Vie et mœurs des Indiens

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ESQUISSES
DE LA
VIE ET DES MOEURS DES INDIENS[1].

PAYTON SKAH, OU LA LOUTRE BLANCHE.

Les Dahacotahs étaient en guerre avec les Mandans. Les traits de bravoure, le nombre des morts étaient grands de part et d’autre, et de part et d’autre cités avec un enthousiasme qui ne faisait pas présager la fin des combats. Mais de tous les guerriers sioux qui prenaient part à cette lutte, il n’en était pas de plus terrible que Payton Skah ou la Loutre blanche. Il appartenait à la famille des Yankton ; et lorsqu’il rapportait les chevelures des Mandans, les anciens de la tribu le montraient à leurs jeunes fils en les exhortant à combattre, à frapper l’ennemi comme Payton Skah.

Ce guerrier était époux et père. Dès l’instant où il avait pris rang parmi les hommes, où on l’avait reconnu capable d’élever une famille, il avait pris pour compagne la jeune et aimable Tahtokah (l’Antilope), renommée dans la tribu pour son adresse à écorcher un buffle, à coudre des mocassins, et à préparer les alimens. Tahtokah, plus chère à son époux après leur union, qu’elle ne l’avait été quand il la voyait dans la hutte de son père, était l’objet d’attentions bien rares chez ces peuplades. On savait que plus d’une fois Payton Skah l’avait soulagée de son fardeau, en portant sur ses robustes épaules une partie des animaux que ses traits avaient abattus. Un fils, né de cette union, fut pour Tahtokah l’assurance que son époux ne la renverrait jamais, bien qu’il pût prendre d’autres femmes, et quel qu’en fût le nombre.

Un an après la naissance de cet enfant, et lorsqu’il commençait à former ses premiers pas, la famine s’étant fait craindre dans la tribu, Payton Skah prit le parti de se rendre sur les bords de la rivière des Moines, où on lui avait dit que se trouvaient de nombreux troupeaux de buffles. Il se décida, quoiqu’à regret, avant de partir, à confier aux soins et à la garde de sa vieille mère, qu’une blessure récente empêchait d’être du voyage, son enfant pour lequel elle avait la plus vive tendresse, et dont elle ne pouvait se séparer. Le départ s’effectua ensuite, et accompagné d’une autre famille, Payton Skah fut bientôt sur les bords de la rivière des Moines, où il campa. Il avait déjà tué un grand nombre de buffles dont la chair avait été préparée à la manière des sauvages, lorsque sa jeune épouse lui déclara qu’elle languissait loin de son enfant, et que sa mère, à qui on l’avait confié, devait être assez rétablie de sa blessure pour pouvoir les rejoindre. Ce vœu n’eut pas plus tôt été exprimé, que Payton Skah monta à cheval et partit, déterminé à conduire le reste de sa famille sur cette terre d’abondance et de prospérité.

En effet, sur ses premières injonctions, la petite troupe disposa tout pour le départ, et bientôt se mit en route à sa suite. En peu de jours, on arriva sur le lieu où il avait laissé sa femme et ses amis. Mais ce lieu était silencieux et désert. Aucune voix amie ne salua l’arrivée des voyageurs ; les huttes étaient abattues, et des traces de sang conduisaient de leur emplacement au point de la rivière où on avait jeté leurs malheureux habitans, après les avoir massacrés.

On suivit le cours de l’eau, et l’on trouva successivement tous leurs cadavres à l’exception de celui de Tahtokah, rejetés sur le rivage ou contre des bancs de sable.

