Vie et opinions de Tristram Shandy/3/57

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 163-165).



CHAPITRE LVII.

Malheur du jeune Lefèvre.


Lefèvre rejoignit l’armée impériale devant Belgrade, à temps pour essayer la trempe de son épée à la défaite des Turcs. — Il s’y comporta en digne élève de mon oncle Tobie. — Mais le malheur sembla s’attacher à lui sans qu’il l’eût mérité, et le poursuivit partout pendant les quatre années qui suivirent. — Il soutint l’adversité avec courage, et sans se laisser abattre ; mais enfin il tomba malade à Marseille, d’où il écrivit à mon oncle Tobie qu’il avoit perdu son temps, ses services, sa santé, et en un mot tout, excepté son épée ; et qu’il attendoit le premier vaisseau pour retourner à lui.

Mon oncle Tobie reçut cette lettre environ six semaines avant l’accident de Suzanne ; de sorte que Lefèvre étoit attendu à toute heure. Il s’étoit présenté à l’esprit de mon oncle Tobie, dès que mon père avoit parlé d’un gouverneur pour moi ; mais, au détail bizarre de toutes les perfections que mon père exigeoit, mon oncle Tobie avoit cru devoir garder le silence, — jusqu’à ce qu’enfin Yorick ayant ramené mon père à des idées plus raisonnables, et mon père étant convenu que mon gouverneur devoit être bon, juste, humain et généreux, l’image et l’intérêt de Lefèvre agirent si puissamment sur mon oncle Tobie, que se levant aussitôt, et quittant sa pipe pour prendre l’autre main de mon père, qui tenoit déjà une des siennes : — « Frère Shandy, s’écria mon oncle Tobie, souffrez que je vous recommande le fils de Lefèvre. — Je me joins au capitaine, dit Yorick. — Je réponds de la bonté de son cœur, dit mon oncle Tobie. — Et moi de sa bravoure, s’écria le caporal. — Les meilleurs cœurs, Trim, sont toujours les plus braves, dit mon oncle Tobie. »

« Sans doute, dit le caporal. — Et monsieur a pu voir également que les plus mauvais sujets du régiment en étoient les plus lâches. — Et monsieur peut se souvenir d’un certain sergent, nommé Kumber…… » —

« — Nous traiterons ce sujet une autre fois, dit mon père. » —