Vie de M. Turgot
Dans cette foule de ministres qui tiennent pendant quelques instants entre leurs mains le destin des peuples, il en est bien peu qui soient dignes de fixer les regards de la postérité. S’ils n’ont eu que les principes ou les préjugés de leur siècle, qu’importe le nom de l’homme qui a fait ce que mille autres à sa place eussent fait comme lui ?
L’histoire générale renferme le récit des événements auxquels ils ont eu part. On y voit que tel ministre, tiré de la foule des ambitieux, a plus songé à obtenir les places qu’à s’en rendre digne ; qu’il s’est plus occupé de les conserver longtemps, que de les bien remplir. On voit le mal qu’ils ont fait par ambition, celui qu’ils ont souffert par ignorance ou par faiblesse, quelquefois le bien qu’ils ont tenté sans succès, plus rarement celui qu’ils ont pu faire.
L’histoire de leurs pensées, celle même de leurs vertus, se trouve dans le tableau des opinions et des préjugés de leurs contemporains.
Mais si dans ce nombre il se rencontre un homme à qui la nature ait donné une raison supérieure, avec des principes ou des vertus qui n’étaient qu’à lui, et dont le génie ait devancé son siècle assez pour en être méconnu, alors l’histoire d’un tel homme peut intéresser tous les âges et toutes les nations ; son exemple peut être longtemps utile ; il peut donner à des vérités importantes cette autorité nécessaire quelquefois à la raison même. Tel fut le ministre dont j’entreprends d’écrire la vie.
Si l’honneur d’avoir été son ami est le seul titre à l’estime publique dont j’ose me flatter, si ce sentiment a été le plus doux peut-être que j’aie jamais éprouvé, l’amitié ne me fera point altérer la vérité. Le même sentiment qui anima toute sa vie, l’amour de l’humanité, m’a seul inspiré le désir d’en tracer le tableau ; et, s’il était possible que je fusse tenté d’en altérer quelques traits, je me souviendrai alors d’avoir appris de lui, que le plus grand bien qu’on puisse faire aux hommes est de leur dire la vérité, sans déguisement comme sans exagération, sans emportement comme sans faiblesse.
Sa vie n’occupera qu’une partie de cet ouvrage. Après avoir dit le bien qu’il a fait et celui qu’il préparait ; après avoir montré ses vertus, ses talents et son courage dans le petit nombre des événements d’une vie toujours constamment dirigée par des principes invariables et simples qu’il s’était formés ; après avoir parlé de quelques ouvrages qui, dictés par une raison supérieure, renferment des vues aussi vastes que saines et bien combinées, et qui cependant sont presque tous au-dessous de lui, il me restera encore à tracer l’histoire de ses opinions, de ses idées, de son caractère. Je sens combien je dois rester audessous d’un tel sujet ; mais ceux qui me liront jugeront, par ce que je dirai, combien il était difficile de le bien remplir. Les hommes éclairés et vertueux verront tout ce qu’ils ont perdu en lui, et ils me sauront gré de mes efforts pour le leur faire mieux connaître.
Anne-Robert-Jacques Turgot naquit à Paris, le 10 mai 1727. Sa famille est une des plus anciennes de la Normandie. Son nom signifie le dieu Thor, dans la langue de ces conquérants du Nord, qui ravagèrent nos provinces pendant la décadence de la race de Charlemagne. L’hôpital de Condé-sur-Noireau fut fondé, en 1281, par un de ses ancêtres. Son trisaïeul, un des présidents de la noblesse de Normandie aux états de 1614, s’opposa avec courage à la concession qu’un gouvernement faible, plus occupé de flatter l’avidité des grands que de défendre les droits des citoyens, venait de faire au comte de Soissons des terres vaines et vagues de la province. Le père de M. Turgot fut longtemps prévôt des marchands ; et tandis que le vulgaire admirait la somptuosité élégante des fêtes qu’il ordonnait, le goût pur et noble des monuments qu’il fit élever, tribut qu’il payait, malgré lui peut-être, aux idées de son temps ; tandis que les citoyens respectaient l’économie et l’ordre de son administration, l’intégrité et le désintéressement de sa conduite, un petit nombre de sages applaudissaient à des travaux utiles, dirigés par de vraies connaissances, à des soins pour la santé, pour les intérêts du pauvre, qu’il était alors trop commun d’oublier.
On se rappellera longtemps ce jour où le peuple étonné le vit se jeter seul entre deux troupes de gardes françaises et suisses prêtes à se charger, saisir le bras de l’un d’eux déjà levé pour frapper, et forcer des soldats furieux à reconnaître une autorité paisible et désarmée.
Un trait de l’enfance de M. Turgot annonça son caractère. La petite pension dont ses parents lui laissaient la disposition au collège, disparaissait aussitôt qu’il l’avait reçue, sans qu’on pût deviner quel en était l’emploi. On voulut le savoir : et on découvrit qu’il la distribuait à de pauvres écoliers externes, pour acheter des livres. La bonté, la générosité même, ne sont pas des sentiments rares dans l’enfance : mais que ces sentiments soient dirigés avec cette sagesse, qu’ils soient soumis à des vues d’une utilité réelle et durable, voilà ce qui semble présager véritablement un homme extraordinaire, dont tous les sentiments devaient être des vertus, parce qu’ils seraient toujours conduits par la raison.
Les parents de M. Turgot le destinaient à l’état ecclésiastique. Il était le dernier de trois frères. L’aîné devait se consacrer à la magistrature, devenue, depuis quelques générations, l’état de sa famille, et le second embrasser la profession des armes. C’était alors un usage presque général, de prononcer dès le berceau sur le sort de ses enfants d’après les convenances de famille, ou les conséquences qu’on tirait de leurs inclinations naissantes. Ces hommes, placés au hasard dans des professions pour lesquelles ils n’étaient pas nés, devenaient, pour les familles et pour l’État, un fardeau inutile et souvent funeste. Heureusement cet usage ne subsiste plus : et c’est un des bienfaits de cette philosophie, dont on dit encore tant de mal par habitude, en jouissant de tout le bien qu’elle a fait.
Le goût de M. Turgot pour l’étude, la modestie et la simplicité de ses manières, son caractère réfléchi, une sorte de timidité qui l’éloignait de la dissipation, tout semblait le rendre propre à l’état ecclésiastique ; et il paraissait qu’il lui aurait coûté peu de sacrifices, pour se livrer à l’espérance de la fortune brillante que ses talents réunis à sa naissance lui auraient assurée.
Mais M. Turgot eut à peine atteint l’âge où l’on commence à réfléchir, qu’il piit à la fois la résolution de sacrifier ces avantages à sa liberté et à sa conscience, et celle de suivre cependant les études ecclésiastiques, et de ne déclarer sa répugnance à ses parents qu’à l’instant d’un engagement irrévocable. Cet état n’imposait à M. Turgot aucun devoir de conduite qui pût l’effrayer ; mais il sentait combien tout engagement pour la vie est imprudent. Quelque frivole que paraisse l’objet d’un serment, il ne croyait pas qu’il pût être permis de s’en jouer, ni qu’on pût, sans s’avilir soi-même, faire des actions qui avilissent dans l’opinion commune la profession que l’on a embrassée. Il voyait dans l’état ecclésiastique l’engagement, plus imprudent encore, d’avoir toujours les mêmes opinions publiques, de prêcher ce qu’on cessera peut-être bientôt decroiie, d’enseigner aux autres comme des vérités ce qu’on regarde comme des erreuis, et de se mettre dans la nécessité, si jalO VIE DE M. TURGOT.
mais on adopte des sentiments différents de ceux de l’Église, ou de mentir à chaque instant de sa vie, ou de renoncer à beaucoup d’avantages, et peut-être de s’exposer à beaucoup de dangers. Et qui peut se répondre alors d’avoir le courage de remplir ce devoir ? Pourquoi s’exposer au malheur d’être réduit à choisir entre sa sûreté et sa conscience ? S’il croyait à la religion, était-il sûr d’y croire toujours ? pouvait-il se répondre d’en adopter toujours tous les dogmes ? et dès lors lui était-il permis de prendre l’engagement de les professer toute sa vie ?
M. Turgot fît sa licence, et fut prieur de Sorbonne, espèce de dignité élective, que les docteurs de la maison confèrent ordinairement à celui des bacheliers dont la famille a le plus d’éclat ou de crédit. Il était obligé, par cette place, de prononcer deux discours latins ; et ces ouvrages, faits en lySo par un jeune homme de aS ans, sont un monument vraiment singulier, moins encore par l’étendue des connaissances qu’ils supposent, que par une philosophie et des vues propres à l’auteur. On y trouve, pour ainsi dire, son esprit tout entier ; et il semble que la méditation et le travail n’ont fait depuis que le développer et le fortifier. Le premier de ces discours a pour objet l’utilité que le genre humain a retirée de la religion chrétienne., La conservation de la langue latine et d’une paitie des ouvrages des anciens ; l’étude de la scolastique, qui du moins préserva d’une stupidité absolue les États des barbares destructeurs de l’empire romain, et qui produisit dans la logique, comme dans la morale et dans une partie de la métaphysique, une subtilité, une précision d’idées, dont l’habitude, inconnue aux anciens, a contribué plus qu’on ne croit aux progrès de la bonne philosophie ; rétablissement d’une morale plus universelle, plus propre à rapprocher les hommes de tous les pays, fondée sur une fraternité générale entre tous les individus de l’espèce humaine, tandis que la morale païenne semblait tendre à les isoler, à ne rapprocher que les membres d’une même cité, et surtout ne s’occupait que de former des citoyens ou des philosophes, au lieu de former des hommes ; la destruction de l’esclavage domestique et de celui de la glèbe, qui est peut-être autant l’ouvrage des maximes du christianisme que de la politique des souverains, intéressés à créer un peuple pour le faire servir à l’abaissement des grands ; cette patience, cette soumission que le christianisme inspire, et qui, détruisant l’esprit inquiet et turbulent des peuples anciens, rendit les Étals chrétiens moins sujets aux orages, apprit à respecter les puissances établies, et à ne point sacrifier à l’amour, même légitime, de l’indépendance, la paix, le repos et la sûreté de ses frères : tels furent les principaux bienfaits du christianisme.
