indulgent pour le repentir, Pétronius pacifia la province sans chercher ä l’étendre, et la remit à Trébellius Maximus. Ce dernier, sans activité ni expérience des camps, maintint l’ordre par une certaine politesse d’administration. Les barbares eux-mêmes apprirent à pardonner aux vices agréables ; et les guerres civiles, qui survinrent alors, fournirent à l’inaction du général une excuse légitime. Mais on éprouva le fléau de la discorde, effet du désœuvrement chez des soldats accoutumés à de continuelles expéditions. Réduit à fuir et à se cacher pour échapper à leur fureur, Trébellius, déshonoré, avili, reprit à peine un commandement précaire, comme si l’armée eût traité pour la licence et le chef pour la vie : cette sédition ne coûta pas de sang. Vectius Bolanus, dans un temps où les guerres civiles duraient encore, ne donna pas plus de vigueur à son gouvernement : même inaction à l’égard des ennemis, même indiscipline dans les camps ; seulement, Bolanus, irréprochable et pur de tout crime qui pût le faire haïr, s’était concilie l’amour à défaut du respect.

XVII. Mais lorsque, avec le reste du monde, la Bretagne eu reconnu Vespasien, on y vit d’habiles généraux, d’excellentes armées, et l’espoir des ennemis s’affaiblit. Pétilius Cérialis les frappa d’abord de terreur en attaquant la cite des Brigantes[14], qui passe pour la plus considérable de toute la province. Il livra de nombreux et quelquefois de sanglants combats, et il étendit sur une grande partie du pays ou la conquête ou la guerre. Les Services et la renommée de Cérialis auraient écrasé tout autre successeur : un grand homme, autant qu’il était alors permis de l’être, Julius Frontinus, en soutint le poids. Il dompta par les armes la forte et belliqueuse nation des Silures ; entreprise où, avec le courage des ennemis, il eut encore à vaincre la difficulté des lieux.

XVIII. Telles étaient la fortune de la guerre et la Situation de la Bretagne, lorsque Agricola s’y rendit au milieu de l’été, dans un moment où nos soldats, comme si toute expédition était suspendue, se livraient à la sécurité, tandis que les ennemis épiaient l’occasion. Peu de temps avant son arrivée, les Ordoviques[15] avaient presque détruit une aile de cavalerie cantonnée sur leur territoire. C’était un signal pour des hommes qui voulaient la guerre ; et la province approuvait cet exemple, ou étudiait en silence l’esprit du nouveau général. L’été était fini, les troupes éparses dans le pays, le soldat prévenu de l’idée que l’année entière se passerait dans le repos ; enfin tout s’opposait à l’ouverture d’une campagne, et la plupart étaient d’avis qu’on se bornât à surveiller les cantons suspects Agricola voulut aller au-devant du péril. Il réunit les détachements des légions et quelques auxiliaires ; et, comme les Ordoviques n’osaient en plaine, marchant lui-même à la tête de ses troupes, afin de leur inspirer son audace en partageant leurs hasards, il aborde les hauteurs, et, après avoir taillé en pièces presque toute cette nation, persuadé qu’il faut se hàter sur les pas de la renommée et que d’un premier succès dépendent tous les autres, il forme le projet de soumettre l’île de Mona, qui avait été arrachée à Suétonius, ainsi que je l’ai dit, par le soulèvement de toute la Bretagne. Mais, dans cette subite entreprise, les vaisseaux manquaient le génie et la résolution du chef y suppléèrent. Par son ordre, des auxiliaires d’élite, au fait des endroits guéables, et habitués dans leur pays à diriger, en nageant, eux, leurs armes et leurs chevaux, déposent tout bagage, et passent si rapidement que l’ennemi, qui ne craignait qu’une flotte, des navires et la mer haute, fut frappé de stupeur, et jugea que rien ne pouvait échapper ni résister à des hommes qui allaient ainsi à la guerre. La paix fut demandée, l’île rendue à discrétion, et une idée de gloire et de grandeur s’attacha dès lors au nom d’Agricola, qui, à peine arrivé dans sa province, consacrait aux travaux et aux dangers un temps que d’autres passent à se donner en spectacle et à briguer des hommages. Lui, bien loin de s’enorgueillir de tant de prospérités, n’appelait pas expédition ni victoire le mérite d’avoir contenu des vaincus ; il n’orna pas même ses dépêches de laurier ; mais, en dissimulant sa renommée, il l’accroissait encore, et l’on conçut tout ce qu’espérait de l’avenir celui qui taisait de si grandes choses.

XIX. Du reste, en homme qui connaissait l’esprit du pays, et qui savait par l’expérience d’autrui qu’on gagnait peu avec les armes si les violences venaient à la suite, il résolut d’extirper les causes mêmes des guerres. Commençant par lui-même et par les siens, il régla d’abord sa maison, ce qui pour bien des gens n’est pas moins difficile que de gouverner une province. Il n’employait aux fonctions publiques ni ses esclaves ni ses affranchis, et ce n’était point d’après ses affections particulières, ni sur la recommandation et les prières des centurions, qu’il appelait les soldats ; mais il prenait le mérite de chacun pour mesure de sa confiance ; sachant tout, sans donner suite à tout, proportionnant à la gravité des fautes l’indulgence ou la sévérité, et, au lieu de punir toujours, se contentant souvent du repentir ; enfin choisissant pour les emplois et les charges des hommes incapables de mal faire, afin de n’avoir pas à condamner quand le mal serait fait. Il adoucit, par une répartition plus équitable, l’augmentation des tributs et des fournitures de blé, et il supprima ces inventions de l’avarice qui révoltaient plus que l’impôt même : car, avant lui, on se faisait un jeu de voir le laboureur attendre à la porte de son grenier qu’il lui fût permis d’acheter son propre blé pour le revendre ensuite à un prix qu’on fixait ; et, au lieu de faire approvisionner par chacune des cités les postes les plus voisins, on leur assignait des cantonnements lointains, sur des routes détournées ou impraticables, jusqu’à ce qu’en sacrifiant la convenance de tous on eût satisfait l’avidité d’un petit nombre.

