Vie et opinions de Tristram Shandy/2/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 32-35).



CHAPITRE XV.

Monsieur un tel et tant d’autres n’agissent pas de même.


Il en sera tout ce qu’on voudra ; mais c’est une idée que j’ai conçue, et elle en vaut peut-être bien d’autres. Le corps de l’homme et son esprit sont précisément, selon moi, comme un just’aucorps garni de sa doublure. Déchirez l’un, vous déchirez l’autre. Je ne trouve en cela qu’une exception ; c’est lorsque vous êtes assez heureux pour que le just’aucorps soit de ces espèces d’étoffes qui ont beaucoup d’apprêt, et qui se coupent, tandis que la doublure est d’un tissu flexible qui se prête et résiste.

Zénon, Cléanthe, Diogène le Babylonien, Antipater, Panætius et Possidonius parmi les Grecs...... Caton, Varron et Sénèque parmi les Romains… Pantenus, Clément d’Alexandrie, et Montaigne parmi les chrétiens, avec une trentaine, et peut-être plus d’honnêtes gens aussi peu soucieux que moi, et dont je ne me rappelle malheureusement pas les noms, étoient de la même opinion. — Tous prétendoient que leurs jacquettes étoient faites de la même manière ; vous les auriez pliées, dépliées, tournées, virées, chiffonnées, coupées, déchirées… Vous les auriez mises en lambeaux, vous les auriez effilochées, vous en auriez fait de la charpie… Tout cela étoit égal. Le dessous ne s’en ressentoit pas. Il n’en valoit pas moins d’une épingle.

D’honneur je me crois habillé de la même étoffe. Jamais justaucorps ne fut chatouillé plus vivement que le mien ne l’a été depuis quelque temps et cependant je déclare tout haut que sa doublure, autant que je puis m’y connoître, n’en vaut pas une obole de moins.

— Bon Dieu ! —
Comme on l’a tiraillé !
Houspillé !
Coupaillé !
Croquevillé !
Tailladé !
Dépecé !
Déchiquété !

Heureux ! et mille fois heureux que la doublure en étoit souple ! Un gant, bien passé, ne l’est pas davantage… Encore une fois, quel bonheur !… Par le ciel !… À la manière dont on a traité le dessus, il ne seroit pas resté un fil du dessous.

Vous messieurs, qui, de mois en mois, jouez le rôle d’inquisiteurs littéraires, et feuilletez ou ne feuilletez point du tout les écrits dont vous parlez, vous qui avez si cruellement mutilé mon pauvre justaucorps, d’où vient, je vous prie, paroissiez-vous aussi en vouloir à sa doublure ? Que diable vous a-t-elle jamais fait ?....

Vous m’en croirez si vous voulez : mais je vous assure que je vous recommande de toute mon ame, ainsi que vos affaire à l’Être tout-puissant, qui n’insulte personne… Que Dieu donc vous bénisse ! Et si le mois prochain quelqu’un de vous grince encore les dents, et se déchaîne contre moi, comme vous avez fait au mois de mai, qui, par parenthèse, étoit fort chaud, ne soyez point surpris si, au lieu d’entrer en effervescence, je file doux sur la chose...... J’ai pris mon parti à votre égard. — C’est que tant que je vivrai ou que j’écrirai, ce qui est à-peu-près la même chose, je ne vous ferai pas pire que mon oncle Tobie ne fit au moucheron importun qui bourdonnoit autour de son nez pendant le dîner… Il ouvrit doucement la fenêtre : « Va, va-t-en pauvre diable ! dit il, va, pourquoi te ferois-je du mal ? ce monde est assez grand pour toi et pour moi. »

Je remarque cependant une chose : le moucheron avoit des ailes ; bien lui en prit.