Vie de Michel-Ange/Michel-Ange

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Libr. Hachette et Cie (p. 17-34).
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MICHEL-ANGE


C’était un bourgeois florentin, — de cette Florence aux palais sombres, aux tours jaillissantes comme des lances, aux collines souples et sèches, finement ciselées sur le ciel de violettes, avec les fuseaux noirs de leurs petits cyprès et l’écharpe d’argent des oliviers frissonnant comme des flots, — de cette Florence à l’élégance aiguë, où la blême figure ironique de Laurent de Médicis et Machiavel à la grande bouche madrée rencontraient la Primavera et les Vénus chlorotiques de Botticelli, aux cheveux d’or pâle, — de cette Florence fiévreuse, orgueilleuse, névrosée, en proie à tous les fanatismes, secouée par toutes les hystéries religieuses ou sociales, où chacun était libre et où chacun était tyran, où il faisait si bon vivre et où la vie était un enfer, — de cette ville aux citoyens intelligents, intolérants, enthousiastes, haineux, à la langue acérée, à l’esprit soupçonneux, s’épiant, se jalousant, se dévorant les uns les autres, — cette ville, où il n’y avait pas de place pour le libre esprit d’un Léonard, — où Botticelli finissait dans le mysticisme halluciné d’un puritain d’Écosse, — où Savonarole au profil de bouc, aux yeux ardents, faisait danser des rondes à ses moines autour du bûcher qui brûlait les œuvres d’art, — et où, trois ans plus tard, le bûcher se relevait pour brûler le prophète.

De cette ville et de ce temps il fut, avec tous leurs préjugés, leurs passions et leur fièvre.

Certes, il n’était pas tendre pour ses compatriotes. Son génie de plein-air, à la large poitrine, méprisait leur art de cénacles, leur esprit maniéré, leur réalisme plat, leur sentimentalisme, leur subtilité morbide. Il les rudoyait ; mais il les aimait. Il n’avait point pour sa patrie l’indifférence souriante de Léonard. Loin de Florence, il était rongé de nostalgie.[1] Toute sa vie, il s’épuisa en vains efforts pour y vivre. Il fut avec Florence, aux heures tragiques de la guerre ; et il voulut « y revenir au moins mort, puisque vivant il n’avait pu ».[2]

Vieux Florentin, il avait la fierté de son sang et de sa race.[3] Il en était plus fier que de son génie même. Il ne permettait pas qu’on le regardât comme un artiste :

« Je ne suis pas le sculpteur Michelagniolo… Je suis Michelagniolo Buonarroti… »[4]

Il était aristocrate d’esprit et avait tous les préjugés de caste. Il allait jusqu’à dire que « l’art devrait être exercé par des nobles, et non par des plébéiens ».[5]

Il avait de la famille une conception religieuse, antique, presque barbare. Il lui sacrifiait tout et voulait que les autres fissent de même. Il se serait, comme il disait, « vendu pour elle comme esclave ».[6] L’affection entrait là pour peu de chose. Il méprisait ses frères, qui le méritaient bien. Il méprisait son neveu, — son héritier. Mais en lui, en eux, il respectait les représentants de sa race. Sans cesse, ce mot revient dans ses lettres

« … Notre race… la nostra gente… soutenir notre race… que notre race ne meure pas… »

Toutes les superstitions, tous les fanatismes de cette race dure et forte, il les eut. Ils furent le limon, dont son être fut formé. Mais de ce limon jaillit le feu qui purifie tout : le génie.

Qui ne croit pas au génie, qui ne sait ce qu’il est, qu’il regarde Michel-Ange. Jamais homme n’en fut ainsi la proie. Ce génie ne semblait pas de la même nature que lui : c’était un conquérant qui s’était rué en lui et le tenait asservi. Sa volonté n’y était pour rien ; et l’on pourrait presque dire : pour rien, son esprit et son cœur. C’était une exaltation frénétique, une vie formidable dans un corps et une âme trop faibles pour la contenir.

Il vivait dans une fureur continue. La souffrance de cet excès de force dont il était comme gonflé l’obligeait à agir, agir sans cesse, sans une heure de repos.

