Aller au contenu

Vierges en fleur/08

La bibliothèque libre.
Albert Méricant (p. 205-233).
◄  VII
IX  ►

VIII

Une foule apparut, grouillant sur le sable, semée dans les rochers, dispersée en grappes parmi les champs d’ajoncs, devant quelques maisons. Des hommes, armés de pics, de pioches, défonçaient la lande, arrachaient les vieilles souches, les touffes épineuses, et traçaient des sillons dans les terres incultes.

Jeunes gens et jeunes filles, en groupes, babillaient.

L’arrivée des baigneurs fit cesser un instant la fête.

Les Bretons n’aiment pas l’étranger — et pour eux quiconque n’est pas de la paroisse ou du canton est un étranger. Ils ne s’enchantent pas, l’été, de l’invasion des touristes qui passent, laissant à profusion de l’argent dans ce pays pauvre. Ils n’ont pas l’âme commerçante ; le négoce pour eux est presque une tare. Ils vivent en seigneurs, hautains et fiers de leur misère. Sur la côte surtout, ils ont la sauvagerie altière et glorieuse.

Ils ne s’abaissent pas aux durs labeurs serviles ; ils ne cultivent pas la terre, besogne de manants. Ils sont marins, pêcheurs ; ils sont contrebandiers, seraient voleurs, pirates, plutôt que de s’enfermer en des boutiques pour débiter des épiceries ou des merceries.

Ils méprisent la terre ; ils adorent la mer, la mer qui les fait vivre maigrement, la mer qui dans ses rages les prend et les dévore. Ils l’aiment comme une amante, qu’elle leur soit clémente, qu’elle leur soit hostile.

Bientôt, le bruit et la joie reprirent. Après un effarement, les Bretons témoignèrent aux curieux tout leur dédain, en affectant de ne pas les voir et de ne se soucier en aucune sorte de leur présence.

M. Houdet, voulant connaître le programme de la fête, adressa la parole à un jeune garçon, qui ne répondit pas et lentement s’écarta.

La lande défrichée, les laboureurs poussèrent des cris de triomphe et vinrent s’abreuver au tonneau de cidre qu’on avait roulé sur la grève.

Alors, les jeunes gens, dépouillant leurs vestes, allèrent au loin s’aligner pour la course.

Les jeunes filles, placées au but, tenaient à la main des bouquets de bruyères et de fleurs des champs.

L’abbé Le Manach, qui avait assisté plusieurs fois à ce genre de fêtes, expliqua aux baigneurs que le vainqueur de la course choisissait en arrivant, parmi les villageoises, celle qu’il préférait, qu’il cueillait à la fois un baiser et des fleurs.

Le signal fut donné par la détonation d’une canardière. Et ce fut aussitôt une bousculade effroyable.

Les coureurs, à coups de poing, écartaient leurs rivaux. Leurs pas s’enlizaient dans les sables mous. Des jeunes gens roulaient, hurlaient de rage. Les filles, silencieuses et pâles, frémissaient : les efforts et les cris de ces mâles robustes étaient un hommage à leur beauté.

Philbert considérait les petites Bretonnes. Entre toutes, une seule était vraiment jolie, avec ses grands yeux glauques, semblables à la mer profonde et mystérieuse, avec ses lourds cheveux, roux comme les granits, roulés en auréole autour de la coiffe de dentelles blanches.

— Hé ! hé ! mon coquin, dit M. Houdet, voilà de la jeunesse, de la chair fraîche. Ma parole, vous les grignotez presque et les mangez des yeux…

— Le régal en effet me tente, je l’avoue.

— Oui, c’est gentil, c’est frais, mais il ne faudrait pas lever les jupes. Les Bretonnes, mon cher, c’est bon un soir de noce, quand on a la tête à l’envers, et qu’on n’y voit pas clair. Sur le bord d’une route ou sur un lit d’auberge, en deux temps, trois mouvements, on les culbute, et l’on s’en va. Du reste, c’est ainsi que les gars et les filles de Bretagne font l’amour.