XX. En réformant, dès la première année, de tels abus, Agricola rétablit l’honneur de la paix, que l’insouciance ou la connivence de ses prédécesseurs ne faisait pas moins redouter que la guerre. Au retour de l’été, il rassembla son armée. Dans les marches, il louait les soldats qui observaient l’ordre, contenait ceux qui s’écartaient du drapeau, choisissait lui-même l’emplacement des camps, lui-même reconnaissait les marais et les bois : et, pendant ce temps, il ne laissait point de repos aux ennemis, les désolant par de subites incursions, et, quand il les avait assez effrayés, les traitant avec douceur pour éveiller en eux le désir de la paix. De tels moyens désarmèrent beaucoup de cités jusqu’alors indépendantes : elles donnèrent des otages et furent investies de forts et de garnisons disposés avec tant d’art et d’intelligence, que jamais les nouvelles conquêtes en Bretagne ne furent si peu inquiétées.

XXI. L’hiver suivant fut consacré aux soins les plus salutaires. Afin que ces hommes dispersés, sauvages, et par là même toujours prêts à la guerre, s’accoutumassent, par les plaisirs, au repos et à la tranquillité, Agricola les exhorte en son nom particulier, les aide des deniers publics à construire des temples, des forums, des maisons ; il loue l’activité, aiguillonne la lenteur, et l’émulation qu’il excite tient lieu de contrainte. Cependant, il faisait instruire les enfants des chefs dans les beaux-arts, et affectait de préférer l’esprit naturel des Bretons aux talents acquis des Gaulois ; de sorte que ces peuples, qui naguère dédaignaient la langue des Romains, se passionnèrent bientôt pour leur éloquence. Notre habit même fut mis en honneur, et la toge devint à la mode. Peu à peu on se laissa tenter aux séductions de nos vices : on connut les portiques, les bains, l’élégance des repas ; et ces hommes sans expérience appelaient civilisation ce qui était une partie de leur servitude.

XXII. La troisième campagne nous ouvrit de nouvelles contrées, et tout fut ravagé jusqu’à l’embouchure du Taüs[16]. Les ennemis, frappés de terreur, n’osèrent inquiéter l’armée, toute harassée qu’elle était par d’affreuses tempêtes : on eut même le loisir d’élever des forts. Les habiles remarquaient que jamais capitaine n’avait su mieux choisir ses positions ; et pas une des forteresses construites par Agricola ne fut ni prise d’assaut, ni rendue, ni abandonnée. Les garnisons faisaient de fréquentes sorties : approvisionnées pour un an, elles pouvaient soutenir de longs siéges. Ainsi l’hiver était sans alarmes ; et chaque poste, se suffisant à lui-même, bravait les at- taques et désespérait l’ennemi, qui, au lieu de réparer, suivant sa coutume, les pertes de l’été par les succès de l’hiver, se voyait, en été, en hiver, également repoussé. Et Agricola ne détourna jamais au profit de sa gloire les services d’autrui : centurions, préfets, tous avaient en lui un témoin véridique de leurs actions. Quelques-uns le trouvaient un peu amer dans les réprimandes : c’était l’effet de son caractère, affable aux bons, rude aux méchants. Du reste, la colère ne laissait rien dans son cœur : on n’avait à craindre ni sa solitude ni son silence ; il croyait plus généreux d’offenser que de haïr.

XXIII. Il employa le quatrième été à s’assurer des pays qu’il avait parcourus ; et, s’il était des limites pour la valeur de nos armées et la gloire du nom romain, ces limites furent trouvées dans la Bretagne même. En effet, les rivières de Glota et de Bodotria[17], refoulées bien avant dans les terres par le flux de deux mers opposées, ne laissent entre elles qu’un isthme étroit, où l’on établit des postes fortifiés. Tout le pays en deçà était occupé, et l’ennemi rejeté au delà comme dans une autre île.

XXIV. La cinquième année, il franchit l’un des golfes sur le premier vaisseau qui eût pénétré dans ces mers, dompta, par des combats heureux et multipliés, des nations jusqu’alors inconnues, et garnit de troupes la partie de la Bretagne qui fait face à l’Hibernie ; ceci dans des vues de conquête plutôt que de précaution : car l’Hibernie, située entre la Bretagne et l’Espagne, et portée de la mer des Gaules, pouvait être, pour cette partie si puissante de l’empire, le lien des plus importantes et des plus utiles communications. Cette île, plus petite que la Bretagne, surpasse en grandeur celles de notre mer. Le sol, le climat, le caractère et les usages des habitants, sont à peu près les mêmes qu’en Bretagne. Ce que l’on connaît le mieux, ce sont les côtes et les ports, grâce aux marchands qui les fréquentent ou y sont établis. Agricola avait accueilli un des petits rois de ce pays, chassé par une sédition domestique, et, sous le titre d’ami, il le gardait pour l’occasion. Souvent je lui ai entendu dire qu’avec une seule légion et quelques auxiliaires on pourrait dompter et conserver l’Hibernie, et que la Bretagne même en serait plus soumise, alors qu’elle apercevrait partout les armes romaines, et que la liberté serait comme soustraite à sa vue.

XXV. L’été suivant, qui commençait la sixième année de son gouvernement, il s’avança dans les vastes contrées qui s’étendent de l’autre côté de la Bodotria ; et, comme le mouvement général de toutes les peuplades et les routes couvertes d’ennemis lui inspiraient des craintes, il fit reconnaître les ports par sa flotte. C’était la première fois qu’il l’employât comme partie de ses forces, et ce fut un beau spectacle de voir ces vaisseaux qui accompagnaient la marche de l’armée, cette guerre qui se poussait en même temps sur terre et sur mer ; ces camps où, souvent confondus ensemble et confondant leur joie, fantassins, cavaliers, soldats de marine, exaltaient leurs travaux et leurs aventures ; ces vifs entretiens où tantôt les abîmes des forêts et des montagnes, tantôt la fureur des flots et des tempêtes, ici la terre et l’ennemi vaincus, là l’Océan agrandi, fournissaient à la jactance militaire de brillants parallèles. Les Bretons, de leur côté, au rapport des prisonniers, étaient consternés à vue d’une flotte qui, en pénétrant dans cette mer, avait découvert le secret de leur asile et fermé aux vaincus ce dernier refuge. Les peuples de la Calédonie[18] eurent recours à leurs bras et à leurs armes, et avec de grandes forces, grossies encore par la renommée, comme tout ce qui est inconnu, et par l’effroi qu’inspire un agresseur, ils se mirent en devoir d’attaquer nos garnisons. Déjà les timides, sous le nom de prudents, conseillaient aux nôtres de revenir en deçà de la Bodotria, et de se retirer pour n’être pas chassés, lorsque Agricola sut que les ennemis devaient faire irruption sur plusieurs points à la fois. De peur qu’à l’aide du nombre et de la connaissance des lieux ils ne parvinssent à l’envelopper, il divisa lui-même son armée en trois corps et marcha en avant.

