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Vierges en fleur/Texte entier

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Albert Méricant (p. 5-348).

VIERGES EN FLEUR

I

Des lèvres s’ouvrent… Des seins palpitent… l’éternel mystère d’amour hante le sommeil du jeune homme.

Le train rapide l’emporte à travers la presqu’île des fées, cette terre sauvage, toujours magique, des fleurs d’or et des filles aux yeux glauques de sirènes.

Le rêve du voyageur s’est peuplé de sorcières jolies, de châtelaines blondes, de baigneuses souples. La lande, le manoir, les roches sont fleuris : les pervenches des yeux, les pivoines des lèvres et les roses des seins resplendissent partout, en grappes, en guirlandes.

Mais un brusque réveil disperse les visions. Une voix brutale a brisé le charme.

— Saint-Brieuc ! Dix minutes d’arrêt !

Le train est en gare. Les voyageurs se précipitent ; les portes claquent ; les voix glapissent…

Lentement, Philbert se soulève sur les coussins.

Il est seul, dans son compartiment de première classe, depuis le départ, à Paris.

Maintenant, il craint l’invasion de gêneurs. La foule l’inquiète. Il est six heures à peine : il aimerait reprendre son rêve, prolonger encore le sommeil interrompu, jusqu’à Plouaret, où il devra descendre.

Mais, à cette heure matinale, des caravanes de touristes assaillent les voitures, se jettent avec leurs couvertures et leurs valises dans les wagons.

Philbert se poste à la portière, maussade, espérant défendre l’entrée par sa mine rébarbative.

Il aperçoit soudain une jeune et jolie voyageuse, coquettement moulée dans une robe de drap sombre, coiffée d’un chapeau de feutre blanc… elle cherche une place… Ah ! celle-là peut monter…

Philbert maintenant ne pense plus à dormir. Il se dit qu’une heure de tête-à-tête avec la Belle serait un peu de joie, un peu de rêve réel, de doux enchantement.

Une heure !…

Combien d’amours naissent, s’épanouissent, vivent et meurent en moins de temps !…

Philbert monologua.

— Une heure !… Que dis-je !… Nous ne serons à Plouaret qu’à six heures trente… Ah ! très chère, très aimée inconnue, pensez-y, si vous vouliez, nous aurions près de cent minutes heureuses à savourer… Allons, qu’attendez-vous ; par ici, pstt ! venez…

Avait-elle entendu sa prière, exauçait-elle son vœu ? La dame, revenant sur ses pas, mit la main sur les cuivres de la portière, puis, hésitante, elle s’éloigna.

Regrettant le régal un instant espéré, Philbert construisit le roman rapide, à toute vapeur, que son imagination avait entrevu :

« Dix minutes de silence, d’abord, à s’observer. Elle est gentille, je ne suis pas trop mal ; puis je connais mon art, ce qui vaut mieux que la banale beauté des jolis garçons. Dix minutes d’entretien sur le paysage, la contrée, les bains de mer. Puis un quart d’heure de flirt très vif, très audacieux. Environ dix minutes d’attaques impétueuses. Le corsage déjà capitule, s’écroule. Et, sans tarder, nos bouches, avec des sonorités de clairons vainqueurs, sonnent le triomphe durant une bonne et délicieuse demi-heure. Il reste cinq minutes pour pleurer les adieux… »

Philbert s’était recouché sur les coussins. Déjà le train partait, quand la porte s’ouvrit. Un jeune prêtre apparut, monta, prit une place.

Brusquement, Philbert se dressa, croyant qu’à la dernière minute, la petite dame, bien avisée, obéissait à ses appels. Sa désillusion fut dure. Il proféra :

— Ah ! Ma guigne !

Mais déplorant aussitôt son irrespectueuse exclamation :

— Pardon, monsieur l’ecclésiastique. Je vous fais des excuses bien plates pour mon accueil un peu bourru, J’espérais entrevoir un petit minois rose. Et vous en conviendrez, malgré toute votre amabilité, vous ne m’apportez pas le plaisir souhaité.

Le prêtre fronça les sourcils, pinça les lèvres, fit une grimace et s’efforça d’exprimer par les contorsions de sa physionomie un dédain très hautain, un superbe mépris.

Puis il prit son bréviaire et lut des oraisons, d’abord en murmurant, chuchotant les prières, bientôt les prononçant à haute et forte voix :

Pater noster qui es in cœlis, sanctificetur nomen tuum, adveniat regnum tuum, fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra ; panem nostrum…

Philbert interrompit :

Feminam quotidianam da nobis hodie !

Le prêtre balbutia :

— Monsieur, monsieur !

— Monsieur l’abbé, répondit Philbert, vous devez vous méprendre et me considérer comme un de ces bons niais d’anticléricaux qui croient se montrer très forts parce qu’ils injurient les prêtres. J’ai la prétention de n’être pas si sot. Et c’est du fond du cœur que je mêle ce matin ma prière à la vôtre. Vous demandez du pain au bon Père éternel. Chacun son goût. Moi je lui demande de la femme.

— Vous voulez vous marier ?

— Que le Dieu tout-puissant me préserve de ce mal. Libera nos a malo et uxore.

— Je ne vous comprends pas.

— Monsieur l’abbé, nous pouvons parler ainsi que des camarades : nous sommes du même âge, autour de la trentaine. Vous avez entendu assez de confessions, pour n’avoir pas à vous offenser de mes libres propos. Du reste, rassurez-vous, je sais me tenir. J’ai, à Paris, dans le nombre de mes amis, quelques-uns de vos confrères, qui sont de très aimables et très spirituels causeurs. Vous connaissez sans doute, de nom, l’abbé Varmel ?

— Le très grand orateur. Celui qui a prêché l’an dernier le mois de Marie à la Madeleine ?

— Lui-même. Nous nous sommes connus dans l’atelier du peintre Dorsay ; nous avons admiré ensemble les jolies petites créatures qui servaient de modèles à notre ami, et nous avons ensemble apprécié leur beauté.

— Voilà des médisances.

— La pure vérité, monsieur l’abbé. Ah ! vous, en ces pays, le diable ne vous tente guère. Mais dans l’enfer parisien, il assaille jour et nuit la vertu de vos confrères ; et comme il se présente sous des aspects charmants, il met souvent en déroute les meilleures résolutions d’implacable chasteté ; car la chair est si faible…

— Oui, murmura le prêtre, elle est faible, monsieur.

— J’en sais quelque chose, d’autant plus que moi je n’ai aucune raison pour tenter de lutter. La chair, monsieur l’abbé, la chair, la chair, la chair ! Une gorge moelleuse et blanche, une jambe bien faite, des yeux qui flambent, une bouche qui se pâme, voilà toute ma vie. Hormis la chair et le baiser rien n’est beau, rien n’est bon, rien n’est vrai ici-bas. L’abbé Varmel est de mon avis. En cette vallée d’ombre et de larmes, dit-il, la femme c’est la lumière et le sourire, et Dieu nous l’a donnée pour nous initier, dès ce bas monde, aux splendeurs éternelles. Aussi je vous promets qu’il s’initie consciencieusement. Il a pour bonne amie, en ce moment, une petite Italienne qui est un trésor.

— L’abbé Varmel doit être très influent et tout-puissant près de monseigneur l’archevêque de Paris : avec sa protection, je pourrais facilement être nommé vicaire dans une paroisse de la capitale. Oh ! monsieur, je vous en prie, soyez assez bon pour me recommander à votre ami. Je suis de bonne famille, bien élevé, très instruit, docteur ès lettres, et je me morfonds dans ce triste diocèse de Saint-Brieuc.

— Je vous promets d’exaucer ce désir.

— Voici ma carte.

Philbert lut :

L’ABBÉ YVES LE MANACH
vicaire à Plouguernac.

Il dit :

— Voilà déjà que vous succombez, en pensée, à la tentation, la grande tentation des démones parisiennes. Pourtant, en ce pays sauvage, il doit fleurir autour des grèves quelques roses mystiques au parfum affolant, des vierges qui se flétrissent dans les solitudes des vieux manoirs, sans être jamais cueillies. À votre place, j’eusse été le chercheur de ces ignorées ; je leur aurais apporté la joie d’un amour qu’elles rêvent sans cesse.

— Les vierges, répondit le prêtre, oh ! c’est trop dangereux. On peut les admirer et se griser de leur odeur jusqu’à en perdre la raison. Mais c’est l’abominable supplice de Tantale qu’on renouvelle. La bouche peut se tendre, effleurer, s’entr’ouvrir. Mais il ne faut pas mordre aux pommes de ces Èves.

— Et pourquoi pas, monsieur ?… Ah ! l’enchanteur plaisir et la suprême fête : s’approcher doucement, ne pas effaroucher les petites pucelles, devenir peu à peu leur ami, éveiller leurs sens, troubler leurs faibles cœurs, leur faire désirer l’éden de la caresse, les attirer enfin, les jeter au baiser. Puis, cette œuvre accomplie, et le feu de l’amour versé jusqu’à leurs moelles, courir à d’autres chairs vierges pour les flamber encore. Faire une ample moisson de ces virginités. Quel sacerdoce, monsieur, et quel apostolat !