— Et pourquoi faut-il donc agir brutalement, aimer comme des bêtes ?…

— C’est que les pauvres filles ont des coiffes très blanches, mais des jupes très noires et des chemises qui sentent la bouse, comme on dit par ici. Une femme qui est propre et a soin de son corps est traitée de putain par ses parents, par ses amies. Les curés de campagne proscrivent toute hygiène. Il faut laver son âme, mais avoir la chair sale. N’est-il pas vrai, l’abbé ?…

— Oh ! vous exagérez, mon bon monsieur Houdet, fit l’abbé Le Manach. Mais vous en conviendrez, j’espère, l’Église a raison en condamnant les raffinements et les luxes charnels. On ne peut allier la modestie d’une vierge chrétienne avec toutes ces pratiques des cabinets de toilette et des salles de bain, à la mode aujourd’hui, qui font perdre aux jeunes filles toute retenue et toute pudeur. Combien de femmes quotidiennement sont sauvées du péché parce que leur toilette intime est négligée ; que la tentation et l’occasion s’offrent, elles les fuiront, sinon par vertu, du moins par crainte d’étaler aux regards du complice des lingeries douteuses…

— Conclusion, dit Philbert, la vertu est la fille de la saleté. Ohé ! Vive le vice ! Le vice est beau, le vice est propre.

Les coureurs arrivaient. Le vainqueur se précipita vers la jeune fille aux yeux glauques, aux cheveux roux.

C’était un gars maigriot, pâle, au masque bestial où ruisselait la sueur. La Bretonne voulut le fuir, refuser les fleurs et le baiser. Mais lui, brutalement la prenait en ses bras, plaquait ses lèvres grasses sur les joues qui cherchaient toujours à s’évader.

Mais soudain le vainqueur poussa des cris de rage.

Un poing s’abattait sur son crâne et frappait à grands coups. C’était un concurrent, l’amoureux de la belle, qui défendait sa mie. La lutte s’engagea. Les deux rivaux roulèrent sur le sable. On les entoura ; on les excita. Ce spectacle inattendu ravissait les Bretons qui aiment par-dessus tout ces duels acharnés et cruels.

Les ennemis se mordaient, se déchiraient, s’injuriaient, hurlaient : leurs visages étaient tuméfiés et sanglants. Le vainqueur de la course enfin demanda grâce. Et la belle accorda ses fleurs et son baiser à celui qu’elle aimait.

Kersabiec, le marin, grimpa sur une roche et son biniou chanta des airs de vieilles rondes.

Garçons et filles, les mains liées, dansèrent sur le sable.

Ils entouraient le musicien et leurs voix se mêlaient aux sons de l’instrument. Les chants étaient tristes et doux ; ils disaient les amours mélancoliques des pêcheurs d’Islande et des filles de la côte, et la tristesse des vierges veuves qui ne retrouvent pas le promis quand les barques rentrent au port.

L’abbé Le Manach et Luce s’étaient écartés ; on les voyait rôder dans les rochers, près de la lande nouvellement défrichée ; ils conversaient avec animation. La jeune fille semblait nerveuse, avait de grands gestes, agitait son ombrelle.

— Vous avez réfléchi, mademoiselle ?

— Oui.

— Quelle réponse aurai-je à donner à mon cousin ?

— Oh ! vous êtes pressé !… Attendez quelques jours !

— Est-il possible que vous hésitiez encore !

— Vous le voyez.

— Alors vous l’aimez donc ?

— Qui ?

— L’inconnu… Pauvre enfant ! Pardonnez que j’insiste et veuille vous arracher à votre aveuglement. Je n’ai pas l’intention de diffamer cet homme : mais je puis vous affirmer que vous devez le fuir. Toute femme qu’il approche, il la souille ; jeune ou vieille, il lui faut de chacune flétrir l’âme. Je ne puis, je n’ose tout vous dire. Vous croyez qu’il vous aime : il est votre ennemi, croyez-moi, croyez-moi.

