Aller au contenu

Vierges en fleur/10

La bibliothèque libre.
Albert Méricant (p. 250-284).
◄  IX
XI  ►

X

Dans la tiède et balsamique douceur de ce soir enchanté, mêlé à la foule élégante des femmes en toilettes claires qui avaient envahi la terrasse de l’Hôtel des Bains, Philbert s’abandonnait à de molles rêveries.

Depuis une semaine il était à Roscoff.

Dès son arrivée en la cité bretonne, pittoresque, aux maisons séculaires et peuplées de gracieux fantômes, parmi lesquels revient l’ombre mélancolique et amoureuse d’une reine, Philbert s’était épris d’une douce revenante.

Marie Stuart hantait ses rêves.

Il évoquait la figure gracieuse, aux yeux inassouvis, aux lèvres altérées de baisers éternels. Souvent, le soir, il rôdait près des ruines de la chapelle où pria la douce souveraine. Et, dans ses espoirs fous, il espérait un miracle ; la résurrection soudaine de l’amante, qui viendrait, en buée lumineuse et palpable, lier sa bouche à la sienne, frissonner, soupirer.

Il vivait sa folie, en une tendre extase. Ses amours d’autrefois mouraient dans le lointain. Luce était oubliée maintenant, ainsi qu’une vision fugitive, éteinte depuis longtemps.

Les villas et les hôtels de Roscoff avaient, au déclin de cet été, de jolies floraisons de jeunes femmes, de jeunes filles. Parmi les géraniums grimpants aux grappes roses et les hortensias aux lourds panaches bleus, des têtes blondes, des têtes roses mêlaient l’éclat de leur sourire, la joie de leur beauté.

Mais Philbert ne voyait que la reine. Il passait, sans jeter un regard aux belles curieuses, étonnées par ce passant, qui prenait des aspects de chevalier d’antan, si peu semblable aux jeunes hommes vains et frivoles des plages, avec son air sauvage, sa mine hautaine et conquérante.

Il avait un costume noir de bicycliste ; le veston très collant et moulé sur son buste, la culotte ajustée, les bas fins, les souliers vernis. Il se coiffait d’un feutre noir, à larges bords. On eût dit qu’il portait le deuil de son amie, la gracieuse Marie fauchée par le bourreau.

Le jour, il se cachait dans les rochers, les regards fixés là-bas, sur la grande mer bleue où les caravelles avaient emporte la reine. Et ses yeux éblouis, aveuglés de soleil, voyaient parfois rouler sur les flots sa chère tête décapitée.

Alors il espérait que la marée montante jetterait à la côte cette épave royale ; il la recueillerait voluptueusement ; et ses baisers feraient revivre les beaux yeux, ses baisers ranimeraient la corolle apâlie de la bouche amoureuse.

Chaque nuit, dans sa chambre hermétiquement close, il appelait l’aimée, croyait que la ténèbre soudain s’éclairerait et que, dans l’auréole, Marie apparaîtrait, langoureuse, pâmée.

Ce soir, il la cherchait, encore, sur les flots que la lune animait d’étincellements pâles.

Des mots qu’on prononçait à ses côtés, l’émurent.

Deux hommes conversaient :

— Oui, disait l’un, la vie est un mystère où l’homme ne voit rien, ne sait rien, n’entend rien… Mais si nous n’étions pas des sourds et des aveugles, la ténèbre parfois s’emplirait de clartés. Si, au lieu de nous isoler dans la cellule de notre individualité, nous cherchions à nous unir plutôt dans l’immense organisme de toute l’humanité, dont nous sommes chacun un atome, un corpuscule, nous nous initierions enfin à la lumière et au bonheur. Nos stupides égoïsmes se fondraient dans l’amour infini ; le mal disparaîtrait enfin, quand on saurait qu’être dur, implacable à autrui, c’est se nuire à soi-même, et qu’on jouit aussi de l’allégresse de tous les êtres, quand la communion douce et miraculeuse a réuni les cœurs et les âmes. Oui, tous, hommes d’aujourd’hui, d’hier et de demain, nous constituons un corps grandiose, palpitant, magnifique, immortel. Nos pères ne sont pas morts, ils vivent autour de nous. Et nous ne serons pas la proie des noirs néants. Ce qui vit ne périt point, mais se transforme, s’irradie sans cesse dans le tourbillon lumineux de la vie. Oui, je sens palpiter toujours, dans notre monde, l’âme de celles et de ceux qui avant nous, ont existé, ont souffert, ont aimé…

Philbert interrompit l’homme qui discourait :

— Monsieur, pardonnez-moi de venir, en intrus, me mêler à cet entretien. Mais la désespérance où je languis par vous s’illumine d’espoir. La chaîne qui nous lie à celles qui ne sont plus pourrait se renouer, avez-vous dit…

— Peut-être !