— Vous êtes un débauché pervers et monstrueux.

— Je suis l’ennemi des vierges. Je ne puis tolérer que des filles jolies et jeunes volent à l’amour les années de leur puberté ; par sot orgueil, par rébellion contre la nature et l’instinct, ou par préjugé stupide, se privent de la joie qui ferait deux heureux à la fois.

— Mais vous ne pensez pas au scandale ! Dans nos villes et nos campagnes, on est épié, surveillé, traqué par la curiosité haineuse des gens.

— Oh ! les amoureux savent tromper les plus sûrs espionnages, déjouer la surveillance des vieux parents jaloux.

— Supposons en effet qu’avec la complicité propice de la nuit, de nos forêts pleines d’ombre, des roches qui se creusent en grottes solitaires, les amants se puissent joindre. Mais ensuite ? Les fruits du doux péché d’amour révèlent bientôt le baiser qu’on avait pu cacher.

— Vous êtes d’un autre siècle. En celui-ci, on ne fait plus d’enfants.

— On en fait encore : voyez !

Le train s’était arrêté à la station de Chatelaudren. Une douzaine de marins, natifs des villages voisins, après un congé, quittaient le pays, retournaient à la mer. Silencieuses, farouches en leurs muettes douleurs, quelques jeunes femmes, au ventre gonflé par la maternité prochaine, après l’adieu se tenaient le visage caché dans leurs mouchoirs.

— Les pauvres créatures ! s’écria Philbert. Voilà que leurs hommes s’en vont, sur les océans, pour des années, peut-être pour toujours. Comme elles maudissent ce train funèbre. Et des enfants naîtront dans cette tristesse, sans le baiser du père, en débarquant au monde… Ah ! c’est beau la patrie, grande faiseuse de veuves et d’orphelins…

— Ne les plaignez pas trop ces malheureuses… Les matelots qui partent ne sont pas leurs maris. Les filles de ces contrées sont très dévergondées ; dès seize ans elles se donnent au premier amoureux qui passe, dans un fossé, sur la grand’route. Elles sont comme des bêtes courant après le mâle.

— Ces bêtes-là, monsieur l’abbé, valent mieux que les vierges pudiques qui moisissent dans le froid de la chasteté, y dessèchent à la fois et leur chair et leur cœur ; ces vierges que je voudrais, toutes et toutes, culbuter aussi, jupes troussées, bouches ouvertes, pour en faire des femmes, les livrer au baiser, les vouer à l’amour. Oui, j’ai la haine furieuse, impitoyable, contre la virginité. Et ce n’est pas une rage stupide, irraisonnée. J’ai trente ans à peine, mais j’ai vécu dix vies, j’ai dépensé mon cœur, mon cerveau et mon sexe. Don Juan eut des maîtresses par centaines, par mille. Celles que j’ai tenues et baisées sous ma lèvre sont tellement nombreuses que je ne puis les compter ; et voyez-vous, l’abbé, c’est sur le sein des femmes seulement que l’on vit. C’est là que l’on apprend tout, la douceur et l’amertume, la sincérité et le mensonge, la cruauté et la bonté, la lâcheté et le courage, tout, tout, tout. Je suis donc très savant, infiniment savant. Eh bien ! j’ai constaté que la vierge, dont on loue la pudeur, dont on vante le charme, est une horrible bête, quelque chose d’infâme, de presque criminel. C’est à croire qu’elles sont empoisonnées par la tare physique qui les ferme à la vie, et qu’elles n’ont en elles rien de bon, rien d’humain. Oui, pour que la bonté, que l’humanité pénètrent en elles, il faut que soit rompue la barrière fatale. Alors, devenues femmes, en quelques heures elles se métamorphosent ; tout en elles se mue, le cœur enfin rayonne. Vous vous extasiez, vous, de leur naïveté, de leur grâce, de leurs mines ; vous vous émerveillez de ce que vous appelez leur pureté. Cette pureté-là n’est que de la boue, de l’eau de marécage que le soleil de l’amour purifiera. Ah ! si vous pouviez lire au fond d’un cœur de vierge : c’est un chaos sordide, un cloaque pourri. Non, vous ne savez pas toutes les infamies qui grouillent là-dedans ! Et moi, je les connais !

— Vous avez rencontré, sans doute, quelque monstre dont l’âme, dans un corps vierge, était abominablement souillée. Mais il ne faut pas croire que toutes soient ainsi. J’ai plongé mes regards dans le cœur des jeunes filles ; au confessionnal, j’ai connu leurs secrets. Je les défendrai donc, ces chastes vierges en fleur…

— Non, l’abbé. À Paris, où vous irez bientôt, vous apprendrez comme moi, que leur miel est du fiel. Alors vous n’aurez plus ces douces ingénuités. Comme moi, vous deviendrez aussi l’ennemi des vierges, — mais le bon ennemi que je suis, qui lutte sans rigueur, ne frappe qu’avec des caresses, n’attaque qu’avec des baisers. Oui, je cèle ma rage sous une mensongère et sincère tendresse ! Même, à ces heures-là, ma haine se dissipe ; car la virginité disparaissant, c’est mon ennemie qui s’évanouit. Je n’ai plus dans les bras qu’une amie délicieuse, et maintenant je l’aime…

— Singulier amour, qui passe au bout d’un jour.

— Est-ce ma faute, à moi, si la femme perd son parfum sitôt qu’on l’a possédée ? Au lieu de m’attarder à vouloir retrouver cette fraîche senteur d’inconnu, de mystère, que l’amie nous apporte à l’aube d’un amour et qu’elle ne nous donnera plus jamais ensuite, je vais chercher une nouvelle fleur.

— Vous êtes un effrayant consommateur de vierges, une espèce de minotaure.

— J’en dévore très peu, mon cher abbé. Ces repas-là souvent manquent d’attraits. Et si je m’acharne à poursuivre les vierges, c’est pour
être fidèle à mes principes. Car, pour notre agrément personnel, les aimables petites dames qui cultivent l’adultère, les veuves qui ne peuvent se sevrer de l’étreinte et les prostituées surtout, sont préférables.

— Les prostituées !

— Le mot est effrayant. Les gens honnêtes, les gens moraux, qui sont des idiots, des crétins, des coquins, pensent déshonorer, avec ce laid vocable, les bonnes créatures prêtes à toujours aimer, les femmes qui, vraiment, sont fidèles aux lois, aux lois éternelles et splendides de la vie.

— Vous êtes un monsieur terriblement immoral, et vous m’effrayez.

— Et vous êtes, l’abbé, un parfait hors nature, ainsi que la majorité de nos contemporains qui veulent s’affranchir des normes de l’amour.

— Je crois que vous vous amusez à m’épouvanter avec vos paradoxes.

— Nullement, j’essaie de vous convertir au vrai, au beau, au bien.

— Quel singulier apôtre !

— Du moins très convaincu. Toute ma religion, son dogme et sa doctrine, se résument en ce mot : aimer !

— Aimer !

— Aimer ! Ne riez pas ! Oui, c’est l’amour immense et infini que je sens en moi ; l’amour de tout ce qui est, des choses et des êtres ; l’amour des horizons vastes et des ciels bleus ; l’amour des chênes fiers et des humbles ajoncs qui vivent sur ces landes que nous traversons ; l’amour de l’océan, des vagues, des rochers ; l’amour de l’inconnu qui passe et qui me frôle ; l’amour du créateur qui nous donne la vie. Mais tous ces amours-là, qui donc nous les apprend ? C’est l’unique, le cher, l’initial amour qui naît en nous lorsque nos lèvres s’entrelacent aux lèvres de l’amante, et que nos bras la lient à nous ; l’amour qui nous emporte un instant dans le ciel !

— Taisez-vous, taisez-vous !

— Je ne suis pas le diable, pour que vous étendiez les mains et me repoussiez ainsi.

— Non, vous êtes la voix qui parle et vibre en moi ; la voix qui, dans mes nuits d’insomnie désolée, me crie qu’il faut aimer, aimer, aimer ! La voix qui, jusqu’au pied de l’autel, me poursuit et me dit que l’amour, c’est la raison de vivre !

— C’est la voix du doux Jésus de Nazareth qui disait aux hommes d’aimer, qui essuyait les larmes de la Magdeleine, qui sauvait la femme adultère ! Du Jésus, votre maître, dont les disciples criminels ont travesti la sainte doctrine.

— Oui, c’est vrai, vous avez remué en moi un trouble redoutable. Et j’oublie, avec vous, que je ne m’appartiens pas et ne suis plus vivant ; ainsi que les jésuites, je ne suis qu’un cadavre ; mon corps et mon esprit sont morts. De profundis !

— Ressuscitez, l’abbé. Levez-vous de la tombe.

— Hélas ! la pierre sépulcrale qui m’écrase est trop lourde.

— Alors, vraiment, vous ne l’avez jamais renversée, pour vous échapper un instant dans les paradis terrestres ?

L’abbé ne répondit pas. Mais son visage s’éclaira d’une lueur d’extase.

Philbert s’interrompit un instant, observa le jeune prêtre qui se réfugiait sans doute maintenant dans la beauté de souvenirs radieux.