Un instant, tous les deux gardèrent le silence ; et tout à coup des râles, des soupirs les émurent. Tout près, dans les rochers des êtres pantelaient.

Luce fit quelques pas, pencha la tête vers un gouffre.

Dans le creux des récifs, elle discerna deux corps. Elle crut tout d’abord que le combat engagé après la course sur la grève se dénouait maintenant par un crime.

Un des lutteurs, la tête ensanglantée, était là ; il semblait s’acharner ; des sanglots montaient.

Luce aperçut bientôt une femme ; c’était la Bretonne pour qui les gars s’étaient battus.

Luce eut peur, murmura :

— Voyez, voyez, monsieur l’abbé.

Et l’abbé s’approchant, regarda, devint pâle.

Puis il balbutia :

— Partez ! partez !…

— Il faudrait appeler à l’aide…

— Non… non… fuyez.

Mais Luce contemplait toujours cette mêlée. Elle aperçut soudain, dans un sursaut, le visage de la petite Bretonne, où rayonnait une joie immense, de l’extase. Alors, moins épouvantée, elle vit que les bras s’étreignaient doucement, que les bouches disjointes un instant se cherchaient.

Le prêtre était tremblant. Il regardait aussi. Ces amants très épris qui s’éperdaient, au ciel de leur tendresse, lui parurent hideux.

C’était cela, s’aimer ! se vautrer, se rouler se mordre, haleter ! Ah ! l’amour qu’il avait appelé dans ses rêves était si beau, si pur, si splendide !… Cela !… Le dégoût lui montait aux lèvres, en nausées. Et ses yeux effarés plongeaient dans le rocher ; il voulait se repaître de cette ignominie pour aimer désormais la virginité, et ne plus souhaiter l’ivresse de la chair.

Luce fermait les yeux maintenant ; mais elle voyait toujours l’expression radieuse d’infinie allégresse qui éclairait les traits de l’amante. Et le désir d’avoir, elle aussi, ce bonheur, lui tenaillait les nerfs, faisait battre son cœur.

Soudain, dans sa fureur et sa haine, le prêtre se baissa, prit une pierre et la lança. Mais il n’atteignit pas les amants. Indignée, Luce avait vu ce geste :

— Oh ! fit-elle, pourquoi lapider ces enfants ? Vous êtes un bourreau.

— J’ai voulu châtier leur péché monstrueux.

— Je crois que le bon Dieu a déjà pardonné.

— Vous les excusez donc ?…

— Quel mal ont-ils commis ?

— Le crime de luxure, le crime abominable, que ne devrait absoudre nul pardon.

L’abbé redescendit vers la grève. Luce le suivait, silencieuse, émue ; toute sa chair flambait en amour. Elle évoquait la nuit de trouble, là-bas à Plougarec, les baisers de Philbert, les caresses ardentes : un regret lui venait d’avoir chassé l’amant et refusé les délices suprêmes.

La foule s’éparpillait ; les rondes entouraient le joueur de biniou. Des groupes se pressaient plus loin, devant le tonneau où le cidre coulait. Les vieilles, accroupies, chantonnaient et les vieux circulaient, la pipe à la bouche, se remémorant les fêtes de jadis.

Luce, un peu fatiguée, s’était assise sur une pierre. Ces grouillements de peuple ne l’intéressaient plus. Elle voyait toujours les amoureux, et doucement souriait…

Soudain, les jeunes gens et les jeunes filles, bras dessus, bras dessous, remontèrent la pente qui rejoignait la grève aux landes, et disparurent dans une sente creusée entre les ajoncs.

Luce alors s’effara. Les baigneurs avaient disparu. Seul Philbert demeurait. Elle courut vers lui.

— Où sont donc nos amis ? demanda-t-elle, inquiète.

— Je crois qu’ils sont partis depuis déjà longtemps !

— Oh ! mon Dieu, mais que vais-je devenir, seule ici ? ah ! j’ai peur.

