Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/03

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Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 35-42).


CHAPITRE III.


Le colonel Lloyd possédait un grand jardin bien cultivé, qui fournissait presque continuellement de l’emploi à quatre hommes, outre le principal jardinier (M. M. Durmond). Ce jardin était probablement ce qu’il y avait de plus attrayant dans cet endroit. Pendant les mois d’été, il venait du monde pour le voir de Baltimore, d’Easton et d’Annapolis. Presque toutes les espèces de fruits y abondaient, depuis la pomme ferme du nord jusqu’à l’orange délicate du sud. Ce jardin n’était pas la moindre source de maux dans la plantation. Les fruits excellents offraient à la multitude de garçons affamés, aussi bien qu’aux esclaves plus âgés qui appartenaient au colonel, une tentation à laquelle peu d’entre eux avaient assez de vertu pour résister. Il ne se passait guère un jour pendant l’été sans que quelque esclave ne fût fouetté pour avoir volé du fruit. Le colonel avait recours à toutes sortes de stratagèmes pour empêcher ses esclaves de pénétrer dans le jardin. Le dernier qu’il imagina et celui qui réussit le mieux, fut de goudronner la palissade tout autour. Ensuite si l’on découvrait un esclave dont les habits étaient tachés de goudron, on regardait cela comme une preuve suffisante ou qu’il avait été dans le jardin, ou qu’il avait essayé de le faire. En tous cas, le principal jardinier le fouettait sévèrement. Ce plan réussit fort bien, les esclaves craignaient le goudron autant que le fouet. Ils semblaient avoir acquis la conviction complète qu’il est impossible de toucher le goudron sans se souiller.

Le colonel possédait un équipage magnifique. Son écurie et sa remise avaient l’air de quelques-uns de ces grands établissements de loueurs de chevaux qu’on voit dans les villes. Ses chevaux étaient de la plus belle forme et du plus pur sang. Sa remise contenait trois voitures superbes, trois ou quatre cabriolets, outre les dearborns et les barouches les plus à la mode.

Cet établissement était confié aux soins de deux esclaves, — le vieux Barney et le jeune Barney, — père et fils ; ils n’avaient pas autre chose à faire. Ce n’était pas cependant un emploi facile, car le colonel Lloyd exigeait plus d’attention pour ses chevaux que pour toute autre chose. Le moindre manque de soin était considéré comme impardonnable et attirait sur ceux qui en étaient chargés la punition la plus sévère ; les excuses ne leur servaient de rien, quand le colonel avait un soupçon d’inattention envers ses chevaux, — soupçon auquel il s’abandonnait souvent et qui rendait fort pénible l’emploi du vieux et du jeune Barney. — Ils ne savaient jamais lorsqu’ils étaient à l’abri du châtiment. On les fouettait souvent quand ils le méritaient le moins, et ils échappaient à la punition lorsqu’ils étaient le plus coupables. Tout dépendait de l’apparence des chevaux et de l’état d’esprit du colonel Lloyd lui-même, lorsqu’on les lui amenait pour s’en servir. Un cheval n’allait-il pas vite ou ne tenait-il pas la tête assez haute, la faute en était aux palefreniers. C’était une chose affligeante que de se trouver à la porte de l’écurie et d’entendre les plaintes nombreuses proférées contre eux, lorsqu’on faisait sortir un cheval. « On n’a pas pris assez de soin de ce cheval. On ne l’a pas assez bouchonné ou étrillé ; on ne lui a pas donné une nourriture convenable ; sa nourriture était trop humide ou trop sèche, il l’a mangée trop tôt ou trop tard ; il a trop chaud ou trop froid ; il a eu trop de foin et pas assez de pain, ou il a eu trop de pain et pas assez de foin. Vieux Barney, vous avez laissé ce cheval aux soins de votre fils au lieu de vous en occuper vous-même. » Il ne fallait pas répondre un mot à ces plaintes-là, quelque injustes qu’elles fussent. Le colonel Lloyd ne pouvait souffrir la moindre contradiction de la part de ses esclaves. Lorsqu’il parlait, il fallait qu’un esclave restât debout, écoutât et tremblât, et c’est au pied de la lettre ce qui arrivait. J’ai vu le colonel Lloyd forcer le vieux Barney, qui avait de 50 à 60 ans, à découvrir sa tête chauve, à s’agenouiller sur la terre froide et mouillée, et à recevoir, sur ses épaules nues et affaiblies par le travail, plus de trente coups à la fois.

Le colonel Lloyd avait trois fils, — Édouard, Murray et Daniel ; — trois gendres, M. Winder, M. Nicholson et M. Lowndes. Ils habitaient tous la Ferme de la Grande-Maison, et ils jouissaient du privilège de fouetter les domestiques lorsqu’ils le voulaient, depuis le vieux Barney jusqu’au cocher Guillaume Wilkes. J’ai vu Winder forcer un des domestiques de la maison à s’éloigner de lui à une distance convenable pour être touché avec le bout du fouet, et à chaque coup lui faire venir de gros sillons sur le dos.

