Vie et opinions de Tristram Shandy/4/54

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 150-151).



CHAPITRE LIV.

Il n’y voit rien.


Un œil a cela de commun avec un canon, que ce n’est pas tant l’œil et le canon en eux-mêmes, que le jeu de l’œil et le jeu du canon, qui les met l’un et l’autre en état de produire de si grands effets. — Je ne trouve pas la comparaison si mauvaise ; d’autres gens de meilleur goût ne seront peut-être pas de mon avis : cependant, comme je l’ai faite et placée à la tête du présent chapitre, autant pour l’usage que pour l’ornement, elle y restera ; et tout ce que je désire en retour, c’est que vous vouliez bien vous la rappeler toutes les fois que je parlerai des yeux de la veuve Wadman. —

« Je vous proteste, madame, dit mon oncle Tobie, que je n’aperçois rien dans votre œil. »

« Ce n’est donc pas dans le blanc, dit Mistriss Wadman ? » Mon oncle Tobie regarda dans la prunelle de toute sa puissance. Or, de tous les yeux qui jamais aient été créés — depuis les vôtres, madame, jusqu’à ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi fripons qu’il y en ait jamais eu, — il n’y eut jamais d’œil aussi propre à ravir le repos de mon oncle Tobie, que l’œil dans lequel il regardoit. — Ne croyez pas, madame, que ce fût un œil coquet, ni éveillé, ni libertin ; — il n’étoit ni étincelant, ni pétulant, ni impérieux ; — ce n’étoit pas un de ces yeux qui annoncent de grandes prétentions, ou une grande exigeance : — un tel œil n’auroit pas eu d’empire sur une ame de la trempe de celle de mon oncle Tobie, formée de tout ce que la nature a de plus doux. — L’œil de Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos et de douces réponses, parlant, non comme une trompette bruyante, qui étonne l’oreille sans lui plaire, mais parlant au cœur ; — ou plutôt, formant je ne sais quels doux sons, semblables aux derniers accens d’un prédestiné ; — un œil qui sembloit dire : Comment pouvez-vous, capitaine Shandy, vivre ainsi sans consolation ? sans un sein sur lequel vous puissiez reposer votre tête, et dans lequel vous puissiez déposer vos chagrins ?

C’étoit un œil…

Mais l’amour me gagnera moi-même, si j’en dis encore un mot.

C’étoit l’œil qu’il falloit à mon oncle Tobie.