— Oh ! je vous en supplie, dites par quels moyens on peut revoir du moins les mortes qu’on adore. Quel pacte diabolique faut-il risquer ? Ou bien quelle prière fervente adresser au Très-Haut ?

— Le diable et le bon Dieu, monsieur, sont impuissants. L’homme seul possède les pouvoirs infinis : c’est lui-même qui crée ses enfers ou ses ciels.

— Mais qui donc êtes-vous, pour me parler ainsi et faire que vos phrases versent d’étranges émois jusqu’au fond de mon cœur ?

— Je ne suis pas un mage, un sorcier, un prophète. Rien qu’un pauvre savant, qui ne sait pas grand’chose, mais qui s’acharne à lire, à voir, autour de soi.

— Vous êtes trop modeste, fit le compagnon de l’homme mystérieux ; vous ne pouvez nier que vous avez déjà déchiffré plus d’une énigme…

S’adressant à Philbert :

— Mon ami est un de ces chercheurs qui méprisent la science officielle, la dédaignent, la jugent une formidable erreur, croient que la vérité se trouve dans les leçons des anciens hermétiques et dans l’enseignement direct de la nature. Son nom est estimé parmi les occultistes ; peut-être l’avez-vous entendu prononcer : Andréas Mopsius, astrologue, alchimiste, médecin, botaniste, physicien…

— Si j’étais vaniteux, mon ami, cette énumération de titres me flatterait. Heureusement pour moi, je me suis affranchi des sots et vains orgueils. Je me connais moi-même ; je sais ce que je suis : un pauvre être très faible, très ignorant, jouet de maints courants — comme tous mes semblables, qu’ils soient rois ou valets ! Oui, l’homme n’est toujours qu’un chétif animal, vautré sur sa litière, croupi dans ses ordures. Depuis tant de milliers d’années qu’il existe, peut-être, il n’a vécu que pour ses instincts bas, pour l’assouvissement des appétits charnels : manger, boire, dormir et faire l’amour ; acquérir des richesses, des honneurs ridicules. Il n’a jamais tenté de s’élever plus haut, et de vivre par l’âme un peu, et par l’esprit. Le jour où il voudra se dégager des fanges, se dresser au-dessus de la boue, remonter vers l’azur, il sera souverain : maître de Soi, de Tout…

— L’effort serait trop grand et trop pénible, dit Philbert. À quoi bon s’efforcer à l’ascension du ciel de la science, quand la vie telle qu’elle est nous garde de suprêmes allégresses ?

— Vous les avez atteintes ?

— Quelquefois.

— Où donc les avez-vous trouvées ?

— Dans le spasme d’amour.

— Oui, c’est vrai : il est une minute où l’homme croit toucher l’extrême bonheur : quand sa chair exaltée et ravie, semble s’anéantir et meurt presque, l’esprit, violemment secoué, brusquement se dégage et fuit avec la joie de l’amour ; las !… sitôt il rechute et revient à sa prison charnelle. Mais cet instant suffit à nous faire entrevoir la beauté merveilleuse, somptueuse, sublime et devrait nous donner la sainte nostalgie des paradis terrestres aperçus dans le spasme.

— Je ne désire rien de plus que ces lueurs d’extase.

— En êtes-vous bien sûr, hérétique ? N’avez-vous jamais souhaité de vagues allégresses, des joies insaisissables, des bonheurs infinis. Le rêve qui vous trouble ce soir, croyez-vous que ce soit le besoin d’une étreinte charnelle ? Non, monsieur, c’est la soif idéale et divine. Et ce n’est pas un spasme que vous pensez voler aux lèvres de l’aimée, c’est le ciel tout entier que vous voulez cueillir, dans le réel du rêve.

— Vous savez mon secret ?

— Je le lis en vos yeux.

— Alors, exaucez-moi, aidez-moi. Évoquez, dans une fantasmagorie ou un sortilège, la chère image aimée.

— Je n’ai pas ce pouvoir, monsieur, et le regrette, car je serais heureux d’être un faiseur de bonheur. Mais je sais que bientôt l’astre de votre vie paraîtra dans la nuit. Oui, l’étoile apparaît…

— Je veux, je veux la voir !

— Tournez-vous du côté de l’Orient…

— Cette masse, là-bas, au-dessus de la mer, c’est la vieille chapelle où priait autrefois la douce et jolie reine…

— Recueillez-vous. Rêvez… Regardez vers l’Orient.

