Vie et opinions de Tristram Shandy/2/86

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 236-241).



CHAPITRE LXXXVI.

Déploration de mon Père.


C’est donc en vain, dit-il, en jetant les yeux sur l’anathême d’Ernulphe, et sur mon oncle Tobie, c’est donc en vain que j’ai prétendu corriger le sort : je ne le vois que trop, frère Tobie. Mes fautes, les vôtres, celles de toute la famille ont irrité le ciel. Il se sert contre moi-même de tout ce qu’il y a de plus terrible dans l’arsenal de sa vengeance, puisque c’est sur mon fils qu’il fait tomber ses foudres avec tant d’éclat.

Mais point du tout, dit mon oncle Tobie ; si cela étoit, tout l’univers se ressentiroit de ce fracas.

Mon père ne fit pas la moindre attention à la réflexion de mon oncle Tobie, et continua.

Ô mon fils ! Ô malheureux Tristram ! Ô misérable enfant !

Ô nuit ! nuit terrible et désastreuse !… Nuit, que tes infortunes me rendront à jamais mémorable, ô mon fils ! toi qui a été conçu dans la colère, dans la décrépitude, dans l’erreur, dans la méprise, dans le mécontentement, et au milieu de la plus bête de toutes les interruptions ; toi, sur qui, dans cet instant fatal, le destin épuisa tous les malheurs qu’il avoit écrits dans le livre funeste des maux embryotiques..... Ô mon fils, mon cher et trop malheureux fils !

Ô nuit ! nuit terrible et désastrueuse !

Misérable jouet de tant de contre-temps sinistres ! n’étoit-ce donc pas assez que tu en éprouvasses les terribles effets !

Falloit-il encore, ô mon fils ! que tu fusses l’objet de toutes les peines accablantes qui t’attendoient à ton passage en ce monde ?

Falloit-il qu’une autre multitude de maux accompagnassent ton existence depuis le premier instant que tu as vu le jour ? Ô mon fils ! ô mon cher fils !

Ô nuit ! nuit terrible et désastrueuse !

Tes jours commencent au déclin de ceux de ton père.

Avec quel soin il se proposoit de t’inculquer des principes ! mais il ne lui reste plus que des doutes, que des incertitudes, que des obscurités profondes et impénétrables. —

Son imagination encore vive, mais tempérée par l’expérience et par la raison, eût modéré l’effervescence de la tienne. Elle est glacée aujourd’hui ; elle est tombée dans l’engourdissement insensible de la mort.

Ô mon fils ! mon malheureux fils ! tu as tout perdu.

Sous quel astre, bon Dieu ! en quelle saison, à quel âge, en quelle circonstance, t’ai-je donc donné la vie ?

Ô nuit ! nuit à jamais désastrueuse !

Hélas ! frère Tobie, hélas ! vous le savez.

Ah ! cet événement est trop mélancolique, trop désespérant, il m’affecte encore trop vivement….

Ô moment cruel qui vis disperser inutilement les esprits, qui, avec la vie, auroient dû communiquer à mon fils, la mémoire, le jugement, et toutes les facultés de l’imagination la plus vive !….

Cruel instant où tout se perdit, se confondit, se dispersa !

Nuit, ô nuit à jamais désastrueuse !

Hélas ! que dis-je ?…

Ce maudit voyage de Londres n’est-il donc rien ?

Et cette opiniâtreté inconcevable de sa mère à vouloir se servir d’une sage-femme ?…

Et cette chute, et ce renversement de mon système ?.....

Et cette mal-adresse intolérable de faire venir mon fils par la tête ?….

Et ce poids énorme de quatre cents soixante-dix livres qui pèse verticalement sur son crâne ?….

Ciel ! ô ciel !… mais prenons que je sois un sot, un imbécille, et que toutes ces fatales circonstances ne soient que des chimères… falloit-il pour cela qu’on le défigurât ? falloit-il qu’un maudit forceps mal dirigé ?….

Oh ! dans ma colère, je tordrois, morbleu, tous les membres du docteur Slop.

Au moins, grand Dieu ! il nous restoit une ressource… l’espoir d’un beau nom….

Mais Tristram ! Tristram ! Tristram ! Tristram !….

À ce nom, à ce nom vil, à ce nom humiliant, ignominieux, toute raison se perd, se confond, s’abîme… il ne reste que le désespoir.

hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
  hélas !
hélas !

Mon père éleva musicalement ses douloureuses plaintes jusqu’à la hauteur de cette octave….

Mais il est dans la nature humaine de ne pouvoir longtemps soutenir une douleur excessive.

Un grand poëte a dit : que monté sur le faîte on aspire à descendre.....

C’est ce qu’éprouva mon père : sa douleur s’abaissa comme elle s’étoit élevée.

hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !

Mais, dit mon oncle Tobie, lorsqu’il le vit presqu’à son unisson, le curé a peut-être le privilège de réparer la sottise du vicaire….

Comme vous, dit mon père, encore un peu brusquement.

Il n’en coûtera rien de l’envoyer chercher, reprit mon oncle.

Envoyez chercher qui vous voudrez, le diable même….

Ma foi ! dit mon oncle, je lui parlerois ferme. Mais mon oncle vit qu’il y avoit encore un peu d’aigreur, et il n’envoya chercher personne.