Le train courait à travers des terres vallonnées où les ajoncs dressaient leurs piques et leurs fleurs. Des maisons de granit apparaissaient soudain, entourées de pommiers aux rameaux étrangement convulsés et tordus. Le ciel était de pourpre et d’azur, et des nuages d’argent accouraient de la mer. Quelques clochers à jour dressaient leurs flèches coquettes, découpées ainsi que de vieilles dentelles, pour parer le pays d’Armor.

À chaque station, des marins de l’État se séparaient des vieux parents et des bonnes amies, pour retourner à Brest ; partout de jeunes femmes pleuraient ; leurs coiffes blanches frissonnaient et semblaient sangloter ; et leurs ventres gonflés frémissaient de la douleur des jeunes êtres pleurant aussi déjà.

— Pauvres gens ! Pauvres gens ! dit Philbert.

— Ah ! j’envie la douleur de ces hommes qui partent, balbutia l’abbé. Du moins, ils sont aimés ; et les larmes amères qu’ils cueillent dévotement sur les yeux des amies, dont ils conserveront le goût, ne sont pas sans douceur. Mais que je parte, moi, que je meure, personne ne versera de pleurs ! Que j’arrive, personne pour me bien accueillir, ne me tendra sa bouche. Vous le voyez, monsieur, un prêtre n’est qu’un homme, un homme faible et lâche, et digne de pitié.

— Ainsi vous n’aimez pas, vous n’êtes pas aimé ? Ma question est sans doute indiscrète, offensante. Mais nous nous confessons l’un à l’autre ce matin. Ce n’est pas par curiosité que je vous interroge, mais par affectueux et loyal intérêt. Je vous sens malheureux : toute misère m’émeut, me fait un peu souffrir.

— Eh bien ! oui, c’est vrai, j’aime !…

— On vous aime ?

— Sait-on jamais ?

— Quelque dévote, une de ces mangeuses de prêtres, qui sont des hystériques et des neurasthéniques, et qu’on voit, ténébreuses dans l’ombre des églises, rôder près des piliers, tourner ainsi que des chauves-souris…

— Non, monsieur, une vierge…

— Elle l’est encore ?

— Encore… Oui…

— Soyez donc mon disciple. Hardi ! Ferme, assaillez…

— Non, mon amour est pur.

— On commence toujours ainsi.

— C’est une jeune fille honnête et que je ne voudrais pas entraîner dans les tristesses d’un amour charnel, d’un amour de prêtre qui ne lui donnerait que tristesse et désolation. Mais je l’aime ardemment ; elle connaît mon trouble, et souffre comme moi.

— C’est donc qu’elle vous aime !

— Elle le dit du moins.

— Pourquoi ne la croyez-vous pas ?

— Je crois qu’elle est sincère : mais son affection est-ce bien de l’amour ? Elle n’a que vingt ans : orpheline, elle est élevée par sa tante, une vieille fille candide et ignorante ; elle ne s’est jamais mêlée au monde qui corrompt et pervertit ; elle a l’âme aussi vierge que le corps, et m’aime comme on aime un grand frère, un parent.

— Mais ce n’est pas le monde qui pervertit les vierges. Anges de perversion, c’est plutôt elles qui pourrissent le monde.

— Non, non, je vous assure.

— Mon fils, continuez votre confession.

— Notre amour est né si rapidement, si vivement, que nous avons été surpris l’un et l’autre de cette attraction qui me poussait vers elle, qui l’amenait à moi. À mon confessionnal, où elle était venue, je fus tout d’abord ébloui par la blancheur de son âme, j’admirai sa limpide clarté, et mon regard, tombant vers sa douce beauté, je fus délicieusement ému. Sans doute je ne sus pas cacher le sentiment étrange qui m’agitait, car elle balbutia tout à coup et pâlit. Elle revint souvent, deux fois chaque semaine, me conta peu à peu sa vie, me prit comme confident de ses rêves innocents. Un jour, elle m’apporta des fleurs pour l’autel de Marie, je dérobai une rose au bouquet et l’emportai chez moi. J’osai avouer mon larcin à la jeune fille ; elle en parut heureuse, et bientôt m’apporta une nouvelle fleur, murmurant timidement : Celle-ci est pour vous. Puis, elle me demanda, plus tard : Qu’avez-vous fait de la rose que je vous ai donnée, elle est depuis longtemps flétrie sans doute, et vous l’avez jetée ! Je ne répondis pas, mais je pris sur mon cœur, où elle était toujours, la chère fleur desséchée. Luce me l’arracha. Comme je m’attristais : Ce sera moi, dit-elle, qui l’aurai maintenant sur mon cœur. Puis elle me tendit un œillet blanc ; mais, avant de me le donner, elle posa un instant sa lèvre sur la corolle. Et voilà, mon ami, tout mon pauvre roman. Nous échangeons des fleurs, des fleurs où nous avons mis nos ardents baisers ; lorsqu’elle est près de moi, séparés l’un de l’autre par la grille du confessionnal, j’ai parfois des envies terribles d’approcher et de prendre la bouche qui ne me fuirait pas. Mais je lutte et suis fort. Pourtant j’ai des révoltes et maudis ce triste, cet affreux courage que j’ai de résister à l’appel de l’amour !…

— Vous êtes cependant sur la bonne voie…

— J’y suis plus que vous ne pensez. Car ce train, où nous sommes, vers elle me conduit. Depuis un mois elle est loin de moi, et je ne puis plus vivre sans elle. Je vais la rejoindre.

— Voici que le roman se corse…

— Oh ! que non. Ce n’est pas encore l’enlèvement. Luce est allée passer l’été à Trégastel, au couvent Sainte-Anne-des-Rochers, où l’on reçoit quelques familles de baigneurs et des ecclésiastiques. Je vais vivre là-bas quelques jours, plus près d’elle. Nous nous verrons souvent.

— Parfait. Le curieux que je suis s’offrira le spectacle de cette aventure. Je vais à Trégastel.

— Ah !

— Vous semblez fâché ?

— Un peu, je vous l’avoue.

— Rassurez-vous… Je ne serai pas un témoin gênant. Mais je pourrai vous être un conseiller utile.

— Quelle idée de venir en notre Bretagne sauvage, vous le viveur, le mondain de Paris !

— L’attrait de l’inconnu, et la magie d’Armor.

— Mais vous vous ennuierez. Ni joies ni distractions n’existent sur ces côtes.

— Hé ! justement, je fuis les casinos, les fêtes, les foules élégantes et bruyantes. Je cherche un trou sauvage, un coin perdu, sans femmes, où je puisse vivre un mois de repos absolu, respirer le bon air, me brûler au soleil. N’avoir ni compagnon, ni ami, être le passant que personne ne connaît, qui ne connaît personne, et pouvoir m’affranchir de parler, de penser : voilà mon rêve. Je suis très éreinté. L’amour est un labeur qui fatigue et tue avec son éternel travail de jour et de nuit… Comme je m’enquiérais d’une plage réconfortante, dépourvue de tentations, où l’on n’est pas hanté par la vision des baigneuses que la vague déshabille en fondant leurs costumes, en collant leurs jerseys sur leur peau comme un mince épiderme de couleur, un ami m’indiqua Trégastel et ses grèves. Voilà pourquoi j’élis ces parages vertueux.

— Vous me faites très peur.

— Moi ?

— Je tremble pour ma Luce.

— La femme d’un ami m’est sacrée…

— Luce n’est pas ma femme…

— Rassurez-vous, l’abbé, je n’irai pas rôder, comme un diable, à ses trousses. Je ne murmurerai pas à l’oreille de votre Ève des sortilèges charmeurs. Puis, ne me prenez pas pour le séducteur à qui l’on ne résiste pas. Votre pure amie, j’imagine, n’est pas la demoiselle à la cuisse légère qui s’offre, à la disposition du premier venu demandant, en passant, l’aumône du baiser. C’est, vous me l’avez dit, une de ces vierges chastes qui ne défaillent pas, qui possèdent une âme triplement vierge dans un corps verrouillé, ferré, cadenassé.

— Mais les plus pures âmes et les plus chastes corps cèdent si facilement aux hantises du vice ! En conversant avec vous, je comprends maintenant l’empire que les Don Juan de votre race exercent sur la femme…

— J’ai passé dix années de ma vie à apprendre l’art de faire l’amour. J’en connais évidemment assez bien la théorie et la pratique. Mais quiconque veut se donner la peine d’étudier, d’observer, de travailler, peut devenir aussi savant que moi. Engluer une femme, l’attirer au baiser, c’est facile, l’abbé. Les plus réfractaires et les plus récalcitrantes, on les enveloppe, on les trouble, on les conquiert sans trop de peine ; car pour les plus rebelles, l’heure du berger sonne au moins sept fois par jour ; l’essentiel, voyez-vous, c’est d’arriver à l’heure précise. On n’a qu’à faire un signe : la dame vous attend !

— Ainsi vous ne vivez que pour…

— … Faire l’amour ! Et je m’en glorifie ! Le jour où je serai caduc, impuissant ou trop laid je prendrai le rapide pour un monde meilleur.

— Impie !

— Non, je suis un croyant ; mais mon dieu, c’est Eros !