Ce n’est pas que M. Turgot se dissimulât ni les abus affreux du pouvoir ecclésiastique, qui avait changé la race humaine en un vil troupeau tremblant sous la verge d’un légat ou d’un pénitencier, ni les querelles sanglantes du sacerdoce et de l’empire, ni les funestes maximes du clergé, armant ici les rois contre leurs sujets, là soulevant les peuples 19. MI' DE M. TURCtOT.
contre les rois, et aiguisant, au gré de son intérêt, tantôt le poignard du fanatisme, et tantôt la liache des bourreaux. Le sang de plusieurs millions d’hommes, massacrés au nom de Dieu, fume encore autour de nous. Partout la terre qui nous porte couvre les ossements des victimes d’une intolérance barbare. Une âme douce et sensible pouvait-elle n’avoir pas été révoltée de ces horribles tableaux ? Une âme pure et noble pouvait-elle ne pas être soulevée en voyant dans ces mêmes siècles l’esprit lium, ain dégradé par de honteuses superstitions, la morale corrompue, tous les principes des devoirs méconnus ou violés, et l’hypocrisie faisant avec audace, de l’art de tromper les hommes et de les abrutir, le seul moyen de les dominer et de les conduire ? Car tous ces attentats, éiigés en devoirs sacrés aux yeux des ignorants, étaient présentés aux politiques comme des crimes nécessaires au repos des nations ou à l’ambition de leurs souverains.
M. Turgot était dès lors trop éclairé pour ne voir que des abus dans ces conséquences nécessaires de toute religion qui, chargée de dogmes spéculatifs, fait dépendre le salut des hommes de leur croyance, regarde le hbre usage de la raison comme une audace coupable, et fait de ses prêtres les précepteurs des peuples et les juges de la morale. Il n’ignorait pas que, si les gouvernements de l’Europe pouvaient cesser d’être éclairés ; s’ils pouvaient oublier quelques instants de veiller sur les entreprises du clergé ; si tous les hommes qui ont reçu de l’éducation, qui ont des lumières, qui peuvent prétendre aux places. VIE DE M. TURGOT. l’i
loiis ceux, en un mot, dont l’opinion gouverne réellement le monde, pouvaient cesser d’être réunis dans un esprit de tolérance et de raison, bientôt les mêmes causes reproduiraient les mêmes effets. Mais M. Turgot croyait cette révolution impossible ; il voyait que tous les maux par lesepiels le genre humain avait été éprouvé, l’avaient conduit à une époque où le retour à la barbarie ne pouvait plus être à craindre ; que, par une suite nécessaire du piogrès toujours croissant des lumières, l’influence, malheureusement encore si funeste, de l’esprit de superstition et d’intolérance s’anéantirait de jour en jour, et qu’enfin le mépris public achèverait dans moins d’un siècle l’ouvrage que la raison avait si heureusement conuiiencé. Ce bonheur, dont nos neveux ont l’espérance, et dont nous goûtons déjà quelques fruits, a sans doute coûté bien cher à nos ancêtres : mais l’Asie n’a-t-elle pas souffert presque autant de la barbarie de ses conquérants, que l’Europe de la cruauté de ses prêtres ? Cependant ces maux ont été en pure perte ; les révolutions ont succédé aux révolutions, la tyrannie à la tyrannie ; et, sans les lumières de l’Europe, le genre humain aurait été condamné à une éternelle ignorance et à des désastres perpétuels.
Le second discours a pour objet le tableau des progrès de l’esprit humain. L’auteur les suit depuis les anciens peuples asiatiques, qui sont pour nous les créateurs des sciences, jusqu’à nos jours, au milieu des révolutions des enq^ires et des opinions. 11 expose comment la perfection des beaux -arts est limitée par la nature même, tandis que celle des 14 VIE DK M. TURGOT.
sciences est sans bornes. Il fait voir comment les plus utiles inventions dans les arts mécaniques ont pu naître dans les siècles d’ignorance, parce que ces inventions ont pour objet des arts cultivés nécessairement dans tous les temps, et que l’observation et l’expérience peuvent en ce genre donner aux hommes de génie les connaissances nécessaires pour s’élever à ces inventions. Il montre que les sciences durent leurs premiers progrès à la découverte de l’écriture ; que celle de l’écriture alphabétique leur fit faire un nouveau pas, et l’imprimerie un plus grand encore, puisque cet art les a répandues sur un giand espace, et garantit leur durée. Enfin, il prouve que leurs progrès, auxquels on ne peut assigner aucun terme, sont une suite de la perfectibilité de l’esprit humain, perfectibilité qu’il croyait indéfinie. Cette opinion, qu’il n’a jamais abandonnée depuis, a été un des principaux principes de sa philosophie.
Le temps où il fallait déclarer enfin qu’il ne serait point ecclésiastique était arrivé. Il annonça cette résolution à son père dans une lettre motivée ; et il obtint son consentement.
L’état de maître des requêtes était celui qu’il avait choisi. Passionné pour tous les genres de connaissances, comme pour la littérature et la poésie, il avait étudié les éléments de toutes les sciences, en avait approfondi plusieurs, et formé la liste d’un grand nombre d’ouvrages qu’il voulait exécuter. Des poèmes, des tragédies, des romans philosophiques, surtout de vastes traités sur la physique, sur l’histoire, la géographie, la politique, la morale, la méVIF. DE M. TURGOT.
la physique et les langues, entraient dans cette liste singulière. Il n’existe que le plan de quelques-uns de ces ouvrages ; et ces plans supposent des connaissances aussi vastes que variées, des vues neuves et profondes. Celte passion de l’étude aurait pu conduire un homme, né même avec moins de génie que lui, mais avec un caractère aussi supérieur à l’ambition, et une âme aussi éloignée de toute vanité, à ne désirer d’autre état que celui d’homme de lettres. M. Turgot pensait autrement. L’état où il pouvait être le plus utile, sans jamais être obligé de sacrifier ni la vérité, ni la justice, était celui qu’il se croyait obligé d’embrasser. Il préféra donc une charge de maître des requêtes aux autres places de la robe. Ministre du pouvoir exécutif dans un pays où l’activité de ce pouvoir s’étend sur tout ; agent du gouvernement dans les opérations sur les finances ou le commerce qui influent le plus sur la prospérité publique ; appelé plus sûrement que les membres d’aucun autre ordre aux premières places de l’administration, il est rare qu’un maître des requêtes n’ait une grande influence ou sur une province ou sur l’État entier, et que dans le cours de sa vie ses lumières ou ses préjugés, ses vertus ou ses vices, n’aient fait beaucoup de bien ou beaucoup de mal.
M. Turgot s’était préparé à suivre cette nouvelle carrière, en étudiant avec plus de soin les parties des sciences qui avaient plus de rapport aux fonctions et aux devoirs des maîtres des requêtes ; celles des sciences physiques qui s’appliquent à l’agriculture, aux manufactures, à la connaissance des objets 16 VIE UE M. TURGOT.
de commerce, à la construction des travaux publics ; les parties des mathématiques nécessaires pour savoir dans quel cas on peut faire un usage utile de ces sciences, et pour n’être pas embarrassé des calculs que les questions de physique, de commerce, de politique, rendent souvent nécessaires. Il avait approfondi les principes de la législation, de la politique, de l’administration, et ceux du commerce. Plusieurs de ses lettres, écrites alors, montrent non-seulement l’étendue de ses lumières, mais prouvent, si on les compare aux ouvrages alors connus, qu’il en devait à lui-même la plus giande partie.
Deux événements de sa vie, à cette époque, paraissent seuls devoir nous arrêter. Il avait été chargé d’examiner l’affaire d’un employé des fermes, poursuivi pour un crime par la justice, et qui avait eu le moyen de s’y souslraiie. M. Turgot, persuadé que cet homme était coupable, et que le devoir qu’il avait à remplir serait un devoir de rigueur, avait différé de s’en occuper. Cependant, après de longs délais, il commença l’affaire, et il trouva que l’accusé était innocent. Alors il se crut obligé de réparer le tort que ce délai avait pu lui causer ; et, sachant quels étaient les appointements dont il avail été privé pendant la durée du procès, il les lui remit exactement, et l’obligea de les recevoir, en ayant soin de ne mettre dans cette action que de la justice, et non de la générosité.
Forcé de juger de ces causes où la lettre de la loi semblait contraire au droit naturel, dont il reconnaissait la supériorité sur toutes les lois, il crut deVIE DE M. TLRGOT.
7
voir le prendre pour guide dans son opinion. Aucune des conclusions de son rapport ne fut admise ; la pluralité préféra une loi positive qui paraissait claire, à un droit plus sacré, mais dont les hommes qui ont peu réfléchi peuvent regarder les principes comme trop vagues, ou les décisions comme incertaines. Quelques jours après, les parties transigèrent volontairement d’après ces nïémes conclusions, et rendirent hommage à cette justice d’un ordre supérieur.
Pendant que M. Turgot était maître des requêtes, il y eut une chamhre royale, et il y siégea. S’il eût cru que sa conscience l’obligeait de refuser, il eût obéi à sa conscience. Pouvait-il même ignorer que cette résolution ne demandait pas un grand courage ? En effet, il ne s’agissait pas de véritables troubles dans l’État, mais de cabales qui partageaient la cour, et de cette queielle des billets de confession, dont l’importance devait être momentanée et le lidicule éternel. Il savait que le parti alors accablé pouvait, sous un autre ministère, devenir le parti dominant. En suivant la route ordinaire, à peine était-il aperçu ; en s’en écartant, il s’assurait l’appui d’un parti et la faveur populaire. C’était une de ces circonstances plus communes qu’on n’imagine, où la conduite la plus dangereuse est en même temps la plus sûre, où l’on suit ses véritables intérêts, en ayant l’air de se sacrifier à son devoir. Mais cette ambition raffinée était aussi éloignée de lui qu’une complaisance servile ; et il accepta comme il eût refusé, en préférant la conduite que sa raison regardait comme la plus juste.
V. 2
Il pensait que le roi doit à ses sujets des tribunaux de justice, composés d’hommes ayant les qualités que les lois exigent pour les remplir ; formés du nombre de juges nécessaire suivant les mêmes lois ; institués, non pour une cause particulière, mais pour un district marqué, ou pour un genre général de causes ; indépendants, enfin, dans le cours de leurs fonctions, de toute révocation arbitraire. Il pensait que tout tribunal ainsi constitué peut être légitime ; que la difficulté de remplacer les anciens juges, quand ils ont quitté leurs fonctions, non parce qu’on a voulu les forcer à juger contre les lois, mais parce qu’on a blessé leurs opinions ou attaqué des privilèges étrangers à leur devoir principal, ne pouvait que donner des armes à l’esprit d’anarchie, et introduire, entre les ministres du souverain et ses officiers de justice, une espèce de gageure à qui sacrifierait avec plus d’opiniâtreté l’intérêt du peuple à ses intérêts personnels. L’opinion populaire s’était déclarée contre la chambre royale ; mais ce motif n’arrêta point M. Turgot : la certitude d’avoir bien fait, le témoignage de quelques hommes éclairés lui suffisaient ; et il a toujours pensé que, s’il ne faut point blesser l’opinion, même injuste, dans les choses indifférentes, c’est, au contraire, un véritable devoir de la braver lorsqu’elle est à la fois injuste et nuisible.
