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Vie de Napoléon/36

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 119-127).


CHAPITRE XXXVI

DE L’ESPAGNE


Le soir de la bataille d’Iéna, Napoléon étant encore sur le champ de bataille, reçut une proclamation du prince de la Paix qui appelait tous les Espagnols aux armes. Napoléon sentit profondément le danger auquel il venait d’échapper ; il vit à quelles alarmes le Midi de la France serait en butte à chaque nouvelle expédition qu’il entreprendrait dans le Nord. Il résolut de ne pas laisser sur ses derrières un ami perfide, prêt à l’attaquer dès qu’il le croirait embarrassé. Il se rappela qu’à Austerlitz, il avait retrouvé le roi de Naples parmi ses ennemis, quinze jours après avoir signé la paix avec cette cour. La manière dont le prince de la Paix avait le projet d’attaquer la France, est contraire au droit des gens tel qu’il paraît adopté par les nations modernes. M. de Talleyrand ne cessait de répéter à Napoléon qu’il n’y aurait de sûreté pour sa dynastie que lorsqu’il aurait anéanti les Bourbons. Les détrôner n’était pas assez ; mais encore fallait-il commencer par les détrôner.

La Russie approuva à Tilsitt les projets de l’empereur sur l’Espagne.

Ces projets consistaient à donner une principauté dans les Algarves à don Manuel Godoy, si connu sous le nom de prince de la Paix ; au moyen de quoi le prince, le seul auteur de la proclamation qui perdait l’Espagne, livrait à Napoléon son roi et son bienfaiteur. En vertu du traité de Fontainebleau, conclu par le prince de la Paix, l’Espagne fut inondée de troupes impériales. À la fin, ce favori, aussi puissant que ridicule, s’aperçut que Napoléon se moquait de lui ; il eut l’idée de fuir au Mexique ; le peuple voulut retenir son roi ; de là les événements d’Aranjuez qui appelèrent Ferdinand VII au trône et renversèrent le plan de Napoléon. Le 18 mars 1808, ce peuple si stupide et si brave, se souleva. Le prince de la Paix, aussi abhorré qu’il méritait de l’être, passa du pouvoir souverain dans un cachot. Un second mouvement força le roi Charles IV à abdiquer en faveur de Ferdinand VII. Napoléon fut très surpris : il avait cru avoir affaire à des Prussiens ou à des Autrichiens, et que disposer de la cour, c’était disposer du peuple. Au lieu de cela, il trouvait une nation et, à sa tête, un jeune prince adoré d’elle et étranger en apparence à l’avilissement qui pesait sur l’Espagne depuis quinze années. Ce prince pouvait avoir les faciles vertus de sa position et allait être environné d’hommes intègres attachés à la patrie, inaccessibles aux séductions et soutenus par un peuple inaccessible à la crainte. Tout ce que Napoléon savait du prince des Asturies, c’est qu’en 1807 il avait osé lui écrire pour lui demander la main d’une de ses nièces, fille de Lucien Bonaparte.

En Espagne, après les événements d’Aranjuez, l’enthousiasme était dans toutes les classes. Cependant l’étranger au sein de l’État commandait dans la capitale, occupait les places fortes et se trouvait le véritable juge entre Ferdinand VII et le roi Charles IV, qui venait de révoquer son abdication et d’invoquer le secours de Napoléon.

Dans cette position unique, par un nouveau trait de cette ineptie raisonnante qui caractérise les ministres d’un peuple depuis si longtemps étranger aux progrès de l’Europe, Ferdinand VII résolut de s’avancer au-devant de Napoléon. Le général Savary fit deux courses en Espagne pour presser ce prince d’arriver à Bayonne, mais jamais il ne lui offrit de reconnaître son titre. Les conseillers du nouveau roi, qui avaient peur des vengeances de Charles IV, contre lequel ils avaient conspiré, ne voyaient de sûreté qu’auprès de Napoléon et brûlaient d’arriver auprès de lui avec leur prince.

Ces grands événements semblent curieux de loin, mais, en s’en rapprochant, on ne les trouve que dégoûtants. Les ministres espagnols sont trop bêtes et les agents français trop forts. C’est la vieille politique stupidement perfide de Philippe II luttant contre le génie tout moderne de Napoléon[1]. Il y a deux traits qui reposent l’âme : celui de M. Hervas, frère de la duchesse de Frioul, qui, au péril de plus que sa vie, arriva à Valladolid et fit tout ce qui est humainement possible pour ouvrir les yeux à la stupide suffisance des ministres de Ferdinand VII. Le garde général des douanes sur la ligne de l’Èbre, homme simple et brave, proposa à ce prince de l’enlever avec deux mille hommes dont il disposait : il fut sévèrement réprimandé. Voilà bien l’Espagne telle qu’elle allait se montrer pendant six ans : stupidité, bassesse et lâcheté dans les princes ; dévouement romanesque et héroïque de la part du peuple.

Ferdinand VII arriva à Bayonne le 20 avril au matin et y fut reçu en roi. Le soir, le général Savary vint lui annoncer que Napoléon avait résolu de placer sa propre dynastie sur le trône d’Espagne. Napoléon exigeait en conséquence que Ferdinand VII abdiquât en sa faveur. Dans le même moment l’empereur avait avec le ministre Escoïquiz cette curieuse conversation qui développe si bien et son caractère et toute sa politique envers l’Espagne[2].

Le plan de Napoléon était vicieux en ce qu’il offrait aux princes, chassés d’Espagne, l’Étrurie et le Portugal : c’était laisser du pouvoir à des ennemis.