Philbert se leva, s’appuya contre la balustrade de la terrasse. La mer se brisait, à ses pieds, sur les murs et les rochers.

Une mélodie se mêla aux bruits des flots hurlant contre les pierres. C’étaient des jeunes filles qui, chaque soir, dans le salon de l’hôtel, animaient le piano, lui donnaient une voix délicieusement chantante.

La musique charma Philbert, berça ses rêveries. Un émoi tressaillait dans son cœur. Il croyait. La promesse de Mopsius était un horoscope sûr, qui ne mentirait pas. Cet homme, qui lisait dans les cœurs, lisait sans doute aussi dans l’avenir.

L’étoile, avait-il dit, va paraître. L’étoile, ce serait la chère revenante, la reine Marie Stuart. Une ombre, une vapeur, rien qu’une vision : mais cette ombre serait mieux aimée qu’une vivante. Et si, pour la rejoindre, il fallait déserter ce monde sans splendeur, Philbert était prêt à mourir.

Ses yeux fouillaient la nuit…

Tout à coup, sur une terrasse qui dominait la mer, parmi les jardinets des demeures voisines une femme apparut et Philbert frissonna.

Une lente et gracieuse silhouette marchait, dans le clair de lune, parmi des tiges fleuries de roses et de glaïeuls.

Elle ! Elle !…

Le fantôme de la reine Marie !

Le corps s’enveloppait d’une robe noire, une robe de forme surannée, qui tombait sans ceinture, mettait au tour du cou une large collerette noire, d’où la tête émergeait, très pâle sous l’or sombre de sa lourde chevelure.

Immobile, glacé par l’émotion, Philbert contemplait la vision, angoissé par la crainte de la voir disparaître, se fondre dans la nuit.

La mélodie chantait toujours ses airs dans le salon, et les baigneurs assis sur la terrasse mêlaient leurs babils.

La vision de la terrasse se mouvait lentement, dans les fleurs du jardin. Philbert put distinguer son visage ; il crut reconnaître l’image qui hantait son esprit, depuis son arrivée à Roscoff.

Ses yeux scintillaient, dans le soir, ainsi que deux étoiles.

Sous la longue robe noire, par instants, le corps se dessinait et révélait des lignes d’une beauté superbe.

Philbert prit Mopsius par le bras, et tout bas murmura :

— Voyez-vous… là, là, sur la terrasse proche, l’astre que vous m’avez prédit, il s’est levé !

Mopsius répondit :

— L’étoile que je vois est une jeune femme… d’autres soirs, je l’ai vue, déjà… Peut-être en elle revit la douce reine morte que vous aimez.

— C’est elle ! C’est Marie ! Le frisson de mon cœur ne peut pas me tromper. Oh ! venez avec moi. Je veux aller vers elle, tomber à ses genoux.

— Ami, il faut calmer cette belle impatience. Songez donc qu’à cette heure vous ne seriez pas reçu chez des personnes qui ne vous connaissent pas. En la réalité, cette apparition, qui se meut dans la pâle clarté de cette belle nuit, est une jeune fille qui vit avec ses parents, et que vous reverrez dans les rues de Roscoff, sur les trois plages, sur la côte. Rentrez chez vous, ce soir. Votre vœu est déjà exaucé à moitié.

— Ah ! je vous remercie…

— Pourquoi ?… Je n’ai rien fait, moi, que vous annoncer l’événement, quelques minutes avant qu’il s’accomplisse. Non, je n’ai pas créé la douce vision — je l’ai vue avant vous — comme je vois aussi votre bonheur prochain.

Toute la nuit, Philbert se tint devant la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la mer.

Tourné vers l’Orient, il espérait revoir la vision enchanteresse. Mais sur les terrasses des villas, qui se confondaient dans la lumière plus pâle du clair de lune, la revenante ne parut pas.

Et se remémorant les paroles du savant, l’ennemi des vierges voyait des horizons nouveaux surgir dans le brouillard grisâtre et nébuleux de son existence.

Une clarté maintenant brillait ; et c’était comme un phare apparu après la tempête et l’orage.

