Vie et opinions de Tristram Shandy/3/30

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 90-93).



CHAPITRE XXX.

On s’y perd.


« Cher Yorick, dit mon père en souriant, — (Yorick avoit rompu la ligne, et le peu de largeur de la porte l’ayant forcé de défiler, il étoit entré le premier) cher Yorick, dit mon père, il me semble que notre Tristram accomplit bien durement tous ses rites religieux. — Jamais il n’y eut fils de Juif, de chrétien, de Turc ou d’infidelle, initié d’une manière aussi oblique et aussi maussade. » —

« Mais j’espère, dit Yorick, qu’il n’y a point de danger. — Il faut, continua mon père, qu’il se soit passé quelque chose d’étrange dans quelque recoin de l’écliptique, au moment de sa formation. — Sur ce point, dit Yorick, c’est vous que je prendrais pour juge. — Ce sont les astrologues, dit mon père, qu’il faudroit consulter. Mais certainement les aspects des planètes qui auroient dû être favorables, ne se sont pas rencontrés comme ils devoient ; l’opposition de leur ascendance a manqué, — ou les génies qui président à la naissance étoient occupés ailleurs. — Enfin il est sûr que quelque chose a été de travers, soit au-dessus, soit au-dessous de nous. » —

« Cela se pourroit bien, répondit Yorick. »

« Mais, s’écria mon oncle Tobie, y a-t-il du danger pour l’enfant ? — Les Troglodites disent que non, répliqua mon père. — Et les théologiens… — Dans quel chapitre, demanda Yorick ? » —

« Je ne suis pas sûr duquel, dit mon père. — Mais ils nous disent, frère Tobie, que cette méthode est très-bonne. — Pourvu, dit Yorick, que vous fassiez voyager votre fils en Égypte. — Je l’espère bien, dit mon père. » —

« Tout cela, dit mon oncle Tobie, est de l’arabe pour moi. — Il le seroit pour bien d’autres, dit Yorick. » —

« Ilus, continua mon père, fit circoncire un matin toute son armée. — Sans cour martiale ! sans conseil de guerre ! s’écria mon oncle Tobie. — Je sais, continua mon père, en s’adressant à Yorick, et sans faire attention à la remarque de mon oncle Tobie, — je sais que les savans ne sont pas d’accord sur Ilus. — Les uns le prennent pour Saturne, d’autres pour l’Être suprême ; quelques-uns même veulent que ce fut simplement un général de Pharao-néco. — Fût-ce Pharao-néco lui-même, dit mon oncle Tobie, je ne sais par quel article du code militaire il pourroit se justifier. » —

« Les controversistes, poursuivit mon père, assignent vingt-deux raisons en faveur de la circoncision. — À la vérité, d’autres qui ont soutenu l’avis opposé, ont montré combien la plupart de ces raisons étoient foibles. — Mais nos meilleurs théologiens polémiques. »… —

« Je voudrois, interrompit Yorick, qu’il n’y en eût pas un dans le royaume, les subtilités de l’école ne servent qu’à embrouiller l’esprit ; et une once de théologie-pratique vaut mieux que tout l’ergotage des théologiens polémiques. — Ne puis-je savoir, demanda mon oncle Tobie à Yorick, ce que c’est qu’un théologien polémique ? — Ma foi ! capitaine Shandy, répondit Yorick, c’est une espèce de charlatan qui ne vaut guère mieux que ceux qui montent sur les tréteaux ; et j’ai dans ma poche le récit d’un combat singulier entre Gymnast et le capitaine Tripet, où l’on en trouve la meilleure définition que j’aie jamais vue. — Je voudrois entendre ce récit, reprit vivement mon oncle Tobie. — Tout à l’heure, si vous voulez, dit Yorick. — Mais le caporal m’attend à la porte, continua mon oncle Tobie ; et comme je suis sûr que la relation d’un combat rendra le pauvre garçon plus joyeux que son souper, — de grâce, frère, permettez-lui d’entrer. — De tout mon cœur, dit mon père. »

Trim entra droit et heureux comme un empereur ; et quand il eut fermé la porte, Yorick tira son livre de la poche droite de son habit, commença sa lecture, et l’acheva sans être interrompu. — Tout le monde dormit dès la dixième ligne.