Après un silence :

— Nous arrivons, dit l’abbé. Voici Plouaret. Nous allons descendre et prendre le train qui nous conduira en vingt minutes à Lannion.

Plouaret.

Parmi les voyageurs s’agitant et grouillant, Philbert reconnut la jeune et jolie dame aperçue, désirée, à la gare de Saint-Brieuc ; elle s’installait dans une voiture du chemin de fer de Lannion. Il se précipita près d’elle et s’assit ; puis, fermant la portière au nez de l’abbé qui allait monter, il cria :

— Nous nous retrouverons à Tregastel… peut-être…

Et se tournant à demi vers la dame :

— Car on ne sait jamais si l’on parviendra au but que l’on s’est fixé. Les accidents de route sont fréquents…

— Oh ! pas sur cette ligne, fit la voyageuse en riant. Rassurez-vous, monsieur, vous ne déraillerez pas.

— Je déraille déjà… Oui, madame…

— Mademoiselle, si vous voulez bien…

— Mademoiselle, soit. Je disais qu’on ne sait jamais où l’on va. Où serons-nous, ce soir ?… J’allais à Tregastel…

— Eh bien ?

— Je n’y vais plus…

— Pourquoi ?… Oh ! pardonnez ma question indiscrète. Mais vous me faites parler malgré moi ; nous ne nous sommes jamais vus, et voilà que nous conversons comme si nous nous rencontrions dans un salon d’amis.

— Permettez que je me présente : Philbert Tavernier, trente ans, sans profession. Un désœuvré, diraient les imbéciles. Vaste erreur, car je sais très bien occuper mon temps.

— Je me présente aussi ; Jeanne de Kerbiquet, vingt-huit ans, vieille fille…

— Fille, c’est bien possible, mais vieille, je le nie.

— Pourtant dans le pays c’est ainsi qu’on nous nomme, mes sœurs et moi : les trois vieilles filles de Kerbiquet.

— Ce pays est peuplé de crétins et de brutes.

— Oh ! vous exagérez !

— Si je n’ai pas l’honneur de connaître les trois demoiselles de Kerbiquet, j’en vois au moins une, et d’après celle-là je juge les autres ; je suis sûr qu’elles sont d’adorables personnes.

— Mes sœurs sont mieux que moi, beaucoup mieux, quoique un peu plus âgées : l’une a trente ans, l’autre trente-deux.

— Vouées toutes les trois au célibat !

— Je vous l’ai dit : vieilles filles !

— Trois bouches inutiles !

— Vous n’êtes pas gentil !

— Trois bouches qui pourraient charmer, mais qui ne veulent pas.

— Ce n’est pas le vouloir, monsieur, qui nous a fait défaut. Ce qui nous a manqué, pour nous marier, ce fut la dot. Nous ne sommes pas riches : notre père en mourant nous a laissé de très petites rentes, juste de quoi vivre dans ce pauvre pays.

— Erreur, vous possédez un trésor important, le plus précieux de tous : la beauté !

— Les jeunes hommes préfèrent les bons écus sonnants ?

— Quels jeunes hommes ? Les sots, les rustres, les croquants ! Pourquoi n’avez-vous pas quitté ce pays de sauvages, n’êtes-vous pas allées à Paris ?…

— Nous nous sommes résignées à notre sort. Nous habitons, près de Lannion, un vieux manoir en ruines, mais d’aspect merveilleux, le castel Kerbiquet. Une ferme voisine nous donne assez de revenus, pour être presque des châtelaines : à la ville nous serions misérables. Nous vivons maintenant ainsi que des garçons, indépendantes, très libres, hors les convenances et les étiquettes. Voyez, je vous raconte à vous, un inconnu, mon existence, mes secrets et même mes tristesses. Mais cette libre allure garçonnière n’a pas le ridicule des pruderies farouches des vieilles demoiselles.

— Hé !… je proteste encore, et de nouveau m’afflige que vous vous ensevelissiez dans la solitude de ces territoires. Avec votre beauté, avec votre nature raffinée, élégante, vous eussiez été une reine de Paris.

— Ah ! Paris ! C’est l’Éden, le Paradis terrestre. Il n’est ouvert, hélas ! qu’aux riches… pas à nous !

— Il est ouvert à toutes les belles, à toutes les jolies ! Et des adorateurs fervents auraient jeté à vos pieds tout l’or qui vous manquait.

— Si je vous comprends bien, monsieur, vous voulez dire qu’on nous eût achetées. Je pourrais m’offenser de vos propos, mais je sens que vous ne voulez pas me blesser, et que vous me montrez la honte et l’infamie, très inconsciemment, parce que vous êtes habitué à vivre avec des femmes sans dignité, sans cœur. Monsieur, je vous l’ai dit, les demoiselles de Kerbiquet sont pauvres : elles ne sont pas à vendre.

— Cette déclaration est très belle et très noble. Mais les grands mots et les principes hautains ne font pas le bonheur. Et voyez-vous, mademoiselle, la vie réellement n’a qu’un but : la joie ! Pourquoi la repousser et pourquoi la maudire ?

— Mais ce n’est pas la joie que je fuis. C’est la honte…

— Être aimée… une honte !

— Je ne diffame pas l’amour, je condamne l’abjection de celles qui trafiquent de leurs sourires, de leurs corps. Puisque je vous ai fait déjà ma confession, jusqu’au bout je veux être loyale et sincère. Si, par un héritage espéré depuis longtemps, nous avions la fortune enfin, mes sœurs et moi, nous irions au hasard dans les villes de joie, à Paris, à Trouville, à Aix, à Monaco ; et ma foi, si quelques beaux jeunes hommes nous tentaient, nous ne serions peut-être pas toujours rebelles à la tentation…

— Mademoiselle, j’implore le grand honneur de baiser très respectueusement votre petite main. Vous m’inspirez une sincère et grande admiration. Vous êtes une femme de race souveraine.

— Monsieur !

— Et je déplore encore qu’un pareil trésor de jeunesse, d’esprit et de beauté, demeure ainsi enfoui…

— Trois trésors, je vous prie ; vous oubliez mes sœurs.

— Permettez-moi de solliciter de votre bonne et récente camaraderie une grâce qui me serait précieuse : accordez-moi l’autorisation de visiter le vieux castel de Kerbiquet. Je suis un curieux ; les vieilles pierres évoquent en mon âme des sensations étranges et troublantes ; j’aime à rêvasser dans un décor de ruines, parmi les brousses et les lierres. J’admirerais surtout les magnifiques fleurs qui parent Kerbiquet…

— Ces miraculeuses roses-pleurantes qui tapissent la tour et laissent retomber leurs corolles pâles, ainsi que des larmes, sur les vieux créneaux écroulés…

— Je parle des trois fleurs de chair qui pleurent aussi parfois leur mélancolie et leur nostalgie des édens inconnus, des paradis d’amour.

— Mes sœurs et moi, monsieur, vous ferons bon accueil. Et nous serons charmées de recevoir un hôte dont les babils m’ont offert ce matin un étrange plaisir. Voici qu’il va falloir nous séparer : nous entrons à Lannion. Mais j’attends votre visite, bientôt, à Kerbiquet.

— Bientôt !… Aujourd’hui même, puisque vous permettez.

Et leurs mains s’enlacèrent, doucement, tendrement…


II

Jusqu’à midi, Philbert Tavernier rôda dans les ruelles de Lannion. L’antique architecture des maisons attira un instant son regard ; sa curiosité le conduisit à l’église aux cinq nefs de Saint-Jean-du-Bally. Mais ces restes d’antan, qui le retenaient autrefois des journées entières en contemplation devant d’anciennes façades, n’avaient aucune magie, ce jour-là. Les heures lui semblaient très lentes à couler.

Il alla déjeuner, au hasard, dans une hôtellerie, parmi des voyageurs de commerce et des fonctionnaires de la petite ville. Les conversations stupides l’énervèrent : on commentait d’absurdes aventures de sous-préfecture ; on racontait, avec terreur, l’horrible brigandage d’un chemineau qui avait volé une paire de sabots, en plein jour, au marché. Philbert parvint à s’isoler dans ces sots bavardages ; et, les yeux demi-clos, il revit les yeux verts, les yeux tristes, les yeux flambants, les yeux phosphorescents de Jeanne de Kerbiquet…

Il se disait que la jeune fille serait une proie délicate, un régal savoureux. Il se rappelait, au moment de la séparation, l’étreinte prolongée de ses mains, presque une caresse. C’était un beau roman d’amour qui débutait.

Soudain, un espoir fou, un espoir d’insatiable amant de toutes les femmes s’alluma dans sa chair.

Pourquoi borner son désir au baiser d’une seule bouche ? Pourquoi ne pas cueillir la gerbe des trois sœurs ?

Oui, oui, moissonner glorieusement la triple virginité des demoiselles de Kerbiquet, jeter à la passion leurs corps de belles filles vouées au célibat, c’était œuvre tentante. Et le briseur de vierges, exalté par la difficulté de l’aventure, la jugea digne de sa prouesse.

