Vie et opinions de Tristram Shandy/1/11

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 28-38).



CHAPITRE XI

On a beau faire, quelqu’un se plaint toujours.


Ce pauvre ministre n’étoit cependant pas venu jusques-là, sans faire parler de lui. — Il ne faut souvent que fort peu de chose pour attirer l’attention du public ; mais ce qui la lui avoit méritée, cinq ans auparavant, n’étoit pas peu de chose. — On ne lui reprochoit rien moins que d’avoir violé toute bienséance. — « Il avilit, disoit-on, sa personne, son état, ses fonctions. C’est un espèce de petit prélat ; ses revenus sont considérables : mais quel usage il en fait ! Il n’a, pour tout équipage, qu’un mauvais cheval qui ne vaut pas deux guinées. Il faut le rayer de la liste. »

Vous avez raison, mes amis ; ce Bucéphale étoit le vrai pendant du fameux coursier du héros de la Manche. — Ils se ressembloient de manière à s’y tromper. — Je ne me souviens cependant pas d’avoir lu que Rossinante fût poussif. Il jouissoit d’ailleurs d’une prérogative qu’ont presque tous les chevaux espagnols, gros ou petits, gras ou maigres. — Napolitains glapissans ! que ne donneriez-vous pas pour racheter ce privilège ? — Vos voix grêles enchantent, flattent l’oreille, mais laissez paroître au milieu de vous ce nouveau Stentor. — Mesdames ?… Il est inutile que vous parliez… On devine dans vos yeux l’objet de votre choix.

Je sais cependant qu’on a douté que le cheval de Don Quichotte. — Il ne faut souvent qu’une sotte retenue pour faire prendre la plus mauvaise opinion de soi ; et la sienne étoit extrême. — Mais l’aventure des voituriers Ganguésiens prouve, et de reste, qu’elle ne venoit pas d’une cause sinistre. Sa continence étoit une vertu de tempérament. — Et permettez-moi de vous le dire, ma belle dame, vous savez aussi bien que moi, que s’il y a des personnes dans le monde qui se vantent d’avoir de la pudicité, elles n’ont guère de meilleure raison à en donner que celle-là.

Mais : —

Point de réplique, s’il vous plaît. L’impartialité est ma devise. — Aussi rendrai-je une justice exacte à tous les personnages qui paroîtront sur le théâtre de cet ouvrage… dramatique. Je n’aurois pu, sans blesser ma conscience, passer sous silence des distinctions qui sont si favorables à Rossinante… et si enviées ! — Ô charmantes Circassiennes, qui ne voyez dans l’enceinte de vos murs que des.....

Le cheval du ministre, à ces petites choses près, ressemblent en tous points à celui du preux amant de la princesse du Toboso. — Il étoit aussi maigre, aussi décharné, aussi efflanqué. L’humilité même, si elle n’alloit pas à pied, ne pourroit pas choisir une monture plus chétive.

L’opinion de certaines gens est si fausse !… Il y avoit des personnes qui prétendoient que le ministre auroit pu aisément relever la figure de son Bayard. — « Il a, disoient-elles, une jolie selle garnie de pluche verte, et d’un double rang de clous argentés, de beaux étriers de cuivre, une housse de drap gris, ornée d’une frange de soie noire, mêlée de fil d’or, — une bride, avec de belles bossettes argentées, et les autres ornemens convenables. » — Oui, sans doute, il avoit tout cela ; c’étoit une emplette de sa jeunesse ; mais toutes ces belles choses étoient attachées à un clou derrière la porte de son cabinet. — Il en avoit donné d’autres à son cheval, qui seyoient mieux à sa figure. Il étoit homme d’ordre. On l’eût pris pour un fou, s’il eût agi pour son cheval, comme ces vieilles coquettes, qui, à force de carmin, essaient de faire revivre, sur leurs visages décrépits, les roses de la jeunesse……