« Je m’épuise de travail, comme jamais homme n’a fait, écrivait-il, je ne pense à rien autre qu’à travailler nuit et jour. »

Ce besoin d’activité maladif ne lui faisait pas seulement accumuler les tâches et accepter plus de commandes qu’il n’en pouvait exécuter : cela dégénérait en manie. Il voulait sculpter des montagnes. S’il avait un monument à bâtir, il perdait des années dans les carrières à faire choix de ses blocs, à construire des routes pour leur transport ; il voulait être tout : ingénieur, manœuvre, tailleur de pierres ; il voulait tout faire lui-même, élever des palais, des églises, à lui tout seul. C’était une vie de forçat. Il ne s’accordait même pas le temps de manger et de dormir. À chaque instant, dans ses lettres, revient ce lamentable refrain :

« J’ai à peine le temps de manger… Je n’ai pas le temps de manger… Depuis douze ans, je ruine mon corps par les fatigues, je manque du nécessaire… Je n’ai pas un sou, je suis nu, je souffre de mille peines… Je vis dans la misère et dans les peines… Je lutte avec la misère… »[7]

Cette misère était imaginaire. Michel-Ange était riche ; il se fit riche, très riche.[8] Mais que lui servait-il de l’être ? Il vivait comme un pauvre, attaché à sa tâche, comme un cheval à sa meule. Personne ne pouvait comprendre qu’il se torturât ainsi. Personne ne pouvait comprendre qu’il n’était pas le maître de ne pas se torturer, que c’était une nécessité pour lui. Son père même, qui avait beaucoup de traits de ressemblance avec lui, lui faisait des reproches :

Ton frère m’a dit que tu vis avec une grande économie, et même d’une façon misérable : l’économie est bonne ; mais la misère est mauvaise : c’est un vice qui déplaît à Dieu et aux hommes ; elle nuira à ton âme et à ton corps. Tant que tu seras jeune, cela ira encore ; mais quand tu ne le seras plus, les maladies et les infirmités, qui auront pris naissance dans cette vie mauvaise et misérable, sortiront toutes au jour. Évite la misère, vis avec modération, fais attention à ne pas manquer du nécessaire, garde-toi de l’excès de travail…[9]

Mais nuls conseils n’y firent jamais rien. Jamais il ne consentit à se traiter d’une façon plus humaine. Il se nourrissait d’un peu de pain et de vin. Il dormait quelques heures à peine. Quand il était à Bologne, occupé à la statue de bronze de Jules II, il n’avait qu’un lit pour lui et ses trois aides.[10] Il se couchait tout habillé et tout botté. Une fois, ses jambes enflèrent, il fallut fendre les bottes : en les enlevant, la peau des jambes vint avec.

Cette hygiène effroyable fit que, comme son père l’en avait averti, il fut constamment malade. On relève dans ses lettres les traces de quatorze ou quinze maladies graves.[11] Il avait des fièvres, qui le mirent plus d’une fois près de la mort. Il souffrait des yeux, des dents, de la tête, du cœur.[12] Il était rongé de névralgies, surtout quand il dormait ; le sommeil lui était une souffrance. Il fut vieux de bonne heure. À quarante-deux ans, il avait le sentiment de sa décrépitude.[13] À quarante-huit ans, il écrit que s’il travaille un jour, il doit se reposer quatre.[14] Il refusait obstinément de se laisser soigner par aucun médecin.

Plus encore que son corps, son esprit subit les conséquences de cette vie de travail forcené. Le pessimisme le minait. C’était chez lui un mal héréditaire. Jeune, il s’épuisait à rassurer son père, qui semble avoir eu, par moments, des accès de délire de la persécution.[15] Michel-Ange était plus atteint lui-même que celui qu’il soignait. Cette activité sans relâche, cette fatigue écrasante, dont il n’arrivait jamais à se reposer, le livraient sans défense à toutes les aberrations de son esprit qui tremblait de soupçons. Il se défiait de ses ennemis. Il se défiait de ses amis.[16] Il se défiait de ses parents, de ses frères, de son fils adoptif ; il les soupçonnait d’attendre impatiemment sa mort.