Mais cette circonstance fut loin de calmer la douleur de Payton Skah, car il savait trop bien que les Mandans, comme les Sioux, n’épargnaient jamais ni le sexe ni l’âge. Cependant il ne poussa pas un seul soupir, et donna aux yeux de ses compagnons une preuve plus grande, plus énergique de ses regrets, en jurant de ne pas prendre une seconde femme qu’il n’eût enlevé les chevelures de cinq guerriers mandans. Il remplit son carquois, sella son cheval, entonna son chant de guerre, et partit, suivi de quelques amis. Quelques lunes s’étaient à peine écoulées, que son vœu était accompli, et que les cinq chevelures pendaient à la cheminée de la hutte de Payton Skah, qui, toujours triste et rêveur, paraissait ne pas songer à former de nouveaux liens. Mais sa mère, désirant l’arracher à cet état funeste, demanda pour lui la jeune Chuntay Washtay, que sa famille accorda avec empressement au jeune guerrier. Il l’accepta, de son côté, pour ne pas contrarier les désirs de sa vieille mère, et finit par éprouver pour elle cette espèce d’attachement et d’affection calme qui est toujours la suite de l’habitude de vivre ensemble.

Un jeune Yankton, qui avait demandé Chuntay Washtay avant son mariage, et s’était vu rebuté par ses parens, commença à faire de fréquentes visites à Payton Skah. Mais comme celui-ci ne s’apercevait pas que sa femme lui témoignât le moindre penchant, il était loin de concevoir de l’ombrage de ses assiduités. Le temps devait bientôt à cet égard lui apporter de terribles révélations.

Un jour Chuntay Washtay engagea son époux à aller à la chasse des buffles qui parcouraient la prairie. « Ils se tiennent trop éloignés, lui dit-elle, pour que vous puissiez revenir le même jour ; mais si votre chasse est heureuse, vous pourrez me revoir demain. » Le guerrier se rendit à son désir, promit à sa femme de ne pas se faire attendre et partit sans délai. Son léger coursier le porta avec la rapidité des vents à l’endroit de la prairie fréquenté par les buffles. Il en tua deux en peu d’instans ; il les suspendit aux branches d’un arbre, et comme le jour n’était pas très-avancé, il pensa qu’il avait encore le temps de se rendre à sa hutte, où il arriva en effet vers le milieu de la nuit. Tout était plongé dans le silence ; les chiens, reconnaissant l’approche de leur maître, ne firent aucun bruit. Il attacha doucement son cheval en dehors et entra dans la hutte. Quelques poignées de feuilles sèches qu’il jeta sur le foyer s’enflammèrent aussitôt, et à la lueur qu’elles répandirent, Payton Skah aperçut sa femme profondément endormie, et auprès d’elle son ancien amant. À cet aspect, son premier mouvement fut de saisir son couteau de chasse, qu’il leva sur le couple criminel ; mais une réflexion soudaine vint l’arrêter, il replaça l’arme dans son fourreau, sortit de la hutte et alla chercher ailleurs du repos et un sommeil qui n’approcha pas de ses paupières.

Au point du jour, il se dirigea vers sa demeure, au moment où Chuntay Washtay et son amant en sortaient. Il leur ordonna d’y rentrer, les suivit et dit à sa femme de préparer le repas du matin. Ces ordres furent exécutés sur-le-champ ; elle mit un plateau de bois devant son mari, un autre devant le jeune Sioux, qui, persuadé qu’il allait mourir, ne démentit pas l’indifférence et la fermeté naturelles aux Indiens dans de semblables momens. Il mangea donc en silence et sans manifester aucune émotion. Quand le repas fût achevé, Payton Skah prit sa pipe, la remplit de tabac mêlé avec de l’écorce de saule rouge, fuma quelques gorgées et la remit au jeune homme. Ils se la passèrent ainsi alternativement jusqu’à ce qu’elle fût achevée, après quoi l’époux offensé dit à sa femme de ramasser tous ses vêtemens et d’en faire un paquet. Il se leva ensuite d’un air grave, et dit à son hôte « Un autre à ma place vous aurait percé d’une flèche pendant votre sommeil ; mais mon cœur est grand, je renonce à Chuntay Washtay, que vous aviez aimée et demandée avant moi, et qui sera plus heureuse avec vous. Je vous la cède, et afin que vous puissiez pourvoir à ses besoins, prenez mon cheval, mon arc et mes flèches. Allez, partez ensemble et soyons amis ! » À ces mots, la jeune femme, qui toute tremblante s’attendait à avoir le nez coupé, et son amant, qui se préparait à la mort, reprirent courage et sortirent de la hutte. Le guerrier y resta seul livré à ses tristes réflexions, car malgré la fermeté, la résolution de son âme, elle avait été navrée par le coup qu’il venait de recevoir. Lorsque la blessure occasionnée par la perte de Tahtokah avait commencé à se cicatriser, il avait réuni toutes ses affections sur sa seconde épouse ; le nouveau coup qui venait de le frapper renouvelait à la fois tous ses chagrins, en lui rappelant les qualités et les vertus d’une compagne qu’il avait tant pleurée. On le vit bientôt s’abandonner à une mélancolie qui chaque jour prit un caractère plus sombre et plus austère. Deux ou trois chasses infructueuses finirent par lui persuader qu’il n’avait plus de bonheur à espérer sur la terre, et que le Grand-Esprit l’avait abandonné. Il assista cependant encore à une danse guerrière où l’accompagnèrent les terribles idées qui l’obsédaient. Comme les autres, il raconta ses exploits, et finit par déclarer que, pour expier ses offenses involontaires envers le Grand-Esprit, il avait résolu d’aller se livrer aux guerriers mandans. Vainement on chercha à le détourner de ce projet ; il partit le lendemain matin seul et à pied.

