Vie de Napoléon/62

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 250-251).


CHAPITRE LXII


À Paris, le matin du 24 janvier, Napoléon fut grand comme acteur tragique. Un voile sombre commençait à descendre sur les destinées de la France. La confiance du chef faisait la confiance du peuple. Dès que la crainte paraissait, tous les yeux se tournaient vers lui.

Il passait une revue de la garde nationale de Paris, dans cette cour du Carrousel où l’Europe entière était venue assister aux évolutions de la garde ; il était devant cet arc de triomphe, orné de ces nobles trophées qu’il devait si tôt perdre. Il paraît que l’éloquence des lieux agit sur lui ; il se sentit attendri ; il fit dire aux officiers de la garde nationale de monter à la salle des maréchaux. Tous crurent un moment qu’il allait leur proposer de sortir de Paris et de marcher à l’ennemi. Tout à coup, il sort de la Galerie de la Paix et paraît avec son fils dans ses bras ; il leur présente le jeune roi de Rome : « Je vous confie cet enfant, l’espoir de la France ; pour moi, je vais combattre et ne songer qu’à sauver la patrie. » En un instant, les larmes furent dans tous les yeux. On voyait l’homme de la destinée laisser parler son cœur. Je me souviendrai toute ma vie de cette scène déchirante[1]. J’étais en colère de mes larmes. La raison me répétait à chaque instant : « Du temps des Carnot et des Danton, le gouvernement, en un aussi pressant danger, se serait amusé à tout autre chose qu’à émouvoir des cœurs faibles et incapables de vertu. »

En effet, les mêmes gens qui, le 24 janvier, pleuraient aux Tuileries, le 31 mars, au passage de l’empereur Alexandre sur le boulevard, agitaient des mouchoirs blancs à toutes les croisées et paraissaient ivres de joie. Il faut remarquer que, le 31 mars, il n’était pas encore question de l’illustre maison de Bourbon, et que les Parisiens étaient si joyeux, uniquement parce qu’ils se voyaient conquis.



  1. Le 24 Janvier 1814, Beyle n’était point à Paris, mais à Grenoble avec le comte de Saint-Vallier. (Note de Colomb.)