Vie de Tolstoï/Les Récits du Caucase

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Hachette (p. 25-27).


Mais les œuvres-types de cette période sont celles qui enregistrent immédiatement ses émotions présentes ; les récits du Caucase. Le premier, l’Incursion (terminé le 24 décembre 1852), s’impose par la magnificence des paysages : un lever de soleil au milieu des montagnes, sur le bord d’une rivière ; un étonnant tableau nocturne, ombres et bruits notés avec une intensité saisissante ; et le retour, le soir, tandis qu’au loin les cimes neigeuses disparaissent dans le brouillard violet et que les belles voix des soldats qui chantent montent dans l’air transparent. Plusieurs types de Guerre et Paix s’y essaient à la vie : le capitaine Khlopov, le vrai héros, qui ne se bat point pour son plaisir, mais parce que c’est son devoir, « une de ces physionomies russes, simples, calmes, qu’il est très facile et très agréable de regarder droit dans les yeux ». Lourd, gauche, un peu ridicule, indifférent à ce qui l’entoure, lui seul ne change pas dans la bataille, où tous les autres changent ; « il est exactement comme on l’a toujours vu ; les mêmes mouvements tranquilles, la même voix égale, la même expression de simplicité sur son visage naïf et lourd ». Auprès de lui, le lieutenant joue les héros de Lermontov, et, très bon, fait mine de sentiments féroces. Et le pauvre petit sous-lieutenant, tout joyeux de sa première affaire, débordant de tendresse, prêt à sauter au cou de chacun, adorable et risible, se fait stupidement tuer, comme Pétia Rostov. Au milieu du tableau, la figure de Tolstoï, qui observe, sans se mêler aux pensées de ses compagnons ; déjà il fait entendre son cri de protestation contre la guerre :

Les hommes ne peuvent-ils donc vivre à l’aise, dans ce monde si beau, sous cet incommensurable ciel étoilé ? Comment peuvent-ils, ici, conserver des sentiments de méchanceté, de vengeance, la rage de détruire leurs semblables ? Tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur humain devrait disparaître au contact de la nature, cette expression la plus immédiate du beau et du bien[1].

D’autres récits du Caucase, observés à cette époque, n’ont été rédigés que plus tard : en 1854-5, la Coupe en forêt[2], d’un réalisme exact, un peu froid, mais plein de notations curieuses pour la psychologie du soldat russe, — des notes pour l’avenir ; — en 1856, une Rencontre au Détachement avec une connaissance de Moscou[3], un homme du monde, déchu, sous-officier dégradé, poltron, ivrogne et menteur, qui ne peut se faire à l’idée d’être tué comme un de ces soldats qu’il méprise et dont le moindre vaut cent fois mieux que lui.

  1. L’Incursion, t. iii des Œuvres complètes.
  2. T. iii des Œuvres complètes.
  3. T. iv des Œuvres complètes.