— Ne vous alarmez pas. Vous n’êtes point perdue. Dans une heure nous serons de retour à l’hôtel.

— Dans une heure ! Mais déjà le soleil se couche… pourquoi ne m’a-t-on pas appelée ? pourquoi n’est-on pas venu me chercher ?

— Ces messieurs et ces dames se sont dispersés ; personne n’a songé à vous ; sinon moi…

— Alors, monsieur, ne nous attardons pas davantage. Hâtons-nous…

Ils allèrent, lentement, malgré la précipitation de Luce, qui s’enlizait à chaque pas dans les sables.

— Si vous preniez mon bras, dit Philbert, de la sorte, vous marcheriez plus vite…

— Non, non, je ne veux pas.

— Voilà donc la réponse que vous m’aviez promise, hier…

— Mais je n’ai rien promis.

— Rappelez-vous bien, Luce : demain, m’avez-vous dit, demain, je vous dirai qui des deux je préfère. Raphaël de Guiny, ou Philbert Tavernier ?

— J’ai peur… ne me demandez rien… J’ai peur…

— De moi ?

— De vous ! Oh ! que je voudrais être à l’hôtel…

— S’il vous plaît que je vous laisse seule, je puis vous exaucer !

— Non, restez, je vous prie…

La nuit venait.

Luce et Philbert suivaient maintenant l’étroit sentier qui longe la côte, au-dessus des falaises et des roches. La jeune fille glissa ; elle poussa un cri. Puis, effarée :

— Mon Dieu, j’ai cru que je tombais dans les précipices…

— Aussi c’est fou, c’est insensé de s’aventurer plus longtemps ici et de s’exposer à des chutes terribles. Il vaut mieux traverser les dunes ; là du moins, si la route est plus longue, nul danger ne menace.

— Oui, vous avez raison.

Au hasard, ils s’engagèrent dans les plaines de sables, vallonnées, hérissées de chardons, de pavots marins à larges corolles d’or, qui scintillaient encore dans l’ombre envahissante.

Une bête meugla dans le lointain.

— Vous entendez le loup ! dit Philbert, en riant.

— Le loup !

Luce apeurée se rapprocha du jeune homme, et se prit à son bras.

— Le loup ! répéta-t-elle.

— Grande enfant, vous tremblez.

— Je ne veux pas mourir.

— Petit chaperon rouge, si quelqu’un vous grignotte ce soir, ce ne sera pas le loup… ce sera moi !

Il enserra Luce dans ses bras et jeta des baisers sur ses yeux, sur son front.

— Vilain, méchant ! fit-elle.

— Oui, je suis très méchant, mon enfant. Voyez, j’ai de grands bras pour bien vous enlacer, de grands yeux pour vous bien admirer tout à l’heure à la clarté des étoiles, une grande bouche pour vous embrasser toute, en un baiser très long, très long, très long…

Elle livra son front ; puis elle supplia :

— Maintenant, courons vite. Pensez donc au
scandale, si l’on nous voit rentrer tous deux seuls. Ah ! du moins puissions-nous arriver au couvent à l’heure du dîner.

Ils marchèrent longtemps, sans dire une parole.

Tout à coup, Luce cria. Une douleur très vive la fit presque tomber. Philbert s’inquiéta :

— Je sens une piqûre atroce à la cheville, dit-elle ; un reptile peut-être m’a mordue. Je défaille ! Ah ! monsieur, sauvez-moi.

Le jeune homme la prit dans ses bras et l’assit doucement sur le sable. Puis, s’agenouillant, il voulut examiner la blessure. Mais dans le noir, il distinguait à peine la jambe. Une allumette flamba ; à cette lueur, vivement, Philbert arracha la bottine, le bas, et vit sur la chair pâle une épine plantée. La flamme s’éteignit.

— Rassurez-vous, fit-il ; ce n’est pas un reptile, mais une ronce qui vous a blessée ; cependant, comme il est des plantes vénéneuses, afin que tout danger disparaisse, je vais aspirer le poison.

