Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/Préface

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Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 5-14).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


L’auteur de la relation suivante, M. Frédéric Douglass, nègre né en Amérique, arriva en Angleterre dans l’automne de 1845. Il se proposait, par une absence temporaire des États-Unis, d’échapper aux conséquences qui devaient résulter en Amérique de la publication de son livre, de recueillir des informations sur différents sujets en Angleterre, d’exposer aux yeux des Anglais toutes les horreurs de l’esclavage tel qu’il existe aux États-Unis, et d’exciter le public à s’intéresser au sort de ses malheureux compatriotes.

La première édition de sa relation fut publiée au mois de mai 1845, à Boston en Amérique ; et en moins d’un an quatre éditions ayant été épuisées, il était devenu nécessaire d’en faire imprimer une cinquième. Depuis l’arrivée de Frédéric Douglass dans la Grande-Bretagne, on a publié à Dublin deux éditions de son livre, et une troisième à Leeds de 5,000 exemplaires.

La préface de la première édition américaine est écrite par M. William Lloyd Garrison, qui est le chef zélé et infatigable de la société des abolitionnistes en Amérique. Il avait fait la connaissance de Douglass en 1841, à une réunion contre l’esclavage, tenue à Nantucket, et dont il est fait mention à la fin de la relation. Voici dans quels termes il a décrit les impressions qu’il avait éprouvées en cette circonstance. « Je n’oublierai jamais le discours de Frédéric Douglass à la convention, — les émotions extraordinaires qu’il excita dans mon esprit, — l’impression puissante qu’il fit sur un auditoire immense, frappé d’étonnement, — les applaudissements qui accueillirent ses heureuses remarques, depuis le commencement jusqu’à la fin… Il me semble que je le vois là devant moi ! droit et majestueux quant aux proportions physiques et à la taille, — doué des richesses de l’intelligence, — possédant une éloquence naturelle qui tient du prodige et une âme tellement élevée qu’elle paraît « faite un peu moindre que celle des anges. » — Et pourtant cet homme remarquable n’était qu’un esclave, et un esclave fugitif, qui tremblait pour sa sûreté, et qui osait à peine croire qu’il existât sur le sol de l’Amérique un seul blanc qui voulût courir des risques en le traitant en ami, pour l’amour de Dieu et au nom de l’humanité.

L’idée s’était présentée tout de suite à l’esprit de M. Garrison que ce serait une chose très-utile au succès de la cause de l’abolition de l’esclavage, si l’homme noir que la nature avait doué de facultés si remarquables, voulait y consacrer son temps et ses talents. Il en parla donc à Frédéric Douglass ; mais celui-ci était si défiant de ses propres forces, qu’il ne consentit qu’après beaucoup d’hésitation. Enfin, après y avoir longtemps réfléchi, il se décida à faire cet essai : le succès le plus complet couronna ses heureux efforts, et depuis cette époque-là la société des abolitionnistes dite « the american anti slavery Society » l’a employé comme agent pour aller de ville en ville prononcer des discours en faveur des objets qu’elle a en vue. M. Garrison a décrit de la manière suivante le résultat de ses travaux : « Ses efforts ont été infatigables ; son succès à combattre les préjugés, à faire des prosélytes, à intéresser l’esprit des masses, a surpassé de beaucoup les espérances qu’avait fait naître l’éclat de son début. Il s’est toujours comporté avec douceur et humilité, mais cependant il a déployé un caractère véritablement ferme et courageux. Comme orateur, il brille surtout par la beauté des sentiments, la vivacité de l’esprit, la justesse des comparaisons, la vigueur du raisonnement et la facilité de l’élocution. En lui se trouve une rare réunion des qualités de l’esprit et du cœur ; union indispensable pour éclairer l’esprit et pour émouvoir le cœur des autres. Puisse la force physique ne pas lui faire faute dans sa noble entreprise !

