Vie et opinions de Tristram Shandy/3/43

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 117-121).



CHAPITRE XLIII.

Verbes auxiliaires.


« Cinq ans avec une bavette sous le menton !

» Quatre ans à lire son alphabet, et à étudier son cathéchisme ! —

» Un an et demi pour apprendre à signer son nom ! —

» Sept longues années et plus pour apprendre à décliner en grec et en latin !

» Quatre ans pour le jargon de ses thèses philosophiques ! — et au bout de ce temps, la statue, ce beau chef-d’œuvre, est encore informe au milieu du bloc de marbre ; l’artiste n’a fait qu’aiguiser ses outils. — Quelle marche ridicule !

» Le grand juge Scaliger ne fut-il pas au moment de rester au fond du bloc toute sa vie ? Il étoit âgé de quarante-quatre ans quand il eut achevé ses études grecques. — Et Pierre Damien, évêque d’Ostie, avoit atteint l’âge d’homme, qu’il ne savoit pas lire. — Et Baldus lui-même, qui devint dans la suite un si grand personnage, étoit si vieux quand il se mit à étudier le droit, que chacun crut qu’il se faisoit avocat pour l’autre monde. — Il ne faut pas s’étonner qu’Eudamidas, fils d’Archidamus, entendant Xénocrate disputer sur la sagesse à l’âge de soixante-quinze ans, lui ait demandé gravement quand il comptoit la mettre en pratique, puisqu’à son âge, il en étoit encore à la chercher. »

Yorick écoutoit mon père avec grande attention. Il y avoit un assaisonnement de sagesse mêlée d’une manière inconcevable à ses plus étranges boutades ; et au milieu de ses éclipses les plus obscures, on apercevoit quelquefois des clartés qui les faisoient presque disparoître. — Je conseille à tout le monde de ne l’imiter qu’avec circonspection.

« Je suis convaincu, Yorick, continua mon père, (moitié lisant, moitié discourant) qu’il existe au nord-ouest un passage au monde intellectuel, et que l’esprit humain, en puisant en lui-même toutes ses connoissances, trouveroit pour les acquérir une méthode beaucoup plus facile que celle qu’on a coutume d’employer. — Mais hélas, tous les champs n’ont pas une source ou un ruisseau pour les arroser ; tous les enfans, Yorick, n’ont pas un père capable de les diriger ». —

« Tout, ajouta mon père en baissant la voix, tout dépend entièrement des verbes auxiliaires, monsieur Yorick ». —

Si Yorick eût marché sur le serpent décrit par Virgile, il n’auroit pas témoigné plus d’effroi. — « Je suis étonné moi-même, dit mon père qui s’en aperçut (et je le cite comme une des plus grandes calamités qui soient jamais arrivées à la république des lettres), — je suis étonné que ceux qui jusqu’ici ont été chargés de l’éducation de la jeunesse, et dont l’unique devoir étoit d’ouvrir l’esprit des enfans, de leur faire de bonne heure un magasin d’idées, et de laisser ensuite leur imagination travailler en liberté sur ces idées ; — je suis étonné, dis-je, Yorick, que ces gens-là se soient aussi peu servi des verbes auxiliaires, qu’ils l’ont fait pour arriver à leur but. — Je ne connois que Raimond Lulle et l’aîné Pellegrin, dont le dernier sur tout en porta l’usage à un tel point de perfection, qu’avec sa méthode il n’étoit point de jeune homme à qui il ne pût apprendre en peu de leçons à discourir d’une manière satisfaisante pour ou contre tel sujet que ce fût, — à traiter une question sur toutes ses faces ; — enfin, à dire et à écrire sur une matière quelconque tout ce qu’il étoit possible de dire ou d’écrire, sans qu’il lui échapât la faute la plus légère, le tout à l’admiration des spectateurs. — Je serois bien aise, dit Yorick, interrompant mon père, que vous puissiez me faire comprendre la chose. — Volontiers, dit mon père ». —

« Un mot peut être pris dans le sens littéral ou dans le sens figuré. Le sens figuré est une allusion ou métaphore. — Or, quoique je trouve, moi, que par cette métaphore l’idée perd plus qu’elle n’acquiert, il n’en est pas moins vrai que la plus grande extension d’idées dont un mot isolé soit susceptible, est une métaphore. — Mais qu’en résulte-t-il ? Quand l’esprit a conçu le mot dans toute son étendue, tout est fini. — L’esprit et l’idée peuvent se reposer, jusqu’à ce qu’une seconde idée succède, et ainsi de suite. —

» Or, à l’aide des auxiliaires, l’ame est en état de travailler d’elle-même sur toutes les matières qu’on lui présente ; et, par la flexibilité de ce puissant moyen, de se frayer de nouveaux chemins, d’aller à la recherche des choses par de nouvelles routes, et de faire qu’une seule idée en engendre des millions. » —

« Vous excitez grandement ma curiosité, dit Yorick ». —

« Quant à moi, dit mon oncle Tobie, je renonce à en rien deviner. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, les Danois, qui se trouvoient à notre gauche au siége de Limerick, n’étoient-ils pas des auxiliaires ? — et de très-bonnes troupes, dit mon oncle Tobie ; mais je crois que les auxiliaires dont parle mon frère sont autre chose ». —

« Croyez-vous, dit mon père en se levant ». —