Vie de Mohammed/Avertissement

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Traduction par Adolphe-Noël Desvergers.
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AVERTISSEMENT


Le but que je me suis proposé, en donnant une nouvelle édition de la Vie de Mohammed par Abou’lféda c’est d’offrir aux personnes qui désirent se livrer à l’étude de l’arabe un texte pur, facile à comprendre, et qui puisse présenter quelque intérêt historique. Nulle époque peut-être n’appelle davantage l’attention lorsqu’on veut connaître l’Orient, que celle qui vit naître Mohammed et fut témoin de ses efforts pour établir la religion dont il s’était fait l’organe. L’homme dont le génie triompha des superstitions grossières qui l’entouraient, dont l’énergie sut réunir sous une loi commune tant de tribus séparées par la haine ou la méfiance ; qui, à la place d’un polythéisme sanguinaire, leur inspira l’idée sublime d’un seul Dieu, l’ardeur à propager leur foi, l’enthousiasme guerrier, cet homme ne saurait être étudié avec trop de soin ; aucune de ses actions n’est indifférente ; car toutes elles procédaient d’une volonté unique, toutes elles avaient une même direction. Depuis longtemps on a cessé de ne voir en lui que la mauvaise foi d’un imposteur ou les extases d’un fanatique. Sans doute l’ambition, en supposant qu’elle n’ait pas été le premier mobile de sa conduite, a suivi de près ses premiers succès, l’amour du pouvoir succéda promptement à son enthousiasme ; mais cette ambition presque toujours sage et réglée, ne le porta que bien rarement à quelque acte qui puisse barbarie des temps où il vécut. Excité sans cesse par les conseils irritants des hommes d’action et de violence qui l’entourent, il sait maîtriser à la fois ses désirs de vengeance et l’emportement de ses compagnons. Persécuté par une tribu puissante, traqué avec toute sa famille dans les montagnes, il pardonne, au jour de la victoire, à des ennemis qui l’ont accablé d’outrages. Toujours affable pour ceux qui viennent à lui, jamais son visage ne trahit l’ennui ou l’impatience ; simple dans toutes ses habitudes de la vie, chaque soir, à l’heure du repas, il fait appeler pour le partager avec lui quelques-uns des hommes pauvres qui n’ont d’autre asile que le banc de la mosquée. Et cette simplicité si grande, il la conserve alors que les Arabes de son temps, qui ont visité dans leur palais Cosroës ou César, déclarent hautement que la puissance de ces rois sur leurs sujets n’est pas comparable à celle du prophète sur ses compagnons. Que de force réelle dans l’homme sacrifiant ainsi tout signe extérieur du pouvoir pour augmenter encore cette influence morale qui préparait à ses successeurs la conquête du monde ! L’Islamisme, tel qu’il existe aujourd’hui, est dans son entier l’œuvre de Mohammed. Ce code à la fois religieux, civil et guerrier, qui depuis douze siècles régit l’Orient, c’est lui qui l’a dicté ; chaque acte important de sa vie a amené une révélation nouvelle. L’histoire du prophète arabe c’est donc l’histoire de l’établissement de l’Islamisme, et cette raison a déterminé mon choix.

Deux publications ont déjà été faites de partie du texte d’Abou’Iféda qui traite de la vie du prophète : l’un n’a point été détachée du grand ouvrage de Reiske, ouvrage très-estimé, mais difficile à ce procurer et d’un prix toujours élevé ; l’autre, due à Gagnier, parut à Oxford en 1723. « Ce n’est point, a dit Reiske, l’étude ni l’érudition qui manquent à l’auteur, mais une connaissance plus approfondie de la langue. » Sans entrer ici en discussion sur ce jugement, il est facile de se convaincre, à chaque page, que Gagnier a travaillé sur un texte fautif, et qu’induit en erreur par le manuscrit qu’il avait en possession, il s’éloigna souvent du sens véritable. Le texte que j’offre ici aux personnes qui veulent étudier l’arabe a été collationné sur les trois manuscrits que possède la Bibliothèque royale, et que l’obligeance de M. Reinaud a bien voulu mettre à ma disposition. L’un d’eux auquel j’ai eu plus particulièrement recours parce qu’il passe pour autographe, a formé la base de mon travail ; c’est le manuscrit marqué sous le n°101. Il n’est pas entièrement de la main d’Abou’Iféda ; mais on suppose qu’écrit d’abord sous sa dictée, il y inséra ensuite des notes marginales, des corrections et un certain nombre de pages. Des feuillets entiers, d’une écriture plus récente, remplacent probablement ceux que le temps avait détruits dans l’original. Le manuscrit 615 m’a servi ensuite, bien que le texte véritable s’y trouve souvent coupé par quelqu’une de ces traditions relatives au prophète, si nombreuses parmi les Musulmans, et dont l’auteur arabe a su faire justice. Le troisième manuscrit dont j’ai pu faire usage a été recueilli par Schultz ; il est d’une belle conservation, d’une écriture facile à lire, et le texte en est pur.

J’ai pensé qu’il pouvait être utile d’accompagner le texte arabe d’une traduction française aussi littérale que possible. Toutes les personnes qui se sont occupées de langues orientales n’ignorent pas combien leur génie diffère de celui des idiomes européens, et que de difficultés on rencontre pour traduire mot par mot l’arabe en français. Le vague dont les écrivains orientaux aiment à s’envelopper s’accommode mal de la clarté de notre langue, qui ne souffre aucune indécision dans l’expression de la pensée. J’ai dû chercher d’abord à arrêter le sens d’une manière bien précise, puis le rendre littéralement et parole pour parole, sacrifiant toute espèce d’élégance à la fidélité de la traduction. Quelques notes explicatives, partout où le sens m’a paru l’exiger, complètent l’ensemble de mon travail. Il est bien simple, et cependant peut-être eût-il été au-dessus de mes force sans les encouragements que j’ai reçus, les secours que l’on a bien voulu m’accorder. Non-seulement M. Caussin de Perceval a consenti à revoir avec moi le texte et la traduction dans leur entier ; mais son obligeance extrême a mis à ma disposition de nombreux extraits de manuscrits orientaux qui pouvaient me venir en aide, expliquer la pensée de l’auteur, et me décide sur un sens souvent douteux. C’est ainsi que, grâces à lui, j’ai pu m’aider de Sirat-er-reçoul, cette curieuse collection de faits si riche en matériaux précieux pour l’histoire des Arabes. Dire toutes les fois que cet habile professeur m’a secouru de son expérience et de son savoir, ce serait citer l’une après l’autre chaque page de mon travail. M. baron de Slane, avec une prévenance toute obligeante, a mis à ma disposition une édition de Reiske, en marge de laquelle il avait noté avec une grande exactitude toutes les variantes du manuscrit 101. M. le baron de Sacy, en revoyant les épreuves du texte, a bien voulu m’indiquer quelques corrections dont j’ai profité avec tout l’empressement que méritent ses précieuses observations. Si cette réimpression peut être de quelque utilité aux personnes qui étudient l’arabe sous savants professeurs chargés de nous l’enseigner, j’aurai accompli selon mes désirs la tâche que je m’étais imposée.