Tout l’inquiétait ;[17] les siens eux-mêmes se moquaient de cette inquiétude éternelle.[18] Il vivait, comme il dit lui-même, « dans un état de mélancolie, ou plutôt de folie ».[19] À force de souffrir, il avait fini par prendre une sorte de goût de la souffrance, il y trouvait une joie amère :

Plus me plaît ce qui plus me nuit.
E piu mi giova dove piu mi nuoce.[20]

Tout lui était devenu un sujet de souffrance, — jusqu’à l’amour,[21] — jusqu’au bien.[22]

Ma joie, c’est la mélancolie.
La mia allegrez’ è la maninconia.[23]

Nul être ne fut moins fait pour la joie, et mieux fait pour la douleur. C’est elle seule qu’il voyait, elle seule qu’il sentait dans l’immense univers. Tout le pessimisme du monde se résume dans ce cri de désespoir, d’une injustice sublime :

Mille joies ne valent pas un seul tourment !…
Mille placer non vaglion un tormento !…[24]

« Sa dévorante énergie, dit Condivi, le sépara presque entièrement de toute société humaine. »

Il fut seul. — Il haït : il fut haï. Il aima : il ne fut pas aimé. On l’admirait et on le craignait. À la fin, il inspira un respect religieux. Il domine son siècle. Alors, il s’apaise un peu. Il voit les hommes d’en haut, et ils le voient d’en bas. Mais jamais il n’est deux. Jamais il n’a le repos, la douceur accordée au plus humble des êtres : pouvoir, une minute de sa vie, s’endormir dans l’affection d’un autre. L’amour d’une femme lui est refusé. Seule luit, un instant, dans ce ciel désert, l’étoile froide et pure de l’amitié de Vittoria Colonna. Tout autour, c’est la nuit, que traversent les météores brûlants de sa pensée : ses désirs et ses rêves délirants. Jamais Beethoven ne connut une telle nuit. C’est que cette nuit était dans le cœur même de Michel-Ange. Beethoven fut triste par la faute du monde ; il était gai de nature, il aspirait à la joie. Michel-Ange avait en lui la tristesse, qui fait peur aux hommes, et que tous fuient d’instinct. Il faisait le vide autour de lui.

Ce n’était rien encore. Le pire n’était pas d’être seul. Le pire était d’être seul avec soi, et de ne pouvoir vivre avec soi, de ne pas être maître de soi, de se renier, de se combattre, de se détruire soi-même. Son génie était accouplé avec une âme qui le trahissait. On parle quelquefois de la fatalité qui s’acharna contre lui et l’empêcha d’exécuter aucun de ses grands desseins. Cette fatalité, ce fut lui-même. La clef de son infortune, ce qui explique toute la tragédie de sa vie, — et ce qu’on a le moins vu ou le moins osé voir, — c’est son manque de volonté et sa faiblesse de caractère.

Il était indécis en art, en politique, dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Entre deux œuvres, deux projets, deux partis, il ne pouvait se résoudre à choisir. L’histoire du monument de Jules II, de la façade de Saint-Laurent, des tombeaux des Médicis, en est la preuve. Il commençait, commençait, n’arrivait pas au bout. Il voulait et ne voulait pas. À peine avait-il fixé son choix, qu’il se mettait à en douter. À la fin de sa vie, il n’achevait plus rien : il se dégoûtait de tout. On prétend que ses tâches lui étaient imposées ; et l’on fait retomber sur ses maîtres la responsabilité de cette fluctuation perpétuelle d’un projet à un autre. On oublie que ses maîtres n’avaient aucun moyen de les lui imposer, s’il avait été décidé à les refuser. Mais il n’osait pas.

Il était faible. Il était faible de toute façon, par vertu et par timidité. Il était faible par conscience. Il se tourmentait de mille scrupules, qu’une nature plus énergique eût rejetés. Il se croyait obligé, par un sentiment exagéré de sa responsabilité, à faire des tâches médiocres, que n’importe quel contremaître eût mieux faites à sa place.[25] Il ne savait ni remplir ses engagements, ni les oublier.[26]

Il était faible par prudence et par crainte. Le même homme, que Jules II appelait « le terrible », « terribile », était qualifié par Vasari de « prudent », — trop prudent ; et celui « qui faisait peur à tous, même aux papes »,[27] avait peur de tous. Il était faible avec les princes. Et pourtant, qui méprisait plus que lui ceux qui étaient faibles avec les princes, — « les ânes de bât des princes », ainsi qu’il les nommait ?[28] — Il voulait fuir les papes ; et il restait, et il obéissait.[29] Il tolérait des lettres injurieuses de ses maîtres, et il y répondait humblement.[30] Par moments, il se révoltait, il parlait fièrement ; — mais il cédait toujours. Jusqu’à sa mort, il se débattit, sans force pour lutter. Clément VII, qui, — contre l’opinion courante, — fut, de tous les papes, celui qui eut le plus de bonté pour lui, connaissait sa faiblesse ; et il en avait pitié.[31]