Par instants, il avait une honte intense, presque un remords de son passé, de ses jours de folie et de ses nuits de fête. Il comprenait enfin qu’il est d’autres joies que l’éperdûment de la chair en amour. Ces joies spirituelles, ces essors vers l’azur, il allait en goûter désormais la splendeur !…

Mais, brusquement, il éclata de rire…

— Vraiment, je deviens fou ! Ou je suis la victime de quelque sortilège ! J’espère je ne sais quelles folles aventures de rêve et d’idéal… La vie et le réel valent mieux — et la reine était de mon avis. Elle fut une amante affolée de luxure et d’ivresses de chair. Ah ! Marie, ce n’est pas ton âme qui m’attire, c’est ton corps, ton
beau corps qui frissonnait ce soir et qui ressuscitait, brûlant sous son linceul.

Toute la nuit qui suivit l’enchantement de la blanche vision, Philbert s’énerva dans des transes d’insomnie. Pour la première fois, il connut la puissante hantise de l’image féminine, l’obsession qui emporte l’esprit à la poursuite d’immatérielles figures.

Certes, mordu aux reins par un âpre désir, il avait eu des heures dans son passé d’amour, où les phosphores du désir l’avaient pareillement brûlé. Mais alors, ses nerfs seuls s’irritaient ; la pensée ne participait pas à ses fièvres. Aujourd’hui, au contraire, l’imagination était possédée, et c’était elle qui dirigeait l’effervescence du corps. Vainement Philbert voulut, en ses rages, dissiper le fantôme blond et pâle continuellement reformé devant ses yeux.

— Ne suis-je pas dément pour me troubler ainsi ?… Ce sacré Mopsius, avec son charlatanisme, m’a mis en ce bel état. Dormons, que diable ! et attendons demain…

La vision persistait, revenait…

Aussi, dès les premières lueurs du matin, Philbert se leva et sortit pour trouver un calmant dans les effluves de la brise matinale.

Sur la grand’place, à l’heure où les baigneurs se rencontrent, sortant des villas et des hôtels pour aller à la mer, il rôdait. Il aperçut Mopsius, et courut près de lui.

— Hé ! monsieur le savant ou monsieur le sorcier, cria-t-il, que j’aie de vous l’éclaircissement qui me puisse rasséréner ! Je viens de passer une nuit de trouble et dont je sors avec des anxiétés accrues. De grâce, dites-moi si l’apparition d’hier, dans l’Orient de la nuit, fut un effet fantomatique de votre sortilège ou s’il est bien réel que ce fut une femme qui se montra radieusement sur les terrasses à la droite de l’hôtel ?

Mopsius eut un sourire :

— Rassurez-vous. Vos yeux ne furent point l’objet d’une hallucination. La figure aperçue n’est pas un spectre. Vous avez vu une jeune fille de qui le charme, non moindre que celui des idéalités aériennes, présente cet avantage d’être parfaitement matériel et vivant. Vous en serez tôt convaincu car vous n’allez pas tarder à la revoir. Chaque jour, en effet, elle quitte avec sa mère et sa sœur, dès neuf heures, la villa des Glaïeuls ; elles traversent la place et vont s’asseoir devant la mer, près des rochers de Rock-Crown. Quelques minutes encore de patience, et elle sera ici…

Afin de tromper l’attente, Philbert se laissa aller devant Mopsius à d’intimes épanchements :

— Une psychologie étrange, et neuve m’investit. Moi qui précédemment ne connus jamais la moindre ferveur vers les héroïnes du passé, moi qui à leur représentation scénique dévoilais le costume, afin de pénétrer la seule nudité de l’interprète, me voici capté, depuis mon arrivée à Roscoff, par le prestige lointain de celle dont le souvenir crée ici une poésie plus merveilleuse que l’immensité de la mer : Marie Stuart !

— Et comme vous le me confiez déjà hier soir, l’attrait primordial de celle que je vous montrai est de vous offrir une ressemblance avec la reine amoureuse ?…

— N’en riez pas ; ni ne m’accusez de divagation insensée. Oui ! si cette jeune fille est ainsi inéluctablement présente à ma pensée, c’est parce que, de noir vêtue, pâle et les cheveux blonds, identique en un mot à mon évocation de la suave héroïne d’Écosse, elle prête à mon rêve la divine grâce de la réalité.

Mopsius, gravement, parla :

— Ami, savourez donc ce rêve sans chercher à savoir, à analyser. Retenez mon conseil : pour être heureux, il ne faut, dans la vie, rien vouloir comprendre d’elle, rien en vouloir discuter. La sagesse est de vivre en délaissant l’enquête des causes et des pourquoi. Ne pas savoir est le bien et surtout le bonheur… La science que j’acquis m’inflige des tortures atroces et terribles.

Philbert n’écoutait pas les dires du savant ; les yeux obstinément fixés vers la villa des Glaïeuls, il guettait ; des idées assaillaient son cerveau.