Il marcha pendant sept jours, et le matin du huitième, il arriva sur les bords du Missouri, en face du village des Mandans. Après avoir traversé le fleuve à la nage, il vit briller des lumières dans les huttes, et entendit les aboiemens des chiens, éveillés par son approche. Il parcourut le village à plusieurs reprises, et, surpris de ne voir aucun guerrier, dans son impatience, il pénétra dans la première hutte qu’il rencontra. Deux femmes qui la gardaient lui firent des questions qui restèrent sans réponse. Il couvrit sa figure avec un pan de sa robe, et s’assit dans un coin obscur de la hutte, pour attendre que la main d’un guerrier vînt lui donner la mort. Les femmes, voyant son silence obstiné, ne firent plus attention à lui, et continuèrent leur conversation, par laquelle il apprit bientôt que tous les hommes du village étaient partis pour la chasse au buffle, et dans peu devaient être de retour. C’était la circonstance la plus favorable qui pût jamais se présenter pour tirer une vengeance éclatante de cette tribu. Mais Payton Skah était venu pour se livrer à ses ennemis, et non pour se venger, et rien n’était capable de le faire changer de dessein.

Il demeura donc immobile à son poste jusqu’au moment où le pas d’un cheval lui annonça l’approche d’un guerrier. Il se disposait à se diriger vers la hutte où il le verrait entrer, lorsque le cavalier s’arrêta à la porte de celle où il était, descendit de cheval, et entra, jetant sa bride à une des deux femmes, qui lui montra aussitôt Payton Skah, et lui raconta les circonstances de son arrivée. À peine le Mandan lui eut-il demandé qui il était, et ce qu’il voulait, qu’il se leva avec dignité, découvrit sa figure et sa poitrine, et répondit : « Je suis un homme, et, de plus, un Dahcotah ; mon nom est Payton Skah : tu dois le connaître. J’ai perdu par les traits de tes guerriers des parens et des amis, et je les ai bien vengés : tu vois que ma tête porte dix plumes de l’aigle de guerre. Maintenant le maître de la vie veut que je meure, et c’est pour cela que je suis ici. Ainsi, frappe et délivre ta tribu du plus grand ennemi qu’elle ait jamais eu. »

Le courage est une qualité que les Indiens mettent au-dessus de tout, et souvent fait tomber les haines les plus invétérées. Le guerrier mandan jeta sur son intrépide ennemi un regard où se confondaient le respect et l’admiration. Il leva sa tomahawk comme pour frapper ; mais le Sioux ne fit pas le moindre mouvement, sa paupière ne sourcilla pas. Alors l’arme meurtrière s’échappa de la main qui la tenait ; le Mandan découvrit lui-même sa poitrine, et dit : « Je n’ôterai pas la vie à un aussi brave guerrier, mais je prouverai que les Mandans sont aussi des hommes : frappe toi-même ; ensuite prends mon cheval, et fuis. »