En route donc pour le castel. On devait traverser des routes défoncées, des sentiers hérissés de granits. Pour s’assurer au moins une nuit au manoir, Philbert pria le voiturier qui l’amenait dans sa mauvaise carriole de détaler, dès l’arrivée. Les trois demoiselles ne seraient pas assez inhumaines pour renvoyer leur hôte à pied dans des chemins non connus. Et durant une nuit, toute une longue nuit, quelle fête au château, si les trois sœurs voulaient…

Si leur pudeur s’épouvantait de la superbe orgie, du moins restait-il l’espoir de la chair tentante de Jeanne qui s’était à demi donnée déjà, ou promise du moins par l’étreinte des mains.

Vers quatre heures de l’après-midi, dans un ruissellement fauve de soleil, Philbert aperçut la silhouette étrange du manoir, ses tourelles croulantes, ses murailles aux formes féeriques, qui semblaient d’immenses bêtes, des dragons, des chimères accroupies, mais prêtes à défendre un castel de légende.

Le voiturier parlait, racontait que la demeure féodale était habitée actuellement par trois demoiselles, un peu toquées, dont les excentricités stupéfiaient le pays. Si l’on n’avait connu leur famille, depuis des générations, on les eût prises pour des païennes, car on ne les voyait jamais à l’église, pas même les grands jours de fêtes carillonnées. On racontait qu’une nuit un berger attardé les avait aperçues toutes trois, nues, dansant au clair de lune et se baignant dans un ruisseau. Une servante congédiée avait dit à sa mère que les souterrains du château recelaient des abominations.

Mais, bavardait le cocher, ce sont là des récits de commères, des contes de paysans ; je n’en crois pas un mot. Les pauvres demoiselles sont un peu détraquées, un peu originales, et dans nos contrées on aime à jeter du mystère sur toutes les personnes et toutes les choses.

La partie habitée du castel était enguirlandée de chèvrefeuilles et de roses, formant sur le perron un berceau de verdure où Philbert aperçut bientôt les demoiselles.

Il descendit de voiture et très émotionné s’approcha.

Jeanne de Kerbiquet vint et tendit les mains.

— C’est fort gentil, fit-elle, d’être ainsi fidèle à sa parole. Mes sœurs sont, comme moi, ravies de votre visite ; la tristesse de ce château, durant quelques heures, va s’abolir.

Dans le feuillage du perron, Philbert salua Michelle et Yvonne de Kerbiquet. Il admira leur beauté de blondes en plein épanouissement de grâce et de charme. Sous la soie mauve de leurs robes, très amples, mais que les mouvements drapaient contre les seins et contre les hanches, il eut la vision rapide et affolante des formes de beauté qu’il préférait, la pleine floraison des gorges et des cuisses, gonflées de sèves grasses, mûries de tous le sucs savoureux de la chair.

— Soyez le bienvenu, dit Michelle, l’aînée des châtelaines de Kerbiquet. Vous désirez visiter ce manoir, espérant sans doute retrouver ici les
ruines somptueuses de Tonquedec, les aspects mystérieux des vieux castels bretons. Vous ne verrez chez nous que des murs effondrés, des ronces, des lierres, et vous regretterez votre voyage, sans doute.

— Pour l’honneur et le plaisir de vous voir un instant, on accomplirait de longs pèlerinages ! Je suis déjà ravi. Mes yeux ont contemplé le plus beau des spectacles !

— Michelle, je t’avais avertie, fit Jeanne ; M. Tavernier est un jeune homme galant ; il va s’évertuer à nous flatter, à nous donner l’encens de paroles tendres et louangeuses. Mais nous ne protesterons pas, monsieur, nous n’affecterons pas des modesties de prudes. Nous avouons sincèrement que vos adulations, aussi exagérées et excessives qu’elles soient, nous rendront très heureuses. Car nous sommes sevrées, dans notre solitude, de tous ces témoignages qui plaisent tant aux femmes et qui ne viennent jamais jusqu’à nous.

— Eh bien ! j’abuserai de votre bonne grâce. Vivons une légende d’autrefois, voulez-vous ! Soyez les demoiselles qui guettent, chaque jour, du haut de la vieille tour, le chevalier galant qui leur apportera de la joie, de l’amour. Suis-je assez fat ! Mais c’est un petit jeu. Consentez. On rira.

— Salut, beau chevalier, fit Yvonne, tendant sa petite main blanche.

Philbert s’agenouilla.

— Vos mains, mes douces reines.

Les trois sœurs approchèrent. Et doucement Philbert, joignant toutes les mains, du même baiser les posséda. Sa bouche, savamment, promenait sa caresse sur les doigts parfumés, prenait possession de ces chairs frémissantes qui s’abandonnaient et tremblaient.

Puis, toujours à genoux, ses bras se dépliant, s’ouvrant, se resserrant sur les trois corps qu’il attirait, sa tête s’enfonçant dans la tiédeur des robes et cherchant les senteurs subtiles de la chair, il dit :

— Trinité souveraine et divine, unique Beauté en trois personnes, je t’adore et me donne à toi. Sois clémente et charitable. Exauce ma prière ; oh ! ne repousse pas le fervent qui t’implore.

Les sœurs s’évadèrent de l’étreinte, frissonnantes ; et comme avec regret, gardant la nostalgie de cet enlacement qui les avait unies, presque jointes à l’amant.

— Visitons le château, fit Jeanne.

— Visitons.

Philbert, grisé par le charme des demoiselles, se traînait derrière elles, sans prendre attention aux reliques de pierre, sans écouter la voix maintenant grave de Michelle qui reconstituait le vieux manoir croulé, évoquait les merveilles et les splendeurs d’autrefois.

Une galerie s’ouvrait sous terre. Un rayon de soleil faisait étinceler des parois. Des marches paraissaient.

— Ce sont les souterrains, dit Jeanne.

— Je descends.

— Attendez. Je vais chercher une lumière. On dit qu’il existe dans ces caves des précipices et des puits.

Jeanne revint bientôt. Philbert prit la lanterne de cuivre ciselé qu’elle portait, descendit le premier.

Le souterrain d’abord, serpentait en longs couloirs taillés dans un granit rosé ; puis, tout à coup, s’ouvrait une salle immense où des blocs s’étageaient en formes fantastiques, avaient l’aspect de cavales géantes endormies et figées. Le sol était uni et poli comme un marbre.

Philbert manifesta son admiration. Les demoiselles s’étaient assises sur des granits taillés en sièges gigantesques. Et dans la lueur pâle de la lanterne, elles semblaient des fées, des visions impalpables. Leurs visages avaient des teintes glauques et bleutées ; leurs corps se confondaient avec les pierres roses. Le jeune homme jouissait délicieusement de cette fête irréelle et magique. Il désirait la prolonger ; les demoiselles maintenant immobiles, silencieuses, se prêtaient à cette fantasmagorie. Leurs regards étaient fixes, ainsi que des phosphores luisaient, et l’éclat de leurs yeux épouvanta Philbert.

Une terreur coula dans ses moelles : il eut peur.

Pour calmer son effroi, il voulut parler. Mais sa voix se mourut en un faible murmure. Et la main qui tenait la lumière faiblit, laissa choir la lanterne. Alors tout disparut, noyé dans les ténèbres.

Philbert parvint peu à peu à secouer l’émotion qui lui glaçait le cœur. Il marcha : un obstacle arrêta ses pas, et son corps fut étreint brusquement. Le danger aussitôt lui rendit son courage et son sang-froid. Il reconnut alors que les molles tentacules qui l’enlaçaient, c’étaient des bras, des bras nus, des bras tièdes qui se nouaient à lui, doucement, lentement.

Sa peur s’évanouit.

Il se laissa tomber, étendit les mains, et eut la sensation délicieuse de les plonger dans un bain de chair : sous ses doigts alanguis des seins palpitaient, des croupes se gonflaient, des jambes s’agitaient. Oui, c’était de la chair, de la chair pantelante, et nue, et frémissante. Sa bouche parsema des baisers, se perdit dans les seins, sur les lèvres ; mais cette chair coulait, fluide, entre ses doigts, avait la caressante et molle ondulation d’un océan qu’on ne peut saisir, qu’on embrasse et qui fuit.

Dans sa rage irritée de prendre et de tenir une des demoiselles pour être son amant, il se désespérait, s’accrochait aux chevelures, attirait une tête, l’emprisonnait dans un baiser, cherchait à capturer un corps, à le lier ; mais d’autres seins passaient, d’autres bouches glissaient sous la sienne, pour la fuir aussitôt, déjouer son étreinte, rire de son désir, l’exaspérer encore.

Sa raison s’égarait, ses bras s’engourdissaient.

Il soupira :

— Pitié ! pitié ! mesdemoiselles. Oh ! Jeanne, je t’adore ! Yvonne, je te veux ! Michelle, sois à moi ! Pitié ! oh ! que je meure dans la joie de l’amour, de votre triple amour !

Mais ses supplications restaient vaines. Les gorges et les mains, les bouches et les nuques coulaient, coulaient toujours, étaient insaisissables.

Philbert ne lutta plus, ne fit aucun effort. Il s’alanguit, s’abandonna, se laissa rouler par le torrent des chairs mouvantes qui semblaient l’entraîner vers un abîme d’obscure joie et de ténébreuse folie.