Une appréhension le prenait. Il se demandait si la clarté splendide du matin n’allait pas, selon la fréquente aventure, disperser la magnificence dont l’ombre avait rehaussé celle qu’il attendait. L’épreuve prochaine l’angoissait. Telles lignes apparues impeccables dans leur relief sur le noir nocturne ne se déforment-elles pas souvent dans la vive lumière !…

Enfin la porte de la villa s’entr’ouvrit.

Ce fut pour Philbert un éblouissement.

Lente, majestueuse, très belle, apparaissait l’Idolâtrée.

La toilette entièrement noire — une robe ample et riche, un corsage de mode surannée avec des bouillonnés et une fraise, un chapeau adorné de larges et somptueuses plumes — faisait ressortir la blancheur du visage, la flambaison fauve de la chevelure. La démarche était aisée et fière : d’une élégance hautaine et bien conforme au port que donnent les peintres aux souveraines d’antan.

À sa vue, Philbert eut un cri :

— C’est Elle !…

Et tandis qu’il entraînait Mopsius vers la plage où la jeune fille se rendait avec sa mère et sa sœur, il répétait :

— C’est Elle !… N’en doutez pas, Mopsius, c’est Marie Stuart. Celle vers qui s’exalte mon délire… C’est la Marie Stuart de mon imagination… Car mon culte à la reine amoureuse assigne à celle-ci, dans la durée de sa vie, une période préférée. Je ne la vois pas dans l’opulence des brocards et des dentelles, à la cour de France ; j’évoque les temps de son deuil ; ces temps où pâle ainsi et blonde, sous les voiles noirs, elle précipitait vers la quête bienfaisante du spasme la tristesse de ses regrets, la mélancolie d’une destinée fatale. Oui ! telle fut la Marie, amante élue, sœur poétique de Cléopâtre qui vient aujourd’hui pour assurer son emprise.

Andréas Mopsius recueillait ces aveux enfiévrés avec l’attentive bienveillance du psychologue et de l’ami.

Sur la plage, la foule circulait, foule de matin d’été devant la mer : animée, bigarrée, caquetante, joyeuse. Philbert, toujours accompagné du savant, à plusieurs reprises croisa l’Idolâtrée. Son ravissement s’accrut.

L’inconnue avait dans ses traits une remarquable harmonie de sourire ; ses yeux, d’un azur clair, avaient des transparences de pur cristal où s’irradiaient des reflets ; les lèvres saignaient, comme mordues en suprême volupté. La rondeur de la gorge se révélait très ferme et très souple ; et Philbert, entraîné par l’instinct et l’habitude à cette lucide vue qui est un don spécial de l’homme à femmes, devina, quoique s’accusant d’un sacrilège, les intimités du corps : la floraison des seins et la chute du ventre et le fusèlement impeccable des jambes. Mopsius, connaissant l’égoïsme de tels instants, pour qui est épris, ne rompait pas le silence de son compagnon. Philbert resta longtemps sans parler, dans son culte et sa piété vers Elle. Puis :

— L’amour me fut propice en m’accordant cette vision devant l’Océan. La mer, ne trouvez-vous pas ? est le cadre le plus grandiose et le plus enchanteur à la beauté.

— Vous dites vrai. Et les Grecs, qui furent d’incomparables poètes religieux, assignèrent justement à la naissance rose et blonde d’Aphrodite l’élément magnifique, immense et profond comme le charme féminin. C’est la nudité, surtout, qui trouve devant la mer son luxueux décor. Le nu, ici, est grave et divin, autant que la sculpture. C’est à tel point que je ne comprends pas la fausse modestie qui fait revêtir à la femme, pour son bain, le maillot. La nudité qui émerge de l’onde a un prestige sacré, un enchantement divin. L’érection libre des seins, la floraison des cuisses ne sont plus en la femme qui sort de l’eau une tentation ; elles sont la Force divine de la chair ! L’attrait et la séduction disparaissent devant le charme.

Il y eut un silence.

Bien vite retourné à sa contemplation éperdue de la créature adorée, Philbert ne reprit la parole que pour exhaler ses enthousiasmes.

Il supplia :

— Mopsius, vous qui hier soir m’avez annoncé l’éclosion de cette étoile en mon ciel amoureux, dites-moi, oh ! dites-moi, par grâce, la joie ou la détresse des demains…

Mopsius sourit.

Du bonheur vous attend, vous ai-je confié hier. Je vois votre bonheur.

— Quel est-il ?

— Si je le révélais, serait-ce du bonheur ?

