Vie et opinions de Tristram Shandy/4/2

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 6-9).



CHAPITRE II.

Sommeil dérangé.


Dans cette multitude de petits chagrins auxquels un voyageur est sans cesse exposé, il en est un plus pénible à mon gré que tous les autres ; et celui-là, à moins que n’ayez un courrier qui vous précède, je vous défie de l’éviter. — Et quel est ce chagrin ? — Le voici.

C’est que — fussiez-vous dans la disposition la plus heureuse pour dormir ; — courussiez-vous dans le plus beau pays, — sur la plus belle route, — et dans la voiture la plus douce possible ; — fussiez-vous assuré de pouvoir dormir l’espace de vingt lieues sans ouvrir l’œil une seule fois : — bien plus — vous fût-il démontré aussi clairement qu’une proposition d’Euclide, que vous seriez, à tous égards, aussi bien, et peut-être mieux endormi qu’éveillé ; — l’obligation de payer, qui revient à chaque poste, et la nécessité de fouiller dans votre poche, pour en tirer, sou par sou, trois livres quinze sous, sans compter les guides, — s’opposent tellement à l’envie que vous auriez, que (quand il iroit du salut de votre ame) il vous est impossible de dormir plus de deux lieues de suite, ou de trois tout au plus, en supposant qu’il y ait poste et demie.

« Parbleu ! dis-je, je vois un moyen. Je mettrai la somme précise dans un morceau de papier, et je la tiendrai dans ma main pendant tout le chemins. — Là-dessus, je m’arrangerai pour dormir. — « Je n’aurai, dis-je, autre chose à faire qu’à glisser doucement mon argent dans le chapeau du postillon, sans proférer un seul mot. »

Bon ! — Il lui faut deux sous de plus pour boire ! — Ou bien il y a une pièce de douze sous du temps de Louis XIV, qui ne passera pas. — Ou bien, il y a une livre et quelques sous, que Monsieur redoit de la dernière poste, et que Monsieur a oublié. — On ne sauroit disputer en dormant, et cette altercation vous réveille. — Cependant, on peut encore retrouver son sommeil ; la partie animale peut peser sur la partie intellectuelle, et il y a moyen de revenir de cette secousse. —

— Mais quoi encore ? — Ciel ! vous n’avez payé que pour une poste, tandis qu’il y a poste et demie ! Cela vous oblige à sortir votre livre de poste, — et l’impression en est si petite, qu’il faut bien ouvrir les yeux, que vous le vouliez ou non. Alors monsieur le curé vous offre une prise de tabac, — un pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée, — un P. Laurent vous présente sa bourse, et vous expose la misère de son couvent. — Ou bien la prêtresse de la citerne veut arroser vos roues ; — elles n’en ont que faire, — mais elle jette l’eau sur les roues de derrière, et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y prendre. — Un pauvre homme qui a tous ces points à discuter et à considérer dans son esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés intellectuelles, — et qu’il retrouve ensuite son sommeil, s’il le peut !

Sans un accident de cette espèce qui m’arriva, je passois tout de bout à Chantilly sans voir les écuries. —

Mais le postillon, affirmant d’abord, et osant ensuite me soutenir en face, que la pièce de deux sous n’étoit pas bien marquée, — j’ouvris les yeux pour m’en assurer : — et voyant la marque aussi clairement que son nez, je sautai de ma chaise tout en colère, et je visitai Chantilly malgré moi.

Je n’avois plus que trois postes et demie à faire. Mais je suis convaincu que le meilleur principe en voyageant, c’est de faire diligence. Or, un homme de cette humeur trouve peu d’objets sur sa route dignes de le détourner, et il ne s’arrête guère. — C’est ce qui fit que je passai tout au travers de Saint-Denis, sans retourner seulement la tête du côté de l’abbaye. — Tous les diamans que l’on y montre sont faux. Ce trésor si vanté n’est rempli que d’oripeaux ridicules : et je ne donnerois pas trois sous de tout ce qu’il renferme, si ce n’est de la lanterne de Judas. — Encore est-ce, parce qu’il fait nuit, et qu’elle pourroit m’éclairer en entrant à Paris.