Vie et opinions de Tristram Shandy/4/70

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 192-195).



CHAPITRE LXX.

La négresse.


« Lorsque Tom arriva à la boutique, il n’y trouva qu’une pauvre négresse, occupée à chasser les mouches avec une touffe de plumes blanches qu’elle avoit attachées au bout d’un bâton. Mais, tout en les chassant, elle prenoit garde de les blesser. — Touchant tableau, s’écria mon oncle Tobie ! la malheureuse avoit beaucoup souffert, et elle avoit appris à compatir. » —

« C’étoit, sauf le respect de monsieur, une excellente créature aussi bien qu’une excellente ouvrière. Il y a, continua Trim, dans l’histoire de cette pauvre malheureuse, des circonstances qui attendriroient un cœur de roche ; et dans quelqu’une de nos soirées d’hiver, quand monsieur sera disposé à les entendre, je les raconterai à monsieur, avec le reste de l’histoire de Tom, dont elles font partie. » —

« Ne l’oublie donc pas, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« Mais, monsieur, dit le caporal, avec un air de doute, un nègre a-t-il une ame ? » —

« Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle Tobie, dans les choses de cette nature. Mais je suppose que Dieu n’auroit pas voulu laisser un nègre sans ame, plutôt que toi ou que moi. » —

« Ce seroit une affreuse injustice, dit le caporal. » —

« Assurément, dit mon oncle Tobie. » —

« Pourquoi donc, oserois-je demander à monsieur, traite-t-on plus mal une servante noire qu’une blanche ? » —

« Je ne puis t’en donner aucune raison, dit mon oncle Tobie. » —

« C’est sans doute qu’elle n’a point d’amis, dit le caporal en secouant la tête, ni personne pour prendre sa défense. » —

« Trim, dit mon oncle Tobie, c’est-là ce qui devroit lui assurer, ainsi qu’à ses frères, notre protection. — C’est le hasard de la guerre qui les a mis en notre pouvoir, qui a placé la verge dans nos mains. — Où elle sera ensuite, le ciel le sait ; mais en quelques mains qu’elle tombe, Trim, le brave homme n’en usera pas d’une manière barbare. » —

« Le ciel l’en préserve, dit le caporal ! » —

« Amen, répondit mon oncle Tobie, en posant la main sur son cœur. » —

Le caporal reprit son histoire pour la continuer ; mais avec une espèce d’embarras, dont le lecteur ne devine peut-être pas la cause. —

Par toutes ces transitions soudaines, et la plupart touchantes, dont le caporal avoit entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef sur laquelle il l’avoit commencé. Son projet avoit été de distraire son maître, et son maître s’attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois il essaya de se remettre sans pouvoir y parvenir ; enfin il rappela ses esprits, replaça sa main gauche sur sa hanche, le coude relevé en arc d’un air vainqueur ; et conservant la liberté de son bras droit, pour aider son débit par ses gestes, il se rapprocha autant qu’il put du ton qu’il avoit perdu. — Et dans cette attitude, il continua son histoire.