Ce fut à cette même époque de sa vie que M. Turgot donna quelques articles de l’Encyclopédie. Il était lié avec les éditeurs de cet ouvrage : d’ailleurs, il était persuadé que le seul moyen sûr et vraiment
efficace de procurer aux hommes un bonheur durable, c’est de détruire leurs préjugés, et de leur faire connaître et adopter les vérités qui doivent diriger leurs opinions et leur conduite. Il pensait que l’on parviendra infailliblement à ce but en examinant toutes les questions, en discutant paisiblement toutes les opinions ; et qu’il est important que cette discussion soit publique, que tous les hommes soient appelés à cet examen, afin que la connaissance de la vérité ne reste pas renfermée entre un petit nombre de personnes, mais qu’elle soit assez répandue pour n’être point ignorée de ceux qui, par l’éducation qu’ils ont reçue, sont destinés à occuper toutes les places.
L’Encyclopédie lui parut un ouvrage très-propre à remplir ces vues. Il devait contenir des notions élémentaires et justes sur tous les objets de nos connaissances, renfermer les vérités les plus certaines, les plus utiles et les plus importantes des différentes sciences. On y devait trouver la discussion de toutes les questions qui intéressent les savants ou les hommes, et les opinions les plus générales ou les plus célèbres, avec l’histoire de leur origine, de leurs progrès, et même les preuves, bonnes ou mauvaises, sur lesquelles elles avaient été appuyées. Aussi s’intéressât-il vivement à la perfection de cet ouvrage : il voulut même y contribuer, parce qu’il voyait avec peine l’espèce d’abandon auquel plusieurs parties importantes avaient été livrées ; et il donna les articles Etymologie, Expansibilité, Existence, Foire et Fonda lion.
2.
Il montre, dans le premier article, que la science
des étymologies, devenue presque ridicule par l’abus
qu’on en a fait, peut, si l’on s’asservit aux règles
d’une saine critique, cesser d’être arbitraire et incertaine ;
qu’alors elle sert à nous éclairer sur les révolutions
du langage, révolutions qui sont liées avec
l’histoire des opinions et celle des progrès de l’esprit
humain ; et il fait voir que l’érudition peut n’être pas
une étude frivole, même aux yeux d’un philosophe
qui n’aime que la vérité, et, parmi les vérités, celles
qui sont utiles.
Dans l’article Existence, il cherche, par une analyse profonde, comment nous en avons acquis l’idée, et quel est le véritable sens que nous attachons à ce mot ; et il trouve que l’existence est pour nous l’idée de la permanence de certaines collections de sensations, qui, dans des circonstances semblables, reparaissent constamment les mêmes, ou avec des changements assujettis à certaines lois. Quand nous disons qu’un objet existe, nous entendons seulement qu’un système de sensations simultanées ayant été aperçu par nous pendant une certaine durée, ayant disparu plus d’une fois, et s’étant représenté encore, nous sommes portés, même lorsque ce système de sensations cesse de s’offrir à nous, à regarder ce même système comme devant se présenter de nouveau de la même manière, si nous nous retrouvions dans les mêmes circonstances : et nous disons alors que cet objet existe.
Cette théorie, si neuve, qu’à peine fut-elle entendue de quelques philosophes, avait des conséquences
importantes : elle était liée avec la théorie entière de la nature de nos connaissances, et de celle de l’espèce de certitude à laquelle nous pouvons atteindre. C’était un grand pas dans la connaissance la plus intime de l’esprit humain, et presque le seul qu’on ait fait depuis Locke.
Dans ce même article, M. Turgot exposait comment, par l’usage seul de l’organe de la vue, on pourrait parvenir à se faire des notions de l’espace, et de la manière dont les corps y peuvent être ordonnés. Idée singulière et juste, par laquelle il rectifiait et perfectionnait encore les recherches de Locke et de ses disciples.
L’article Expansibilité renfermait une physique nouvelle. M. Turgot y explique en quoi consiste cette propriété qu’ont les fluides, d’occuper un espace indéfini en vertu d’une force toujours décroissante, et qui cesse d’agir lorsqu’une force opposée fait équilibre à son action. Il apprenait à distinguer l’évaporation des fluides, c’est-à-dire, la dissolution de leurs parties dans l’air, d’avec la vaporisation de ces parties lorsqu’elles passent de l’état de liquide à celui de fluide expansible. Il observait qu’à un même degré de chaleur, cette vaporisation avait lieu plus promptement et pour de plus grandes masses, à mesure que ces liquides étaient contenus par une moindre force ; en sorte que la vaporisation ne cesse, par exemple, dans un vase fermé et vide d’air, qu’au moment où la force expansive des parties déjà vaporisées est en équilibre avec celle qui produit la vaporisation. L’avantage de pouvoir distiller dans le
vide avec une moindre chaleur, était une suite de ces principes ; et on pouvait employer ce moyen, soit pour faire avec économie les distillations en grand, soit pour exécuter des analyses chimiques avec une précision plus grande, et de manière à connaître les principes immédiats d’un grand nombre de substances. M. Turgot ne s’occupa que longtemps après de ces conséquences de sa théorie ; mais il est encore le premier qui ait fait des analyses par le moyen de la distillation dans le vide, et le premier qui ait proposé d’appliquer cette méthode à la distillation des eaux-de-vie et à celle de l’eau de mer.
Dans l’article Foire, M. Turgot remonte à l’origine de ces établissements. Ils étaient presque nécessaires dans ces siècles où le commerce étant resserré dans un petit espace que l’ignorance, le brigandage, les longues guerres, la défiance et la haine des différents peuples, ne lui permettaient pas de franchir : c’était seulement dans les foires que les nations de l’Europe, les provinces d’un même empire, les cantons d’une même province, et jusqu’aux villages d’un même canton, pouvaient échanger leurs productions et soulager mutuellement leurs besoins, à l’abri de la protection momentanée que l’intérêt particulier accordait au lieu destiné pour ces assemblées.
Mais, de nos jours, ces établissements ont cessé d’être utiles au commerce. Les règlements qui lui fixent ou un lieu ou un temps déterminé, ceux que ces établissements rendent nécessaires, ceux surtout auxquels ils servent de prétexte, sont autant d’atteintes à la liberté, et par conséquent de véritables impôts et de véritables injustices. Ces mêmes établissements seraient encore nuisibles, quand ils ne feraient que forcer le commerce à s’écarter de la route naturelle qu’il aurait suivie. L’intérêt général des commerçants et celui des consommateurs saura, bien mieux que le négociant le plus habile ou le législateur le plus éclairé, fixer les lieux, les temps, où ils doivent se rassembler pour leur avantage commun.
Dans l’article Fondation, M. Turgot montre que si des particuliers peuvent difficilement former des institutions, dont le plan s’accorde avec l’intérêt commun et le système général de l’administration, il est impossible qu’une fondation perpétuelle ne devienne à la longue d’une éternelle inutilité, si même elle ne finit par être nuisible. En effet, les changements inévitables dans les mœurs, dans les opinions, dans les lumières, dans l’industrie, dans les besoins des hommes, les changements non moins infaillibles dans l’étendue, la population, les richesses, les travaux d’une ville ou d’un canton, empêcheraient absolument l’homme le plus éclairé de son siècle de former, pour le siècle suivant, un établissement utile. Combien donc ces abus, que l’homme du sens le plus droit, de l’esprit le plus étendu, ne pourrait ni prévoir, ni prévenir, ne sont-ils pas plus dangereux et plus inévitables dans ces fondations qui sont presque toujours l’ouvrage de la vanité, d’une bienfaisance aveugle, du caprice, des préjugés et des vues les plus étroites et les plus fausses.
Après avoir montré combien les fondations perpétuelles sont dangereuses, M. Turgot prouve que celles qui existent ne doivent être respectées qu’aussi longtemps qu’elles sont utiles, et que l’autorité publique tire de la nature même des choses un droit légitime de les changer. Le droit de propriété d’une terre ou d’une denrée est fondé sur la nature ; et la conservation de ce droit est le motif principal de l’établissement de la société. La propriété des fondations, au contraire, et toutes les autres de cette espèce, n’existent que par le consentement de l’autorité, et le droit de les réformer ou de les détruire lorsqu’elles deviennent inutiles ou dangereuses, est une condition nécessaire de ce consentement. L’idée de tout établissement perpétuel renferme nécessairement celle d’un pouvoir qui ait le droit de le changer. Ainsi la nation seule est le véritable propriétaire des biens qui appartiennent à ces fondations, et qui n’ont été donnés que par elle et pour elle. M. Turgot ne développe pas les conséquences de ces principes que tous les bons esprits ne pouvaient manquer d’apercevoir et d’adopter : il pensait qu’il y avait des circonstances où il fallait laisser au public le soin de l’application ; et il lui suffisait d’avoir posé en peu de mots, dans cet article, les vrais principes d’après lesquels on doit déterminer, pour un objet si important, la limite, encore si peu connue, où finit le droit naturel, où commence celui de l’autorité législative, et indiqué en même temps les règles qui doivent la guider dans l’exercice de ce droit.
Ces cinq articles, qui appartiennent à des genres différents, dont chacun renferme des vues neuves et importantes, sont les seuls que M. Turgot ait donnés dans rl'Encyclopédie. Il en avait préparé d’autres ; et comme un article de dictionnaire, quelque important qu’il soit, n’exige point qu’on forme un plan étendu, qu’on remonte jusqu’aux premiers principes, qu’on approfondisse toutes les parties d’un objet, qu’on en examine tous les détails ; cet esprit d’ordre et de combinaison, cet amour pour la perfection, qui a empêché M. Turgot d’achever de grands ouvrages, n’eût servi qu’à rendre meilleurs ces traités détachés, qui n’auraient paru élémentaires ou incomplets qu’à lui seul.
Mais les persécutions suscitées contre l’Encyclopédie empêchèrent M. Turgot de continuer à y travailler. Personne ne le soupçonnera d’avoir abandonné la cause de la raison ou des lumières par ambition ou par faiblesse. Jamais homme n’a professé plus franchement et plus constamment le mépris pour les préjugés, et l’horreur pour les obstacles qu’on essaye d’opposer aux progrès de la vérité.
Il avait un autre motif. On était parvenu à faire passer l’Encyclopédie pour un livre de secte ; et, selon lui, c’était en quelque sorte nuire aux vérités qu’on devait chercher à répandre, que de les insérer dans un ouvrage frappé de cette accusation, bien ou mal fondée.
