Vie et opinions de Tristram Shandy/1/8

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 20-23).



CHAPITRE VIII

Je n’y tiens pas toujours.


De gustibus non est disputandum. Cela veut dire, monsieur, dans toutes les langues du monde, que l’on perd son tems à raisonner contre un tic décidé. Aussi est-ce rarement que cela m’arrive. — La bonne grace que j’aurois à railler les autres de leurs bizarreries ! — En suis-je donc moi-même exempt ? — Je ne suis pas né dans la lune ; mais elle n’est pas plus quinteuse dans sa marche et dans ses phases, que je ne le suis dans mes idées. Il semble que mon esprit ne se gouverne que par ses influences. Peintre aujourd’hui, ménétrier demain ; je suis quelquefois l’un et l’autre tout ensemble : c’est selon la mouche qui me pique. Je suis propriétaire, et depuis très-long-tems, de deux haquenées, qui vaudroient beaucoup mieux si elles étoient plus jeunes. — Je monte dessus de tems en tems, pour prendre l’air. — Je ne sais si on y trouve à redire ; mais je ne m’en inquiète pas.

J’avoue cependant, et c’est sans doute à ma honte, que j’entreprends quelquefois des voyages plus longs qu’un homme sage n’en devroit faire ; mais il est vrai en même tems que je ne suis pas un homme sage. — Hélas ! que suis-je ? Un être si peu important dans ce monde, que mes actions ne méritent guère d’être observées. — Ne vous imaginez pas cependant que ma situation me coûte à supporter ; elle ne me cause que peu ou point de chagrin. Ma tranquillité ne se trouble point à l’aspect d’un tas de grands seigneurs, tels que milords A. B. C. D. E. F. G. H. I. K. L. M. N. O. P. Q. et tant d’autres qui passent en revue devant moi, montés sur leurs califourchons. — Les uns marchent d’un pas grave....... les autres courent le grand galop, à toute bride, à travers les champs, comme s’ils vouloient se casser le cou. — Tant mieux, me dis-je à moi-même. Eh ! qu’importe que ce malheur leur arrive ? Le monde ne se passeroit-il pas bien d’eux ? — Mais les autres ? Patience. Que Dieu les bénisse ! Ils peuvent aller à cheval aussi longtems qu’ils voudront, sans que je m’y oppose… J’y gagnerait même ; car s’ils étoient désarçonnés cette nuit, je parierois dix contre un, qu’il y en auroit beaucoup parmi eux qui se trouveroient plus mal montés avant le jour.

Et ces bagatelles influeroient sur mon repos ? — Non, non. Mais ce qui me démonte, c’est quand je vois une personne née pour de grandes actions, et ce qui est encore plus glorieux pour elle, qui est naturellement disposée à en faire de bonnes, qui, dans tout ce qu’elle fait, tâche, milord, de vous imiter, et montre par-là que ses principes sont aussi généreux que son cœur, sa conduite aussi noble que sa naissance, et que ce monde corrompu ne peut cependant la souffrir...... Oh ! je l’avouerai...... Quand je la vois entrer en lice, et que ce n’est, par malheur pour ma patrie et pour sa gloire, que pour quelques momens...... c’est alors, milord, que ma philosophie m’abandonne, et que, dans les premiers transports d’une impatience vertueuse, je voudrois voir tous les caprices et tous les califourchons du monde au diable.


MILORD,

« Je soutiens que ceci est une épître dédicatoire. Le sujet, la forme, le lien semblent peut-être s’opposer à l’idée que j’en ai conçue. Mais malgré sa singularité sur ces trois points essentiels, malgré votre opinion, je soutiens que ceci est une épître dédicatoire. Je vous l’offre, et vous supplie de l’accepter comme telle ; et si vous êtes debout, je la mets à vos pieds. C’est une attitude que vous pouvez prendre quand il vous plaît, et selon que l’occasion l’exige. — J’ajoute que ce n’est jamais qu’à l’avantage du public. »

J’ai l’honneur d’être,

Milord,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Tristram Shandy.