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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/38

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 170-172).



CHAPITRE XXXVIII.

Il ne peut rien faire.


Écrire ne diffère de la conversation que par le nom, surtout quand on ménage cet art comme je le fais. Un homme de bon sens ne dit jamais ce qu’il pense en causant, et un auteur, qui connoît les limites de la décence et de la politesse, sait aussi où il doit s’arrêter. Il doit respecter la pénétration et le jugement du lecteur, et lui laisser toujours le plaisir d’imaginer et de deviner quelque chose. Je déteste un livre qui me dit tout, et l’on voit bien que j’écris le mien d’après ma manière de penser. J’ai toujours soin de laisser à l’imagination de ceux qui me lisent, un aliment propre à la soutenir dans une activité qui égale la mienne.

C’est à présent leur tour. — La chute du docteur Slop, les circonstances qui la précèdent et la suivent, sa triste apparition dans la salle ; en voilà assez pour aiguillonner l’imagination du lecteur. —

Il peut, par exemple, s’imaginer que le docteur Slop a conté son histoire, qu’il l’a contée avec toute l’emphase, toute l’exagération que son esprit lui a suggérées. — Il peut aussi supposer qu’Obadiah n’a pas oublié la sienne, et qu’il en a fait le récit avec un chagrin affecté, quoiqu’il eût la plus grande envie de rire. — Il peut mettre ces deux figures en pendant l’une vis-à-vis de l’autre. — D’un autre côté, il peut s’imaginer que mon père est allé voir ma mère. Enfin, pour conclure ce travail de l’imagination, il peut se figurer qu’il voit le docteur Slop lavé, frotté, vergeté, plaint, et chaussé d’une paire d’escarpins d’Obadiah, et marchant déjà vers la porte, tout prêt à opérer.

Mais trêve ! trêve ! arrêtez, docteur Slop ! N’allez pas plus loin ! Suspendez l’impatience de votre main avide ! — Remettez la, sans façon, sous votre veste pour la tenir chaudement. Vous ignorez les obstacles, vous ne savez point les causes secrètes qui retardent l’opération que vous êtes empressé de lui faire faire. Vous a-t-on, docteur Slop, vous a-t-on dit une clause sacrée du traité solennel qui vous amène ici ? Savez-vous qu’on vous préfère, en ce moment, une des filles de Lucine ? Cela n’est que trop vrai ; et d’ailleurs, que pouvez-vous faire ? Voyez, regardez, tâtez, fouillez-vous. Vous avez oublié tous vos outils. Votre tire-tête, votre forceps de nouvelle invention, votre petite seringue, que sais-je ? Vous n’avez rien apporté. Tout cela est dans le sac verd qui est suspendu au chevet de votre lit, entre vos deux pistolets…

Ciel ! terre ! mer ! s’écria mon père, et que venez-vous donc faire ? Frère ! vite le cordon, sonnez Obadiah, et qu’il aille les chercher au grand galop, sur le cheval de carrosse. —

L’emportement de mon père se calma un peu. Dépêche-toi, Obadiah, dit mon père, dès qu’il le vit. Je te donnerai une couronne à ton retour. Je t’en donnerai une autre, dit mon oncle Tobie, va vite. Oui, dit le docteur Slop, la chose presse.