XXVI Instruits de ces dispositions, les barbares, changeant tout à coup de plan, fondent en masse et de nuit sur la neuvième légion, qu’ils savaient la plus faible, et, entre le sommeil et le premier effroi d’une surprise, ils égorgent les sentinelles et forcent les retranchements. Déjà ils combattaient dans le camp, lorsque, averti par ses éclaireurs du mouvement des ennemis et prompt à les suivre, Agricola ordonne aux plus alertes de ses cavaliers de les charger par derrière. Bientôt toute l’armée poussa le cri de guerre, et les premières lueurs du jour virent briller les enseignes. Les Bretons, pressés des deux côtés, s’épouvantent ; les Romains reprennent courage, et, sûrs de leur salut, combattent pour la gloire. Agresseurs à leur tour, ils se précipitent hors du camp, et une sanglante mêlée s’engage au passage même des portes, jusqu’à ce que l’ennemi repoussé cède aux efforts de nos deux armées, dont l’une voudrait paraître avoir porté du secours, et l’autre n’en avoir pas eu besoin. Si les marais et les bois n’eussent couvert les fuyards, cette victoire finissait la guerre.

XXVII. Forts de l’audace et de la réputation que leur don- nait ce fait d’armes, nos soldats s’écriaient que rien n’était inaccessible à leur valeur, qu’il fallait pénétrer dans la Calédonie, et trouver enfin, en courant de combats en combats, les bornes de la Bretagne. Même les sages et les prudents de la veille ne manquaient, après l’événement, ni de résolution ni de jactance. Telle est, à la guerre, l’iniquité des jugements : chacun revendique sa part des succès, les revers sont imputés à un seul. Quant aux Bretons, attribuant leur défaite non au courage des Romains, mais à l’occasion et à l’adresse du général, ils ne rabattirent rien de leur orgueil. Ils arment la jeunesse, transportent les femmes et les enfants dans des lieux sûrs, et cimentent par des réunions et des sacrifices une ligue de toutes les cités. Ainsi l’on se quitta de part et d’autre la vengeance dans le cœur.

XXVIII. Pendant le même été, une cohorte d’Usipiens[19], levée en Germanie et transportée en Bretagne, fit un coup d’audace extraordinaire et digne de mémoire. Ils massacrent le centurion et les soldats qui, distribués dans chaque manipule pour les former à la discipline, y servaient à la fois de maîtres et de modèles, et s’embarquent sur trois bâtiments légers, dont ils entraînent par force les pilotes. Un de ceux-ci leur ayant échappé, ils tuent les deux autres comme suspects ; et leur entreprise était encore ignorée, que déjà ils avaient disparu comme par miracle et voguaient en pleine mer. Bientôt, emportés çà et là, forcés de combattre avec les Bretons qui se défendaient contre leurs pillages, souvent vainqueurs, quelquefois repoussés, ils furent réduits par la faim à manger les plus faibles d’entre eux, puis ceux que désignait le sort. Après avoir fait ainsi le tour de la Bretagne, ils perdirent leurs vaisseaux, faute de savoir les gouverner, furent pris pour des pirates, et tombèrent successivement dans les mains des Suèves et dans celles des Frisons. Il en est même qui, vendus comme esclaves, ont été amenés, de maître en maître, jusque sur notre rive[20], où le récit de cette étonnante aventure leur a donné de la célébrité. Au commencement de l’été suivant, Agricola fut frappé d’un malheur domestique, la perte d’un fils qui lui était né depuis un an. Il soutint ce coup sans étaler la fermeté ambitieuse de la plupart des âmes fortes, et sans se livrer non plus, comme les femmes, au désespoir et aux larmes dans le deuil, la guerre était un de ses remèdes.

XXIX. Il fait partir sa flotte la première, avec ordre de piller sur plusieurs points de la côte, afin que, menacé partout, l’ennemi ne sût jamais où était le péril ; et lui-même, à la tête de son armée sans bagage, à laquelle il avait ajouté un corps de Bretons éprouvés par une longue fidélité et connus par leur valeur, il s’avance jusqu’au mont Grampius[21]. Les ennemis l’occupaient déjà : l’issue du dernier combat ne les avait point découragés ; réduits à choisir entre la vengeance et l’esclavage, et convaincus enfin qu’il fallait des efforts communs pour repousser un commun danger, ils avaient, par des députations et des traités, mis en mouvement les forces de tous les cantons. Déjà l’on apercevait plus de trente mille hommes en armes, auxquels accouraient se joindre toute la jeunesse et ce qu’il y avait de vieillards encore verts et robustes, tous fameux par leurs exploits, tous décorés des marques de leur valeur. Cette foule immense était réunie et demandait le combat, lorsque Galgacus, distingué entre les chefs par son courage et sa naissance, parla, dit-on, à peu près en ces termes :

XXX. « Lorsque j’envisage les causes de la guerre et la nécessité qui nous presse, j’ai le plus grand espoir que cette journée et l’union de vos efforts vont commencer l’affranchissement de toute la Bretagne. Aucun de nous n’a subi le joug ; derrière nous, plus de terres ; sur la mer elle-même, plus d’asile : la flotte romaine y domine et nous menace. Ainsi le combat et les armes, qui sont le parti le plus glorieux pour des braves, seraient encore le plus sûr pour des lâches. Dans les précédentes batailles, où la Bretagne a lutté contre les Romains avec des fortunes diverses, elle avait en nous une réserve et une espérance, en nous, les plus nobles de ses enfants, et qui, à ce titre, placés dans ses plus mystérieuses retraites, loin de l’aspect des rivages asservis, avions conservé nos yeux mêmes purs des atteintes de la domination. Habitants des dernières terres, et dernier peuple libre, cet éloignement qui nous cachait à la renommée nous a jusqu’ici défendus. Maintenant le fond de la Bretagne est ouvert, et un conquérant se fait une grande idée de ce qu’il ne connaît pas ; mais après nous plus de nations, plus rien que des flots et des rochers. Et les Romains sont au cœur du pays ; les Romains, dont vous ne désarmerez pas l’orgueil par l’obéissance et la soumission. Brigands dont le monde est la proie, depuis que la terre man- que à leurs ravages, ils fouillent le sein des mers. Avares si leur ennemi est riche, ambitieux s’il est pauvre, ni l’Orient ni l’Occident ne les ont assouvis. Seuls de tous les mortels, ils convoitent avec la même fureur les richesses et l’indigence. Emporter, massacrer, ravir, voilà ce que, dans leur faux langage, ils nomment exercer l’empire ; leur paix, c’est le silence des déserts.

