Vie de Napoléon/20

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 63-65).


CHAPITRE XX


Washington lui-même eût été embarrassé sur le degré de liberté qui pouvait être confié sans danger à un peuple souverainement enfant, pour qui l’expérience n’était rien, et qui, au fond du cœur, nourrissait encore tous les sots préjugés donnés par une vieille monarchie[1]. Mais aucune des idées qui auraient occupé Washington n’arrêta l’attention du premier Consul, ou, du moins, il les crut trop facilement chimériques en Europe (1800). Le général Bonaparte était extrêmement ignorant dans l’art de gouverner. Nourri des idées militaires, la délibération lui a toujours semblé de l’insubordination. L’expérience venait tous les jours lui prouver son immense supériorité, et il méprisait trop les hommes pour les admettre à délibérer sur les mesures qu’il avait jugées salutaires. Imbu des idées romaines, le premier des malheurs lui sembla toujours d’être conquis et non d’être mal gouverné et vexé dans sa maison.

Quand son esprit eût eu plus de lumières, quand il eût connu l’invincible force du gouvernement de l’opinion, je ne doute pas que l’homme ne l’eût emporté et qu’à la longue, le despote n’eût paru. Il n’est pas donné à un seul être humain d’avoir à la fois tous les talents, et il était trop sublime comme général pour être bon comme politique et législateur.

Dans les premiers mois de son consulat, il exerçait une véritable dictature, rendue indispensable par les événements. Talonné à l’intérieur par les Jacobins et les royalistes, et par le souvenir des conspirations récentes de Barras et de Sieyès, pressé à l’extérieur par les armées des rois, prêtes à inonder le sol de la République, la première loi était d’exister. Cette loi justifie à mes yeux toutes les mesures arbitraires de la première année de son consulat.

Peu à peu, la théorie réunie à ce qu’on voyait, porta à croire que ses vues étaient toutes personnelles. Aussitôt, la tourbe des flatteurs s’empara de lui ; on les vit outrer comme à l’ordinaire toutes les opinions qu’on supposait au Maître[2]. Les Regnault et les Maret furent aidés par une nation accoutumée à l’esclavage et qui ne se sent à son aise que quand elle est menée.

Donner d’abord au peuple français autant de liberté qu’il en pouvait supporter, et, graduellement, augmenter la liberté à mesure que les factions auraient perdu de leur chaleur et que l’opinion publique serait devenue plus calme et plus éclairée, tel ne fut point l’objet de Napoléon. Il ne considérait pas combien de pouvoir on pouvait confier au peuple sans imprudence, mais cherchait à deviner de combien peu de pouvoir il se contenterait. La constitution qu’il donna à la France était calculée, si tant est qu’elle fût calculée, pour ramener insensiblement ce beau pays à la monarchie absolue, et non pour achever de le façonner à la liberté[3]. Napoléon avait une couronne devant les yeux, et se laissait éblouir par la splendeur de ce hochet suranné. Il aurait pu établir la République[4] ou, au moins, le gouvernement des deux Chambres ; fonder une dynastie de rois était toute son ambition.



  1. Les généraux en 1814 préfèrent les titres de lieutenant-général et de maréchal de camp à celui de général de division et de général de brigade sanctifiés par tant de victoires.
  2. Carrion-Nisas en 1801, ou Ferrand, en 1815.
  3. Les actions du consul sont autant l’histoire de l’Europe que celle de France.
  4. Cinq directeurs renouvelés par cinquième et nommée par un Sénat conservateur ; deux chambres élues directement par le peuple, la première, parmi les gens payant mille francs d’impôts : la seconde, parmi les gens qui en payaient dix mille, et renouvelées par cinquième. Un tel gouvernement est une recette sûre contre la conquête.