Vie et opinions de Tristram Shandy/4/89b

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 235-238).



CHAPITRE 82.

Déclaration d’amour.


Le caporal avoit à peine laissé tomber le marteau, que la porte s’ouvrit ; et mon oncle Tobie fit son entrée dans la salle si brusquement, que mistriss Wadman n’eut que le temps de sortir de derrière le rideau, de poser une bible sur la table, et de faire deux ou trois pas au-devant de lui.

Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman, de la manière dont les hommes saluoient les femmes en l’an de notre Seigneur mil sept cent treize. — Ensuite il se releva, et, marchant de front avec elle, il la conduisit jusqu’au sopha ; — et non pas après qu’elle fut assise, ni avant qu’elle s’assît, mais pendant qu’elle s’asseyoit, il lui dit en trois mots, qu’il étoit amoureux. — On ne pouvoit assurément presser davantage une déclaration. —

Mistriss Wadman baissa les yeux sans affectation, et regarda quelque temps une reprise qu’elle venoit de faire à son tablier, en attendant ce qui alloit suivre. — Mais mon oncle Tobie étoit absolument sans talent pour l’amplification ; et, de toutes les matières, l’amour étoit celle où il étoit le moins versé. Quand il eut dit une fois à la veuve Wadman qu’il étoit amoureux, il s’en tint-là, et attendit paisiblement que la chose opérât. —

Mon oncle Tobie n’a jamais compris ce que mon père vouloit dire par-là. Pour moi, je n’en parle que pour combattre une erreur que je sais être extrêmement répandue, — surtout en France, où l’on est presque aussi persuadé que de la présence réelle, que parler d’amour, c’est le faire.

— Je demandois un jour à un certain marquis, comment il s’y prendroit pour faire du pouding avec la même recette ? —

Mais poursuivons. — Mistriss Wadman s’assit, en attendant que mon oncle Tobie continuât ; et resta ainsi quelques minutes, jusqu’à ce qu’enfin le silence de part et d’autre, devenant en quelque sorte indécent, elle se rapprocha un peu de lui, leva les yeux en rougissant à demi, et ramassa le gant, — ou, si vous l’aimez mieux, elle reprit le discours, et répondit ainsi à mon oncle Tobie.

« Les soins et les inquiétudes de l’état du mariage, dit mistriss Wadman, — sont souvent extrêmes. — Je les suppose tels, dit mon oncle Tobie. — Et quand on est aussi à son aise que vous, continua mistriss Wadman, — aussi heureux, capitaine Shandy, et par vous-même, et par vos amis, et par vos amusemens, — je ne conçois pas en vérité quelles raisons peuvent vous engager à changer d’état. » —

« Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se trouvent tout au long dans un livre de prières. »

Jusques-là mon oncle Tobie s’avançoit avec ordre, tenant la pleine mer, et laissant mistriss Wadman louvoyer sur le golphe. —

« Quant aux enfans, dit mistriss Wadman, quoique ce soit peut-être la fin principale du sacrement, et sans doute le désir naturel de tous les parens, — cependant il faut convenir que les peines qu’ils nous causent sont assurées, et les consolations qu’ils nous promettent incertaines. — Eh ! comment, mon cher monsieur, nous paient-ils de tous les maux d’une grossesse ? Quelle compensation à ses vives et tendres alarmes, peut espérer la mère souffrante et foible qui les met au monde ? — Je déclare, dit mon oncle Tobie, ému de pitié, je déclare que je n’en connois aucune, si ce n’est le plaisir de faire une chose agréable à Dieu. » —

« Babiole, dit la veuve Wadman ! » —