Vie et opinions de Tristram Shandy/4/6

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 15-17).



CHAPITRE VI.

Comment m’y prendre ?


Il existe dans le monde une plainte absurde et ridicule, surtout dans la bouche d’un voyageur, c’est celle que j’entends faire tous les jours, que la poste ne va pas en France aussi vite qu’en Angleterre : — tandis que, tout bien considéré, elle y va beaucoup plus vîte. — En effet, si l’on calcule la pesanteur des voitures françoises, avec l’énorme quantité des bagages dont on les charge dessus, devant et derrière, — si l’on considère ensuite les petites haridelles qui les traînent, et le peu que ces haridelles ont à manger, — il y a de quoi s’étonner que l’on avance de quelques pas.

Le traitement des chevaux en France est indigne d’un peuple chrétien, et pour moi, il m’est démontré qu’un cheval de poste de ce pays-là ne seroit pas en état de faire un pas, sans la vertu toute-puissante de deux mots énergiques, qu’on ne cesse de lui répéter avec une complaisance infatigable. — Il trouve dans ces deux mots autant de substance que dans un picotin d’avoine. — Enfin, c’est une ressource précieuse, et une ressource qui ne coûte rien. — C’est pour cela même, que je meurs d’envie de l’apprendre au lecteur.

— Mais c’est ici la question. — Quand on donne une recette, elle doit être claire et intelligible ; autrement elle est inutile. Et cependant si je m’exprime trop au naturel, je m’expose à être déchiré à belles dents dans le public, par ceux mêmes d’entre les gens d’église qui pourroient en avoir ri entre leurs rideaux.

— Comment m’y prendre ? — C’est en vain que j’y songe. — Mon imagination ne me fournit rien. — Comment glisser sur la prononciation de deux mots si étranges ? Comment les amener de manière à ce que le lecteur n’en perde rien, et de manière, en même-temps, à ce que l’oreille la plus délicate n’en soit pas blessée ? —

Ma plume m’entraîne, — mon encre me brûle les doigts ; — je vais essayer. Et ensuite… Ensuite ! Je crains qu’il n’arrive pis. Je crains que l’encre ne brûle le papier.

— Non. — Je n’oserai jamais. —

Mais si vous désirez de savoir comment l’abbesse des Andouillettes et une novice de son couvent se tirèrent d’affaire en semblable rencontre, — promettez-moi seulement un peu d’indulgence, et je vous la raconterai sans le moindre scrupule.