Il ne laissoit pas que de sortir souvent de chez lui, et l’on pense bien que lorsqu’il alloit, ainsi monté, voir ses confrères, il trouvoit sur son chemin de quoi exercer sa philosophie. — Les gestes de l’un, les propos de l’autre ! — Il n’entroit pas dans un village, qu’il n’attirât l’attention de tout le monde. Les hommes, les femmes, les enfans, les vieillards, tout se mettoit sur son passage. — Les travaux cessoient, le sceau restoit suspendu au milieu du puits ; le rouet à filer étoit sans mouvement : — on oublioit la fossette et le trou-madame. Son allure n’étoit pas rapide, et il avoit tout le tems de faire ses observations, d’écouter les soupirs des gens graves, les quolibets des mauvais plaisans, les railleries des frondeurs. — Il souffroit tout cela avec une tranquillité stoïque. — Son caractère le portoit naturellement à la plaisanterie. — Il se voyoit lui-même dans le vrai point du ridicule, et il ne trouvoit pas mauvais que les autres eussent sur son compte les mêmes yeux que lui. — Je le citois l’autre jour à un poëte de ma connoissance, pour tâcher, par l’exemple, de le mettre à l’unisson du public, sur l’opinion qu’on a, et de ses satyres, et de ses tragédies, et de ses panégyriques, et de ses traductions, — Ciel !… il m’auroit volontiers coupé la langue. — Mon cher ministre, où te trouver des imitateurs ? — Ses amis savoient que ce n’étoit point par une sordide épargne qu’il alloit de cette manière, et ils le railloient avec liberté sur son extravagance. — Il auroit pu faire cesser tous ces sarcasmes, en leur disant les raisons qui le faisoient agir ainsi ; mais il aimoit mieux se joindre à eux contre lui-même. — Ne voyez-vous pas, leur disoit-il, que je suis miné par une consomption qui me mène rapidement au tombeau ? Le cavalier ne mérite pas un autre cheval ; l’un avec l’autre, nous avons l’air de n’être que d’une pièce ; nous ressemblons à un Centaure. — La vue d’un cheval qui auroit eu de l’embonpoint, lui auroit causé, dans l’état où il étoit, une altération sensible dans le pouls. — Il en seroit peut-être tombé en syncope. — La diaphanéité de son cheval, par une sorte d’analogie, tenoit du moins ses esprits dans le calme.

Et combien d’autres raisons ne donnoit-il pas, pour justifier le choix qu’il avoit fait d’un animal aussi doux et aussi modéré ? Assis mécaniquement sur une telle bête, il pouvoit méditer, avec autant de plaisir, sur la vanité du monde et le cours rapide de la vie, de vanitate mundi et fugâ saeculi. — Aussi tranquille, sous le pas de sa monture, que dans son cabinet, ses occupations pouvoient être les mêmes. Il pouvoit, aussi aisément que dans son fauteuil, coudre une phrase à son sermon, reprendre une maille échappée à son bas. — Un trot rapide, et un raisonnement lent, étoient, selon lui, deux mouvemens aussi incompatibles que l’esprit et le jugement ; mais sur son cheval, il pouvoit concilier les choses qui paroissoient les plus contraires : son prône et une chanson, sa toux et son sommeil. — Je ne finirois pas, si je voulois rapporter toutes les raisons qu’il alléguoit. Il n’y avoit que la véritable qu’il ne disoit point, et il se la réservoit in petto, par raffinement d’honneur.

On l’a su ; il avoit eu dans sa jeunesse, à-peu-près dans le temps qu’il avoit acheté sa superbe selle et sa magnifique bride, un goût tout-à fait opposé. Il se livroit à l’autre extrême : on citoit son cheval comme le plus beau du canton. — Mais on sait déjà qu’il n’y avoit point de sage-femme, ni dans le village, ni à sept ou huit milles à la ronde. — Ses paroissiennes n’en avoient pas moins d’aptitude à propager l’espèce humaine ; et que faire au moment du besoin ? On venoit prier monsieur le curé de prêter son cheval, pour aller chercher du secours. — Son cœur étoit excellent ; un nouveau cas étoit souvent plus pressant que le premier : il falloit voler. — De semaine en semaine, de jour en jour, quelquefois le cheval faisoit une course, et les choses alloient de manière, que tous les neuf ou dix mois, il se trouvoit dans la nécessité de se défaire d’un mauvais cheval, et de le remplacer par un bon.

Je laisse à qui le voudra, à calculer la perte que cette complaisance lui coûtoit année commune. Le bon pasteur la supporta longtemps sans murmurer. — Elle se répéta enfin tant de fois, qu’il songea à prendre la chose en considération. Il vit que cette dépense étoit si disproportionnée à ses revenus, qu’il ne pouvoit plus la soutenir. Mais ce qui le touchoit le plus, c’est qu’un article aussi lourd lui ôtoit absolument les moyens de faire d’autres actes de bienfaisance dans sa paroisse. Quel bien faisoit-il par-là ? Cher curé, vous ne trouviez pas mauvais que vos paroissiennes fissent des enfans, et accouchassent ; mais votre cœur compatissant se plaignoit de n’être utile qu’à elles. — Vous n’aviez plus rien pour secourir les infirmes. — Rien pour les gens âgés. — Rien pour porter la consolation dans ces demeures pitoyables, où la pauvreté, la maladie, les afflictions faisoient périr de misère les malheureux que vous alliez visiter.

