Vie et opinions de Tristram Shandy/4/93

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 247-248).


CHAPITRE XCIII.

Il n’est point d’éternelles douleurs.


De même que dans une matinée d’avril on ne sait souvent s’il faut attendre la pluie ou le soleil, — de même Brigitte ne sut si elle devoit rire ou pleurer. —

Elle prit un gros rouleau qu’elle trouva sous sa main. — La disproportion de cette arme la fit rire.

Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer. Et si une seule de ses larmes eût été mêlée d’amertume, le cœur honnête du caporal la lui auroit vivement reprochée. Mais le caporal connoissoit les femmes trois fois mieux que son maître, et il s’étoit conduit suivant ses principes.

« Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le caporal, en lui donnant le baiser le plus respectueux, je sais que tu es naturellement bonne et modeste, et tu as d’ailleurs tant de noblesse et de générosité, que si je te connois bien, tu ne voudrois pas blesser un insecte, et encore moins l’honneur d’un si digne et si galant homme que mon maître, quand tu serois sûre d’être comtesse. — Mais, ma chère Brigitte, on t’aura conseillée, et tu auras été trompée, — comme il arrive souvent aux femmes de l’être, quand elles se sacrifient pour d’autres. » —

La réflexion du caporal fit verser quelques larmes à Brigitte.

« Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua le caporal en prenant sa main, qui pendoit à son côté sans mouvement, et en lui donnant un second baiser, — qui t’a pu donner un soupçon aussi faux ? »

Brigitte sanglotta encore un moment ; — et puis elle ouvrit ses yeux, que le caporal essuya avec le bas de son tablier. — Enfin elle lui ouvrit son cœur, et lui raconta tout. —