Il perdait toute dignité en amour. Il s’humiliait devant des drôles, comme Febo di Poggio.[32] Il traitait de « puissant génie » un être aimable, mais médiocre, comme Tommaso de’ Cavalieri.[33]

Du moins, l’amour rend ces faiblesses touchantes. — Elles ne sont plus que tristement douloureuses, — on n’ose dire : honteuses, — quand c’est la peur qui en est la cause. Il est pris brusquement de terreurs paniques. Il fuit alors, d’un bout à l’autre de l’Italie, pourchassé par la peur. Il fuit de Florence, en 1494, terrifié par une vision. Il fuit de Florence, en 1529, — de Florence assiégée, qu’il était chargé de défendre. Il fuit jusqu’à Venise. Il est sur le point de fuir jusqu’en France. Il a honte ensuite de cet égarement : il le répare, il rentre dans la ville assiégée, il y fait son devoir jusqu’à la fin du siège. Mais, quand Florence est prise, quand les proscriptions règnent, qu’il est faible et tremblant ! Il va jusqu’à courtiser Valori, le proscripteur, celui qui vient de faire mourir son ami, le noble Battista della Palla. Hélas ! Il va jusqu’à renier ses amis, les bannis florentins.[34]

Il a peur. Il a une honte mortelle de sa peur. Il se méprise. Il tombe malade de dégoût de lui-même. Il veut mourir. On croit qu’il va mourir.[35]

Mais il ne peut pas mourir. Il y a en lui une force enragée de vivre, qui renaît chaque jour, pour souffrir davantage. — S’il pouvait au moins s’arracher à l’action ! Mais cela lui est interdit. Il ne peut se passer d’agir. Il agit. Il faut qu’il agisse. — Il agit ? — Il est agi, il est emporté dans le cyclone de ses passions furieuses et contradictoires, comme un damné de Dante.

Qu’il dut souffrir !

Oilme, oilme, pur reiterando
Vo’l mio passato tempo e non ritruovo
In tucto un giorno che sic stato mio ![36]

Malheur à moi ! Malheur ! Dans tout mon passé, je ne trouve pas un seul jour, qui ait été à moi !

Il adressait à Dieu des appels désespérés :

…… O Dio, o Dio, Dio !
Chi piu di me potessi, che poss’ io ?[37]

Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Dieu ! qui peut plus en moi, que moi-même ?

S’il était affamé de la mort, c’est qu’il voyait en elle la fin de cet esclavage affolant. Avec quelle envie il parle de ceux qui sont morts !

Vous n’êtes plus dans la crainte du changement d’être et de désir… La suite des heures ne vous fait pas violence ; la nécessité et le hasard ne vous mènent pas… À peine puis-je l’écrire sans envie.[38]

Mourir ! Ne plus être ! Ne plus être soi. S’évader de la tyrannie des choses ! Échapper à l’hallucination de soi-même !

Ah ! faites, faites que je ne retourne plus à moi-même !

De, fate, c’ a me stesso piu non torni ![39]

J’entends ce cri tragique sortir de la face douloureuse, dont les yeux inquiets nous regardent encore, au musée du Capitole.[40]

Il était de grandeur moyenne, large d’épaules, fortement charpenté et musclé. Le corps déformé par le travail, il marchait, la tête levée, le dos creusé et le ventre en avant. Tel nous le montre un portrait de François de Hollande : debout, de profil, vêtu de noir ; un manteau romain sur les épaules ; sur la tête, une chappe d’étoffe, et sur cette chappe, un grand chapeau de feutre noir, très enfoncé.[41] Il avait le crâne rond, le front carré, renflé au-dessus des yeux, sillonné de rides. Les cheveux étaient noirs, peu fournis, ébouriffés et frisottants. Les yeux, petits,[42] tristes et forts, étaient couleur de corne, changeants et mouchetés de taches jaunâtres et bleuâtres. Le nez, large et droit, avec une bosse au milieu, avait été écrasé par le coup de poing de Torrigiani.[43] Des plis profonds se creusaient, de la narine au coin des lèvres. La bouche était fine ; la lèvre inférieure avançait un peu. De maigres favoris, une barbe de faune, fourchue, peu épaisse, et longue de quatre à cinq pouces, encadraient les joues creusées aux pommettes saillantes.

