Vie et opinions de Tristram Shandy/3/47
Chez Jean-François Bastien, (Tome troisième. Tome quatrième, p. 129-131).
CHAPITRE XLVII.
Bataille.
Quand le cataplasme fut prêt, un scrupule de decorum s’éleva hors de propos dans la conscience de Suzanne, sur ce qu’elle auroit à tenir la chandelle pendant le pansement. — Slop n’avoit pas coutume de ménager les caprices de Suzanne ; et la querelle s’établit promptement entre eux.
« — Ah ! ah ! dit Slop, en jetant un coup-d’œil familier sur le visage de Suzanne, — vous faites la prude ! mais je vous connois, mademoiselle. — Vous me connoissez ! monsieur, s’écria Suzanne dédaigneusement, et avec un air de tête qui s’adressoit évidemment, non pas à la profession, mais à la personne du docteur, — vous me connoissez ! répéta Suzanne. — Le docteur Slop se boucha le nez, comme pour dire que la réputation de Suzanne n’étoit pas en bonne odeur. — À ce geste, la bile de Suzanne s’allume. Vous en avez menti, s’écria Suzanne. — Allons, allons, sainte modeste, dit Slop, tout fier du succès de la botte qu’il venoit de porter, — s’il en coûte trop à votre pudeur de tenir la chandelle en regardant, qui vous empêche de la tenir en fermant les yeux ? — C’est-là une de vos défaites papistes, dit Suzanne. Le bel expédient ! — Ma belle enfant, dit Slop en hochant la tête, ne méprisez pas si fort les expédiens ; vous pourriez en avoir besoin tout comme une autre. — Insolent ! s’écria Suzanne, approche, si tu l’oses. — Je t’en défie, continua-t-elle, en retroussant les manches de sa chemise jusqu’au-dessus de son coude. » —
Il étoit impossible à deux personnages de procéder ensemble à une opération de chirurgie, avec une cordialité plus colérique.
Slop s’empara du cataplasme. — Suzanne
se saisit de la chandelle. — Approche toi-même,
dit Slop. — Suzanne feignit un mouvement
sur la gauche ; et portant brusquement
sa chandelle à droite, elle mit le feu
à la perruque du docteur, laquelle étant fort
grasse et fort touffue, fut consumée en entier
avant d’être bien allumée — « Catin ! salope !
s’écria Slop (car la passion nous rend comme
des bêtes féroces), catin fieffée que vous êtes !
s’écria Slop avec le cataplasme à la main. —
Allez, allez, dit Suzanne, je n’ai jamais rogné
le nez de personne, et vous n’en sauriez dire
autant. — Que veut-elle dire avec son nez !
s’écria Slop — Un nez est un nez, dit Suzanne.
— Eh bien ! voilà pour le tien, s’écria Slop,
en lui lançant le cataplasme à la face. — Et
voilà pour le vôtre, s’écria Suzanne, en lui
rendant son compliment avec le reste du cataplasme. »