Ces raisons le déterminèrent à supprimer cette dépense. Il n’y avoit que deux moyens de l’éviter. — C’étoit, ou de prendre la ferme résolution de ne plus prêter son cheval, quelque prière qu’on lui en fît, ou de se résoudre à monter le dernier qu’on lui auroit ruiné tant qu’il pourroit aller.

Il se défioit de sa fermeté, sur le refus, et il embrassa gaiement le dernier moyen. — Les raisons qui le faisoient agir ainsi lui auroient fait honneur ; mais c’étoit pour cela même qu’il ne vouloit pas les dire. Il aimoit mieux souffrir le mépris de ses ennemis, et les railleries de ses amis, que de publier une histoire qui ne pouvoit que lui attirer des louanges.

Ah ! j’ai la plus haute idée des sentimens délicats de ce bon pasteur. Ce seul coup de pinceau dans son caractère vaut, selon moi, tous les rafinemens, toute la franchise du cœur de l’incomparable chevalier de la Manche ; et je vous l’avoue, monsieur le maréchal, j’aime mieux le caractère de Don Quichotte, avec toutes ses folies ; j’aimerois mieux le voir lui-même, que tous les héros anciens et modernes. — Mais ne vous fâchez pas ; je ne vous dis cela qu’en passant.

Ce n’est cependant pas là la morale de mon histoire. — Je voulois seulement faire voir la bizarrerie de l’humeur, ou plutôt l’injustice du monde dans toutes les affaires qui se présentent en général, et singulièrement dans celle-ci. Pendant tout le temps que cette explication pouvoit faire honneur au ministre, personne ne découvrit les motifs de sa conduite. Je suppose que ses ennemis ne le voulurent pas, et que ses amis ne purent les pénétrer. Mais aussitôt que l’on vit ses démarches pour établir la sage-femme, et que l’on sut qu’il avoit payé les frais de son brevet, une étincelle qui tombe sur de la poudre ne fait pas un effet plus prompt ; tout son secret prit vent. — On se souvint de tous les chevaux qu’il avoit perdus ; on se rappela même qu’on lui en avoit fait périr deux qu’il n’avoit presque point vus ; on racontoit même les circonstances de leur perte. — Son histoire courut de toutes parts avec la rapidité du feu volage. — Mais la malignité !… Ô mes amis ! — Un nouvel accès d’orgueil avoit, disoit-on, saisi le ministre. — Il alloit se bien monter. — Il étoit évident que dès la première année, il épargneroit plus de dix fois ce que la permission de la sage-femme lui avoit coûté.

Les soins qu’il prenoit pour régler sa conduite, les attentions qu’il avoit pour diriger toutes les actions de sa vie, mais bien plus encore, les opinions qui flottoient dans la tête des autres sur sa manière de se comporter, troubloient fréquemment son repos. Il étoit souvent éveillé, quand il avoit besoin de dormir.

Il y a environ dix ans qu’il eut le bonheur de se soustraire à ces inquiétudes. — Il quitta en même temps et sa paroisse et tout le monde, et ne fut plus responsable de sa conduite qu’à un juge, dont il n’a certainement pas lieu de se plaindre.

Il est donc dans les décrets du ciel, qu’il y a une espèce de fatalité attachée aux actions de certaines personnes ! — Elles ont beau prendre des précautions pour les régler d’une manière digne d’éloges ; — on les fait passer à travers de certains conduits, où on les tord, on les détourne de leur véritable but ; — et les plus honnêtes gens, avec toutes sortes de droits aux louanges de leurs frères, et que la droiture du cœur peut donner, vivent et meurent sans y participer : — heureux s’ils ne sont pas déchiré, calomniés, persécutés !

Le bon ministre fut une preuve de cette vérité. — Mais il faut savoir comment cela arriva, et cette connoissance, monsieur, ne vous sera pas inutile. — Lisez donc les deux chapitres suivans. — Vous y trouverez une esquisse de sa vie et de sa conversation ordinaire, qui porte sa morale avec. — Si rien ne vous arrête ensuite sur la route, nous reviendrons à la sage-femme, ou à quelque autre.