Dans l’ensemble de la physionomie, la tristesse, l’incertitude domine. C’est bien une figure du temps de Tasse, anxieuse, rongée de doutes. Ses yeux poignants inspirent, appellent la compassion.

Ne la lui marchandons pas. Donnons-lui cet amour, auquel il aspira toute sa vie, et qui lui fut refusé. Il a connu les plus grands malheurs qui puissent échoir à l’homme. Il vit sa patrie asservie. Il vit l’Italie livrée pour des siècles aux barbares. Il vit mourir la liberté. Il vit, l’un après l’autre, disparaître ceux qu’il aimait. Il vit, l’une après l’autre, s’éteindre toutes les lumières de l’art

Il resta seul, le dernier, dans la nuit qui tombait. Et, au seuil de la mort, quand il regardait derrière lui, il n’eut même pas la consolation de se dire qu’il avait fait tout ce qu’il devait, tout ce qu’il aurait pu faire. Sa vie lui sembla perdue. En vain, elle avait été sans joie. En vain, il l’avait sacrifiée à l’idole de l’art.[44]

Le travail monstrueux auquel il s’était condamné, pendant quatre-vingt-dix ans de vie, sans un jour de repos, sans un jour de vraie vie, n’avait même pas servi à exécuter un seul de ses grands projets. Pas une de ses grandes œuvres, — de celles auxquelles il tenait le plus, — pas une n’était achevée. Une ironie du sort voulut que ce sculpteur[45] ne réussît à mener jusqu’au bout que ses peintures qu’il fit malgré lui. De ses grands travaux, qui lui avaient apporté tour à tour tant d’espoirs orgueilleux et de tourments, les uns, — (le carton de la guerre de Pise, la statue de bronze de Jules II), — furent détruits de son vivant ; les autres, — (le tombeau de Jules II, la chapelle des Médicis), — avortèrent piteusement : caricatures de sa pensée.

Le sculpteur Ghiberti raconte, dans ses Commentaires, l’histoire d’un pauvre orfèvre allemand du duc d’Anjou, « qui était l’égal des statuaires antiques de la Grèce », et qui, à la fin de sa vie, vit détruire l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie. — « Il vit alors que toute sa fatigue avait été inutile ; et, se jetant à genoux, il s’écria : « Ô Seigneur, maître du ciel et de la terre, toi qui fais toutes choses, ne me laisse plus m’égarer et suivre d’autres que toi ; aie pitié de moi ! » Et aussitôt, il donna tout ce qu’il avait aux pauvres, se retira dans un ermitage, et y mourut… »

Comme le pauvre orfèvre allemand, Michel-Ange, arrivé à la fin de sa vie, contempla amèrement sa vie vécue en vain, ses efforts inutiles, ses œuvres inachevées, détruites, inaccomplies.

Alors, il abdiqua. L’orgueil de la Renaissance, le magnifique orgueil de l’âme libre et souveraine de l’univers, se renia avec lui « dans cet amour divin, qui, pour nous prendre, ouvre ses bras sur la croix ».

Volta a quell’ amor divino
C’aperse a prender noi ’n croce le braccia.[46]

Le cri fécond de l’Ode à la Joie ne fut pas poussé. Ce fut, jusqu’au dernier souffle, l’Ode à la Douleur et à la Mort qui délivre. Il fut vaincu tout entier.

Tel fut un des vainqueurs du monde. Nous qui jouissons des œuvres de son génie, c’est de la même façon que nous jouissons des conquêtes de nos ancêtres : nous ne pensons plus au sang versé.

Non vi si pensa
Quanto sangue costa.[47]

J’ai voulu étaler ce sang aux yeux de tous, j’ai voulu faire flotter, au-dessus de nos têtes, l’étendard rouge des héros.

