Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/06
Pagnerre, (p. 59-66).
CHAPITRE VI.
Ma nouvelle maîtresse montra qu’elle était en vérité tout ce qu’elle m’avait semblé être, lorsque je l’avais vue pour la première fois à la porte, — une femme douée du cœur le plus bienveillant, et des sentiments les plus beaux. Elle n’avait jamais eu d’esclave soumis à son autorité, et avant son mariage, elle avait dû à son travail ses moyens d’existence. Elle avait appris le métier de tisserand, et, par suite de son application constante, elle s’était préservée en grande partie des effets dégradants de la misère. J’étais tout à fait surpris de sa bonté. Je ne savais comment me conduire envers elle. Elle ne ressemblait en rien à aucune autre femme blanche que j’eusse jamais vue. Je ne pouvais m’approcher d’elle, comme j’avais l’habitude de m’approcher des autres dames de sa couleur. Les connaissances que j’avais acquises dès l’enfance, étaient complètement déplacées auprès d’elle. Une conduite servile, qualité ordinairement si agréable dans un esclave, ne lui convenait pas. Ce n’était pas le moyen de gagner sa faveur ; elle en paraissait toute troublée. Si un esclave la regardait en face, elle ne voyait dans cette action ni impudence ni impolitesse de sa part. Sa présence rassurait l’esclave le plus bas, et nul ne la quittait sans se trouver plus heureux de l’avoir vue. Son visage était animé de sourires célestes, sa voix était douce comme Une musique tranquille.
Hélas ! ce bon cœur ne devait pas rester longtemps tel qu’il était. Elle tenait déjà dans ses mains le poison fatal d’un pouvoir sans responsabilité. Peu à peu l’œuvre infernale commença. Ses yeux, naguère pleins d’une gaîté douce, devinrent, sous l’influence de l’esclavage, rouges de colère ; cette voix qui offrait un assemblage de sons les plus harmonieux, changea bientôt, et ne fit plus entendre que des accents durs et discordants ; ce visage d’ange fit place à des traits de démon. Ainsi l’esclavage est l’ennemi et de l’esclave et du maître.
Peu après mon arrivée chez Mme Auld, elle eut la bonté de commencer à m’enseigner l’alphabet. Après quoi, elle m’aida à épeler des mots de deux ou trois lettres. J’en étais à ce point-là de mes progrès, quand M. Auld découvrit ce qui se passait, et s’opposa à ce que Mme Auld m’en enseignât davantage, en lui disant, entre autres choses, qu’il était défendu aussi bien que dangereux d’enseigner à lire à un esclave. Je me sers de ses propres expressions : « Plus on donne à un esclave, dit-il, plus il veut avoir. Laissez lui prendre un pied, il en aura bientôt pris quatre. Un nègre ne doit rien savoir, si ce n’est obéir à son maître, et faire ce qu’on lui commande. Le savoir gâterait le meilleur nègre du monde. Or, si vous enseigniez à lire à ce nègre (ajouta-t-il, en parlant de moi), il n’y aurait plus moyen de le maîtriser. Il ne serait plus propre à être esclave. Il deviendrait tout de suite indisciplinable et ne serait d’aucune valeur pour son maître. Quant à lui-même, le savoir ne pourrait lui faire aucun bien, et lui ferait certainement beaucoup de mal. Il le rendrait mécontent de son sort et malheureux. » Ces paroles-là pénétrèrent profondément dans mon cœur. Elles y éveillèrent des sentiments qui dormaient en moi, et elles firent naître une suite de pensées entièrement nouvelles. C’était une révélation inattendue et spéciale, qui expliquait des choses obscures et mystérieuses, contre lesquelles mon jeune esprit avait lutté, mais avait lutté en vain. Je comprenais alors ce qui avait été pour moi une difficulté fort embarrassante. — Je veux dire le pouvoir que possédait l’homme blanc de rendre esclave l’homme noir. Cette découverte était à mes yeux une conquête importante, à laquelle j’attachais le plus haut prix. Dès ce moment je comprenais le sentier qui mène de l’esclavage à la liberté. C’était justement ce qui me manquait, et cette précieuse explication m’arriva au moment le plus inattendu. Si, d’un côté, j’étais triste, à la pensée de perdre l’aide de ma bonne maîtresse ; de l’autre, je me réjouissais en songeant à la révélation inestimable que, par l’effet du hasard, je devais à mon maître. Quoique convaincu de la difficulté d’apprendre sans maître, ce fut avec le plus vif espoir, et avec une résolution bien arrêtée, que je me décidai à apprendre à lire, quelque peine que cela dût me coûter. Le ton décisif dont il avait parlé, et avait tâché de convaincre sa femme des fâcheuses conséquences qui pourraient résulter de l’instruction qu’elle voulait me donner, ne pouvait manquer de m’assurer qu’il était profondément convaincu des vérités qu’il avait énoncées. C’était la meilleure manière possible de me persuader que je pouvais compter avec la plus grande confiance sur les résultats qui proviendraient inévitablement de l’imprudence de m’enseigner à lire. Ce qu’il craignait le plus, je le désirais le plus. Ce qu’il aimait le plus, je le haïssais le plus. Ce qui était pour lui un grand mal, qu’il fallait éviter avec soin, était pour moi un grand bien, qu’il était à propos de chercher avec diligence. L’argument dont il s’était servi avec tant de chaleur, pour qu’on ne m’enseignât pas à lire, ne m’inspirait que plus fortement le désir et la résolution d’apprendre. Si je suis parvenu à mon but, je dois mon succès presque autant à l’opposition hostile de mon maître, qu’à l’assistance aimable de ma maîtresse. Je dois donc à l’un et à l’autre des remerciements.