Jusqu’au retour des dames à la villa des Glaïeuls, ce fut pour Philbert, attaché à leurs pas, la graduation troublante de son enchantement.

Ce même jour, Andréas Mopsius s’entretenait de Philbert avec l’ami qui, la veille, était sur la terrasse.

L’ami, exprimant sa surprise de voir le jeune homme égaré dans cette hantise d’antan greffée sur un amour actuel, l’astrologue raisonna.

— Ce sont précisément ceux-là qui épuisèrent en des stupres nerveux leur instinct matériel qui sont voués à de semblables aventures. L’esprit, prédominant sur la ruine de l’instinct, prend d’excessives revanches. Quand on a aboli, par l’abus, la volupté rencontrée dans le baiser et la pâmoison, quand on est lassé de la caresse reçue et de la caresse donnée, quand on n’a plus de plaisir à se prostrer en des détresses languides, plus de plaisir à faire vibrer sous son étreinte, à annihiler sous sa possession, dès lors la faculté érotique se localise au cerveau. Les complications de la pensée, le romanesque de l’imagination deviennent des motifs du spasme.

Cependant Philbert aggravait par l’esseulement sa passion nouvelle.

Plus qu’auparavant, il s’éloignait de cette mêlée galante qui met, dans les stations de baigneurs, des effluves de musc, d’héliotrope parmi l’âcreté salée des brises marines.

Lui, le coureur, le flaireur d’odeurs féminines, il était indifférent aux luxures qui l’entouraient.

Pas de lorgnades vers l’exhibition des coins de peau, dans les parages des cabines ; il ne remarquait pas davantage les statures lascives des filles de pêcheurs, leurs gorges dures
pointant sous la toile, leurs croupes saillantes sous les robes étroites, — contraste titillant de la chair plantureuse sous la pauvre vêture.

Il était tout à Elle.

Le matin, à neuf heures, il l’attendait à sa sortie, et, de loin, la suivait.

Un bizarre scrupule avait surgi en lui.

Rien ne lui aurait été plus facile, dans la commodité des relations de plage, que d’être présenté, d’entrer en fréquentation avec Elle et sa famille.

Il y avait renoncé.

Du moins provisoirement.

Il voulait, quelque temps encore, qu’elle demeurât pour lui l’Inconnue. Ce n’était pas sadisme, volonté luxurieuse à prolonger cette irritation du désir qui est parfois la suprême jouissance, plus aiguë que la possession !… C’était un respect, une vénération.

Et Philbert était heureux, après de longues heures de contemplation et d’extase sur la silhouette de la belle jeune fille en noir.

Au fond de lui-même, lorsqu’il constatait la transformation de son être, il s’animait alors d’une hautaine fierté.

Oui ! une fierté.

Car se rendant compte de la crise qui bouleversait sa nature, se l’avouant, il se disait avec orgueil qu’elle n’était pas cette fin dégradante de son ami Oscar, cette fin dont il avait eu la terreur hideuse ; le gâtisme du viveur se vautrant en un sybaritisme de goinfre, l’aberration de sens exténués et prenant leur retraite dans la graisse flasque d’un mariage avec une vieille rouleuse.

Lui, du moins, s’élevait… Au lieu de la chute, un essor ! au lieu de la décrépitude, une rénovation !

Folie, soit ! cette adoration pour une figure du passé, folie lyrique — folie, l’amour pour Marie Stuart reversé sur une ressemblance vivante !… mais la folie ne vaut-elle pas mieux que l’abêtissement ?…

Et dans l’abîme de ce sentimentalisme il se précipitait avec des joies intenses.

Les environs de Roscoff avec leur apparence de décor pour drame romantique se prêtaient, s’adaptaient à ce délire. Quoi de plus aisé, parmi ces rocs abrupts, ces falaises âpres, que de reconstituer le cadre d’autrefois pour une idylle avec la reine qui avait vécu là ?…

Bien souvent, quand la jeune inconnue allait se promener sur l’une des trois grèves, Philbert se surprenait à un étonnement de ne pas être vêtu en page. L’anachronisme de son costume le désolait.

Il ne confiait qu’à Mopsius ses états d’âme. Il gardait au savant une reconnaissance pour l’apparition que celui-ci semblait lui avoir préparée.

— Je ne veux pas, non ! je ne veux pas encore l’approcher. Il est trop tôt. Ce que je crains, en effet, c’est qu’une trop rapide connaissance ne disperse l’assimilation que chaque jour je fais d’elle avec la reine aimée. Concevez-vous cette irréparable faute : que j’aille, par une brusquerie, détruire la magie de leur unification, que je me trouve aux pieds d’une femme quelconque pour avoir voulu trop vite réaliser mon désir vers la royale idole ? Ah ! ce serait horrible.