Son esprit s’éperdait, comme en un cauchemar de volupté.

Délicieusement son corps se plongeait dans le flot vivant ; ses mains se reposaient sur la tiédeur des gorges, se baignaient en la soie molle des chevelures. Et sa bouche toujours s’ouvrait se délectait, buvait à mille coupes l’ivresse du baiser.

Par instants, sa pensée, essaimée, dispersée, parvenait à se dégager de son affolement : il lui semblait alors que des heures, des heures avaient passé, et qu’au lieu des trois sœurs c’étaient des légions de femmes qui se tordaient dans l’ombre et s’engluaient à lui.

Pendant une de ces lueurs de raison, il pensa :

— Je suis peut-être mort, et c’est ici l’enfer : l’enfer de ceux qui comme moi n’ont vécu que pour l’amour. L’éternel châtiment pour nous c’est le supplice de désirer sans cesse, et d’être toujours leurrés : mais le supplice est doux et j’aime ses tortures. Et cet enfer parmi les lèvres, parmi les croupes, parmi les seins, est meilleur que le ciel.

Des bouches se liaient à la sienne, prolongeaient leur étreinte, semblaient se disputer ses lèvres, unir leurs haleines brûlantes, semer leurs souffles chauds, gorgés de parfums irritants, vénéneux. Et c’étaient des poisons que versaient ces baisers. Car Philbert, tout à coup, dans une défaillance sentit que son corps se raidissait et se figeait.

Quand il rouvrit les yeux, il était étendu sur les herbes et les ruines.

Déjà la nuit tombait.

La fraîcheur bienfaisante du soir le ressuscitait.

Autour de lui, se tenaient à genoux, sur les bruyères, les demoiselles de Kerbiquet.

— Dieu merci, balbutia Jeanne, voici que le blessé reprend ses sens !

— Vous ne souffrez pas ? demanda Michelle.

— Un peu de ce cordial ! offrit Yvonne, présentant à Philbert un flacon d’eau des Carmes.

Brusquement le jeune homme se dressa et ses yeux effarés contemplèrent les sœurs : leurs visages calmes ne trahissaient qu’une craintive sollicitude. Philbert balbutia :

— Ah ! quelle tristesse ! C’était un rêve !…

— Un rêve ! répéta Michelle ; vous étiez, en effet, depuis votre chute, terrassé par un lourd sommeil qui nous inquiétait…

— Ma chute ?…

— Oui, vous êtes tombé dans une excavation de ces souterrains, et ce n’est pas sans peine que nous avons pu vous ramener ici. D’abord, vous vous débattiez, vos lèvres prononçaient des phrases incohérentes. Ce qui accroissait notre crainte, c’était le souvenir de mystérieuses histoires qu’on nous conta jadis, quand nous étions enfants, mais que notre père nous expliqua, en savant qui connaît les effets et les causes. Il paraît que des gaz asphyxiants, des souffles méphitiques se dégagent parfois dans ces vieilles salles abandonnées, et frappent de folie, on dit même de mort, les imprudents qui s’y aventurent. Mes sœurs et moi, avons pu constater en effet qu’on respire là-bas une ivresse accablante…

— Ivresse délectable, que je vais regretter désormais. J’aurai la nostalgie de ses troublantes joies. Je les veux, je les veux encore. Ah ! menez-moi dans ces salles, venez, venez, mesdemoiselles !

— C’était un rêve ! fit Michelle souriant.

— Le rêve alors vaut mieux que la réalité !

— Le réel est meilleur que le rêve, je crois ! fit Jeanne frissonnant.

Le scintillement des étoiles s’allumait dans l’azur sombre. La terre semblait morte, et la vie maintenant montait vers l’infini où palpitent les astres.

— Puisque notre aimable hôte désormais est valide, dit Yvonne, regagnons le château : le dîner nous attend.

Philbert fut introduit dans un vaste salon, décoré de meubles en bois d’if, ajourés, imagés, ciselés, chefs-d’œuvre de ce vieil art breton si naïf, si précieux, qui créa des merveilles.

— Nous vous abandonnons un instant, déclara Michelle ; nous allons revêtir nos plus belles toilettes pour honorer notre hôte que nous avons reçu à l’improviste, en robes de jardin.

— Alors, la grande fête ! dit en riant Philbert ; corsages largement décolletés, les gorges et les épaules offertes à mon culte ; enfin tous les trésors de ce château de fées !…

Seul, il s’extasia. La richesse des vieux bahuts, des cathèdres sculptées, des vieux coffres ornés de reliefs et de masques, le ravissait. Et des tableaux d’antan surtout enchantèrent ses yeux : c’étaient des scènes champêtres, de coquettes bergeries. Philbert crut reconnaître l’inimitable grâce de Watteau dans ces peintures délicieusement exquises, et les examinant avec la minutie savante d’un expert, il eut bientôt la certitude que c’étaient, en effet, des œuvres du Maître, des œuvres perdues en ce château, dignes d’un musée, et dont la vente produirait une grosse fortune. Ainsi le vœu des demoiselles de Kerbiquet, confessé par Jeanne, de s’évader de la tristesse de l’antique demeure, pour aller vers les villes de joie, pourrait se réaliser ; sitôt qu’on saurait la découverte de ces peintures, amateurs et marchands accourraient pour se les disputer.

Puis, Philbert admira une armoire monumentale de pur style gothique, ouvrit une serrure, aperçut des flacons et des fioles étranges, eut la curiosité de les examiner, lut sur les étiquettes ces noms : haschich, morphine, opium, dawamesk, kief, éther ; toute la pharmacie de la folie et du détraquement, le rêve et la chimère en bouteilles ; la clef des paradis imaginaires ; les ailes irréelles pour l’envol aux pays bleus.

Michelle, Yvonne, Jeanne, sevrées de toutes joies et altérées d’amour, sans doute s’acharnaient, grâce aux drogues maudites, à s’abreuver de rêve. Puis, se rémémorant les souvenirs magiques de son bain de luxure dans les ténèbres du souterrain, Philbert acquit la conviction qu’il avait été simplement affolé par des émanations de pareilles substances, et qu’il avait vécu quelques heures en pleine folie. Pourtant il conservait la sensation vive des chairs palpitantes ; ses mains gardaient l’empreinte des gorges caressées, des croupes enserrées ; et sa bouche était chaude encore des baisers.

Il continua sa fouille dans l’armoire gothique.

Il ouvrit un coffret et trouva des gravures très anciennes, d’un érotisme exaspéré et fou, évoquant des luxures inouïes, des orgies olympiales, des ébats de satyres et de nymphes lascives dont la chair immortelle ne s’assouvissait pas : Danaé se pâmant sous la pluie amoureuse, et s’ouvrant tout entière aux baisers du grand Zeus. Léda sortant du bain et se jetant sur l’herbe pour recevoir l’amour du souverain des dieux. Puis c’étaient les mystères galants, les débauches royales du siècle de Louis XV, les boudoirs, les alcôves, les bosquets et les parcs, peuplés de chairs roses et grasses, de chairs qui tressaillaient…

Ces images grisaient comme un vin où la main d’une sorcière a jeté quelque poudre de cantharides. Philbert les rejeta dans le coffre, troublé, énervé, se sentant la tête à l’envers, les jambes chancelantes et le corps embrasé.

Son excitation calmée, il pensa :

— Les demoiselles de Kerbiquet sont des proies toutes prêtes. Et mon désir, ici, sera vite exaucé ! Ah ! pauvres vierges folles, victimes de l’erreur maudite de ce siècle qui cloître d’aussi remarquables amantes dans l’isolement et la chasteté. Ces trois sœurs sont jolies, et créées pour semer du plaisir, du bonheur ; leurs corps miraculeux enchanteraient les hommes : et leur bouche soupire, entr’ouverte au baiser. Mais l’absurde et stupide loi du monde amoncelle ses interdictions, ses barrières, ses obstacles ; l’unique issue qu’elle offre, le mariage, est un leurre pour les pauvres filles sans dot et sans richesse. Pourquoi n’ont-elles pas l’audace de briser l’entrave et de courir dans les champs de la joie ? C’est la prostitution, la honte, crie la loi. Qu’importe : l’on se rue. En avant ! En avant !…

Philbert s’était assis, les yeux clos, et la tête affaissée dans ses mains.

Quand il se redressa, dans la pâle lumière des lustres, il aperçut les demoiselles de Kerbiquet, en toilettes de soie pompadour, fraîches et roses, ainsi que les marquises des estampes anciennes. Leurs chevelures blondes étaient poudrerizées, leurs gorges et leurs bras transparaissaient en de fines dentelles.

Philbert balbutia :

— Très nobles et belles demoiselles, recevez le merci d’un passant inconnu que vous avez ravi de votre accueil charmant. Mais quelle confusion pour moi d’être venu ici, en touriste incongru que l’on tolère une heure ! J’aurais dû m’insurger contre vos bienveillances, prendre congé, partir…

— Vous ne partirez pas, répondit Jeanne. Vous êtes prisonnier ici…

— Jusqu’à ?…

— Demain…

— Demain !… Ah ! je voudrais être un grand criminel, un bandit, un brigand, pour avoir mérité une captivité plus longue, et la subir ici !

