Vieilles gens et vieilles choses/Préface

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Imprimerie C.-P. Ménard (p. v-viii).

PRÉFACE


Il y a deux ans, jour pour jour, la Savoie apprenait, avec une émotion douloureuse, la fin prématurée de Mlle Amélie Gex, dont le talent, alors en pleine floraison, faisait espérer une longue succession d’harmonieux poèmes et d’œuvres émouvantes.

Cette mort affligea non seulement les amis des lettres, mais elle eut aussi un écho attristé dans nos villages, où étaient devenues populaires ces poésies et ces chansons patoises de Dian de la Jeânna, merveilles de sincérité naïve, dans le cadre desquelles Mlle Amélie Gex a fait entrer, avec un art si discret, les mœurs, les coutumes, les passions, les légendes des populations de notre terroir.

Dans ses poèmes en langue française, la chère morte a eu de puissantes envolées ; son esprit a poursuivi, jusqu’au fond des cieux, l’idéal et, comme un autre poète, elle a pu s’écrier :

J’ai heurté de mon front à la voûte éternelle,
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours.

Les penseurs, les philosophes à la recherche du grand mystère que cèle l’Univers, se plairont à redire ces strophes poignantes, où palpitent les pensées les plus nobles, les plus élevées, d’où jaillissent, intimement mêlés, des éclats de douleur et des alléluias d’espérance.

Mais au retour de ces audacieux voyages dans l’au-delà, qui nous montrent cette pauvre âme avec ses inquiétudes et son inextinguible soif de l’inconnu, Amélie Gex s’apaisait, se rassérénait dans la contemplation et l’étude de la vie rustique, qu’elle savait peindre sous un aspect étonnant de vérité, et cependant délicieusement poétique.

C’est qu’à une imagination riche et prompte, à l’art exquis du poète, dont elle posséda miraculeusement les plus rares ressources, dès qu’il lui plut d’écrire, Mlle Amélie Gex alliait une observation pénétrante et le sens intuitif le plus subtil. Aussi, les personnages qu’elle met en scène se meuvent-ils dans un milieu oÙ rien ne détonne, out chaque chose est a sa place la plus naturelle, oÙ les détails, jamais inutiles, accentuent, sans le forcer, le caractère du tableau, et l’on en a cette impression que l’auteur a vécu dans ses propres récits, a respiré l’air dans lequel flottent ses légendes.

Vieilles gens et vieilles choses, histoires de ma rue et de mon village, est un recueil de nouvelles en proses dans lesquelles Amélie Gex se révèle avec les plus charmantes qualités du conteur. Des mains pieuses ont rassemblé et mis en ordre les derniers feuillets de ce livre posthume ; ce sont des récits familiers et touchants, embaumés du parfum des souvenirs anciens ; malgré leur simplicité, ils charment et émeuvent invinciblement, ils font ressusciter en nous des sentiments éteints, des impressions dont on avait perdu jusqu’à la mémoire.

Cette œuvre est appelée à un succès durable.

Mlle Amélie Gex n’a laissé, en prose, que ces quelques nouvelles, mais ses poésies inédites sont nombreuses, il en est qui doivent être classées parmi les plus remarquables qui soient sorties de son esprit.

Ces poésies seront prochainement publiées ; elles formeront, croyons-nous, deux volumes : l’un contiendra les poèmes écrits en français, et l’autre, ceux composés en patois, sous ce titre : lo Contio de la Bovâ.

Ces œuvres feront regretter davantage encore la perte de Mlle Amélie Gex, qui est descendue dans la tombe à l’heure même où son esprit était le mieux armé pour produire, où son talent, en pleine maturité, eût pu faire le plus d’honneur à son pays, à la Savoie qu’elle adorait.

Chambéry, le 19 juin 1885.

Charles BURDIN.