Andréas Mopsius prenait un vif intérêt à ce phénomène d’auto-suggestion.

De cette envolée dans le bleu, Philbert rapportait en outre une aversion pour les grossièretés, les laideurs, ou seulement les primitivités de l’amour.

Une fois, comme il rôdait dans la campagne, toujours en évocation de la blonde souveraine, il croisa sur sa route un couple du pays. Lui : un solide et jeune gars, les larges pectoraux plaquant au tricot de laine, le cou musculeux et fort, les biceps roulant sous les étroites manches. Elle : une fillasse robuste et saine, de poitrine abondante, la cuisse ronde sous sa robe de futaine, la figure rougeaude au creux de laquelle se pâmaient deux grands yeux enamourés.

Philbert les observa.

Goulûment, les lèvres des deux amants se joignaient, s’écrasaient ; l’homme attirait vers lui d’une vive étreinte la taille de la fille, la ployait ; de son torse tendu, elle le frôlait, bestialement offerte.

Tous deux disparurent, enlacés, dans une anfractuosité, pour l’assouvissement,

Philbert méprisa cette violente manifestation des sexes.

Ce spectacle lui fut pénible tout un après-midi, ayant éveillé en lui la remémorance de pareilles culbutes. Il eut une colère, au compte des fois innombrables où sa brutalité s’était affirmée avec d’aussi forcenées exaspérations. Des parfums d’alcool s’évoquèrent, des touffeurs tièdes de boudoir. Des congestions montèrent en lui au souvenir de l’antan passionnel : les nuits aphrodisiaques où sous la domination de ses sens mâles et experts il avait tenu, pantelantes, râlantes, les maîtresses d’une semaine ou d’une heure.

Peu à peu toutefois, son attente d’Elle se prolongeant, le désir commença à le mordre. Il se confessait à Mopsius.

— Je note en moi, mon cher savant, le progrès fatal de mon amour. Cette unification dont je vous parlais, d’une vivante avec une morte, effacée dans le recul du temps, cette unification s’agrège, se consolide, se parfait. Et maintenant j’ose souhaiter le baiser de celle qui pour moi est Marie. Quelque temps encore et je me risquerai sans crainte de dissiper la belle féerie bleue, à dire mon amour.

Enfin, Philbert éprouva les curiosités avides qui sont caractéristiques en tels cultes amoureux, voués aux femmes d’autrefois.

Lui-même se comparait à un vieux gentilhomme dont jadis il avait été l’intime et en qui il avait pu observer une semblable passion pour une idole éteinte.

Ce gentilhomme, M. de Nalys, s’était féru, dans une fin de vie consacrée à l’étude, de l’image de Marie-Antoinette. La gracieuse bergerette de Trianon le hantait. Ce n’étaient chez lui que tableaux, estampes, miniatures où étaient reproduites les gentillesses mignardes de cette tête que le couteau des patriotes trancha stupidement. Et afin que sa tendresse rencontrât la douce illusion de quelque exactitude, M. de Nalys avait placé tous ces portraits parmi une reconstitution érudite de leur milieu. Il avait une salle bucolique où étaient réunis les portraits qui rappelaient les beaux jours de Trianon. Les tableaux où elle trônait dans sa majesté prestigieuse de fille des Habsbourg étaient assemblés dans un salon dont les moindres détails étaient d’une sévère authenticité, d’un luxe bien exact ; un boudoir était réservé aux miniatures licencieuses où des peintres favoris avaient fixé de sécrètes joliesses, les joliesses que l’adorable reine avait tenu à perpétuer dans le souvenir de quelques amants.

M. de Nalys avait consumé une béatitude de vieil âge qu’une tendresse illumine encore dans cette reconstitution de ce qu’avait été sa royale adulée.

Il eût été malaisé à Philbert d’obtenir pour son culte à Marie Stuart une telle abondance de réalité.

Mais au moins ne négligeait-il rien de ce qui pouvait légendairement évoquer les visions suscitées en lui par l’immortelle présence de l’Écossaise dans ces paysages de Roscoff.

Il subissait la compagnie maussade — pourtant précieuse ! — d’un vieux bibliomane breton, très versé dans les antiquités de sa province. Il lui soutirait, sous couleur de goût historique, ses connaissances profondes sur le passage de Marie à Roscoff ; et ainsi se restaurait en son esprit l’époque par lui chérie où la reine avait accompli son geste délicieux : l’oubli, en des jouissances juvéniles et ardentes, des agitations politiques de la veille, des affres du lendemain.