  1. « Je tombe de temps en temps dans une grande mélancolie, comme il arrive à ceux qui sont loin de leur foyer. » (Lettre du 19 août 1497. Rome)
  2. Il pensait à lui-même, quand il faisait dire à son ami Cecchino dei Bracci, un des Florentins bannis, qui vivaient à Rome : « La mort m’est chère ; car je lui dois le bonheur de revenir dans ma patrie, qui, vivant, m’était fermée. » (Poésies de Michel-Ange, édition Carl Frey, LXXIII, 24)
  3. Les Buonarroti Simoni, originaires de Settignano, sont mentionnés dans les chroniques florentines, depuis le douzième siècle. Michel-Ange ne l’ignorait pas : il connaissait sa généalogie. « Nous sommes des bourgeois, de la plus noble race. » (Lettre à son neveu Lionardo, décembre 1546) — Il s’indignait que son neveu songeât à s’anoblir : « C’est ne pas se respecter, chacun sait que nous sommes de vieille bourgeoisie florentine et nobles autant que qui que ce soit. » (Février 1549) — Il essaya de relever sa race, de faire reprendre aux siens le vieux nom des Simoni, de fonder à Florence une maison patricienne ; mais il se heurta toujours à la médiocrité de ses frères. Il rougissait de penser que l’un d’eux (Gismondo) poussait la charrue et menait la vie de paysan. — En 1520, le comte Alessandro de Canossa lui écrivit qu’il avait trouvé dans ses archives de famille la preuve qu’ils étaient parents. L’information était fausse ; mais Michel-Ange y crut ; il voulut acquérir le château de Canossa, berceau prétendu de sa race. Son biographe, Condivi, inscrivit, sur ses indications, au nombre de ses ancêtres, Béatrice, sœur de Henri II, et la grande comtesse Mathilde.

    En 1515, à l’occasion de la venue de Léon X à Florence, Buonarroto, frère de Michel-Ange, fut nommé comes palatinus, et les Buonarroti reçurent le droit de mettre dans leurs armes la patta des Médicis, avec trois lis, et le chiffre du pape.

  4. « Je n’ai jamais été, continue-t-il, un peintre ni un sculpteur, qui fait commerce de l’art. Je m’en suis toujours gardé pour l’honneur de ma race. » (Lettre à Lionardo, 2 mai 1548)
  5. Condivi.
  6. Lettre à son père, du 19 août 1497. — Il ne fut « émancipé » par son père, que le 13 mars 1508, à trente-trois ans. (Acte officiel, enregistré le 28 mars suivant)
  7. Lettres, 1507, 1509, 1512, 1513, 1525, 1547.
  8. On trouva, après sa mort, dans sa maison de Rome, 7 à 8.000 ducats d’or, évalués à 4 ou 500.000 francs d’aujourd’hui. De plus, Vasari dit qu’il avait déjà donné en deux fois à son neveu 7.000 écus, et 2.000 à son serviteur Urbino. Il avait de grosses sommes placées à Florence. La Denunzia de’ beni de 1534 montre qu’il possédait alors six maisons et sept terres, à Florence, Settignano, Rovezzano, Stradello, San Stefano de Pozzolatico, etc. Il avait la passion de la terre. Il en achetait constamment : en 1505, 1506, 1512, 1515, 1517, 1518, 1519, 1520, etc. C’était là chez lui une hérédité de paysan. D’ailleurs, s’il amassait, ce n’était pas pour lui : il dépensait pour les autres, et se privait de tout.
  9. Suivent quelques conseils d’hygiène, qui montrent la barbarie du temps : « Avant tout, soigne ta tête, tiens-toi modérément chaud, et ne te lave jamais : fais-toi nettoyer, et ne te lave jamais. » Lettres : 19 décembre 1500.
  10. Lettres, 1506.
  11. En septembre 1517, au temps de la façade de San Lorenzo et du Christ de la Minerve, il est « malade, à la mort ». En septembre 1518, aux carrières de Seravezza, il tombe malade de surmenage et d’ennuis. Nouvelle maladie, en 1520, à l’époque de la mort de Raphaël. À la fin de 1521, un ami, Lionardo sellajo, le félicite « d’être guéri d’une maladie, dont peu réchappent ». En juin 1531, après la prise de Florence, il ne dort plus, il ne mange plus, il a la tête et le cœur malades ; cet état se prolonge jusqu’à la fin de l’année ; ses amis le croient perdu. En 1539, il tombe de son échafaudage de la Sixtine, et se casse la jambe. En juin 1544, il a une fièvre très grave ; il est soigné dans la maison des Strozzi, à Florence, par son ami Luigi del Riccio. En décembre 1545 et janvier 1546, il a une dangereuse rechute de cette fièvre, qui le laisse très allaibli ; il est de nouveau soigné chez les Strozzi, par Riccio. En mars 1549, il souffre cruellement de la pierre. En juillet 1555, il est torturé par la goutte. En juillet 1559, il souffre, de nouveau, de la pierre et de douleurs de toute sorte ; il est très affaibli. En août 1561, il a une attaque ; « il tombe sans conscience, avec des mouvements convulsifs ».
  12. « Febbre, fianchi dolor’, morbi ochi e denti. » Poésies, LXXXII.
  13. Juillet 1517. Lettre écrite de Carrare à Domenico Buoninsegni.
  14. Juillet 1523. Lettre à Bart. Angiolini.
  15. À tout instant, dans ses lettres à son père : « Ne vous tourmentez pas… » (Printemps 1509) — « Cela me fait de la peine que vous viviez dans une telle angoisse ; je vous en conjure, ne pensez plus à cela. » (25 janvier 1509) — « Ne vous effrayez pas, ne vous faites pas une once de tristesse. » (15 septembre 1509)

