Vie de Tolstoï/Trois Morts

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Hachette (p. 50-53).

La mort… À cette époque, elle commence à hanter l’âme de Tolstoï. Trois Morts (1858-9)[1] annoncent déjà la sombre analyse de la Mort d’Ivan Iliitch, la solitude du mourant, sa haine pour les vivants, ses : « Pourquoi ? » désespérés. Le triptyque des trois morts — la dame riche, le vieux postillon phtisique et le bouleau abattu — a de la grandeur ; les portraits sont bien tracés, les images assez frappantes, bien que l’œuvre, trop vantée, soit d’une trame un peu lâche, et que la mort du bouleau manque de la poésie précise qui fait le prix des beaux paysages de Tolstoï. Dans l’ensemble, on ne sait encore ce qui l’emporte de l’art pour l’art ou de l’intention morale.

Tolstoï l’ignorait lui-même. Le 4 février 1859, pour son discours de réception à la Société Moscovite des Amateurs des Lettres russes, il faisait l’apologie de l’art pour l’art[2] ; et c’était le président de la Société, Khomiakov, qui, après avoir salué en lui « le représentant de la littérature proprement artistique », prenait contre lui la défense de l’art social et moral[3].

Un an plus tard, la mort de son frère chéri, Nicolas, emporté par la phtisie[4], à Hyères, le 19 septembre 1860, bouleversait Tolstoï, au point « d’ébranler sa foi dans le bien, en tout », et lui faisait renier l’art :

La vérité est horrible… Sans doute, tant qu’existe le désir de la savoir et de la dire, on tâche de la savoir et de la dire. C’est la seule chose qui me soit restée de ma conception morale. C’est la seule chose que je ferai, mais pas sous la forme de votre art. L’art, c’est le mensonge, et je ne peux plus aimer le beau mensonge[5].

Mais, moins de six mois après, il revenait au « beau mensonge », avec Polikouchka[6], qui est peut-être son œuvre la plus dénuée d’intentions morales, à part la malédiction latente qui pèse sur l’argent et sur son pouvoir néfaste ; œuvre purement écrite pour l’art ; un chef-d’œuvre d’ailleurs, auquel on ne peut reprocher que sa richesse excessive d’observation, une abondance de matériaux qui auraient pu suffire à un grand roman, et le contraste trop dur, un peu cruel, entre l’atroce dénouement et le début humoristique[7].

  1. T. vi des Œuvres complètes.
  2. Discours sur la Supériorité de l’élément artistique dans la littérature sur tous ses courants temporaires.
  3. Il lui opposait ses propres exemples, le vieux postillon des Trois Morts.
  4. On remarquera que déjà un autre frère de Tolstoï, Dmitri, était mort de phtisie, en 1856. Tolstoï lui-même se croyait atteint, en 1856, en 1862 et en 1871. Il était, comme il l’écrit, le 28 octobre 1852, « d’une complexion forte, mais d’une santé faible ». Constamment, il souffrait de refroidissements, de maux de gorge, de maux de dents, de maux d’yeux, de rhumatismes. Au Caucase, en 1852, il devait, « deux jours par semaine au moins, garder la chambre ». La maladie l’arrête, plusieurs mois, en 1854, sur la route de Silistrie à Sébastopol. En 1856, il est sérieusement malade de la poitrine, à Iasnaïa. En 1862, par crainte de la phtisie, il va faire une cure de koumiss à Samara, chez les Bachkirs, et il y retournera presque chaque année, après 1870. Sa correspondance avec Fet est pleine de ces préoccupations. Cet état de santé fait mieux comprendre l’obsession de sa pensée par la mort. Plus tard, il parlait de la maladie, comme de sa meilleure amie :

    Quand on est malade, il semble qu’on descende une pente très douce, qui, à un certain point, est barrée par un rideau, léger rideau de légère étoffe : en deçà, c’est la vie ; au delà, c’est la mort. Combien l’état de maladie l’emporte, en valeur morale, sur l’état de santé ! Ne me parlez pas de ces gens qui n’ont jamais été malades ! Ils sont terribles, les femmes surtout. Une femme bien portante, mais c’est une vraie bête féroce ! (Entretiens avec M. Paul Boyer, le Temps, 27 août 1901.)

  5. 17 octobre 1860, lettre à Fet (Correspondance inédite, p. 27-30).
  6. Écrit à Bruxelles en 1861.
  7. Une autre nouvelle de cette époque, un simple récit de voyage, qui évoque des souvenirs personnels, la Tourmente de Neige (1856), a une grande beauté d’impressions poétiques et quasi-musicales. Tolstoï en a repris un peu le cadre, plus tard, pour Maître et Serviteur (1895).