Et croulant sur la dune, il approcha ses lèvres, but une gouttelette de sang et savoura la chair.

Luce, à cette douceur, s’abandonna ; le baiser maintenant s’emparait de sa jambe. Elle laissa son corps s’infléchir sur le sable, et ses yeux aperçurent le scintil des étoiles.

La soirée était douce, embaumée de senteurs sauvages ; c’était un soir d’amour, un soir de volupté.

Luce sentait son corps se fondre et se diluer dans la tiédeur du sol ; et des fleurs semblait-il, éclosaient sur sa chair, des fleurs qui palpitaient ; des fleurs qui frissonnaient, se haussaient sur leurs tiges, se mêlaient aux étoiles.

Luce était maintenant portée au firmament, dans des voiles d’azur sombre, parmi les astres, les astres d’or, ces corolles dont le scintillement n’est qu’un spasme d’amour.

Et ses mains attiraient son amant, et ses lèvres maintenant s’entr’ouvraient, recueillaient des baisers. C’était la vie enfin, la vie délicieuse, la vie extasiée de l’âme et de la chair…

Un sanglot, dans la nuit, épouvanta leur joie.

Philbert se redressa.

Dans l’ombre il aperçut, plus noire que le noir, une forme effondrée, mouvante, sur le sable, tout près du nid d’amour où Luce était encore.

Un chien ! pensa l’amant. Du pied, il repoussa brutalement le corps. Un cri douloureux, une plainte jaillit et Philbert reconnut la voix de l’abbé Le Manach.

— Que faites-vous ici ? fit-il, très doucement.

Un sanglot répondit.

— L’abbé, l’abbé, c’est mal d’espionner ainsi les gens…

— Oh ! ne m’accablez pas. Ayez un peu pitié ! Et que votre bonheur vous fasse compatir à ma souffrance atroce !

— Pauvre homme !

— Oui, pauvre homme et qui boit le calice immense d’amertume jusqu’à la lie, et qui demande au Père de terminer enfin le supplice trop fort. Mon Dieu ! accordez-moi la grâce de mourir !

Philbert se tut. Cette désespérance résignée l’émouvait, l’attristait.

Puis, un instant, il eut l’horreur de sa traîtrise : n’avait-il pas volé au prêtre son bonheur, en cueillant le baiser de la petite Luce ?

Cependant il trouva des excuses à son acte.

Luce n’avait-elle pas affirmé qu’elle n’aimait pas le prêtre, et qu’elle avait horreur de sa tendresse sacrilège…

Tant pis pour les vaincus des luttes de l’amour ! Aimer ne suffit pas : il faut par-dessus tout savoir se faire aimer !

Luce appela :

— Philbert !

— Cher ange !

— Quel réveil !… Oh ! j’ai honte, j’ai honte ! Cet homme nous a vus !…

— Luce, tu es ma femme ! Tu es à moi ! Et rien désormais ne peut t’atteindre… Et l’abbé va du moins, cette nuit, nous servir. Grâce à lui, ma chérie, le scandale que tu redoutais, si nous étions rentrés tous deux seuls au couvent, nous l’évitons. Allons, l’abbé, venez !

— Laissez-moi, je vous prie.

— J’exige que vous nous accompagniez. Votre présence est nécessaire : elle fera taire les médisances.

— Oui, vous avez raison. Et je rentre avec vous…

Pas un mot ne fut prononcé, durant cette marche à travers la nuit. Luce était à la fois ravie et inquiète. Elle tenait le bras de Philbert, son époux ; et leurs mains s’enlaçaient, tendres, remerciantes.

Jusqu’à l’aube, l’abbé pleura et sanglota.

Quelques jours s’écoulèrent, délicieux, charmants.

Philbert était repris par le charme de Luce. Et son rêve un instant rompu de bonheur se renouait… Il serait désormais tout à la douce amie. Il vivrait dans la joie d’une union exquise, effaçant jusqu’aux souvenirs des belles folies passées.