XXXI. « La nature a voulu que l’homme n’eût rien de plus cher que ses enfants et ses proches : ceux des vaincus, enlevés par les enrôlements, vont porter le joug dans une terre étrangère. Leurs femmes et leurs sœurs échappent-elles à la brutalité ennemie, elles sont déshonorées au nom de l’amitié et de l’hospitalité. Leurs biens et leurs revenus sont absorbés par les impôts, leurs grains par les fournitures ; leurs corps mêmes et leurs bras, on les use à percer des forêts, à combler des lacs, sous le fouet et l’injure. L’esclave-né n’est vendu qu’une fois, et son maître le nourrit : la Bretagne achète chaque jour, chaque jour elle nourrit sa propre servitude. Et si l’on voit, dans une troupe d’esclaves, le dernier arrivé servir de jouet même à ses camarades, que devons-nous attendre, vils et nouveaux venus, dans ce vieil asservissement de l’univers, qu’une entière destruction ? Pour quels travaux nous réserve- rait-on ? Nous n’avons ni terres labourables, ni mines, ni ports ; mais nous avons cette valeur et cette fierté que les dominateurs ne pardonnent point aux sujets. Et cet asile même de notre éloignement, mieux il nous protége, plus il nous rend suspects. Ainsi, puisqu’il n’est point de grâce à espérer, armez-vous enfin de courage, vous tous à qui la vie est chère, et vous qui brûlez pour la gloire. Les Trinobantes, commandés par une femme, ont pu réduire en cendres une colonie, forcer un camp ; ils eussent secoué le joug, si le succès ne les eût engourdis. Et nous, encore intacts et indomptés, nous qui n’avons pas comme eux la liberté à conquérir, nous ne ferions pas voir dès le premier choc quels hommes la Calédonie gardait pour sa défense !

XXXII. « Croyez-vous les Romains aussi braves à la guerre qu’insolents dans la paix ? Grands par nos discordes et nos dissensions, les fautes de leurs ennemis font toute la gloire de leur armée. Et cette armée, quelle est-elle ? un assemblage des nations les plus diverses, qu’unit la prospérité, qu’un revers dissoudra. A moins que ces Gaulois, ces Germains et (j’ai honte de le dire) cette foule de Bretons, qui prêtent leur sang à une domination étrangère, dont après tout ils furent plus longtemps les ennemis que les esclaves, ne vous semblent retenus avec eux par l’affection et la fidélité ! ils le sont par la crainte, par la terreur, faibles liens d’amitié : rompez ces liens ; en cessant de trembler, ils commenceront à haïr. Tout ce qui encourage à vaincre est de notre côté. Les Romains n’ont point de femmes pour enflammer leur courage, point de pères pour leur reprocher leur fuite La plupart n’ont point de patrie, ou en ont une autre que celle qu’ils servent. Peu nombreux, ne sachant où ils sont, ils regardent avec effroi et n’aperçoirent autour d’eux que des objets inconnus, ce ciel, cette mer, ces forêts : oui, les dieux nous les livrent ici comme enfermés et enchaînés. Ne vous laissez point effrayer par un vain aspect, et par cet éclat de l’or et de l’argent, qui ne défend ni ne blesse. Nous trouverons dans les rangs ennemis des bras qui sont à nous : les Bretons reconnaîtront leur propre cause ; les Gaulois se souviendront de leur ancienne liberté ; ce qui leur reste de Germains les abandonnera, comme ont fait naguère les Usipiens. Alors qu’aurez-vous à craindre ? des forts sans garnison, des colonies de vieillards, des municipes affaiblis et partagés entre la révolte et la tyrannie. Leur général, leur armée, les voilà : plus loin sont les impôts, les mines, et les autres fléaux qui punissent les esclaves. Ces fléaux pour toujours, ou la vengeance sur l’heure ! ce champ en décidera. Bretons, en allant au combat, songez à vos ancêtres et à vos descendants. »

XXXIII. Les barbares transportés reçurent ce discours avec les chants de leur pays, des frémissements et des clameurs confuses. Déjà les bataillons s’ébranlent, les armes étincellent, et les plus audacieux s’élancent en avant : pendant ce temps l’armée se rangeait en bataille. Alors Agricola, voulant encore exhorter ses troupes, déjà pleines d’allégresse, et qu’on avait peine à retenir dans les retranchements : « Compagnons, leur dit-il, voici la huitième année que, sous les auspices de Rome et par l’ascendant de son génie, votre dévouement et vos efforts triomphent de la Bretagne. Dans tant d’expéditions et de combats, soit qu’il ait fallu du courage contre l’ennemi, ou des prodiges de patience et de travail, je dirai presque contre la nature elle-même, je ne me suis jamais plaint de mon armée, ni vous de votre chef. Général et soldats, nous avons franchi les limites où s’arrêtèrent nos devanciers ; et ce n’est plus en paroles et dans les discours de la renommée que nous occupons l’extrémité de la Bretagne, c’est avec nos camps et nos armes : la Bretagne est enfin découverte et conquise. Dans ces marches pénibles au travers des marais, des fleuves et des montagnes, j’entendais les plus braves s’écrier : « Quand trou- « verons-nous l’ennemi ? quand nous sera-t-il permis de combattre ? » Le voilà, cet ennemi, arraché de ses repaires. Vos vœux sont accomplis ; le champ est ouvert à votre vaillance. Vainqueurs, tout s’aplanit devant nous ; mais, vaincus, tout nous devient obstacle. Autant il est beau et glorieux, si nous poursuivons nos succès, d’avoir franchi de si grandes dis- tances, traversé tant de forêts, passé tant de bras de mer, au- tant la fuite rendrait périlleuse une position aujourd’hui si brillante. Car ici nous n’avons plus la même connaissance du pays, ni la même abondance de vivres ; mais nos bras, mais nos armes nous restent, et nous tiennent lieu de tout. Quant à moi, j’ai depuis longtemps pour maxime que la fuite ne sauve ni l’armée ni le général. Si donc une mort honorable vaut mieux qu’une vie honteuse, le même champ aussi nous offre le salut et l’honneur. Et n’y aurait-il pas encore quelque gloire à succomber aux lieux où finissent la terre et la nature ?