Ferdinand VII, victime d’un vil favori, d’un père aveugle, d’un conseil imbécile et d’un voisin puissant, était, dans le fait, prisonnier à Bayonne. Comment sortir de ce mauvais pas ? À moins de devenir oiseau, il ne restait aucune possibilité de s’évader, tant les précautions étaient bien prises. Chaque jour elles redoublaient. Les remparts de la ville étaient, jour et nuit, couverts de soldats, les portes gardées avec le plus grand soin, tous les visages examinés à l’entrée et à la sortie. Des bruits de tentative d’évasion se répandirent ; la surveillance acquit une nouvelle activité. C’était une captivité déclarée. Le conseil de Ferdinand n’en refusait pas moins ferme d’accepter l’Étrurie en échange de l’Espagne.

L’empereur était en proie aux plus violentes agitations et même aux remords. Il voyait l’Europe lui reprocher de retenir prisonnier un prince qui était venu pour conférer avec lui. Il était aussi embarrassé à garder Ferdinand qu’à le relâcher. Il se trouvait avoir commis un crime et en perdre le fruit. Il disait et avec grande vérité et énergie aux ministres espagnols : « Vous devriez adopter des idées plus libérales, être moins susceptibles sur le point d’honneur, et ne pas sacrifier la prospérité de l’Espagne aux intérêts de la famille de Bourbon. »

Mais les ministres qui avaient conduit Ferdinand VII à Bayonne, n’étaient pas faits pour concevoir des idées d’un tel ordre. Comparez l’Espagne telle qu’elle est depuis quatre ans, contente dans son abjection et l’objet du mépris ou de l’horreur des autres peuples, avec l’Espagne munie des deux chambres et de Joseph pour roi constitutionnel, et pour roi d’autant meilleur que, comme Bernadotte, il n’a pour lui que son mérite, et, qu’à la première injustice ou sottise, on peut le mettre à la porte et appeler le souverain légitime.

Jamais la tête de Napoléon ne fut dans une activité plus étonnante. À chaque moment, il arrivait à une nouvelle idée qu’il envoyait proposer aussitôt aux ministres espagnols. Ce n’est pas dans un tel état d’angoisse qu’un homme peut feindre : on put voir à fond dans l’âme et dans la tête de l’empereur. Il avait l’âme d’un soldat généreux, mais une pauvre tête en politique. Les ministres espagnols refusant tout avec l’indignation de la générosité, jouaient le beau rôle. Ils partaient toujours du principe que Ferdinand n’avait aucun droit de disposer de l’Espagne sans le consentement de la nation[3]. Leurs refus réduisaient Napoléon au désespoir. C’était la première grande opposition qu’il éprouvait, et dans quelles circonstances ! Il se trouvait que l’absurde conseil d’Espagne faisait, par aveuglement, l’acte le plus éclairé et le plus embarrassant pour son adversaire. Dans cette anxiété mortelle, l’esprit de Napoléon se portait à la fois sur toutes sortes d’idées, sur toutes sortes de projets. Plusieurs fois par jour, il faisait appeler ses négociateurs ; il les envoyait aux ministres espagnols ; toujours même réponse : des plaintes et des refus ! Au retour de ses ministres, Napoléon parcourait avec eux avec la rapidité ordinaire de son imagination et de son élocution toutes les faces de cette question. Quand on lui disait qu’il n’y avait pas moyen d’engager le prince des Asturies à échanger les monarchies d’Espagne et d’Amérique contre le petit royaume d’Étrurie, qu’après s’être vu enlever le premier trône, la possession du second devait lui sembler bien précaire. « Eh bien, qu’il me déclare la guerre ! »

Un homme capable d’une sortie aussi singulière, n’est pas un Philippe II, comme on voudrait nous le faire croire. Il y a de l’honneur et beaucoup d’honneur dans une telle objection. Il y avait aussi beaucoup de sagesse.

On la retrouve dans la conversation imprimée par M. Escoïquiz. « Au reste si mes propositions ne conviennent pas à votre prince, il peut, s’il le veut, retourner dans ses États ; mais, avant tout, nous fixerons ensemble un terme pour ce retour ; après quoi, les hostilités commenceront entre nous. »

Un des négociateurs employés par Napoléon, prétend lui avoir fait des objections sur la nature même de son entreprise : « Oui, dit-il, je sens que ce que je fais n’est pas bien, mais qu’ils me déclarent donc la guerre ! »

L’empereur disait à ses ministres : « Il faut que je juge cette entreprise bien nécessaire à ma tranquillité, car j’ai bien besoin de marine et ceci va me coûter les six vaisseaux que j’ai à Cadix. »

D’autres fois : « Si ceci devait me coûter 80 mille hommes, je ne le ferais pas ; mais il n’en faudra pas 12 mille ; c’est un enfantillage. Ces gens-ci ne savent pas ce que c’est qu’une troupe française. Les Prussiens étaient comme eux et on a vu comment ils s’en sont trouvés. »

Cependant, après huit jours de mortelles angoisses la négociation n’avançait pas. Il fallait sortir de là ; Napoléon n’était pas accoutumé à la résistance ; c’était un esprit gâté par une suite inouïe de succès et par le despotisme ; il pouvait devenir féroce par embarras. Un jour, dit-on, le mot de château-fort lui échappa. Le lendemain, il en demanda pardon à son ministre : « Il ne faut pas vous formaliser de ce que vous avez entendu hier ; sûrement je ne l’aurais pas fait. »



  1. Voir l’ouvrage de M. Escoïquiz.
  2. Voir les ouvrages de MM. Escoïquiz et de Pradt dont tout ceci n’est qu’un extrait.
  3. Principe jacobin repoussé par le congrès de Vienne.