    Le vieux Buonarroti paraît avoir eu, comme son fils, des crises de terreur panique. En 1521, (comme on le verra plus loin), il s’enfuit brusquement de sa propre maison, en criant que son fils l’avait chassé.

  16. « Dans la douceur d’une amitié parfaite, souvent se cache une atteinte à l’honneur et à la vie… » (Sonnet LXXIV, à son ami Luigi del Riccio, qui venait de le sauver d’une grave maladie, 1546)

    Voir la belle lettre de justification, que lui écrivit, le 15 novembre 1561, son fidèle ami, Tommaso de’ Cavalleri, qu’il soupçonnait injustement : — « Je suis plus que certain de ne vous avoir jamais offensé ; mais vous croyez trop facilement ceux en qui vous devriez le moins croire… »

  17. « Je vis dans une défiance continuelle… N’ayez confiance en personne, dormez les yeux ouverts… »
  18. Lettres de septembre et octobre 1515 à son frère Buonarroto : « … Ne te moque pas de ce que je t’écris… On ne doit se moquer de personne ; et, dans ces temps, vivre dans la crainte et l’inquiétude pour son âme et pour son corps ne peut nuire… En tout temps, il est bon de s’inquiéter… »
  19. Souvent, dans ses lettres, il s’appelle « mélancolique et fou », — « vieux et fou », — « fou et méchant ». — Ailleurs, il se défend de cette folie, qu’on lui reproche, en alléguant « qu’elle n’a jamais fait de tort qu’à lui-même ».
  20. Poésies, XLII.
  21. Che degli amanti è men felice stato
    Quello ove ’l gran désir gran copia affrena
    C’una miseria, di speranza piena.

    « Moindre bonheur est, pour qui aime, la plénitude de la jouissance qui éteint le désir, que la misère, grosse d’espérance. » (Sonnet CIX, 48)