XXXIV. « Si vous aviez devant vous de nouvelles nations, des bataillons inconnus, je chercherais dans d’autres armées des exemples pour vous animer. Mais rappelez-vous vos exploits, interrogez vos yeux. Vous voyez les mêmes hommes qu’un cri terrassa l’an dernier, lorsqu’à la faveur de la nuit ils surprirent une de vos légions. De tous les Bretons ils savent le mieux fuir, et c’est pour cela qu’ils existent encore. Quand des chasseurs s’enfoncent dans les forêts, l’animal courageux ne cède qu’à la force ; l’animal peureux et timide prend la fuite au seul bruit de leurs pas. De même les plus intrépides des Bretons sont tombés depuis longtemps. Il ne reste qu’une foule lâche et craintive ; et si vous les trouvez enfin, ce n’est pas qu’ils vous attendent, c’est qu’ils sont pris les derniers : l’excès de la frayeur les enchaîne à cette place, où une glorieuse et mémorable victoire vous est préparée. Achevez d’un seul coup toutes les expéditions ; couronnez cinquante ans de travaux par une grande journée ; prouvez à la république qu’on ne dut jamais imputer à l’armée ni les lenteurs de la guerre, ni les causes des révoltes. »

XXXV. Agricola parlait encore, et déjà éclatait l’ardeur des soldats. La fin de son discours fut suivie d’un enthousiasme universel, et aussitôt l’on courut aux armes. Pendant qu’ainsi animés ils se précipitent à l’envi, le général établit un centre de bataille d’infanterie auxiliaire, composée de huit mille hommes, couvre les flancs avec trois mille chevaux et place les légions devant les retranchements : disposition qui ajoutait un grand prix à la victoire, celui de ne point coûter de sang ro- main, et qui assurait une ressource si l’on était repoussé. Les Bretons, pour offrir un aspect à la fois magnifique et terrible, s’étaient postés sur les hauteurs. La première ligne était au pied de la montagne ; le reste, rangé par échelons derrière elle, s’élevait en amphithéâtre. Les chars de la cavalerie remplissaient de bruit et de mouvement la plaine qui séparait les deux armées. Alors, craignant d’être attaqué en tête et en flanc par un ennemi supérieur en nombre, Agricola fit élargir les rangs ; et, quoique la ligne de bataille en devînt plus étendue, et que la plupart conseillassent d’appeler les légions, lui, aimant mieux espérer, et ferme contre les obstacles, renvoie son cheval et se place à pied devant les enseignes.

XXXVI. L’action s’engagea de loin. Unissant l’adresse au courage, les Bretons, avec leurs longues épées et leurs petits boucliers, évitaient ou détournaient nos javelots, tandis qu’eux-mêmes faisaient pleuvoir sur nous une grêle de traits. Bientôt Agricola exhorte trois cohortes de Bataves et deux de Tongres à en venir aux prises et à joindre le fer, genre de com- bat familier à ces vieux soldats et incommode aux ennemis qui portaient d’étroits boucliers et d’énormes épées, car les épées sans pointe des Bretons ne pouvaient leur servir dans une mêlée, où les armes se croisent. Aussi, dès que les Bataves, frappant sur eux à coups redoublés, les heurtant du bouclier, meurtrissant les visages, eurent renversé ce qui était dans la plaine et commencèrent à s’élever sur les hauteurs, les autres cohortes, entraînées par l’exemple et par un élan naturel, firent main basse sur tout ce qu’elles rencontraient, non sans laisser derrière elles, dans la précipitation de la victoire, une foule d’ennemis à demi morts ou même sans blessures. Cependant la cavalerie des Bretons avait pris la fuite ; leurs chars s’étaient jetés dans la mêlée, au milieu de leur infanterie, et, quoiqu’ils y eussent répandu un nouvel effroi, ils étaient arrêtés par l’épaisseur des bataillons et l’inégalité du terrain. Jamais rien ne ressembla moins à un combat de cavalerie : ici, des hommes qui se tiennent à peine sur un sol incliné sont encore poussés par le choc des chevaux ; là, des chars errant à l’aventure, des chevaux épouvantés, sans autre guide que la frayeur qui les emporte, se précipitent dans toutes les directions à travers les rangs confondus.

XXXVII. Ceux des Bretons qui, postés au sommet des collines, n’avaient pas encore pris part au combat, et regardaient notre petit nombre avec un tranquille dédain, étaient descendus peu à peu et se disposaient à prendre le vainqueur à revers, si Agricola, qui avait craint ce mouvement, n’eût fait marcher à leur rencontre quatre ailes de cavalerie qu’il tenait en réserve pour les besoins imprévus. Ce corps les repoussa d’autant plus vivement qu’ils étaient accourus avec plus de confiance, et les mit en déroute. Ainsi le stratagème des Bretons fut tourné contre eux-mêmes ; et la cavalerie, quittant le front de bataille par l’ordre du général, fondit sur les derrières de l’armée ennemie. C’est alors que, dans toute l’étendue de la plaine, parut un grand et horrible spectacle : le Romain poursuit, blesse, fait des prisonniers, les tue pour en faire d’autres ; les ennemis, chacun suivant son instinct, fuient par bandes armées devant quelques hommes, ou, seuls et sans armes, se précipitent au milieu des vainqueurs et s’offrent à la mort. Partout des armes éparses, des cadavres, des membres déchirés, la terre rougie de sang. Quelquefois aussi un retour de vengeance et de courage ranimait les vaincus : ils se rallièrent à l’entrée des forêts, et cherchèrent à envelopper ceux des nôtres qui, les suivant de plus près, s’engageaient imprudemment dans des routes inconnues. Si Agricola, présent partout, n’eût formé autour des bois comme une enceinte de ses cohortes les plus vigoureuses et les plus lestes, et ordonné à une partie des cavaliers de pénétrer à pied dans les endroits fourrés, tandis que le reste, à cheval, battrait les clairières, nous aurions payé par quelque échec un excès de confiance. Quand les Bretons virent qu’on les poursuivait de nouveau en bon ordre et les rangs serrés, ils recommencèrent à fuir, mais non plus par troupes et sans se perdre de vue : épars, s’évitant les uns les autres, ils s’égarent au loin dans les lieux les moins pratiqués. La nuit et la satiété mirent fin à la poursuite. Dix mille ennemis furent tués : nous perdîmes trois cent soixante hommes, parmi lesquels Aulus Atticus, préfet d’une cohorte, qui fut emporté au milieu des barbares par l’ardeur de sa jeunesse et la fougue de son cheval.