Et Philbert questionnait aussi les gens du peuple, exigeait les récits que répètent encore les diseuses de contes. Il y a dans les légendes orales des humbles, surtout dans celles qui immortalisent les histoires d’amour, de si touchantes documentations !

Plus fée encore que reine, couronnée de rayons, s’érigeait l’image de Marie dans les frustes récits des hommes et des femmes de Roscoff.

— Ce fut une belle dame, narrait un vieux marin que Philbert employait comme guide dans des excursions. Ce fut une belle dame qui avait, paraît-il, de grands yeux bleus et doux ; on aurait cru un ange et ses habits étaient riches comme ceux d’une Marie de chapelle. On conte qu’elle fut un brin portée aux mâles. Dame ! jeune et si jolie, il n’y aurait à ça rien de surprenant… Je me suis laissé conter qu’elle mourut vite, peut-être d’avoir trop aimé… En tout cas, c’est une belle mort de s’en aller en jeunesse et en amour !

Au contraire de cette curiosité qui le poussait vers la mémoire de la reine, Philbert demeurait à plaisir dans l’ignorance absolue de celle qui la lui représentait.

Lui, qui d’une femme souhaitée avait toujours voulu savoir promptement le passé, toute la vie, — pour mieux diriger sa conquête et escompter ses chances de réussite avec ses probabilités de plaisir, — il ne tenait à s’informer de rien, concernant l’inconnue.

Elle était belle, d’une adolescence suave ; il pouvait suivre sa silhouette aristocratique où se matérialisaient les lignes imaginées de l’Autre. Cela lui suffisait.

Aujourd’hui, sa fièvre pour Marie Stuart se reportait vers la vivante. Quand il la regardait sur la plage, des troubles l’éperdaient. Et ce n’était plus l’image de l’apparition première dans la sérénité nocturne, l’image de la première rencontre sur la grand’place qui peuplait sa fièvre incessante, l’insomnie de ses nuits.

De plus voluptueuses images se détachaient.

Un coup de vent, certain jour, avait soulevé la robe de l’inconnue. Dans le haut du fourreau noir des bas, sous un fouillis, brusquement découvert, de soies et de dentelles, Philbert avait vu un coin de nudité rose. Et cette vision le hantait, effaçant les pâles souvenirs des maîtresses dévêtues, en des heures délirantes, pour des contemplations dévotes, pour le baiser adorant de tout leur corps ; les maîtresses, dressées triomphalement nues devant l’extase de l’amant agenouillé, la chemise
floconnant en écume à leurs pieds ; les maîtresses étendues sur la dévastation du lit. Toutes ces floraisons de chair dévoilée entièrement, si splendides, s’éteignaient devant l’obsession de ce petit coin rose qui avait été pour Philbert comme la révélation du Printemps de la Femme.

Une autre fois, une après-midi chaude et électrique, il avait aperçu la jeune fille, se croyant seule avec sa mère dans l’abri d’une anse, qui avait dégrafé son corsage dans la suffocation de l’heure estivale. La gorge avait jailli, menue et triomphante ; son battement virginal accusait une angoisse. La vision de cette chair à peine entrevue poursuivait Philbert et l’altérait.

Ces révélations, ces sensations il les attribuait toujours à l’image de la Reine. Mais, par elles, un appétit se développait en sa chair ; il joignait les deux femmes en un violent désir.

La poésie, qui auréole Marie Stuart, se concentra spécialement pour Philbert dans le prestige amoureux.

Et pour la souveraine amante, il fut pris de la folie suprême. Son esprit incendié se créait de magnifiques joies : il était dans les bras, minces et souples ainsi que de voluptueuses tentacules ; les seins fermes creusaient leurs sillons dans sa chair.

Il était possédé, enveloppé, brûlé. Les nuits il s’éveillait brusquement en plein songe d’amour, Ses lèvres étaient humides d’une fraîche et âcre rosée. Il buvait, avec délices ces sucs mystérieux, leur découvrait un parfum musqué de toisons féminines. Dans le noir de sa chambre, il voyait des formes de mystère, des seins qui se gonflaient, des jambes qui fuyaient…

Et pour les ressaisir, pour s’enivrer encore, ses bras se convulsaient et ses yeux se fermaient…

Baisers incendiaires, frénésies torturantes… n’était-ce pas, ressuscitée, réelle, la furie que la Reine exigeait, de ses amants, dans sa première vie, en son besoin hâtif de vivre et d’aimer double ?