Voici les remarques de M. Garrison sur la relation même : « Frédéric Douglass a eu raison d’écrire tout seul la relation de sa vie, dans son propre style et selon la mesure des moyens qu’il possède, plutôt que d’employer la plume d’un autre, il l’a donc rédigée sans aucun secours, et lorsqu’on réfléchit à la durée de sa malheureuse carrière comme esclave, — aux rares occasions dont il a pu profiter pour se cultiver l’esprit, — elle fait, selon moi, le plus grand honneur à son intelligence et à son cœur… Je suis convaincu que tout ce qu’il raconte est essentiellement vrai, qu’il n’a rien rapporté par méchanceté ; qu’il n’a rien exagéré ou tiré de son imagination, que, bien loin d’avoir peint sous des couleurs trop sombres l’esclavage tel qu’il existe maintenant, il est plutôt resté au-dessous de la triste réalité… On peut regarder ce qu’il a souffert personnellement comme un échantillon exact et fidèle du traitement des esclaves en Maryland, et pourtant on est généralement d’avis que dans cette province les esclaves sont mieux nourris, et traités avec moins de cruauté que dans les États de la Géorgie, de l’Alabama, ou de la Louisiane. »

Outre l’introduction écrite par M. Garrison pour la relation de la vie de Frédéric Douglass, la préface de ce livre contient une lettre de recommandation de M. Wendell Phillips, avocat distingué et opulent de Boston, dans laquelle il affirme que l’on peut avoir pleine et entière confiance dans la franchise et la véracité de Douglass, — que son récit ne renferme rien d’exagéré, mais qu’il donne une description exacte de l’état de l’esclavage en Amérique. M. Phillips dit que lorsque Frédéric Douglass vint le consulter, il ne put lui conseiller de publier son livre, par la raison que, même dans ceux des États-Unis de l’Amérique où l’esclavage n’est pas en vigueur, un esclave fugitif ne saurait trouver d’asile légal, et qu’ainsi il était d’avis que Frédéric Douglass courrait grand risque d’être repris par son maître et condamné à un esclavage plus cruel qu’auparavant, sinon à la mort.

La révélation que Douglass a faite des horreurs et des iniquités de l’esclavage est si humiliante pour les propriétaires d’esclaves du sud des États-Unis et surtout pour ses maîtres d’autrefois, qu’on a fait en Maryland les plus grands efforts pour réfuter sa relation et mettre en doute sa véracité. Douglass, avec la hardiesse d’un homme honorable qui ne craint pas les conséquences des investigations les plus minutieuses, a inséré, sans en retrancher un seul mot, dans l’appendice de la seconde édition de son livre publié à Dublin en 1846, une des lettres qui attaquent avec le plus de violence la crédibilité de son témoignage, et dont l’auteur est M. C. C. Thompson. Cette lettre intitulée Réfutation du mensonge, fut publiée dans le Delaware Republican, un des journaux des États à esclaves. Il est fort singulier que cette tentative, destinée à invalider l’effet du récit de Douglass, ait produit un effet tout contraire et ait puissamment confirmé les faits qu’il raconte. Un des arguments que fait valoir ce M. Thompson, c’est qu’un esclave qui n’a eu que l’éducation de Douglass, n’aurait pu écrire un tel ouvrage, objection qui peut paraître assez naturelle au premier abord, mais qui serait, au besoin démentie par des milliers d’Anglais qui ont entendu les discours éloquents ou la correspondance de cet homme vraiment extraordinaire. M. Thompson, qui s’est proposé de justifier la conduite des maîtres de Frédéric Douglass, accusés par ce dernier de cruauté envers leurs esclaves, dit qu’il connaît fort bien toutes les personnes dont parle cet esclave fugitif, et, par là, fournit précisément le témoignage dont le public avait besoin pour ajouter foi aux assertions de Frédéric Douglass, qui ne pouvait désirer rien de mieux pour prouver et sa propre identité, et l’existence en Maryland de tous les individus dont il a fait mention.

Il ne reste donc qu’une seule question à décider : Faut-il croire les déclarations de Frédéric Douglass ou celles de ses maîtres, par rapport à la manière dont il a été traité pendant son esclavage ? Les marques que le fouet a laissées sur le dos de Frédéric Douglass prouvent qu’il n’a pas toujours eu à se louer de la bonté de ses maîtres. D’un autre côté, est-il probable que ses persécuteurs soient disposés à se reconnaître coupables des actes de barbarie dont il les accuse ? La réponse de Frédéric Douglass à la lettre de M. Thompson se trouve aussi dans l’appendice dont il a été parlé plus haut. La manière dont il remercie son ennemi du service qu’il lui a rendu, service qu’un ennemi pouvait seul lui rendre, est un exemple excellent du ton incisif et caustique dont Douglass se sert en s’adressant aux partisans de l’esclavage.