Il regardait toute secte comme nuisible. En effet, soit que l’ambition de dominer sur les esprits l’ait formée, soit que, comme celle qui a reçu le nom d’encyclopédique, elle doive son origine à la persécution qui force les hommes à se réunir ; du moment qu’une secte existe, tous les individus qui la composent répondent des erreurs et des fautes de chacun d’eux. La nécessité de rester unis oblige de taire ou de dissimuler les vérités qui blesseraient des hommes dont le suffrage ou l’adhésion est utile à la secte. On est obligé de former en quelque sorte un corps de doctrine ; et les opinions qui en font partie, adoptées sans examen, deviennent à la longue de véritables préjugés. L’amitié s’arrête sur les individus ; mais la haine et l’envie qu’excite chacun d’eux, s’étend sur la secte entière. Si cette secte est formée par les hommes les plus éclairés d’une nation, si la défense des vérités les plus importantes au bonheur public est l’objet de son zèle, le mal est plus grand encore. Tout ce qui se propose de vrai et d’utile est rejeté sans examen. Les abus, les erreurs de toute espèce ont pour défenseurs ce ramas d’hommes orgueilleux et médiocres, ennemis acharnés de tout ce qui a de l’éclat et de la célébrité. À peine une vérité paraît-elle, que ceux à qui elle serait nuisible la flétrissent du nom d’une secte déjà odieuse, et sont surs d’empêcher qu’elle ne soit même écoutée. M. Turgot était donc convaincu que le plus grand mal peut-être qu’on puisse faire à la vérité, c’est de forcer ceux qui l’aiment à former une secte, et qu’ils ne peuvent commettre une faute plus funeste que d’avoir la vanité ou la faiblesse de donner dans ce piège.
M. Turgot comptait au nombre de ses amis M. de Gournai, longtemps négociant, et devenu intendant du commerce. L’expérience et les réflexions de M. de Gournai l’avaient éclairé sur les principes alors très peu connus de l’administration du commerce : et il avait appris, ou plutôt il avait vu que ces prohibitions de marchandises étrangères, ces défenses d’exporter les productions brutes du territoire, qui ont pour prétexte d’encourager l’industrie nationale, ne font qu’en déranger le cours naturel ; que la protection accordée à un genre particulier de commerce nuit au commerce en général ; que tout privilège pour acheter, pour vendre, pour manufacturer, loin d’animer l’industrie, la change en esprit d’intrigue dans les privilégiés, et l’étouffé dans les autres ; que ces règlements, dont l’objet public et avoué est d’empêcher le peuple d’éprouver la disette des denrées nécessaires, de les lui procurer à un moindre prix, enfin, d’assurer la bonté de ces denrées ou celle des ouvrages des manufactures, rendent à la fois l’abondance de ces denrées moindre et plus incertaine, en augmentent le prix, et presque toujours en diminuent la qualité ou la perfection ; qu’en un mot, toutes ces précautions de la timidité et de l’ignorance, toutes ces lois, nées d’un esprit de machiavélisme qui s’est introduit dans la législation du commerce comme dans les entreprises de la politique, produisent des gênes, des vexations, des dépenses réelles, qui les rendraient nuisibles, quand même elles produiraient le bien qu’on en attend, au lieu de produire l’effet opposé.
M. Turgot retira une très-grande utilité de ses conférences avec M. de Gournai ; il se rendit propres toutes les vérités qui étaient le fruit de la longue expérience de ce citoyen éclairé et vertueux ; et déjà convaincu qu’une liberté entière et absolue était la seule loi de commerce utile et même juste, il apprit de M. de Gournai à connaître dans les détails tous les avantages de cette liberté, tous les inconvénients des prohibitions, à résoudre les objections produites par l’ignorance des principes qui dirigent les spéculations de commerce, et celles qui ont leur source dans les préjugés des négociants eux-mêmes, ou plutôt dans l’intérêt des négociants accrédités. Car eux seuls aiment les règlements, par la raison que ces règlements mettent les opérations nouvelles ou importantes dans la dépendance du gouvernement, et écartent, par conséquent, la concurrence des négociants trop peu riches pour avoir des protecteurs.
M. de Gournai mourut en 1759 ; et M. Turgot, s’intéressant à la gloire de son ami, qu’il croyait liée à l’intérêt public, rassembla des matériaux pour son éloge. Il y exposait avec clarté, avec précision, les principes de M. de Gournai, qui étaient devenus les siens ; et cet éloge, que M. Turgot regardait comme une simple esquisse, renferme l’exposition la plus simple et la plus complète des vrais principes qui prouvent l’utilité de la liberté d’industrie et de commerce, l’injustice de toute restriction, et donne en même temps un modèle de ce que devraient être ces hommages rendus aux morts, mais dont il faut que l’instruction des vivants soit le premier objet.
M. Turgot était destiné à devenir intendant ; et quelque soin qu’il eût pris pour rassembler toutes les connaissances dans lesquelles il pouvait entrevoir l’ombre même d’une ulilité éloignée, il sentait qu’il n’avait pu acquérir d’expérience, et il ne se croyait pas permis d’achever son instruction aux dépens de la province qui serait confiée à ses soins. Il demanda donc à M. de la Michaudière, dont il connaissait la probité et l’arnour du bien public, la permission de l’accompagner dans les tournées qu’il faisait dans son intendance, de l’aider dans son travail, et d’acquérir sous ses yeux les connaissances pratiques qui lui manquaient, que la théorie ne pouvait lui donner, mais dont elle facilite l’acquisition, et qu’elle seule peut rendre sûres et vraiment utiles.
En 1761, il fut nommé à l’intendance de Limoges.
L’autorité directe d’un intendant a peu d’étendue : des ordres de détail pour l’exécution des ordres généraux qu’il reçoit du ministère, la décision provisoire de quelques affaires, le jugement de quelques procès de finance ou de commerce, dont l’appel est porté au conseil : telles sont, pour ainsi dire, toutes les fonctions d’un intendant. Mais il est l’homme du gouvernement, il en possède la confiance ; le gouvernement ne voit que par ses yeux, n’agit que par lui ; c’est sur les comptes qu’il a rendus, sur les informations qu’il a prises, sur les mémoires qu’il a envoyés, que les ministres décident toutes les affaires ; et cela dans un pays où le gouvernement réunit tous les pouvoirs, où une législation défectueuse dans toutes ses parties l’oblige de peser sur tout et d’agir sans cesse. Peut-être serait-il à désirer que l’autorité publique de ces magistrats fût plus grande, et que leur influence secrète fût moins puissante : alors ils
pouraient répondre de leurs délits, de leurs fautes ; au lieu que dans l’état actuel, presque toujours couverts de l’autorité suprême, les réclamations élevées contre eux semblent attaquer le gouvernement ; et il lui est souvent très-difficile de soutenir un intendant sans exercer un despotisme tyrannique, ou de le condamner sans introduire une anarchie dangereuse.
Lorsque M. Turgot fut nommé à l’intendance de Limoges, M. de Voltaire lui manda : Un de vos confrères vient de m'écrire qu'un intendant n'est propre qu'à faire du mal ; j'espère que vous prouverez qu’il peut faire beaucoup de bien.
La disposition générale des esprits était alors favorable à ces vues de bienfaisance. La fureur guerrière et religieuse qui, pendant quatorze cents ans, avait tourmenté l’Europe, parut commencer à se calmer vers la fin du siècle dernier ; et une émulation pour le commerce et pour les arts, pour les richesses et pour la gloire de l’esprit, s’empara de toutes les nations. Les peuples en furent plus tranquilles : mais comme on commençait à les compter pour quelque chose, et qu’on daignait même les écouter quelquefois, on s’aperçut qu’ils étaient encore beaucoup trop malheureux. Le temps de fonder leur bonheur sur les maximes invariables d’une politique sage et éclairée n’était pas arrivé ; mais les encouragements pour l’agriculture, et les soins d’humanité pour le peuple, étaient devenus le premier objet de ceux des hommes en place qui avaient quelque vertu ou quelque amour pour la renommée.
M. Turgot profita de ces dispositions pour donner de l'activité à la société d’agriculture de Limoges, et pour en diriger les travaux vers un but utile, pour faire instruire dans des cours publics les sages-femmes répandues dans les campagnes, pour assurer au peuple dans les épidémies les soins de médecins éclairés, pour établir des ateliers de charité, la seule espèce d’aumône qui n’encourage point l’oisiveté, et qui procure à la fois des secours aux pauvres, et au public des travaux utiles.
Il introduisit dans sa généralité la culture des pommes de terre, ressource précieuse pour le pauvre. Le peuple la dédaigna d’abord comme une nourriture au-dessous de la dignité de l’espèce humaine, et ne consentit à l’adopter qu’après que l’intendant en eut fait servir chez lui, en eut donné le goût aux premières classes de citoyens, et qu’il ne fut plus permis d’en regarder l’usage comme le signe humiliant du dernier degré de la misère. Mais M. Turgot, en faisant avec autant d’activité, de zèle, et des principes plus sûrs, le bien que d’autres intendants pouvaient faire comme lui, s’occupait de projets plus grands et plus dignes de son courage et de ses lumières.
La répartition des impôts, la construction des chemins, les milices, les soins pour les subsistances, la protection du commerce, furent les principaux objets de ses travaux pendant les treize années que la province du Limousin fut confiée à ses soins.
Dans toutes les généralités assujetties à la taille, l’idée de faire un cadastre est une des premières qui se présentent à un administrateur ami de la justice : mais la méthode de faire cette opération avec exactitude et avec équité est à peine connue de nos jours ; et celui qui avait été exécuté en Limousin par M. de Tourni, était devenu la source de désordres aussi grands que ceux qui avaient déterminé à l’entreprendre.
La plupart des terres de cette province sont exploitées par des métayers, auxquels le propriétaire fournit le logement, la nourriture pour une partie de l’année, la semence, les outils aratoires, les bestiaux nécessaires à l’exploitation. La récolte faite, le propriétaire en prend la moitié. Non-seulement il était très-difficile de distinguer dans cette forme de culture la partie qui devait être regardée comme le produit net de la terre, et celle qui était destinée à payer les frais de culture, ou l’intérêt des avances faites en bestiaux et en instruments ; mais on ignorait absolument, du temps de M. de Tourni, que cette partie, la seule dont le propriétaire puisse disposer sans nuire à la culture, la seule qu’on puisse regarder comme formant le produit annuel, est aussi la seule qu’on puisse assujettir à l’impôt, qui doit y être proportionné.
La valeur des terres n’avait donc pu être estimée d’après aucun principe certain ; et les travaux de M. Turgot pour réparer ces désordres, pour délivrer enfin l’agriculture d’un impôt distribué avec inexactitude, et dont même une partie tombait directement sur les bestiaux employés au labourage, sont le premier exemple d’un cadastre formé sur des principes vrais, par une méthode exacte et conforme à la justice. À ce bienfait, M. Turgot en ajouta un autre. La collecte de l’inipôt était une charge de communauté, également onéreuse et à celui qui était forcé de la remplir, et à la communauté qui répondait des désordres causés par l’incapacité ou la mauvaise conduite de son collecteur : M. Tuigot en fit un emploi que la communauté confiait à un homme solvable, d’une conduite connue, et qui s’en chargeait volontairement pour un droit très-modique.
