Vie et opinions de Tristram Shandy/3/98

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 253-255).



CHAPITRE XCVIII.

Traité de l’âme.


Ma charmante hôtesse ignoroit que j’eusse fait le vœu de ne me faire faire la barbe que lorsque je serois rendu à Paris. —

Mais je hais de faire des mystères pour rien. — Je laisse cette froide circonspection à ces petites ames, d’après lesquelles Leissius (lib. 13, de moribus divinis, cap. 24) a fait son calcul, dans lequel il avance qu’un mille cube d’Allemagne seroit assez vaste, et même de reste, pour contenir huit cents millions d’ames, ne faisant monter qu’à ce nombre la plus grande quantité possible des ames damnées et à damner, depuis la chute d’Adam jusqu’à la fin du monde.

Je ne sais d’où il avoit puisé ce second calcul, — à moins qu’il ne se fût fondé sur la bonté paternelle de Dieu. — Je suis bien plus en peine de savoir ce qui se passoit dans la tête de François de Ribéira, qui prétendoit que, pour contenir tous les damnés, il ne faudroit pas moins d’un ou de deux cents mille carrés d’Italie. — Il avoit sans doute travaillé d’après ces anciennes ames romaines qu’il avoit trouvées dans ses lectures. Il n’avoit pas fait réflexion que, par une pente graduelle et insensible, dans le cours de dix-huit cents ans, les ames devoient nécessairement s’être rétrécies assez, pour être réduites à peu de chose dans le temps où il écrivoit.

Au temps de Leissius, qui paroît avoir eu l’imagination moins vive, elles étoient aussi petites qu’on puisse l’imaginer. —

Elles sont encore diminuées aujourd’hui, et l’hiver prochain nous trouverons qu’elles auront encore perdu quelque chose. — Tellement que si nous allons toujours de peu à moins, et de moins à rien, — je n’hésite pas d’affirmer que, d’ici à un demi-siècle, nous n’aurons plus d’ame du tout. — Mais si, comme je le crains, la foi de Jésus-Christ ne dure guère au-delà, il sera assez avantageux pour celles-là, comme pour celles-ci, de finir en même-temps.

— Béni soit Jupiter ! et bénis tous les autres dieux et déesses de la fable ! ils vont tous reparoître sur la scène, sans oublier le dieu des jardins. — Ô le bon temps ! — Mais où suis-je ? Et à quelle téméraire licence osé-je me livrer ? Moi, moi qui ai si peu de jours à espérer, et qui ne puis vivre que dans l’avenir que j’emprunte de mon imagination ! — Reviens à toi, pauvre Shandy, et sois sage une fois, si tu le peux.



Fin du Tome troisième.