Je n’étais que depuis très-peu de temps à Baltimore, et j’avais déjà observé une différence remarquable dans le traitement des esclaves, comparé à celui dont j’avais été témoin à la campagne. Le fait est qu’un esclave à la ville est presque libre, comparé à un esclave dans une plantation. On donne au premier une meilleure nourriture et de meilleurs habits, et il jouit de privilèges qui sont entièrement inconnus au second. On remarque à la ville sous ce rapport un certain degré de décence, un sentiment de honte qui sert à réprimer en partie les explosions de cruauté atroce qui éclatent si souvent dans la plantation. Il faut qu’un propriétaire d’esclaves soit terriblement endurci pour ne pas hésiter à déchirer ces malheureux à coups de fouet, au risque de blesser par leurs cris l’humanité de ses voisins qui ne sont pas propriétaires comme lui. Il est bien rare d’en trouver un qui veuille s’exposer à la haine qui s’attache à la réputation de maître cruel ; encore moins à ce qu’on sache qu’il ne donne pas assez à manger à ses esclaves. Tous les propriétaires de ville désirent qu’on sache qu’ils nourrissent bien leurs nègres, et il faut leur rendre la justice de dire qu’ils le font presque tous. Il y a cependant des exceptions à cette règle. M. Thomas Hamilton demeurait vis-à-vis de nous dans la rue Philpolt, il possédait deux esclaves, Henriette et Marie. La première avait à peu près vingt-deux ans, la seconde quatorze ; je n’ai jamais vu deux femmes si maigres et si mutilées. Pour les regarder sans être touché de compassion, il fallait avoir le cœur plus dur que la pierre. La tête, la poitrine et les épaules de Marie étaient complètement hachées de coups. Je lui ai souvent touché la tête et je l’ai trouvée presque couverte de tumeurs et de meurtrissures causées par le fouet de sa cruelle maîtresse. Je ne sais pas si M. Hamilton la fouettait jamais lui-même ; mais j’ai été témoin oculaire de la cruauté de sa femme. J’avais l’habitude d’aller chez M. Hamilton presque tous les jours. Madame Hamilton était ordinairement assise dans une grande chaise au milieu de l’appartement avec une lourde peau de vache à son côté. Il ne se passait guère d’heure pendant le courant de la journée où elle ne fît couler le sang d’une de ces esclaves. Les filles passaient rarement près d’elle, sans qu’elle leur dît : « Va donc plus vite, vilaine bête noire ! » en même temps elle leur donnait sur la tête ou sur les épaules un coup qui faisait souvent venir le sang. Puis elle ajoutait après avoir frappé : « Attrape cela, vilaine bête noire ! si tu ne vas pas plus vite, je saurai bien te faire aller, moi ! » Outre les cruautés qu’on leur faisait subir, on leur donnait si peu à manger, qu’elles étaient à moitié affamées. Elles ne savaient que rarement ce que c’était que de satisfaire leur appétit. J’ai vu Marie lutter avec les cochons, pour attraper les abattis et autres objets de rebut qu’on avait jetés dans les rues. Marie avait reçu tant de coups de pied et tant de meurtrissures qu’on l’appelait plus souvent, « la Becquetée, » que par son propre nom.