Vie de Napoléon/18
CHAPITRE XVIII
Le 18 brumaire (9 novembre 1799) dans la nuit, Bonaparte fit convoquer subitement, et par des lettres particulières, ceux des membres du Conseil des Anciens sur lesquels il pouvait compter. On profita d’un article de la Constitution qui permettait à ce conseil de transférer le Corps Législatif hors de Paris, et il rendit un décret qui, le lendemain 19, indiquait la séance du Corps Législatif à Saint-Cloud, chargeait le général Bonaparte de prendre toutes les mesures nécessaires à la sûreté de la représentation nationale, et mettait sous ses ordres les troupes de ligne et les gardes nationales. Bonaparte, appelé à la barre pour entendre ce décret, prononça un discours. Comme il ne pouvait parler des deux conspirations qu’il déjouait, ce discours n’a que des phrases. Le 19, le Directoire, les généraux et une foule de curieux se rendirent à Saint-Cloud. Des soldats occupaient toutes les avenues. Le Conseil des Anciens s’assembla dans la galerie. Le Conseil des Cinq-Cents, dont Lucien venait d’être nommé président, se réunit dans l’Orangerie.
Bonaparte entra dans la salle des Anciens et parla au milieu des interruptions et des cris des députés attachés à la Constitution, ou, pour mieux dire, qui ne voulaient pas laisser réussir un mouvement dont ils n’étaient pas. Pendant ces moments décisifs, une scène plus orageuse encore se passait au Conseil des Cinq-Cents. Plusieurs membres demandèrent qu’on s’occupât de l’examen des motifs qui avaient déterminé la translation des Conseils à Saint-Cloud. Lucien fit de vains efforts pour calmer les esprits que cette proposition avait enflammés, et, lorsque les Français en sont à ce point, l’intérêt se tait, ou plutôt il n’en est plus d’autre que d’être héros par vanité. Le cri général était : « Point de dictateur ! à bas le dictateur ! »
À ce moment, le général Bonaparte entre dans la salle, escorté par quatre grenadiers. Une foule de députés s’écrie : « Qu’est-ce que cela signifie ? Point de sabre ici ! Point d’hommes armés ! » D’autres, jugeant mieux la circonstance, se précipitent au milieu de la salle, entourent le général, le prennent au collet, et le secouent vivement en criant : « Hors la loi ! à bas le dictateur ! » Comme le courage, dans les salles législatives, est fort rare en France, l’histoire doit conserver le nom du député Bigonnet de Mâcon. Ce brave député eût dû tuer Bonaparte.
Le reste du récit est moins sûr. On prétend que Bonaparte, entendant le cri terrible de Hors la loi, pâlit et ne trouva pas un seul mot à dire pour sa défense[1]. Le général Lefèvre vint à son secours, et l’aida à sortir. On ajoute que Bonaparte monta à cheval, et, croyant le coup manqué à Saint-Cloud, galopa vers Paris. Il était encore sur le pont, lorsque Murat parvient à le joindre et lui dit : « Qui quitte la place, la perd ». Napoléon, rendu à lui-même par ce mot, revient dans la rue de Saint-Cloud, appelle les soldats aux armes et envoie un piquet de grenadiers dans la salle de l’Orangerie. Ces grenadiers, conduits par Murat, entrent dans la salle. Lucien, qui avait tenu bon à la tribune, reprend le fauteuil et déclare que les représentants qui ont voulu assassiner son frère sont d’audacieux brigands, soldés par l’Angleterre. Il fait décréter que le Directoire est supprimé, que le pouvoir exécutif sera remis entre les mains de trois consuls provisoires : Bonaparte, Sieyès, et Roger-Ducos. Une commission législative, choisie dans les deux conseils, se réunira aux consuls pour rédiger une constitution.
Jusqu’à la publication des Mémoires de Lucien[2], les détails du 18 brumaire ne seront pas bien éclaircis. En attendant, la gloire de cette grande révolution est restée au président du Conseil des Cinq-Cents qui montra à la tribune un ferme courage au moment où son frère faiblissait. Il eut la plus grande influence dans la constitution que l’on bâtit à la hâte. Cette constitution, qui n’était point mauvaise, nommait trois consuls : Bonaparte, Cambacérès et Lebrun.
On créa un Sénat composé de gens qui ne pouvaient prétendre à aucune place. Il nommait le Corps Législatif. Le Corps Législatif ne faisait que voter la loi et ne pouvait la discuter. Ce soin était réservé à un corps, nommé Tribunal, qui discutait la loi mais ne la votait point.
Le Tribunat et le pouvoir exécutif envoyaient défendre leurs projets de loi devant ce Corps Législatif muet.
Cette constitution pouvait fort bien aller, si le bonheur de la France eût voulu que le premier Consul fût enlevé par un boulet, après deux ans de règne. Ce qu’on aurait vu de la monarchie eût achevé d’en dégoûter. On voit facilement que le défaut de cette constitution de l’an VIII, c’est que le Sénat nomme le Corps Législatif. Celui-ci aurait dû être élu directement par le peuple, et le Sénat chargé de nommer chaque année un nouveau consul.
- ↑ Je crois [du] devoir de l’historien de son temps d’écrire les faits sûrs et non les doutes on les ouï-dire. Il faut éclaircir ce fait ou le retrancher. (Note de Vismara.) — Non. (Note de Stendhal.)
- ↑ Ces mémoires existent chez Colburn à Londres. Ils peuvent voir le jour d’un moment à l’autre ainsi que ceux de Carnot et de Tallien.