XXXVIII. Victorieux et chargés de butin, les Romains passèrent la nuit dans la joie. Les Bretons, hommes et femmes, errant au hasard et confondant leurs lamentations, entraînent leurs compagnons blessés, appellent ceux qui ne le sont pas, abandonnent leurs maisons, et, de colère, y mettent eux-mêmes le feu, choisissent des retraites et les quittent aussitôt, se concertent un moment, puis se désunissent. Atterrés quelquefois à l’aspect de ce qui leur était cher, plus souvent cette vue les exaspérait ; et l’on assura même que plusieurs, cruels par pitié, avaient tué leurs femmes et leurs enfants. Le jour suivant acheva de déployer aux yeux le tableau de la victoire : partout un vaste silence, des collines solitaires, des toits fumant au loin, pas un homme sur le chemin de nos coureurs. Lorsque, en faisant battre le pays de tous côtés, on eut reconnu que la fuite de l’ennemi n’avait point de but certain, et qu’il ne se rassemblait nulle part, l’été déjà fini ne permettant pas de disperser les troupes, Agricola ramena son armée dans le pays des Horestes[22]. Il y prit des otages et ordonna au commandant de la flotte de faire le tour de la Bretagne. Il lui donna des forces pour cette expédition, que déjà la terreur avait devancée. Quant à lui, pour effrayer ces peuples nouveaux par la lenteur même de son passage, il conduisit à petites journées l’infanterie et la cavalerie dans les quartiers d’hiver. La flotte, secondée par les vents et la renommée, occupa le port de Trutule[23], où elle était revenue après avoir côtoyé toute la partie de la Bretagne qui est au delà de ce point.

XXXIX. Ces événements, quoique racontés dans les lettres d’Agricola sans pompe ni exagération, Domitien les reçut à sa manière, la joie sur le front, l’inquiétude dans le cœur. Sa conscience lui rappelait le ridicule encore récent de son faux triomphe sur les Germains, où figuraient, comme prisonniers de guerre, des esclaves achetés, dont on avait arrangé pour ce rôle le vêtement et la chevelure. Et il s’agissait maintenant d’une grande et véritable victoire, signalée par la mort de tant de milliers d’ennemis, et célébrée par toutes les voix de la rénommée ! Rien ne lui faisait ombrage comme de voir le nom d’un particulier élevé plus haut que celui du prince. C’était donc en vain qu’il avait étouffé les talents du Forum et les arts de la paix, si un autre s’emparait de la gloire des armes. Le reste, après tout, pouvait se tolérer ; mais le mérite de grand capitaine était un attribut de l’empire. Agité par ces réflexions, et après s’être rassasié du plaisir d’être seul, signe infaillible d’une sinistre pensée, il crut que le mieux était pour le moment de renfermer sa haine, jusqu’à ce que l’enthousiasme de l’opinion et la faveur de l’armée se fussent refroidis ; car Agricola commandait encore alors en Bretagne.

XL. Il lui fit donc décerner par le sénat les décorations triomphales, la statue couronnée de laurier, et tout ce qu’on donne à la place du triomphe, avec un pompeux accompagnement des expressions les plus honorables. Il laissa croire en outre qu’il lui destinait la province de Syrie, vacante par la mort du consulaire Atilius Rufus, et réservée aux hommes les plus illustres. Ce fut une opinion accréditée que Domitien avait envoyé vers Agricola un affranchi de son intime confiance, porteur de lettres qui lui conféraient ce gouvernement avec ordre de les lui remettre s’il était encore en Bretagne, et que l’affranchi, l’ayant rencontré dans le détroit de l’océan, était revenu sur ses pas, sans même lui avoir parlé ; circonstance ou réelle, on feinte et imaginée d’après le caractère du prince. Cependant Agricola avait remis à son successeur la province tranquille et à l’abri de tout danger. De peur que l’affluence et le concours de ceux qui viendraient à sa rencontre ne donnât trop d’éclat à son arrivée, il résolut de se dérober à l’empressement de ses amis ; et ce fut de nuit qu’il entra dans Rome, de nuit qu’il se rendit au palais, comme il en avait reçu l’ordre. Sa réception fut courte ; un baiser, pas un mot ; et on le laissa confondu dans la foule des esclaves. Au reste, pour tempérer par d’autres vertus une gloire militaire qui pèse toujours à l’oisiveté jalouse, il s’enfonça de plus en plus dans la retraite et le silence, simple en ses vêtements, affable en ses entretiens, ayant pour tout cortège un ou deux amis ; de sorte que la plupart, accoutumés à juger des grands hommes par le faste qui les entoure, cherchaient en lui sa renommée, et que très-peu la devinaient.