Luce un soir murmura :

— Je crois que nous devrons hâter le mariage, car peut-être un bébé naîtra, avant neuf mois.

Un bébé !

Et Philbert eut la vision rose d’un tout petit être, qui serait son enfant.

Ce fut un faux espoir ; comme il interrogeait Luce, quelques jours passés, elle répondit :

— Non… je m’étais trompée… et n’en suis pas fâchée. À peine mariée, être mère, ce n’est pas gai. Mais cette fausse alerte doit nous rendre prudents. Faites votre demande à ma tante ; dites-lui que vous m’aimez, car elle sait déjà que moi je vous adore.

La vieille dame, très émue, répondit que ce mariage, conclusion d’une aimable idylle aux bains de mer, la comblait de bonheur. Elle ajouta pourtant :

— Nous parlerons tous deux de choses sérieuses que Luce, trop enfant, ne saurait discuter. Le mariage, c’est l’union de deux cœurs, c’est aussi l’association de deux fortunes. Nous ne sommes pas riches, vous êtes millionnaire. Il nous faut tout prévoir, la vie comme la mort : et je crois qu’il serait sage de votre part de reconnaître à Luce, en signant le contrat, la moitié de vos biens.

— Madame, je ne suis pas un bon bourgeois, honnête et sage, qui pense en se mariant conclure une affaire et s’inquiète de bien régler les questions d’argent. Je suis un amoureux, très épris et très fou ; j’estime que Luce est un trésor inestimable, et je vous laisse libre, vous la vieille parente prudente et prévoyante, de faire les contrats à votre guise, selon vos désirs et vos fantaisies : là, vous êtes contente.

— Je suis émerveillée ! Les jeunes hommes tels que vous, en ce siècle d’argent, sont rares, je l’affirme ; aussi je vous admire.

Quelques jours plus tard, Philbert qui vivait toujours dans la douce magie de son rêve d’amour, fut angoissé soudain.

Le facteur avait remis à la tante de Luce une lettre. En la lisant, la vieille dame, qui était à ce moment assise sous le cloître, pâlit, gesticula et tendit le papier à la jeune fille, qui fut aussi en proie à une émotion vive.

La tante et la nièce semblaient atterrées.

Philbert, qui s’approchait, s’arrêta brusquement.

Luce était terrassée, anéantie.

Elle tenait sa tête dans ses mains ; et son corps tout entier s’agitait, secoué par des sanglots.

Quel malheur imprévu s’abattait sur ces femmes et les frappait ainsi. Voulant les consoler, Philbert fit quelques pas et s’adressant à Luce :

— Qu’avez-vous donc de triste et qui vous fait pleurer, dites petite amie ?

— Monsieur, monsieur, c’est mal ; vous nous avez trompées. On n’agit pas ainsi. Ah ! ce n’est pas loyal !

— Que me reprochez-vous ?

— Voyez cette lettre.

— Ah ! sans doute des calomnies et des médisances anonymes. Quelque lâche a voulu ruiner mon bonheur ; mais je le connais, le misérable. Un seul homme entre nous, ma Luce, peut se dresser : encore cet abbé, toujours lui.

— Non, pas lui, dit Luce. Et le seul coupable, hélas ! c’est vous.

— En effet, reprit la tante ; ce papier qui cause nos tristesses, c’est une lettre de votre notaire, monsieur. Vous m’aviez priée de régler moi-même les questions d’intérêt. Aussitôt je me suis mise en relations avec celui que vous avez chargé de la gérance de votre fortune ; et j’apprends que vous ne possédez point ces trois ou quatre millions dont vous vous faisiez gloire.

— Ah ! dit Philbert, riant, quand je parlais ainsi, c’était en un accès de rage et d’ironie, le jour où vous m’avez annoncé que messire du Guiny demandait la main de Luce.

— Trois millions, disiez-vous, trois millions, trois millions.