Le soin d’affranchir le Limousin du fardeau des corvées était plus cher encore au cœur de M. Turgot. Des hommes qui n’ont que leur salaire pour vivre, condamnés à travailler sans salaire ; des familles qui ne subsistent que par le travail de leur chef, dévouées à la faim et à la misère ; les animaux nécessaires au labourage enlevés à leurs travaux, sans égard aux besoins particuliers des propriétaires, et souvent à ceux de toute la contrée ; enfin la forme absolue des ordres, la dureté des commandements, la rigueur des amendes et des exécutions, unissant la désolation à la misère et l’humiliation au malheur, tel est le tableau des corvées. Et si on y ajoute, que les chemins étaient faits à regret, et par des hommes auxquels l’art très-peu compliqué qu’exige leur construction était absolument étranger ; que, sous prétexte de forcer le peuple à un travail plus suivi, on lui marquait ses ateliers à plusieurs lieues de son habitation ; que les reconstructions fréquentes de chemins, ou mal dirigés, ou faits avec de mauvais matériaux, étaient les suites nécessaires d’un système où l’on se croyait permis de prodiguer le travail, parce qu’il ne coûtait rien au trésor royal, et où l’ingénieur avait la facilité funeste de couvrir ses fautes aux dépens des sueurs et du sang des misérables, alors on ne pourra s’empêcher de voir dans la corvée une des servitudes les plus cruelles et un des impôts les plus onéreux auxquels un peuple puisse être condamné. Cet impôt portait d’ailleurs directement sur le pauvre. Puisque l’on avait adopté le principe d’exiger le travail en nature, on n’avait pu y assujettir que ceux qui pouvaient travailler ; et il était arrivé qu’un impôt nouveau, pour lequel aucun usage ancien, aucun privilège ne pouvait réclamer d’exemption, était devenu, par sa nature même, un de ceux pour lequel les exemptions étaient le plus étendues.
M. Turgot proposa au communautés voisines des grandes routes de faire exécuter à prix d’argent les travaux auxquels elles pouvaient être assujetties : elles levaient la somme à laquelle montait l’adjudication du chemin, proportionnellement à l’imposition de leur taille ; mais elles recevaient une diminution d’imposition égale à la somme avancée ; diminution qui était ensuite répartie sur toutes les paroisses, comme celles qu’on est obligé d’accorder pour des pertes accidentelles. L’entretien des routes se faisait de même par de petites adjudications partielles. Cet entretien journalier coûtait beaucoup moins, et prévenait bien plus sûrement la dégradation des chemins, que des corvées qui ne peuvent se faire que deux fois l’année tout au plus, et dont les travaux ne peuvent être exécutés avec la même intelligence. La première construction était à la fois, et plus économique et plus solide. Le magistrat avait éclairé les ingénieurs et les entrepreneurs, et il avait perfectionné la méthode de construire. Ainsi tout ce que les corvées ont d’odieux, tout ce qui annonce la contrainte et la servitude personnelle, tout ce qui porte dans le sein du peuple la faim, le désespoir et la mort, avait disparu. Il ne restait que la distribution injuste de l’impôt ; mais il n’était pas au pouvoir d’un intendant de la changer. Ce n’était pas même ce pouvoir qui avait produit la destruction de la corvée, c’était l’autorité de la raison, la confiance qu’inspire la vertu. Les peuples qu’une expérience malheureuse a trop instruits à se défier de ceux qui les commandent, qui ont vu si souvent violer des promesses solennelles, couvrir du voile de l’utilité publique des vexations cruelles, et faire servir le bien qu’on veut leur faire de prétexte au mal qu’on leur fait ; les peuples, dont le concours était cependant nécessaire au succès de cette opération, parurent d’abord n’y consentir qu’avec crainte ; mais la conduite de M. Turgot, constamment dirigée par la raison, la justice et l’humanité, triompha bientôt de leur défiance ; et ce triomphe fut un des plus difficiles et des plus doux que jamais la vertu ait obtenus. Pour éclarer les peuples sur ses intentions et sur leurs vrais intérêts, il s’adressait aux curés. Les lettres qu’il leur écrivait, où il entrait dans les détails les plus minutieux, où il ne négligeait rien pour se rendre intelligible aux habitants des campagnes, pour parler à leur raison, ou plutôt pour leur en créer une, ces lettres subsistent : et quelle idée ne donnent-elles pas de la grandeur et de la bonté de son âme, quand on songe que celui qui employait le temps le plus précieux de sa vie à écrire, à répéter des choses si familières et si simples, était ce même homme qui, entrainé par un penchant irrésistible, avait pénétré les abîmes de la métaphysique, étudié toutes les sciences, et essayé d’en sonder toutes les profondeurs ; qui, enfin, dans ce temps-là même, achevait d’embrasser l’ensemble et l’étendue de toutes les sciences politiques dans le système le plus suivi et le plus vaste que jamais l’esprit humain ait conçu !
La milice était un autre fléau des campagnes. C’est un phénomène assez singulier, que l’on ait pu parvenir à rendre l’emploi de soldat odieux et même avilissant chez un peuple naturellement actif et courageux. Mais le milicien n’avait pas le mérite d’un dévouement volontaire. L’incertitude de son sort l’empêchait de trouver des emplois avantageux. Confondu par son habillement avec le peuple, trop peu exercé pour être compté au rang des soldats, il avait perdu sa liberté, sans en être dédommagé ni par une subsistance assurée, ni par l’opinion. On s’était imaginé que la milice ne serait pas un impôt, si on défendait aux communautés de former, en faveur des miliciens, une contribution volontaire, contribution dont un mouvement naturel d’humanité et de justice avait inspiré l’idée.
M. Turgot sentait combien il est injuste de forcer un homme à embrasser malgré lui un état périlleux, sans daigner même lui payer le prix de sa liberté, et combien, dans nos constitutions politiques actuelles, la manière dont les travaux sont distribués parmi le peuple, la nature de nos guerres, la forme de nos armées, et les principes de notre art militaire, rendent inapplicable aux nations modernes la maxime des anciens peuples, qui appelait tous les citoyens à la défense de la patrie. Mais si M. Turgot ne pouvait détruire le mal en lui-même, il voulut du moins arrêter les désordres particuliers à sa province. Dans un pays de montagnes, et où les habitations sont dispersées, le désir de se soustraire à la milice produisait d’autant plus de fuyards, que l’espérance d’échapper était mieux fondée. La loi qui déclarait les fuyards miliciens, enflammait le désir de les arrêter. Chaque communauté était intéressée à augmenter le nombre de ses membres soumis au tirage ; chaque famille regardait l’exemption réclamée par une autre comme une augmentation pour elle de ce risque si terrible dans l’opinion ; et l’on voyait au moment des tirages les communautés pouisuivre à main armée les fuyards répandus dans les bois, et se disputer avec violence les hommes que chacune prétendait lui appartenir. Les travaux étaient suspendus ; il s’élevait entre les familles, entre les paroisses, de ces haines que le défaut de distraction, et la présence continuelle de l’objet, rend irréconciliables. Quelquefois le sang coulait ; et l’on combattait avec courage, à qui serait exempt d’en avoir.
M. Turgot arrêta ce désordre, en obligeant les communautés de laisser à la puissance publique le soin de faire exécuter la loi, et en veillant à ce qu’elle fût exécutée avec cette justice impartiale, qui inspire la confiance et fait pardonner la rigueur. Il coupa la source du mal, en permettant qu’une contribution payée par chaque communauté, mais toujours libre et réglée par elle seule, rendît volontaire l’engagement du milicien. Cette méthode d’avoir des soldats est en même temps la plus juste, la plus noble, la plus économique, la plus sûre, la plus propre à former de bonnes troupes ; et elle ne peut manquer d’avoir un jour la préférence sur toutes celles que le mépris pour les hommes et le respect pour l’usage ont fait adopter ou conserver.
Le Limousin éprouva, pendant l’administration de M. Turgot, deux années consécutives de disette. Personne n’était plus convaincu que la liberté la plus entière, la sûreté des magasins et des spéculations du commerce, sont le seul moyen de prévenir les disettes et de les réparer. Partout la disette, en élevant le prix, augmente l’intérêt de porter la denrée où elle manque. Mais les lois de police, les ventes forcées, les taxations, ne font qu’opposer des barrières à ce mouvement naturel et enlever cette ressource aux citoyens. Au mal qu’elles font par elles-mêmes, se joint celui d’exposer les commerçants aux vexations des subalternes et à la violence du peuple, dont l’inquiétude et la terreur sont excitées ou nourries par le spectacle d’une législation inquiète et turbulente. Il impute le mal qu’il souffre aux marchands qui viennent à son secours, parce qu’il les regarde comme les agents du gouvernement, ou qu’il les voit l’objet de la défiance des magistrats. Il impute ses maux à ses chefs, parce que la manière dont ils agissent annonce qu’ils croient eux-mêmes avoir le pouvoir de les réparer.
M. Turgot savait également que ces précautions fatales dans les temps de disette ont l’effet plus général, plus durable, et non moins funeste, d’empécher l’établissement d’un commerce de grains régulier, et par là de rendre la subsistance du peuple à jamais précaire.
Aussi ne songea-t-il, dans ces temps malheureux, qu’à donner à la liberté du commerce des subsistances toute l’étendue qu’il était en son pouvoir de lui rendre, évitant même de le décourager par des approvisionnements particuliers, n’employant la force publique que pour le défendre contre les préjugés du peuple ; et il eut la consolation de voir ce commerce, abandonné à lui-même, pourvoir à la subsistance publique, malgré les obstacles que la situation de la province apportait à ses opérations.
Mais la liberté n’était pas entière. L’usage de taxer le pain était établi dans les villes. M. Turgot vit que les boulangers, possesseurs d’un privilège exclusif, et sujets à la taxe, en profitaient pour porter le pain au delà de son prix naturel comparé à celui du blé : il suspendit l’usage de leur privilège, en leur laissant la liberté de vendre au prix qu’ils voudraient ; et il vit bientôt ce prix baisser, et les communautés des campagnes apporter à la ville, même de la distance de cinq lieues, un pain fait librement, et par conséquent à meilleur marché.
Cependant, si dans les temps de disette le gouvernement ne doit au peuple que la liberté et la sûreté du commerce, il doit des secours aux pauvres ; mais il faut que ces secours soient le prix du travail.
La vertu bien connue de M, Turgot fut alors le salut des malheureux. Comme il n’avait jamais rien demandé pour lui-même, il obtint aisément ce qu’il demandait pour sa province ; et le ministre ne pouvait pas refuser de croire ces secours nécessaires, quand il apprenait, par la voix publique, que l’intendant ne les sollicitait qu’après avoir soulagé le peuple, en lui distribuant et ses revenus et des emprunts faits sous son propre nom.
Quelque temps après qu’une expérience si heureuse eut confirmé M. Turgot dans ses principes, le ministre des finances consulta les intendants du royaume sur la législation du commerce des blés.