  22. « Toute chose m’attriste, écrivait-il… Le bien même, à cause de sa trop courte durée, accable et opprime mon âme non moins que le mal même. »
  23. Poésies, LXXXI.
  24. Poésies, LXXIV.
  25. Voir les années qu’il passa dans les carrières de Seravezza, pour la façade de San Lorenzo.
  26. Ainsi, pour le Christ de la Minerve, dont il avait accepté la commande, en 1514, et qu’il se désolait de n’avoir pas commencé, en 1518. « Je meurs de douleur… Je me fais l’effet d’un voleur… » — Ainsi, pour la chapelle Piccolomini, de Sienne, pour laquelle il avait signé, en 1501, un traité stipulant qu’il livrerait son œuvre en trois ans. Soixante ans plus tard, en 1561, il se tourmentait encore de l’engagement non tenu !
  27. « Facte paura a ognuno insino a’papi », lui écrivait Sebastiano del Piombo, le 27 octobre 1520.
  28. Conversation avec Vasari.
  29. Ainsi, en 1534, quand il veut fuir Paul III, et finit par se laisser enchaîner à la tâche.
  30. Telle, la lettre humiliante du cardinal Jules de Médicis, (le futur Clément VII), le 2 février 1518, où il soupçonne Michel-Ange de s’être fait acheter par les Carrarais. Michel-Ange s’incline, accepte, écrit « qu’il ne tient à rien autre au monde qu’à lui plaire ».
  31. Voir ses lettres et celles qu’il lui fait écrire par Sebastiano del Piombo, après la prise de Florence. Il s’inquiète de sa santé, de ses tourments. Il publie un bref, en 1531, pour le défendre contre les importunités de ceux qui abusaient de sa complaisance.
  32. Comparer l’humble lettre de Michel-Ange à Febo, en décembre 1533, à la réponse de Febo, en janvier 1534, quémandeuse et vulgaire.
  33. « … Si je ne possède pas l’art de naviguer sur la mer de votre puissant génie, celui-ci m’excusera et ne me méprisera pas, parce que je ne puis me comparer à lui. Qui est unique en toutes choses, ne peut rien avoir d’égal. » (Michel-Ange à Tommaso de’ Cavalieri, premier janvier 1533)
  34. « … J’ai jusqu’à présent pris garde de parler aux bannis et d’avoir commerce avec eux ; je m’en garderai encore plus, à l’avenir… Je ne parle avec personne ; en particulier, je ne parle pas avec les Florentins. Si l’on me salue dans la rue, je ne puis pourtant pas faire autrement que de répondre amicalement ; mais je passe. Si je savais qui sont les bannis florentins, je ne répondrais en aucune façon… » (Lettre de Rome, en 1548, à son neveu Lionardo, qui l’avertit qu’on l’accuse à Florence d’avoir des relations avec les bannis, contre qui Cosme II vient de promulguer un édit très sévère)

    Il fait bien plus. Il renie l’hospitalité qu’il a reçue, malade, chez les Strozzi :

    « Quant au reproche qu’on me fait d’avoir été reçu et soigné, pendant ma maladie, dans la maison des Strozzi, je considère que je n’étais pas dans leur maison, mais dans la chambre de Luigi del Riccio, qui m’était très attaché. » (Luigi del Riccio était au service des Strozzi.) — Il y avait si peu de doute que Michel-Ange eût été l’hôte des Strozzi, et non de Riccio, que lui-même, deux ans auparavant, avait envoyé les Deux Esclaves (maintenant au Louvre), à Roberto Strozzi, pour le remercier de son hospitalité.

  35. En 1531, après la prise de Florence, après sa soumission à Clément VII, et ses avances à Valori.
  36. Poésies, XLIX. (Probablement vers 1532)
  37. Ibid., VI. (Entre 1504 et 1511)
  38. . . . . . . .
    Ne tem’ or piu cangiar vita ne voglia,
    Che quasi senza invidia non lo scrivo
    L’ore distinte a voi non fanno forza,
    Caso o necessita non vi conduce

    (Poésies, LVIII. — Sur la mort de son père, 1534)

  39. Ibid., CXXXV.
  40. La description qui suit s’inspire des divers portraits de Michel-Ange : surtout de celui de Marcello Venusti, qui est au Capitole, de la gravure de François de Hollande, qui date de 1538–1539, de celle de Giulio Bonasoni, qui est de 1546, et de la description de Condivi, faite en 1553. Son disciple et ami Daniel de Volterre, et son serviteur, Antonio del Franzese, tirent, après sa mort, plusieurs bustes de lui. Leone Leoni grava, en 1560, une médaille à son effigie.
  41. Ainsi le virent encore ceux qui firent ouvrir son cercueil, en 1564, quand son corps fut ramené de Rome à Florence. Il semblait dormir, son chapeau de feutre sur la tête, et, aux pieds, ses bottes avec des éperons.
  42. Condivi. Le portrait de Venusti les représente assez larges.
  43. Vers 1490–1492.
  44. L’affectuosa fantasia,
    Che l’arte mi fece idol’ e monarca,

    (Poésies, CXLVII. — Entre 1555 et 1556)

    « … L’illusion passionnée, qui me fit de l’art une idole et un monarque… »

  45. Il s’appelait lui-même « sculpteur », et non pas « peintre ». « Aujourd’hui, écrit-il, le 10 mars 1508, moi, Michel-Ange, sculpteur, j’ai commencé les peintures de la chapelle (Sixtine). » — « Ce n’est point là mon métier, écrivait-il un an après… Je perds mon temps sans utilité. » (27 janvier 1509) — Jamais il ne varia d’avis sur ce point.
  46. Poésies, CXLVII.
  47. Dante : Paradis, XXIX, 91.