— À ce moment, je croyais que tout espoir de bonheur s’était envolé ; que vous aviez préféré à mon amour sincère la fortune du hobereau. Et c’était ma revanche, à cette heure de souffrance, de fouetter aussi votre cupidité, madame. Non, je ne suis pas, j’en conviens, aussi riche que je le proclamais. Cependant nous pourrons, dans une douce et aimable médiocrité, nous créer un nid de félicité, n’est-pas, chère Luce ?

Luce, les yeux voilés sous les doigts, pleurait toujours.

— Répondez, répondez, ma Luce, mon amour.

— Ah ! je suis malheureuse…

Philbert, en entendant ces mots, défaillit presque. Une larme jaillit de ses yeux. Mais cette faiblesse fut aussitôt domptée. Et l’ennemi des vierges reparut, sarcastique, hautain et dédaigneux, avec sa belle allure impertinente, son rire :

— Lucette, je vous plains et je pleure avec vous. Oui, vraiment, c’est navrant : le rêve d’or s’écroule. Mais du moins il vous reste un espoir : votre cœur doit le bien accueillir. Messire du Guiny lui, n’a pas menti. Ses deux millions toujours vous attendent, ma chère. Comme vous auriez tort de ne pas vous jeter sur ce butin tentant ! Allons, tendez la main… rien n’est perdu, sinon ma tendresse : pauvre chose qui ne vaut même pas une larme, un regret !

Sur le chemin passait l’abbé Le Manach, rêveur, murmurant les oraisons de son bréviaire.

Philbert cria :

— L’abbé, vite, arrivez ! Voici une bonne nouvelle que je veux vous annoncer. Mlle Luce qui hésitait depuis longtemps et n’osait prendre une décision, est résolue enfin à suivre vos conseils. Elle accorde sa main à votre cher cousin, l’homme aux deux millions !

L’abbé, très pâle, se taisait. Mais ses yeux s’emplissaient d’étonnement, d’espoir.

Luce était honteuse ; elle redoutait que le prêtre s’indignât et refusât. Et ce silence, que rien n’interrompait maintenant, la glaçait.

— Hé l’abbé ! s’écria tout à coup Philbert, vous demeurez muet. Vous êtes impoli. Faites-moi le plaisir, mon ami, d’être un peu plus correct. C’est la surprise et la joie sans doute qui lient votre langue à votre palais. Voyons, remerciez galamment la petite demoiselle… Remplacez aujourd’hui le cousin du Guiny ; baisez dévotement la main de la fiancée.

Le prêtre demeurait immobile. Philbert brusquement le projeta vers Luce.

— Êtes-vous pétrifié ? L’abbé, baisez la main.

Et l’abbé Le Manach, effaré, obéit.

Puis il balbutia :

— Au nom de Raphaël, recevez mon merci !

Philbert, prit le bras du prêtre et l’entraîna.

— Ouf ! dit la vieille tante, le dénoûment me plaît. Entre nous, je préfère à ce Parisien le gentilhomme breton qui sera ton mari.

— Mon cher, disait Philbert au prêtre, vous n’allez pas hurler sur tous les toits de Bretagne que vous m’avez surpris l’autre soir, sur les sables, initiant Luce à l’amour et pillant sa virginité. Vous fûtes le témoin de nos transports ; vous avez entendu nos hurlements de joie. Quand je serai parti, l’abbé, prenez la fille, et réjouissez-vous d’elle : j’ai creusé le sillon, j’ai semé la récolte ; glanez, mon cher, glanez. À ces régals d’amour où le corps de la femme est notre table sainte, croyez-moi, il y a place pour de nombreux convives. Mangez, l’abbé, mangez. Nos miettes suffiront au cousin du Guiny. Cette Luce vraiment a l’âme d’une prostituée. J’ai cru, naïf et sot que j’étais, oui, j’ai cru que j’étais aimé. Mais les vierges honnêtes et chastes n’aiment pas !