Payton Skah persévéra dans sa première résolution ; le Mandan refusa de rien changer à la sienne, et cette singulière dispute se prolongea jusqu’au moment où ce dernier prit la main de Payton Skah, en signe d’amitié. Il ordonna ensuite aux femmes de préparer un repas, et les deux généreux ennemis s’assirent et fumèrent ensemble. Le Mandan raconta qu’il était allié aux Sioux, attendu que sa mère et sa femme étaient des prisonnières de cette tribu. L’Yankton lui répondit que, puisque le Grand-Esprit ne voulait pas qu’il mourût, il allait travailler à cimenter entre les deux nations une paix solide et durable.

Bientôt le reste de la troupe arriva, et apprit la présence d’un Sioux dans le village. Les femmes poussèrent des cris de rage et de vengeance, et les hommes, agitant leurs armes, se précipitèrent vers la hutte. Mais le Mandan se plaça sur la porte, déclarant qu’il défendrait au péril de ses jours les droits de l’hospitalité. Sa résolution, l’aspect des armes avec lesquelles il se disposait à la soutenir, en imposèrent à cette foule, qui s’éloigna pour délibérer. Les vieillards décidèrent que l’étranger devait être enfermé prisonnier dans la hutte du conseil, et attendre ce qui serait résolu sur son sort.

Indifférent à tout ce qui pouvait lui arriver, Payton Skah s’avança fièrement vers le lieu désigné, au milieu d’une garde nombreuse, et poursuivi par les cris et les malédictions des femmes. Son nouvel ami raconta au conseil comment il avait pénétré dans le village seul et sans armes, comment il avait épargné les jours des femmes et des enfans qu’il aurait pu égorger, et la paix qu’il avait offert de négocier entre les deux tribus. Tant de bravoure et de générosité trouvèrent grâce auprès des Mandans, et remplacèrent la haine dont, peu d’instans auparavant, leurs cœurs étaient dévorés, et qui disparut comme la neige qui fond aux rayons du soleil. On déclara unanimement que Payton Skah serait traité comme doit l’être un brave, et renvoyé chez lui avec honneur.

En ce moment, une femme se précipita dans la hutte, perça les rangs des guerriers armés, et vint se jeter dans les bras du Dahcotah. C’était Tahtokah, sa première épouse, et l’objet de tant de regrets. Il ne répondit pas à ses caresses, il ne pouvait le faire sans déroger à sa dignité ; mais il lui demanda comment elle avait échappé au massacre de la rivière des Moines, et quel était en ce moment son mari. Elle désigna le Mandan qui venait de lutter de générosité avec Payton Skah, et qui l’avait épousée après avoir sauvé ses jours. Elle avait à peine achevé, que ce guerrier s’approcha de l’Yankton, à qui il offrit de devenir son kodah, ou frère d’armes, et de reprendre Tahtokah ; car, parmi ces tribus un Indien peut céder son épouse à son kodah. Ces deux propositions furent acceptées avec joie.

Cinq jours entiers furent consacrés par les Mandans à fêter le brave Yankton, qui partit ensuite, emmenant avec lui Tahtokah et trois chevaux chargés de présens par ses anciens ennemis. Son frère d’armes, avec une suite nombreuse, l’accompagna pendant la moitié du chemin, et reçut, en le quittant, sa promesse d’un prompt retour. En effet, deux mois s’étaient à peine écoulés, que Payton Skah était de nouveau chez les Mandans, accompagné de six guerriers sioux, qui furent reçus et traités de la manière la plus honorable. Un nombre égal de Mandans les reconduisit dans leur tribu, et y fut l’objet des mêmes attentions. La paix amenée par cet heureux évènement s’est prolongée jusqu’à ce jour sans interruption. Quant à Peyton Skah, il vit disparaître, avec la cause qui l’avait produite, la noire mélancolie qui le dévorait, fut de nouveau heureux à la guerre et à la chasse, et cessa de croire qu’il était abandonné par le Grand-Esprit.


  1. Tales of the north-west, 1 vol. in-8o. Boston 1830.