Vouloir décrire les richesses du colonel Lloyd, ce serait tenter l’impossible. Il avait de dix à quinze domestiques de maison. On portait à mille le nombre de ses esclaves, et je ne crois pas que cette évaluation fût exagérée. Le colonel Lloyd en possédait tant qu’il ne les connaissait pas tous de vue, et parmi les esclaves des fermes éloignées, il y en avait beaucoup qui ne le connaissaient pas non plus. On m’a raconté qu’un jour, se promenant à cheval sur le chemin, il rencontra un homme de couleur, et s’adressa à lui de la manière ordinairement usitée quand on parlait aux nègres sur les grandes routes du sud : « Eh bien ! mon garçon, à qui appartiens-tu ? — Au colonel Lloyd, répondit l’esclave. — Dis-moi, le colonel te traite-t-il bien ? — Non, Monsieur, répliqua le nègre sans hésiter. — Est-ce qu’il te fait trop travailler ? — Oui, Monsieur. — Ne te donne-t-il pas assez à manger ? — Si, Monsieur, il m’en donne assez, mais la nourriture n’est pas bien bonne. »

Le colonel, après s’être informé du quartier qu’habitait cet esclave, continua sa route ; le nègre, de son côté, alla à ses occupations, ne songeant guère que c’était à son maître qu’il avait parlé. Il n’y pensa plus, n’en parla plus, et n’entendit parler de rien. Ce ne fut qu’au bout de deux ou trois semaines que son inspecteur lui dit que, pour s’être plaint de son maître, il allait être vendu à un marchand de Géorgie. À l’instant, on l’enchaîna et on lui mit les menottes ; ainsi, sans avertissement préalable, il se vit enlevé et arraché à sa famille et à ses amis par une main plus inexorable que la mort elle-même. Voilà une punition infligée pour avoir dit la vérité, rien que la vérité simple, en réponse à un certain nombre de questions précises.

C’est en partie, par suite de tels faits, que lorsqu’on s’informe auprès des esclaves de leur état, et du caractère de leurs maîtres, ils disent presque invariablement qu’ils sont contents, et que leurs maîtres les traitent avec bonté. Ce n’est pas une chose inconnue que des propriétaires aient envoyé des espions parmi leurs esclaves pour découvrir leurs projets et pénétrer leurs sentiments au sujet de leur état ; aussi les noirs, instruits par l’expérience, ont-ils adopté cette maxime : « Langue tranquille, tête sage. » Ils s’abstiennent de dire la vérité plutôt que de courir le risque qui en pourrait résulter ; et en cela ils montrent qu’ils font partie de la famille des hommes. Aussi, ont-ils quelque chose à dire de leurs maîtres, c’est ordinairement en leur faveur, surtout lorsqu’ils parlent à un homme dont ils se défient. On m’a souvent demandé, lorsque j’étais esclave, si j’avais un bon maître, et je ne me rappelle pas avoir jamais dit non. En répondant ainsi, je ne crois pas avoir menti d’une manière absolue, car j’ai toujours mesuré la bonté de mon maître d’après les idées qui régnaient à ce sujet parmi les propriétaires des environs. En outre les esclaves ne sont pas plus inaccessibles aux préjugés que les autres gens. Il y en a beaucoup qui, sous l’influence de ce préjugé, pensent que leurs propres maîtres sont meilleurs que les maîtres des autres esclaves, tandis que, bien souvent, c’est le contraire. Il n’est pas rare de voir des esclaves se disputer au sujet de la bonté relative de leurs maîtres, et chacun soutenir que la bonté du sien l’emporte sur celle des autres, ce qui ne les empêche pas d’abhorrer chacun leurs maîtres pris séparément. Il en était ainsi dans notre plantation, lorsque les esclaves du colonel Lloyd rencontraient ceux de Jacob Jepson ; ils se séparaient rarement sans se quereller au sujet de leurs maîtres ; les esclaves du colonel Lloyd maintenaient qu’il était le plus opulent, et ceux de M. Jepson, qu’il était le plus somptueux et le plus entreprenant. Les premiers se vantaient de ce que le colonel était assez riche pour acheter Jacob Jepson, et les derniers se vantaient de ce que celui-ci était homme à fouetter le colonel Lloyd. Ces disputes finissaient presque toujours par un combat, et l’on supposait que ceux qui battaient les autres avaient prouvé qu’ils avaient raison. Ils semblaient penser que la grandeur de leurs maîtres était de nature à rejaillir sur eux-mêmes. Être esclave, c’était sans doute une infortune, mais être l’esclave d’un homme pauvre, c’était véritablement un déshonneur.