XLI. Dans ce temps-là il fut, en son absence, accusé plu- sieurs fois devant Domitien, et plusieurs fois absous. Ces périls n’avaient pour cause ni délits qu’on lui reprochât, ni plaintes de personnes qu’il eût offensées, mais la haine du prince pour la vertu, la gloire du héros, et sa plus dangereuse ennemie, la louange. Et des temps survinrent qui ne permirent plus de taire le nom d’Agricola : tant d’armées dans la Dacie et la Mésie, dans la Germanie et la Pannonie, perdues par la folie ou la lâcheté des généraux ; tant de braves guerriers forcés et pris avec leurs cohortes ! Ce n’étaient plus les limites de l’empire et la rive d’un fleuve, c’étaient les quartiers de nos légions, la possession de nos provinces, qu’il fallait disputer. Comme les désastres succédaient aux désastres, et que chaque année était marquée par des funérailles et des revers, la voix publique demandait Agricola pour général, et chacun comparait sa vigueur, sa constance, son courage éprouvé par les combats, avec l’indolence et la pusillanimité des autres. Il est certain que ces discours retentirent jusqu’aux oreilles de Domitien, répétés par ses affranchis, dont les plus honnêtes, par attachement et par zèle, les plus méchants, par malignité et par jalousie, aigrissaient à l’envi son caractère naturellement pervers. Ainsi les vertus d’Agricola et les vices d’autrui conspiraient également à le précipiter dans la gloire.

XLII. Cependant le temps était venu où il devait tirer au sort le proconsulat d’Asie et celui d’Afrique ; et le meurtre récent de Civica[24] était une leçon pour lui, un exemple pour Domitien. Quelques confidents des secrètes pensées du prince vinrent chez Agricola lui demander s’il accepterait une province. Et d’abord, sans trop s’avancer, ils rehaussent le prix du repos et de la tranquillité ; bientôt ils lui offrent leurs bons offices pour faire excuser son refus ; enfin ils lèvent le masque, et, joignant la terreur à la persuasion, ils l’entraînent chez Domitien. Celui-ci, exercé à feindre, entendit avec une hauteur étudiée son humble excuse, et, après l’avoir agréée, il souffrit ses remercîments, et ne rougit pas d’un si odieux bienfait. Il ne lui donna cependant pas les honoraires qu’on offre au titre de proconsul, et que lui-même avait accordés à plusieurs, blessé peut-être de ce qu’Agricola ne les avait pas demandés, ou craignant de paraître acheter un sacrifice qu’il imposait. Il est dans la nature de l’homme de haïr ceux qu’on a offensés ; et la colère de Domitien, prompte à s’enflammer, était d’autant plus implacable qu’il la cachait davantage. Toutefois elle était adoucie par la prudence et la modération d’Agricola, bien éloignées de cet esprit de résistance et de cette vaine ostentation de liberté, qui appellent la renommée et dé- fient le destin. Que les admirateurs de tout ce qui brave le pouvoir apprennent que, même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et que la déférence et la sou- mission, si le talent et la vigueur les accompagnent, mènent aussi bien à la gloire que cette témérité qui, sans fruit pour la république, se jette à travers les précipices et semble briguer l’honneur d’une mort éclatante.

XLIII. Sa fin, douloureuse pour nous, triste pour ses amis, ne fut pas indifférente même aux étrangers et aux inconnus. La multitude aussi, et ce peuple qu’occupent d’autres intérêts, vint souvent à sa maison, s’entretint de lui sur les places, dans les réunions publiques ; et personne n’apprit la mort d’Agricola ou avec joie, ou comme une nouvelle qu’on oublie aussitôt. Elle excitait une compassion d’autant plus vive, qu’un bruit accrédité l’attribuait au poison. Je ne puis rien affirmer avec certitude : au reste, pendant toute sa maladie, Domitien l’envoya visiter, plus souvent qu’il n’est ordinaire aux princes, et par les premiers de ses affranchis, et par ses médecins les plus affidés : était-ce sollicitude, ou espionnage ? Le jour fatal même, on sut que des coureurs disposés sur la route lui annonçaient de moments en moments les progrès de l’agonie, et personne ne s’imagina qu’il eût hâté à ce point une nouvelle qui l’aurait affligé. Toutefois il montra dans ses sentiments et sur son visage l’apparence de la douleur ; tranquille maintenant sur l’objet de sa haine, et plus habile à dissimuler sa joie que sa crainte. Il paraît certain qu’à la lecture du testament par lequel Agricola donnait Domitien pour cohéritier à la meilleure des épouses et à la plus tendre des filles, il se réjouit de cette disposition comme d’un hommage et d’une marque d’estime : étrange aveuglement d’un esprit corrompu par de continuelles adulations ! il ne voyait pas que les bons pères ne font héritiers que les mauvais princes.

XLIV. Agricola était né sous le troisième consulat de Caïus César, le jour des ides de juin ; il mourut dans sa cinquante-sixième année, le dix des kalendes de septembre, sous les consuls Colléga et Priscus. Si la postérité veut aussi connaître son extérieur, sa taille était bien proportionnée sans être haute ; rien dans son regard qui inspirât la crainte ; sa physionomie était plutôt gracieuse : tous ses traits annonçaient l’homme de bien ; on aimait à y reconnaître le grand homme. Quoique enlevé à un âge où la moitié de la vie est à peine achevée, il a fourni, quant à la gloire, la plus longue carrière. Il possédait la plénitude des vrais biens, qui résident dans la vertu ; et, après les honneurs du consulat et du triomphe, quelles grandeurs pouvait encore lui garder la fortune ? Ses richesses, sans être immenses, suffisaient à son rang. Laissant sa fille et sa femme pleines de vie, sa réputation florissante, n’ayant rien souffert jusque-là ni dans sa dignité, ni dans ses alliances et ses amitiés, ne pourrait-on pas le féliciter même de s’être sauvé de l’avenir ? Car, s’il ne lui fut pas donné de vivre assez pour voir les beaux jours de ce siècle fortuné et l’empire de Trajan, que nous présageaient, dans les épanchements de l’amitié, ses vœux et sa prévoyance, ce fut du moins un grand dédommagement de sa mort prématurée d’échapper à ces derniers temps, où Domitien, ne donnant plus ni trêve ni relâche à sa fureur, sembla vouloir épuiser, dans un seul et long accès, tout le sang de la république.