— Impie, vous reniez votre foi ! Luce vous chérissait ardemment, follement, puisqu’elle s’est donnée…

— Donnée ! Non, je l’ai prise. Elle était ce soir-là troublée, ensorcelée. Puis, c’était un calcul peut-être ; oh ! c’est possible. Qui sait si elle n’a pas joué la comédie pour se bien attacher un fiancé qu’elle croyait alors très riche, le maintenir lié à la glu de sa chair ! Ah ! l’abbé, j’étais pris en effet, capturé, moi, l’oiseau nomade et vagabond, et j’allais pénétrer docilement dans la cage conjugale. Sauvé, je suis sauvé. Merci, mon Dieu, merci !

— Je crois que vous avez raison, et que les vierges sont d’adorables monstres, égoïstes et menteurs. Leur cœur n’est pas capable d’amour vrai et sincère : et nous sommes leurs dupes, leurs pantins, leurs jouets. Je vous avais conté les manèges de Luce : elle s’amusait à me leurrer, en faisant naître en moi une passion vive ; c’était sans doute aussi un manège intéressé. Oui, oui, je me souviens, elle me disait parfois : « Vous avez des parents très riches, jeunes hommes à marier ; ami, songez à moi ! » Je ne croyais pas qu’en parlant ainsi, elle m’invitait réellement à lui chercher un époux riche. Et pourtant c’était bien son désir : je comprends, maintenant.

— Qui donc vous a ouvert les yeux, l’abbé ? Qui donc vous a appris le mépris et la haine de ces filles hantées par la cupidité et les orgueils malsains, au lieu d’être possédées uniquement par l’amour, le bel amour splendide et rayonnant ?

— C’est vous, vous le briseur des vierges exécrables, des vierges qu’aujourd’hui je maudis avec vous.

— Les malédictions, mon cher, c’est de la Bible, du drame. Soyons de notre siècle. Et, le sourire aux lèvres, vengeons-nous. Qu’on meurtrisse nos pauvres cœurs épris, qu’on rompe nos espoirs et qu’on brise nos rêves, hé, l’abbé, sourions toujours. Le pleur est lâche et bête. Soyons mâles, virils ; ne nous laissons pas prendre aux douceurs, aux tendresses et ne souhaitons pas d’impossibles amours. Contentons-nous des ruts apaisés, de jouissances ; en la femme n’aimons que la chair. Ça, du moins, ne nous trompe jamais : on se saoule, on se pâme et l’on râle de joie. Et l’étreinte à peine dénouée, on récupère sa liberté ; nulle chaîne ne nous tient rivé à l’esclavage. Et l’on triomphe alors des ruses féminines. Si d’aventure on tombe au piège, on s’évade en laissant à peine quelques plumes. Hier j’étais fou de Luce ; j’allais lui sacrifier ma vie, ma belle indépendance, m’asservir en un mot. Mais aujourd’hui, morbleu, mon cœur est bien guéri !

— Donc vous l’abandonnez…

— Je la lègue au mari que vous avez trouvé. Mariez-la, mon cher, avec votre cousin.

— La jeter en ses bras, impure, maculée.

— Oh ! oh ! ces taches-là se lavent, disparaissent !

— Mais elle n’est plus vierge !

— Est-ce écrit sur son nez ?

— Je jouerais là le rôle infâme d’un proxénète.

— Pardon. Vous ne garantissez pas la marchandise, j’imagine. Du Guiny vous a-t-il chargé de faire subir à Luce un examen secret, et de constater que nul accroc n’a troué sa robe virginale ? Non, votre cousin, j’en suis certain, ne vous a pas confié cette mission délicate. Allez, mariez Luce et qu’elle soit heureuse, et vous aussi l’abbé. Adieu, je disparais !…

— Sans regrets ?

— Sans regrets !

— Sans remords ?

— Sans remords !

— Adieu donc. Votre main. Je devrais vous haïr : c’est par vous que mon rêve de bonheur fut détruit. Mais sans doute, dans les mains de Dieu, vous êtes l’instrument qui tranche, qui mutile, amoncelle des ruines sur lesquelles peut-être pousseront des fleurs !