— Oh ! vous réclameriez bientôt qu’on vous rende la liberté !

— Je vous jure que non. Mettez-moi à l’épreuve.

— Non, fit Jeanne, car si vous passiez quelques jours, quelques semaines parmi nous, votre départ nous laisserait en détresse. On se résigne sans trop de peine, à la privation des joies que l’on ignore ; mais être sevré de celles qu’on connaît, quelle désolation navrante et nostalgique ! Vous êtes aujourd’hui le passant qu’on accueille, mais vous seriez demain peut-être l’ami cher dont on veut la présence toujours. Les pauvres solitaires de Kerbiquet, c’est à prévoir, ont des cœurs peu farouches et qui s’épanouiraient très vite aux rayons de l’amour. Puis nous sommes unies, mes sœurs et moi, par la plus douce et la plus forte affection. Trois poules vivent en paix, dès que le coq survient c’est la rivalité, la lutte, puis la haine.

— La haine !…

— Hélas !

— Souffrez que je proteste. Je connais un moyen grâce auquel il serait facile de ne pas la mêler à notre compagnie.

— Ce serait ?

— Vous aimer toutes trois à la fois !

Les demoiselles de Kerbiquet et leur hôte, en babillant, avaient pris place à la table parée de fleurs et d’argenterie, baignée dans la douce lumière rose des fleurs de soie écloses sur les lampes. La table était petite et ronde, de sorte que Philbert se trouvait enserré entre Yvonne et Michelle, et qu’en s’inclinant un peu, il eût, en face, uni sa bouche à la bouche de Jeanne, mêlé ses jambes aux siennes, et ses mains à ses mains.

Il était à demi grisé par les parfums.

Michelle avait sur elle une chaude senteur de roses. Yvonne dégageait un arome d’iris et de violette. De la gorge de Jeanne montait, comme un encens, la subtile fumée des héliotropes. Les odeurs se mariaient en un très suave et très aphrodisiaque bouquet, où venait se fondre plus troublante et plus forte, l’essence violente des chairs blanches, des chairs roses.

Philbert se régalait des mets savoureux qui lui étaient offerts. Il louait surtout la qualité des vieux vins et protestait contre les paroles de Jeanne qui, le matin, avait déploré la médiocrité d’une existence presque pauvre.

— Nous avons, il est vrai, dit Yvonne, les reliefs d’une fortune considérable ; nos parents possédaient une richesse princière ; mais notre pauvre mère mourut très jeune et notre père dissipa rapidement des millions. Il aimait trop les femmes ; jusqu’à son dernier jour il voulut le charme de jolies maîtresses. Il avait ici de jeunes gouvernantes, qu’il appelait ses gardes-malades, ou ses lectrices et qui, nous le savions, étaient ses douces amies. Il ne nous a laissé que de très maigres rentes et Jeanne disait vrai, monsieur, nous sommes presque pauvres ; voilà pourquoi nous demeurons ici, dans une solitude qui nous attriste et souvent nous fait pleurer.

— Eh bien, vous vous trompez ; vous avez des richesses, mais vous les ignorez. J’ai vu, dans votre salon, de merveilleuses peintures.

— Vous plaisantez sans doute.

— Nullement. Les panneaux de Watteau ont une inestimable valeur. Je suis certain que vous pourriez les vendre au prix de quatre ou cinq cent mille francs.

— Quatre cent mille francs !

— J’en ai la certitude. Dès demain, j’annoncerai par lettre ma découverte à un de mes amis de Paris qui est un connaisseur éclairé et un acheteur honnête. Il accourra de suite, trop heureux de l’aubaine.

— Oh ! quelle joie, monsieur. Ainsi qu’un magicien vous venez nous apporter le bonheur. Nous pourrons donc quitter ce domaine de tristesse, où nous n’avons vécu de belles heures, que dans le rêve et l’illusion, grâce à nos chers poisons…

— Le haschich, l’opium, le kief…

— Quoi ! vous savez…

— Pardonnez, je vous prie, mon indiscrétion. En admirant vos meubles précieux, j’ai ouvert la fameuse armoire aux poisons. Je les ai aperçus, tous, tous, et même les images !

— Les images ! murmurèrent les trois sœurs, baissant les yeux, confuses, et fuyant les regards souriants de Philbert.

— Oh ! ne m’en veuillez pas ! Je suis un curieux de sensations d’art. Ces anciennes gravures forment une collection merveilleuse et de haute valeur.

— Nous ne les vendrons pas, fit Michelle.

Puis, railleuse :

— Ce sont des souvenirs… nos folies de jeunesse. Car nous avons vécu dans le rêve : souvent ces scènes de mythologie, ces estampes évoquaient des amants, des baisers. Vous riez : c’étaient là des plaisirs innocents et pervers de vierges folles. J’ose m’en confesser à vous très humblement.

— Je vous absous, mes filles. Mais comme pénitence, vous allez je vous prie, vous lever un instant.

Jeanne, Michelle, Yvonne obéirent, et sur un geste de Philbert se joignirent en une gerbe gracieuse.

— Maintenant rapprochez vos visages, très près ; que vos bouches se touchent et n’en fassent plus qu’une.

Les trois têtes blondes se confondaient dans la douce lumière rose.

— L’heure de la pénitence sonne. Soyez dociles. J’interdis désormais toute parole et tout mouvement.

Philbert se pencha, cueillit sur les trois bouches un baiser dont la triple saveur l’affola. Puis ses lèvres coururent aux gorges palpitantes, s’essaimèrent sur elles, voltigèrent longtemps, parcoururent les seins, voulurent les pointes roses.

Les trois sœurs se tenaient debout, immobiles, frissonnantes, les yeux clos et pâmées ainsi que des dévotes à la table sainte, jouissant toutes du même Dieu.

Et Philbert murmura :

— Michelle, Yvonne, Jeanne, je t’aime, je t’adore et je te remercie, ô douce Trinité !…


III

— À vous toutes nos grâces et nos reconnaissances, monsieur, prononça Michelle, levant sa coupe ou pétillaient les écumes d’or du champagne. Vous êtes le sauveur ! Je serai, disiez-vous, arrivant au château, le chevalier galant… et vous êtes celui qui libère les captives modernes, emmurées dans des tours de spleen et de désolation. Oui, vous démolissez les pierres et brisez les entraves, puisque grâce à vous désormais nous aurons la richesse qui donne la liberté, et pourrons vivre enfin la vie de notre rêve.

— Quelle vie ?

— L’existence superbe qui coule comme un fleuve au gré de son caprice. Nous suivrons, au hasard, nos goûts, nos fantaisies ; nous irons par le monde en quête chaque jour de décors imprévus, d’événements nouveaux. Oh ! la vie des nomades, des vagabonds ; l’errance sous les ciels bleus, sous les ciels d’or, et sous les ciels de neige ! La créature humaine, lorsqu’elle prend racine en un sol, lorsqu’elle s’est fixée sur un territoire, chérit une patrie, devient serve, et liée aux boulets d’un bagne, elle végète tristement et croupit. La destinée nous appelle sans cesse vers des horizons neufs, l’univers tout entier est notre patrimoine ; ses continents, ses îles sollicitent nos essors. Oui, vivre c’est passer et suivre les étoiles qui marchent dans le firmament, sans doute pour nous dire qu’il faut marcher aussi, et courir au bonheur qui nous attend là-bas, là-bas, plus loin, en des terres promises que nous donne du moins chaque jour notre espoir !

— Oui, la félicité, dit Philbert, c’est la marche incessante, la course à l’idéal. Nous ne l’atteindrons pas, sans doute, mais qu’importe ? La joie que nous avons, dans la foi, dans l’espoir, est assez magnifique pour enchanter la vie !…

— Oh ! le rêve, dit Jeanne.

— Croyez-moi, le réel quelquefois s’illumine, se pare de splendeurs, atteint presque le rêve.

— Je le crois aujourd’hui, fit Jeanne doucement.

— Oh ! ne pensez-vous pas, fit Yvonne très pâle, et se précipitant presque contre Philbert, que le Réel n’est bon qu’à celles qui l’effleurent, aspirent son parfum, s’emparent de son miel, mais s’enfuient aussitôt la prime joie conquise !

— Yvonne, vos sages paroles révèlent une prescience merveilleuse de la vie. Oui, voilà le secret unique du bonheur : fuir la satiété, se griser une fois seulement du même vin, se réjouir une seule nuit aux lèvres d’une amante.

— Une nuit ! soupira Jeanne, yeux clos et bouche ouverte.

Philbert très lentement, s’inclina vers la bouche, puis se levant de table, liant la jeune fille, il pria :

— Cette nuit, Jeanne, dis, effeuillons l’allégresse.

— Oh ! je le veux, fit-elle, emmenant son ami.

En sa robe de bal, constellée de fleurettes, avec ses cheveux blond-soleil, sa chair rose fleurant les mauves héliotropes, Jeanne de Kerbiquet avait la grâce surannée d’une royale favorite d’un Louis XV. Et Philbert, le glaneur des parfums féminins, la tenant en ses bras, respirait une exquise et non connue saveur qui le réjouissait.