Cette matière semblait être épuisée dans un grand nombre de bons ouvrages ; mais dans sept lettres très-étendues, où M. Turgot crut devoir développer son avis, la question se trouve traitée d’après des principes plus approfondis et des vues plus vastes. Il y prouve que la liberté du commerce des grains est utile pour en augmenter la reproduction, en augmentant l’intérêt et les moyens d’étendre et de perfectionner la culture ; que le maintien de la liberté est encore le seul moyen, soit de faire naître un commerce constant, qui répare les disettes locales et prépare des ressources dans les années malheureuses, soit de faire baisser le prix moyen du blé et d’en diminuer les variations, objet plus important encore ; car c’est sur ce prix moyen des subsistances que se règle le prix des salaires et celui de la plupart des denrées ; en sorte que, partout où ces variations ne sont pas très-grandes, les salaires seront toujours suffisants au soutien du peuple, et son travail, ainsi que sa subsistance, toujours assurés. Il montre enfin que la liberté du commerce des grains est également utile aux propriétaires, aux cultivateurs, aux consommateurs, aux salariés ; que plus une denrée est nécessaire, plus son commerce doit être libre ; et que les lois prohibitives, injustes envers ceux contre qui on les a faites, loin d’être excusées par la nécessité, ou même par l’utilité, sont nuisibles et funestes à ceux dont l’intérêt en a été le prétexte. Il rassure contre la crainte des effets d’une liberté absolue, en faisant voir que les désordres, les troubles, les séditions, la famine, sont l’ouvrage de ces mêmes lois établies pour les prévenir ; que ces lois sont la seule cause de la durée des disettes réelles, la seule cause du défaut de secours du commerce, la seule origine des préjugés, des terreurs et des violences du peuple.
Malheureusement trois de ces lettres n’existent plus ; mais celles qui restent, en excitant de justes regrets, forment cependant un monument précieux, qui peut-être sera un jour le salut du peuple, lorsque le temps, qui éteint les préventions de la haine personnelle et de l’esprit de parti, aura donné au nom de M. Turgot l’autorité due à son génie et à ses vertus.
Ces lettres furent composées en trois semaines, pendant une tournée de M. Turgot dans son intendance. Quelques-unes ont été écrites dans une seule soirée, au milieu de l’expédition de tous les détails de sa place, dont aucun n’était négligé ; et parmi les ouvrages qu’il a laissés, c’est un de ceux où l’on peut observer le mieux la netteté de ses idées, la méthode dont il avait contracté l’habitude, la facilité et la profondeur de son esprit.
Le ministre, à qui cet avis fut adressé, loua M. Turgot, et fit des lois prohibitives. Malheureusement, dans les discussions politiques, on juge moins avec sa raison qu’avec son caractère et avec son âme. Tous les esprits pourraient voir la même vérité ; mais tous les caractères n’osent pas la mettre en pratique. Dès lors on cherche à ne pas croire ce qu’on n’a pas envie de faire ; et toute opinion qui exige qu’en l’adoptant on se dévoue à braver les préjugés et les cabales, et à préférer le bien public à sa fortune, ne peut être adoptée que par des hommes qui aient du courage et de la vertu.
M. Turgot eut encore une occasion de déployer son zèle pour la liberté du commerce, ou plutôt pour la justice qui prescrit de laisser à chacun le libre exercice de sa propriété légitime (car la liberté du commerce a un motif plus noble que celui de son utilité, quelque étendue qu’elle puisse être). On sait qu’en France le prêt d’argent remboursable à une époque fixée avec un intérêt quel qu’il soit, et tout prêt à un intérêt au-dessus de cinq pour cent, est traité par la loi comme une convention illégitime, et même comme un délit. Cependant, le commerce ne peut exister sans des prêts remboursables à temps, dont l’intérêt soit fixé librement par une convention. Cette liberté est nécessaire, parce que l’intérêt se règle naturellement sur l’étendue des profits de chaque commerce, sur les risques auxquels ce commerce est exposé, sur le plus ou moins de confiance qu’on doit avoir au négociant qui emprunte. Pour concilier la loi civile avec la nécessité, on a imaginé de laisser dormir la loi, en se réservant de la réveiller au gré du préjugé, de la rumeur politique, et du caprice de chaque juge. Mais il en résulte que les préteurs, toujours exposés à la perte de leurs créances, au déshonneur attaché à des actions que la loi proscrit, et même à des condamnations infamantes, s’en dédommagent en ne consentant à prêter qu’à un très-haul intérêt.
D’ailleurs, un seul procès intenté par un débiteur de mauvaise foi, suffit, par l'effroi qu’il inspire, pour suspendre le commerce d’une ville, d’une province entière. C’est ce qui venait d’arriver à Angoulême en 1770. Des banqueroutiers avaient imaginé, pour éviter de justes condamnations, d’accuser d’usure leurs créanciers. Une foule de débiteurs peu délicats avaient suivi cet exemple, et menaçaient leurs créanciers de les dénoncer, s’ils ne se hâtaient de leur remettre les intérêts stipulés, et quelquefois même une partie du capital. La rigueur des poursuites, la faveur que ces dénonciations obtenaient dans les tribunaux, avaient porté le désordre à son comble. Le commerce d’Angoulême allait être détruit ; l’alarme avait gagné plusieurs places commerçantes, et le gouvernement crut devoir consulter l’intendant de la province.
L’avis qu’il envoya est un ouvrage complet sur les prêts à intérêt. La liberté des conditions dans les prêts est une conséquence naturelle de la propriété de l’argent ; et il ne faut que des lumières bien communes, pour voir que si le prêteur peut quelquefois, en exigeant des conditions trop dures, manquer à l’humanité, il ne peut blesser ni la justice, ni les lois, en usant du droit légitime de disposer à son gré de ce qui est à lui. Mais si la question était bien simple en elle-même, l’ouvrage de M. Turgot n’en est que plus propre à faire connaître son esprit et son caractère. Il ne croyait pas s’abaisser en combattant sérieusement les opinions les plus absurdes, lorsqu’il les regardait comme dangereuses. Il examine, dans son rapport au ministre, les préjugés de politique, de jurisprudence, de théologie, qui ont donné naissance aux lois sur ce qu’on appelle usure, en fait voir l’origine et les progrès, et au lieu de se contenter de les accabler sous le poids de principes fondés sur la justice et sur la vérité, il daigne encore montrer que, quand même on avilirait sa raison jusqu’à décider d’après la théologie une question de jurisprudence et de morale, les préjugés sur l’usure devraient encore être rejetés, parce qu’ils ne sont appuyés que sur une fausse interprétation des autorités auxquelles ils doivent leur origine et leur empire.
Il donne, dans ce même traité, une notion très-nette, et en même temps très-neuve, de l’intérêt légal, qui n’est et ne doit être qu’un prix moyen de l’intérêt, formé comme celui d’une denrée, d’après l’observation. Ainsi la loi ne doit l’employer que de la même manière, c’est-à-dire, pour fixer un prix lorsqu’il ne l’a pas été ou qu’il n’a pu l’être par des conventions particulières. Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/57 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/58 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/59 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/60 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/61 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/62 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/63 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/64 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/65 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/66 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/67 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/68 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/69 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/70 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/71 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/72 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/73 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/74 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/75 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/76 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/77 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/78 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/79 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/80 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/81 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/82 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/83 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/84 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/85 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/86 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/87 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/88 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/89 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/90 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/91 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/92 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/93 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/94 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/95 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/96 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/97 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/98 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/99 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/100 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/101 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/102 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/103 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/104 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/105 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/106 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/107 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/108 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/109 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/110 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/111 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/112 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/113 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/114 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/115 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/116 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/117 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/118 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/119 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/120 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/121 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/122 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/123 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/124 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/125 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/126 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/127 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/128 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/129 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/130 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/131 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/132 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/133 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/134 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/135 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/136 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/137 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/138 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/139 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/140 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/141 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/142 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/143 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/144 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/145 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/146 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/147 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/148 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/149 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/150 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/151 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/152 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/153 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/154 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/155 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/156 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/157 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/158 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/159 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/160 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/161 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/162 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/163 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/164 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/165 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/166 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/167 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/168 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/169 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/170 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/171 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/172 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/173 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/174 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/175 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/176 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/177 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/178 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/179 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/180 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/181 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/182 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/183 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/184 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/185 1^4 ^’*^ ^^^ M. TrjRGOT.
former sa conduite, aussi bien que les motifs trintérèl qui y font manquer.
La vérité de ces principes de morale est donc à la fois et réelle et indépendante de toute opinion spéculative, et il existe des motifs d’assujettir ses actions à ces principes suffisants, dans presque toutes les circonstances, pour l’homme né dans un pays où la civilisation a fait des progrès, et où des lois injustes ne conduisent pas à l’immoralité et au crime.
Parmi les sentiments moiaux qui naissent nécessairement dans le cœur de l’homme, le respect pouila vérité est un des plus utiles et un de ceux que la nature inspire le plus fortement, mais qui s’altère le plus dans la société. M. Turgot regardait ce respect pour le vrai comme un des principaux devoirs de la morale ; mais, comme il n’exagérait rien, il convenait, avec les moralistes éclairés, que le mensonge cesse d’être coupable dès que la vérité feiait, soit aux autres, soit à nous-mêmes, non du mal, mais un véritable tort, c’est-à-dire un mal injuste. Il faut, de plus, que le silence ou le refus de répondre soit lui-même une léponse claire ou expt)se à une injustice réelle. Cependant il pensait que rarement celui qui dit une chose contraire à la vérité est absolument exempt de blâme. S’il ne doit pas celte vérité, son tort n’est plus de l’avoir altérée, mais de s’être placé plus ou moins volontairement dans l’obligation d’y manquer. C’est ainsi qu’un houuiie qui a promis de faire une injustice, est coupable en ne tenant point sa parole, non de l’avoir violée, mais de favoii’donnée. C’est ainsi encore qu’un VII. DK M. TURGOT. "] J
lioimiie qui en blesse un auti’e, même dans le cas de la défense naturelle, n’esl pas coupable pour s’être défendu, mais pour s’être exposé à l’extrémité qui a rendu cette défense nécessaire. Les institutions sociales, en accablant les hommes sous des lois injustes, en les forçant de ménager à l’extérieur des opinions qu’ils méprisent au fond du cœur, et (pi’ils bravent dans leur conduite, ont détruit ce respect de la vérité, l’un des premieis liens de la société, l’une des premières sources du bonheur que les hommes peuvent devoir à leur union avec leurs semblables.
M. Tmgot pensait qu’on peut parvenir à fortifier dans les hommes leurs sentiments moraux, à les rendre plus délicats et plus justes, soit par l’exercice de ces sentiments, soit en apprenant à les soumettre à l’analyse d’une raison saine et éclairée. C’est par ce motif qu’il regardait les romans comme des livres de morale, et même, disait-il, comme les seuls où il eût vu de la morale. D’ailleurs, c’est là surtout que l’on voit le mieux l’influence de nos actions sur le bonheur et sur la conduite de ceux qui nous environnent, partie de la morale la plus importante et la plus négligée. Enfin, on chercherait vainement, dans les autres livres, des recherches faites avec une sorte de scrupule sur les moyens de réparer les fautes qu’on a pu commettre, autre partie de la morale non moins importante, puisque les crimes vraiment irréparables sont très-rares, et encore plus négligée, parce que, dans presque tous les pays, l’avarice et l’ambition des prêtres ont imaginé de suppléer à ce devoir par de vaines et ridicules expiations.