XLV. Agricola n’a pas vu le palais du sénat assiégé, le conseil public investi de soldats, les meurtres de tant de consulaires massacrés à la fois, la fuite et l’exil de tant de femmes illustres. Carus Métius ne comptait encore qu’une victoire[25], le seul château d’Albe retentissait des avis sanguinaires de Messalinus, et Massa Bébius[26] était déjà lui-même accusé. Bientôt nos propres mains traînèrent Helvidius[27] dans la prison ; bientôt les regards de Mauricus et de Rusticus[28] confondirent notre lâcheté, et Sénécion nous couvrit de son sang innocent. Néron du moins détourna les yeux ; Néron ordonna des crimes et n’en fut pas spectateur : plus misérables sous Domitien, le premier de nos maux était de le voir et d’en être vus, quand tous nos soupirs étaient comptés, quand son vi- sage féroce, couvert de cette rougeur dont il s’armait contre la honte, observait la pâleur de tant d’infortunés. Pour vous, ô Agricola, heureux d’avoir vécu glorieusement et d’avoir à temps quitté la vie, ceux qui eurent part à vos derniers entretiens attestent que vous avez reçu la mort d’un air tranquille et satisfait, comme si vous eussiez voulu, autant qu’il était en vous, léguer l’innocence à l’empereur. Mais moi, mais votre fille, à la perte cruelle d’un père nous joignons le regret de n’avoir pu veiller auprès de votre lit de douleur, ranimer vos forces défaillantes, nous rassasier de votre vue, de vos embrassements du moins nous eussions recueilli des ordres, des paroles, qui resteraient gravés bien avant dans nos âmes. C’est là notre désespoir, c’est la blessure qui nous tue : par le malheur d’une trop longue absence, nous vous avons perdu quatre ans avant le temps. Sans doute, à le meilleur des pères, les soins de la plus tendre épouse ont tout prodigué pour honorer vos funérailles ; mais trop peu de larmes ont arrosé votre cendre, et vos yeux, s’ouvrant pour la dernière fois, ont eu quelque chose à désirer.

XLVI. S’il est un lieu destiné aux mânes de l’homme vertueux, si, comme le pensent les sages, les grandes âmes ne s’éteignent pas avec le corps, reposez en paix, Ô Agricola, et nous élevant, nous votre famille, au-dessus des vains regrets et des pusillanimes lamentations, appelez-nous à la contemplation de vos vertus, que profaneraient les larmes et les sanglots. Ah ! notre admiration, nos louanges immortelles, et, si la nature le permet, notre ressemblance avec vous, les honoreront bien mieux. Voilà l’hommage, voilà les devoirs qu’imposent les liens du sang. C’est ainsi qu’il convient à la fille et à l’épouse d’Agricola de révérer la mémoire d’un père, d’un époux ; c’est en méditant continuellement ses actions et ses paroles, en s’attachant à sa renommée, à l’image de son âme, bien plus qu’à celle de son corps. Non que je veuille interdire ces représentations que nous offre ou le marbre ou le bronze ; mais les traits de l’hemme sont fragiles et périssables, et, comme eux, les simulacres qui les représentent : la figure seule de l’âme est éternelle ; et nul art ne peut la dessiner, nulle matière en recevoir l’empreinte : c’est à l’homme même de la retracer dans ses mœurs. Tout ce que nous avons ad- miré dans Agricola demeure et demeurera, pendant tous les siècles, dans l’esprit des hommes, avec le souvenir de ses faits glorieux. Beaucoup d’anciens héros dormiront, sans honneur et sans gloire, dans le néant de l’oubli : Agricola, transmis par l’histoire à la postérité, vivra éternellement.

  1. Voy. Annales, liv. XVI, chap. xxvi ; Histoires, liv. III, chap. lxxx.
  2. Il avait écrit la vie d’Helvidius Priscus, à la prière de Fannia, fille de Thraséas et veuve d’Helvidius. Accusé par Métius Carus, il fut condamné à mort : Fannia fut exilée et privée de ses biens.
  3. Voy. Annales, liv. XVI, chap. xxi et suiv.
  4. Tacite, Histoires, liv. IV, chap. v et vi, trace de ce Romain un portrait qui le montre presque égal à son beau-père Thraséas. Il périt sous Vespasien, victime, si l’on en croit Dion, de son indépendance factieuse, plutôt que de la haine du prince.
  5. Il s’agit ici des triumviri capitales, préposés à l’exécution des jugements criminels.
  6. Les Histoires.
  7. Sur les exploits de Suétonius Paullinus en Bretagne, voy. Annales, liv. XIV, chap. xxix-xxxix.
  8. Vintimille.
  9. Les gouverneurs des provinces voisines.
  10. Contemporain de Claude et de Néron et ami de Sénèque.
  11. La plus grande des îles de Shetland, nommée aujourd’hui Mainland, c’est-à-dire Principale terre (par comparaison aux autres plus petites), et qui conservait encore, il y a deux siècles, le nom de Thyl-insel.
  12. La colonie de Camulodunum, ou Camalodunnum ; voy. Ann., liv. XII, chap. xxxii.
  13. L’île d’Anglesey, que les habitants appellent encore Mon, dans leur ancienne langue.
  14. Voy. page 250, note 2.
  15. Dans le nord du pays de Galles.
  16. Ce Taüs est probablement la Tweede, qui coule entre le Northumberland et l’Écosse, et se jette dans la mer du Nord, à Berwick
  17. La Clyde et la Forth.
  18. L’Écosse, depuis les golfes de Forth et de Clyde.
  19. Voy. les Mœurs des Germains, chap. xxxii.
  20. La rive gauche du Rhin, limite de l’empire du côté de la Germanie.
  21. « Le mont Grampius, dit Gosselin, est la chaîne qui conserve le nom de Grampian, en traversant obliquement l’Écosse. »
  22. Mannert place les Horestes entre le golfe de Forth et celui de Tay ; Brotier croit, au contraire, qu’ils habitaient le comté d’Angus, au delà du golfe de Tay.
  23. Sur la côte orienale.
  24. Voy. Suétone, Domitien, chap. x.
  25. Il n’avait encore fait périr qu’un innocent. Carus Métius fut un des plus fameux délateurs du temps de Domitien.
  26. Bébius Massa était procurateur en Afrique à l’avènement de Vespasien, et dès lors il était signalé comme un des hommes les plus pernicieux de ce temps. Plus tard, il fut poursuivi comme concussionnaire par la province de Bétique.
  27. Fils de celui qui avait été tué par ordre de Vespasien.
  28. Junius Mauricus fut exilé sous Domitien et rappelé sous Nerva : c’était un homme, dit Pline le Jeune, dont rien ne surpassait la fermeté et la sincérité. Quant à Rusticus, c’est le même Rusticus Arulénus dont la mort est mentionnée ci-dessus, chap. ii.