Ceux qui liront cette relation ne peuvent manquer d’apprendre avec plaisir que, dans l’automne de 1846, des amis de l’auteur, au nord de l’Angleterre, ouvrirent une souscription pour acheter sa liberté, et qu’après une correspondance avec M. Hugh Auld, ils convinrent de lui donner 150 livres sterling pour la rançon de l’homme qu’il prétendait lui appartenir. Cette somme lui fut payée au commencement de l’année 1847 ; ainsi la liberté légale de Frédéric Douglass est maintenant assurée.

Il est à propos d’ajouter que Frédéric Douglass avait toujours pensé qu’il était de son devoir de retourner aux États-Unis, après avoir accompli la mission spéciale qui avait motivé son voyage en Europe. Devenu libre, grâce à la générosité de ses amis d’Angleterre, il a résisté à leurs vives instances pour l’engager à rester dans la Grande-Bretagne, et la jouissance de sa liberté légale n’a fait qu’augmenter son désir de réaliser ce projet de retour, qu’il avait conçu à une époque où l’exécution pouvait entraîner des conséquences bien plus désagréables qu’à présent. Il veut consacrer son temps et ses talents à la cause de l’abolition de l’esclavage, afin de travailler à faire participer des millions de malheureux aux bienfaits de la liberté dont il jouit lui-même.

Ses intentions furent expliquées dans un discours d’adieu prononcé à Bristol, le 1er avril 1847, en présence d’un auditoire fort nombreux, qui écouta avec plaisir, avec intérêt et souvent avec admiration, les paroles tour à tour énergiques et touchantes de cet esclave éloquent, ou pour mieux dire de cet orateur extraordinaire.


Bristol, janvier 1848.

Frédéric Douglass s’embarqua à Liverpool, à bord du bateau à vapeur Cambria, pour les États-Unis, le 4 avril 1847. Il avait payé au bureau la somme demandée pour la principale chambre, et on lui avait fait la promesse formelle que sa couleur ne lui ôterait aucuns des avantages ou privilèges dont jouissent les passagers de première classe. Qu’on se figure sa surprise et sa juste indignation, lorsqu’après son arrivée à bord avec ses effets, les agents de la compagnie des bateaux à vapeur lui déclarèrent qu’il ne pouvait pas partir dans leur bâtiment à moins de consentir à renoncer à la place qu’il avait retenue, et de se résigner à manger tout seul ! Ils donnèrent pour raison de leur étrange conduite, que les passagers américains seraient offensés qu’un homme de couleur s’assît à la même table qu’eux, ou même qu’il occupât une chambre voisine. La bonté et les marques d’hospitalité qu’on avait prodiguées à M. Douglass en Angleterre, lui firent sentir plus vivement encore ce traitement aussi cruel qu’inattendu. Mais il n’y avait pas de remède à cette injustice criante, et il lui fallut s’y soumettre. En revanche, le brave capitaine eut la générosité de céder à M. Douglass ses propres appartements ; tous les journaux anglais s’unirent pour condamner l’indigne soumission de la compagnie des bateaux à vapeur de Cunard au préjugé américain ; et les amis de Douglass, pour lui témoigner leur sympathie, ouvrirent une souscription publique qui s’éleva bientôt à 450 livres sterling (environ 11,250 francs). Cet argent lui fut transmis au mois d’octobre 1847. Il s’en servit de suite pour acheter une presse à imprimer, et il s’est fait rédacteur d’un journal contre l’esclavage, intitulé l’Astre du Nord, qu’il publie chaque semaine à Rochester, dans l’État de New-York. Le premier numéro a déjà paru, et ce nouveau journal offre toutes les garanties désirables de succès.

Ainsi, un nouvel effort pour insulter et rabaisser cet homme extraordinaire n’a eu d’autre résultat que d’augmenter sa puissance morale en lui fournissant le moyen de servir la cause de ses frères infortunés, qui gémissent dans l’esclavage.

S. K. P.