Lame périt-elle avec le corps ? M. Tiirgot ne le croyait pas. L’espèce de dépendance où le principe pensant et sentant paraît être du corps qui lui est uni, indique, sans doute, qu’à la destruction du corps, l’âme doit changer d’état ; mais rien, dans cet événement, ne parait indiquer la destruction d’un être simple, dont toutes les opérations, il est vrai, ont été longtemps liées avec les phénomènes de l’organisation, mais n’offrent aucune analogie avec ces mêmes phénomènes. Il paraît prouvé par l’observation qu’aucun corps ne se détruit : les diverses combinaisons de leurs éléments les font changer de forme, et même disparaître à nos sens ; mais nous n’en croyons pas moins qu’ils n’ont pas cessé d’exister. Par quel singulier privilège l’être pensant serait-i ! seul assujetti à la destruction ? Mais que devient-il ? La sagesse, qui paraît régner dans l’économie du monde doit nous faire croire que cet être susceptible d’acquérir tant d’idées, de réfléchir sur ses sentiments ; en un mot, de se perfectionner, peut ne pas perdre le fruit de ce travail exercé sui- lui par lui-même ou par des forces étrangères ; qu’il peut éprouver, après la mort, des modifications dont celles qu’il a reçues pendant la vie soient la cause, et que c’est peut-être dans ce nouvel ordre dont nous ne pouvons nous former une idée, qu’existe la réponse aux plus grandes difficultés qu’on puisse faire contre la sagesse qui règne dans l’arrangement de l’univers. Cet ordre, en effet, peut offrir et un dédommageVIF. UE M. TURGOT. 177
ment des douleurs souffertes, et des récompenses à la vertu. Mais M. Turgot n’allait pas plus loin. Autant il trouvait lidicule de regarder le directeur de tant de mondes comme un monarque occupé à distribuer des cordons, ou à condamner à des tortures, ayant une cour, une bastille et des bourreaux ; autant il kii paraissait insensé de vouloir se mettre à sa place, et créer un nouvel univers pour se consoler de n’avoir pu connaître qu’une bien faible partie de celui qui existe.
Ces vues d’une métaphysique générale, dont nous ne pouvons offrir qu’une petite partie, occupèrent longtemps M. Turgot. Il n’aimait pas en parler, même à ses amis les plus chers. Persuadé qu’il pouvait répandre une véritable lumière siu" ces questions, aliments éternels de disputes chez presque tous les peuples, se flattant de l’avoir entrevue, il crovait qu’un ouvrage méthodique et approfondi était le seul moyen de dissiper une obscurité qui tient uniquement à la difficulté de soumettre à une analyse exacte des idées fines et compliquées, et il était persuadé qu’il ne pouvait rien détacher de cet ensemble sans affaiblir, sans presque anéantir la force des preuves qui en résultaient. Aussi, de tous les hommes qui ont eu sur ces mêmes questions une opinion arrêtée, aucun n’a eu peut-être une conviction plus forte, plus inébranlable, et, seul, il a été vraiment tolérant. Il tolérait également et le pyrrhonisme et la croyance la plus ferme des opinions opposées aux siennes, sans même que cette opposition altérât en rien, ni son estime pom- les talents,
V. 12 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/190 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/191 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/192 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/193 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/194 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/195 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/196 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/197 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/198 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/199 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/200 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/201 If)<J VIE DE M. TURGOT.
Le droit qua la société de punir les coupables, doit être regardé comme une condition des avantages que la société leur a procurés ; sans cela, il se bornerait, comme celui de la guerre, à ce qui est strictement nécessaire pour ôter à l’ennemi les moyens de nuire. Les peines ne sont légitimes qu’autant qu’elles n’excéderont pas ce qui paraîtra suffisant pour détourner du crime, dans le cas où il n’est commis que par des motifs communs à la plupart des individus ; et elles doivent, autant qu’il est possible, punir dans les mêmes passions qui les font commettre. Enfin, elles doivent être proportionnées aux crimes, c’est-à-dire diminuer et croître en même temps que l’importance du tort fait à l’individu qui en a été la victime, ou l’intérêt qu’a la société de les léprimer.
Mais il ne faut pas perdre de vue que la certitude de la punition fait plus d’impression sur celui qui est tenté de commettre des crimes, et donne un exemple plus propre à les prévenir, que la sévérité des lois et l’atrocité des supplices.
La forme des jugements doit être telle que tout homme de sang-froid et doué de raison puisse dire : rt Je consens à me soumettre à une législation où « l’on a pris toutes les précautions possibles pour « me mettre à l’abri du crime d’un autre ; qui, si « je suis accusé injustement, ne m’expose à aucun « danger sensible, à aucune gêne, à aucune privation inutile ; qui, enfin, si je suis coupable, ne « me fait éprouver qu’un traitement dont je sens « aujourd’hui la justice. » Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/203 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/204 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/205 IOq VIE DE M. TURGOT.
transmettre, de lecevoir la propriété ; assujettir à des règles communes celles des actions des hommes que dans l’état social le maintien des droits de chacun exige qu’on y soumette ; c’est là que finissent les droits de la société sur les individus. Le reste des lois ne peut avoir pour objet que de régler la manière dont la puissance publique doit exercer ses fonctions. La religion ne doit pas plus être l’objet des lois que la manière de s’habiller ou de se nourrir.
La société, en rapprochant les hommes les uns des autres, augmente l’influence de chacun sur le bonheur d’autrui ; et (juoique dans un sens rigoureux les devoirs puissent se réduire à la justice, c’est-à-dire, à ne violer aucun des droits naturels d’aucun autre homme, cependant il a dû naître de celte influence des devoirs d’une autre nature, qui consistent à diriger notre conduite de manière à contribuer au bonheur des autres. La récompense de ces vertus est au fond de notre cœur et dans la bienveillance de ceux qui nous entourent. Bien peu d’hommes sont appelés aux vertus publiques qui exigent de grands sacrifices. Dans un Etal soumis à des lois sages, larement ces vertus seraient nécessaires, et dans les autres elles sont encore plus rarement utiles. Ce sont donc les vertus domestiques, celles qui conviennent à tous les hommes, celles par lesquelles chacun influe sur le bien-être de ceux qui ont avec lui des relations particulières ; ce sont ces vertus qui, si elles étaient communes, contribueraient le plus au bonheur général d’une grande société. VIE DE M. TURGOT. 1(^5
Mais ces mêmes vertus privées qui renferment ce qu’on appelle les mœurs, n’ont été généralement pratiquées chez aucun peuple. Elles sont incompatibles avec l’esclavage domestique et les outrages à la nature humaine qui en sont la suite nécessaire, avec le mépris barbare pour les nations étrangères ; en un mot, avec les usages et l’esprit des nations anciennes. On les chercherait aussi vainement chez les nations féroces et superstitieuses qui ont succédé aux Romains, ou chez les peuples esclaves de l’Asie. Elles sont rares encore parmi nous qui avons ajouté toute la corruption de l’esprit mercantile aux restes houleux des préjugés de nos pères. Mais pourquoi chez aucun peuple n’a-t-il donc existé de bonnes mœurs ? C’est qu’aucun n’a eu de bonnes lois ; c’est jue partout les lois ont flatté les vices de l’humanité u lieu de les réprimer ; c’est que partout, faites au gré de la volonté du plus fort, elles ont consacré le despotisme des hommes sur les femmes, des pères sur les enfants, des maîtres sur les esclaves, des riches sur les pauvres, des grands sur les petits, ou de la populace sur les citoyens. Interprètes fidèles de la vanité, elles ont séparé les hommes en ordres, en classes, et contrarié la nature qui tend à les réunir. Partout elles ont prêté fappui de la force à la charlatanerie, au monopole, qui cherchent à étouffei* l’honnête et paisible industrie ; partout elles ont violé dans les lois criminelles les dioits de l’humanité, offensé dans les lois civiles ceux de la propriété, ceux de la liberté dans la législation des impôts et de l’administration. Partout leur compli-
13.
cation, comme leurs dispositions injustes, tendent à inspirer le désir de la iraude, à rendre les hommes ennemis, à leur créer des intérêts opposés. Partout elles ont favorisé l’inégalité des fortunes qui plonge une petite partie des citoyens dans la corruption, poui- condamner le reste à l’avilissement et à la misère.
Supposons maintenant ces législations remplacées par celle que la natuie et la raison nous indiquent. Tout doit nécessairement changer. Des lois sur les mariages, plus conformes à la nature, et des lois qui partageraient les successions entre tous les enfants, tendraient également à faire régner la paix dans les familles, et à diviser les fortunes avec plus d’égalité. La liberté du commerce et de l’industrie favoriserait cette distribution plus égale, et empêcherait en même temps la portion la plus pauvre et la plus faible delà société d’éprouver l’oppression et de gémir dans la dépendance des commerçants liches, des fabricants privilégiés. Un ordre d’impositions toujours simple, toujours exempt de vexation, rendrait à la fois de la douceur et de l’énergie à l’ame du peuple, dégradée ou révoltée par l’action toujours présente de la tyrannie fiscale. Alors on ne verrait plus ces fortunes de finance et de banque, source de luxe et de corruption pour celui qui les possède, et d’avilissement pour ceux qui lui portent envie ou qui se vendent à ses passions. La suppression de ces distinctions humiliantes entre les classes de citoyens qui perpétuent les richesses et l’orgueil de quelques familles, empêcherait une partie de la société de se
croire née pour se soumettre à l’orgueil et aux caprices de l’autre, ou pour se venger de l’oppression par la fraude. Les mœurs gagneraient encore à la destruction de cette foule de petites places inutiles dans une administration bien ordonnée, qui, données à la protection, ne servent qu’à nourrir l’oisiveté, l’intrigue, l’esprit de servitude ; et les vices disparaîtraient parce qu’on aurait détruit les causes qui les produisent.
C’est par des lois sages, qui tendent à diviser les propriétés, que le luxe doit être attaqué. Il naît des inégalités de fortune, et il en est la suite nécessaire. Les lois somptuaires sont injustes, nuisent à l’industrie ; elles sont éludées, ou, en assurant la durée des foitunes dans les familles, elles servent à maintenir cette inégalité dont les effets sont plus dangereux que ceux du luxe.
C’était dans les mauvaises lois que M. Turgot voyait la source des mauvaises mœurs (i), et c’est par cette raison qu’ayant des principes de morale très-purs, auxquels il avait religieusement soumis sa conduite, il avait tant d’indulgence dans ses jugements. Tout ce qui ne portait point le caractère de la bassesse, de la fausseté, de la dureté, du mépris pour les droits des hommes, de la tyrannie, trouvait facilement grâce à ses yeux éclaiiés ; il y voyait la faute des institutions sociales plus que celle des
(i) On a beaucoup répété le mot d’un ancien, qaid vcinœ sine mnribus leges proficient ? Il y a peu de maximes plus antiphilosophiques, et qui aient fait plus de mal. La maxime contraire, (jidd ra/ii sine Icgibits mores proficient ? serait plus vraie.
Iioiiiiiies, et, lorsque ces faiblesses et ces vices étaient joints à des qualités estimables ou à des vertus réelles, il croyait que ces vertus appartenaient à l’homme même, et que le reste ne lui était qu’étrangler.
Le véritable intérêt des peuples est donc d’être assujettis à une législation qui, respectant tous les droits des hommes, soit uniquement occupée de les en faire jouir, et qui, fidèle aux principes d’une raison éclairée, ail clieicbé les moyens les plus sûrs et les plus simples de parvenir à ce but.
Quelle que soit la constitution à laquelle le peuple est soumis, un commerce libre, une industrie sans entraves, un impôt levé directement sur les terres, des lois civiles simples, des lois criminelles humaines et justes, qui, toutes fondées sur la natuie de l’homme et des sociétés, et déduites de ces principes par la raison, doivent être partout les mêmes ; voilà ce qui partout fera le bien du peuple, ce qui partout peut faire naître le bonheur et les vertus.
Si l’on s’est écarté de ces principes, l’intérêt du peuple est encore qu’on s’en rapproche, quels que soient son gouvernement, ses mœurs, sa religion, ses usages, ses opinions. C’est donc à établir quelles doivent être ces lois, à trouver les moyens de les rendre aussi simples, aussi parfaites, qu’on peut l’espérer, que doivent s’exercer les écrivains politiques, et non à chercher quelles lois conviennent à un degré de latitude plutôt qu’à un autre, quelles institutions sont plus propresà exalter certaines passions, a favoriser les intérêts de quelques classes, à soutenir dittéreiites espèces de tyrannies, et à perpétuer des préjugés plus ou moins absurdes.
En supposant des lois faites sur ces principes, malgré quekpies abus particuliers d’autorité, le sujet d’un monarque serait encore réellement plus libre qu’il ne l’est dans la plupart des constitutions prétendues républicaines où l’on se vante de jouir de la liberté. En effet, si l’on examine les gouvernements qui osent se diie libres, on y verra les hommes soumis à une foule de gènes réelles qu’ils sentent, dont ils gémissent, mais contie lesquelles ils ne réclament point, parce qu’elles n’entrent pas dans l’idée d’esclavage, telle que leurs préjugés la leur donnent. Si on considère ensuite les États où la liberté politique n’existe pas même en apparence, on verra que la plupart des vexations dont on s’y plaint, naissent des défauts de la législation et non de la privation de cette liberté.
Si des lois justes y étaient établies, si elles étaient consacrées par l’opinion commune conmie les seules qui soient conformes à la raison et à la nature, ces lois seraient respectées. Il suffit, pour le prouver, de jeter les yeux sur cette foule de lois absurdes qui ont avili ou tourmenté l’espèce humaine, et dont aucune n’a été rendue sans un motif fondé sur quelque erreur populaire. Avec des lois simples, on aurait bien peu à craindre d’un gouvernement devenu presque sans action, puisqu’il aurait i énoncé à la manie de tout régler, de tout diriger. On n’aurait plus à redouter cette aristocratie qui domine partout et qui n’est née que de l’inégalité des richesses. Tous les Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/212 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/213 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/214 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/215 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/216
Si les poids, les mesures étaient partout uniformes, si leurs divisions étaient formées d’après une méthode simple et commode ; outre les avantages qu’en retirerait le commerce, la facilité d’acquérir des idées justes et nettes sur un objet important dans toute la conduite de la vie, aurait encore plus d’un genre d’utilité.
Une morale, fondée sur la nature de l’homme et sur la raison, où l’on commencerait l’instruction par l’analyse et le développement des idées morales, trouverait un accès facile dans tous les esprits.
Si les lois étaient de simples conséquences des principes généraux du droit naturel, presque tous les hommes en pourraient acquéiir une connaissance suffisante pour régler leur conduite ; non-seulement parce que ces lois seraient plus simples, qu’elles embrasseraient moins d’objets, qu’elles pourraient être écrites dans un style plus intelligible, mais encore parce qu’étant liées entre elles et déduites des mêmes principes, elles se graveraient plus aisément dans la mémoire (ij.
caractères, au moyen desquels on aurait appris à lire et à écrire en même temps avec beaucoup de facilité. Ce travail ne s’est pas retrouvé dans ses papiers.
(i) On doit être effrayé sans doute, lorsqu’on voit dans l’Europe entière les hommes assujettis à une foule de lois civiles et politiques qu’ils ne peuvent entendre. L’Angleterre n’est pas exceptée du malheur général, i" Dans ses lois criminelles, tout ce qui ne tient pas à la procédure est presque aussi embarrassé, aussi obscur, que chez les autres peuples, a" Ses lois civiles sont un chef-d’œuvre de subtilité juriste, et prouvent combien est défectueuse cette constitution si vantée, qui n’a pas même songé à Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/218 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/219 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/220 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/221
taires eussent un droit égal de concourir à la formation des lois, de régler la constitution des assemblées qui rédigent et promulguent ces lois, de leur donner la sanction par leur suffrage, et de changer, par une délibération régulière, la forme de toutes les institutions publiques. Partout où ces dioits n’existent pas d’une manière légale, il n’y a pas de république, mais une aristocratie plus ou moins vicieuse à laquelle on en a donné le nom : et on regardera comme les plus nuisibles au bonheur commun, celles où les hommes qui exercent l’autorité ont un intérêt contraire à l’intérêt général, parce qu’alors ce sont celles où volontairement on fait le plus de mal. Ensuite viennent celles qui opposent le plus d’obstacles aux lumières, oh il faut plus d’efforts et de temps pour ramener l’opinion publique à la vérité, celles où cette opinion publique a moins de puissance, celles enfin où il est le plus difficile de former et de suivre un plan régulier de réformation.
Le droit de contribuer avec égalité à la formation des lois est, sans doute, un droit essentiel, inaliénable et imprescriptible qui appartient à tous les propriétaires. Mais, dans l’état actuel des sociétés, l’exercice de ce droit serait presque illusoire pour la plus grande partie du peuple, et la jouissance libre
était pour ces États un moment de crise, et il était difficile d’en prévoir les suites. Même aujourd’hui, il le serait encore de prononcer sur leur avenir, puisque le sort de la liberté américaine est attaché à l’existence de l’aristocratie héréditaire et militaire, que les officiers de l’armée ont essayé d’établir sous le nom d’ordre de Cincinnatus. Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/223 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/224 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/225 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/226
pallié de ces obstacles, et tati les sources de désunion les plus dangereuses.
La manière de se rendre les liomuies accusés d’un délit sur un territoire et réfugiés sur un autre, deviendrait encore très-simple, si, en se confoinianl aux mêmes principes, la loi ne mettait au nombre des délits que de véritables crimes. Ils seraient les mêmes partout, les peines seraient peu différentes ; ainsi, aucune raison tirée de l’humanité ou de la justice ne pouriait s’opposer à ce que ces accusés fussent rendus. Mais l’État où ils ont cherché un refuge doit offiir une protection à l’innocence opprimée ; l’accusé ne doit donc être rendu que dans le cas où, d’après un examen scrupuleux du crime et des preuves déjà acquises contre lui, un tribunal de l’État où il a cherché un asile aurait jugé qu’il est prouvé que l’accusation n’est pas l’ouvrage de la vengeance, de l’intérêt, des préjugés du moment ; et que l’instruction faite contre l’accusé en son absence suffirait pour prononcer (ju’il est coupable, si ses défenses ne pouvaient affaiblir les preuves qui en résultent.
Les disputes sur les limites doivent être décidées avant la confédération ; et le peu d’importance d’attacher un canton de plus ou de moins à chaque république rendrait presque toujours cette décision facile, si le commerce était partout également libre ; si partout les charges publiques, levées directement sur les terres, ne s’étendaient qu’aux dépenses nécessaires. Il ne resterait donc que les disputes sui- des terrains nouvellement acquis, sur des changements produits dans le cours des rivières ; et pour ces difPage:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/228 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/229 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/230 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/231 VIE DE M. TURGOT.
s’il n’est pas convenu dans la confédération que, sous aucun prétexte, il n’y aura d’autre taxe que celle qui doit être regardée comme la seule juste, une taxe directe sur le produit net des terres. En effet, chaque État contribuerait à raison de ses facultés, qui ne peuvent être alors un secret ; et il suffirait d’établir un moyen de corriger les défauts de proportion à certaines époques fixes. C’est aux préjugés, qui ont empêché d’établir exclusivement cette forme d’impôt, que sont dus les troubles qui divisent aujourd’hui l’Angleterre et l’Irlande. On peut attribuer presque uniquement à la même cause et aux mauvaises lois de commejce, la séparation de l’Angleterre d’avec ses colonies ; cai-, en politique comme poui- les autres sciences, l’erreur et la vérité, et par conséquent le bien et le mal qui en résultent, se tiennent et s’enchaînent mutuellement ; et un seul principe faux sur une seule pailie, suffit pour porter dans toutes l’eireur et le désordre.
Il y a, comme nous l’avons déjà observé, deux manières de compter les voix dans le conseil suprême de la confédération : l’une, par la pluralité des députés ; l’autre, par celle des cantons. La première doit être adoptée pour tout ce qui demande à la fois de la célérité et de la discussion. Dans les autres cas, il faut prendre la pluralité des cantons, dont les députés voteront alors suivant le vœu de leuis commettants. Enfin, pour que, dans les cas où ces députés votent d’après leur vœu particulier, ils n’abusent point de leur pouvoir, il faut que le corps chargé de les élire conserve le droit de les révoquer, sans Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/233 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/234 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/235 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/236 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/237 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/238 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/239 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/240 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/241 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/242 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/243 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/244 abandonner dans la conversation, ni en défendre séparément quelque partie isolée. Ces opinions elles-mêmes n’étaient pas connues ; il n’existait en Europe qu’un très-petit nombre d’hommes en état d’en saisir l’ensemble et de les juger ; et comme il ne s’agissait pas de découvertes isolées sur une seule science, d’ouvrages soumis au public, comment l’opinion entraînée par le préjugé aurait-elle pu le juger avec justice ?
Ainsi, l’homme qui n’a fait que du bien put avoir encore beaucoup d’ennemis ; et la réputation d’un citoyen vertueux, intrépide, ayant de l’esprit et des connaissances étendues, était auprès du vulgaire tout ce qu’on accordait à un des hommes les plus extraordinaires que la nature ait produits, à celui qui, peut-être, a été le moins éloigné de la perfection à laquelle la nature humaine peut s’élever.