La petite marquise était sur ses genoux, fermant toujours les yeux, ouvrant toujours la bouche.

— Je t’aime, disait-elle, parce que tu es le doux ami que depuis si longtemps j’espérais.

Oui, oui, je t’avais vu dans les paradis de l’opium et du haschich, et tu m’as possédée, vierge, plus d’une fois. En mes rêves, c’est toi qui te glissais près de moi, et me ravissais de tes illusoires mais accablantes caresses ! Oh ! les alanguissements si doux qui me tuaient ! Oh ! tes baisers montant de mes pieds à mes yeux !… Amant, mon doux amant, après la longue attente, après les joies du songe, voici enfin la nuit où l’amour véritable nous marie… Demain, le lien si cher semblera se dénouer : mais crois-le, mon amant, il sera éternel. Je garderai toujours, en moi, la douce ivresse que l’initiateur d’amour m’aura donnée. Un peu de moi, Philbert, vivra aussi en toi, frissonnera sans fin dans ton cœur, dans ta chair. Les amours en tombant en nous n’y meurent pas ; elles ne sont pas détruites par les amours nouvelles, mais s’y mêlent ainsi que les fleurs innombrables d’un parc immense, pour former un bouquet qui devient chaque jour plus parfumé, plus beau !

— Petite fleur d’amour, épanouis-toi donc et sois la rose-reine !

Philbert entre ses mains prit la tête de Jeanne, fit couler ses cheveux en ruissellement d’or ; il s’y baigna les mains, le front, les yeux, les lèvres. Puis il baisa la nuque ; et les frissons jaillirent aux moelles de l’amante.

Jeanne enlaça l’ami de ses bras, étroitement ; leurs bouches se rivèrent et les mains du jeune homme, repoussèrent la soie, firent surgir les seins.

Ces seins vierges et fiers, ces seins que nulle bouche n’avait conquis encore, exaltèrent l’amant.

Leur pulpe était moelleuse et ferme ; les contours avaient la pureté divine et parfaite de la forme moulée par le dieu dans sa coupe ; la couleur était celle d’un marbre où court l’azur des veines frissonnantes, où deux rubis s’incrustent.

Leur palpitation éperdue enchantait les regards de Philbert. La douce vague battait follement sa poitrine, débordait, s’enfuyait, se gonflait en tempête. Toute la passion du corps vierge de Jeanne se déchaînait, pantelait dans les seins, impérieuse, violente, toute prête à jaillir.

Philbert alors porta l’amante sur l’autel aux blanches nappes où le corps divin de la femme s’abandonne à nos cultes, où la messe d’amour exhale ses cantiques.

Et sur la couche sainte de l’extase des âmes et de la communion des chairs, Jeanne l’énamourée vécut enfin son rêve.

Jusqu’à l’aube, sonna l’éveil glorieux de sa jeunesse en fête.

Elle fut initiée à toute la joie. Elle en eut les frissons printaniers, les fraîches et primes caresses, les étreintes presque chastes des premiers rendez-vous.

Philbert, en virtuose accompli et subtil, savait qu’il faut mêler aux ivresses des corps l’ivresse plus troublante et plus forte des âmes. Il se liait aux chairs, il s’enlaçait au cœur. Il entraînait l’amie affolée et tremblante, en des essors profonds, là-haut, dans le plein ciel. La vie, sous ses baisers, se magnifiait, devenait une apothéose : l’amante et son amant étaient vraiment des dieux.

— Jeanne ! Jeanne !

— Chéri !

— Je t’aime, je t’adore !…

— Et je suis bien heureuse.

— Oui, c’est le ciel !

— Mon ciel, c’est toi !

— Ta bouche !

— Prends ! prends-la, je te la donne et garde-la toujours.

— Bouche chérie, bouche rose, bouche fraîche, je veux être noyé dans ton flot de baisers !

À l’aurore, un instant, Jeanne ferma les yeux. Elle était accablée par toutes ces liesses.

Ravi, extasié, Philbert considérait cette tête blonde dans les dentelles ; il admirait la gorge, glorieuse comme une fleur qui vient de s’entr’ouvrir, humide de rosée.

Il pensa :

— Ne suis-je pas un fou ? Après avoir cueilli cette adorable rose de chair et de beauté, vais-je la rejeter encore sur ma route, l’abandonner à qui viendra glaner… Pourquoi ne serais-je pas enfin le bon amant fidèle et tendre ? Oui, ce serait très doux, de se fixer ici, de se lier pour toujours à ces bras, à ces seins, et de mêler toujours à ces lèvres ma bouche !

La tentation d’une existence dans le repos et l’isolement de l’amour enchanteur, lentement le troublait. Il songeait aux caresses qui marqueraient les jours, transformeraient les nuits en heures lumineuses de suprême allégresse.

Un bruit de voix dissipa cet espoir.

C’était le matin, déjà. Et, dans le parc, Yvonne et Michelle allaient, babillaient.

Philbert se redressa.

— Et celles-là, fit-il, elles sont encore vierges ! Jeanne dormait toujours.

Lentement le jeune homme s’éloigna. Puis, vêtu à la hâte, il descendit au parc.

— Démon, qu’avez-vous fait de notre jeune
sœur ? demanda l’aînée des demoiselles de Kerbiquet.

— Hier elle était captive…

— Vous l’avez délivrée ?

— De sa virginité !

Michelle proposa la promenade aux ruines.

Les pierres de granit rose avaient un éclat féerique ; le sommet de la vieille tour étincelait, cuirassé de soleil ; plus bas, c’étaient des lierres, des chèvrefeuilles qui ruisselaient et formaient des cascades de verdure. Dans les feuillages, Philbert aperçut ces merveilleuses roses-pleurantes qui étaient la gloire du vieux castel.

Les troncs des vieux rosiers centenaires serpentaient sur les murs, s’enfonçaient dans les crevasses ; des gerbes de fleur pâles s’épandaient, retombaient, frissonnaient au moindre souffle, semblaient couler comme de mystérieuses larmes.

Yvonne de Kerbiquet conta la légende des roses :

Au temps de la Terreur, des bandes ennemies avaient envahi le château, juste au lendemain des noces de la douce Marie-Anne de Brezec avec René de Kerbiquet. Le jeune châtelain, après avoir héroïquement soutenu le siège, fut conduit au pied de la tour, massacré par les bleus avec sa jeune femme ; les rosiers qu’ils avaient plantés, à l’heure de leurs fiançailles, furent arrosés de leur sang. Et depuis ce jour-là, chaque année, les fleurs pleurent…

— Mourir au lendemain d’une nuit de baisers, c’est la plus douce mort ! balbutia Philbert.

— Oui, la plus douce mort ! répéta une voix douce et triste.

Jeanne, les yeux mouillés, était près de la tour.

Elle murmura :

— Pleurez, roses, pleurez sur mon bonheur défunt !

— Très chère Jeanne, dit Philbert, il ressuscitera bientôt ; il s’épanouira de nouveau ; en gerbes somptueuses les roses fleuriront, Jeanne, consolez-vous.

— Je ne pleurerai plus. Ma détresse s’apaise au souvenir des joies que vous m’avez données et qui refleuriront éternellement en moi. Si ma bouche demain s’unit à d’autres bouches, si je connais encore les fêtes de cette nuit, c’est vous, c’est vous Philbert, que je retrouverai et que j’étreindrai encore, vous l’initiateur, vous le révélateur ! Oui, oui, je te l’ai dit : un peu de moi aussi, m’ami, vivra en toi, frissonnera sans fin dans ton cœur, dans ta chair. Les amours, en tombant en nous, n’y meurent pas et ne sont pas détruites par les amours nouvelles, mais s’y mêlent, ainsi que les fleurs innombrables qu’on cueille dans un parc pour former un bouquet, qui devient chaque jour plus parfumé, plus beau !

Les deux sœurs aînées avaient pris Jeanne, la réchauffaient contre leur cœur, semblaient heureuses de son bonheur, mélancoliques de sa tristesse.

Philbert les approcha, en une étroite étreinte, et semant des baisers sur leurs chevelures, redit :

— Michelle, Yvonne, Jeanne, je t’aime, je t’adore, ô douce trinité.

Fuis, ses mains arrachant Yvonne à la douce gerbe :

— Quand luiront les étoiles, dit-il, ma fiancée, j’implorerai les joies de ton corps nuptial.

Et saluant les sœurs, il s’éloigna.

En cueillant les douces et voluptueuses primes caresses des vierges, Philbert n’était pas le débauché vulgaire qui moissonne pour soi le triomphe des chairs. Il était l’apôtre d’amour qui prêche la sainte doctrine, instruit les néophytes et les traîne à l’autel. Et son premier baiser, c’était l’initiation ; il laissait les ferventes ensuite au doux culte, cherchait d’autres âmes à catéchiser, à convertir, « La virginité, disait-il, est une erreur, un sacrilège, une impiété monstrueuse et coupable. Vierges, régénérez-vous par le saint sacrement du baptême, — le baptême du baiser ! »

Comme il l’avait promis aux demoiselles de Kerbiquet, il voulait leur ouvrir les horizons de vie ; leur donner cette clef des modernes édens : l’or, le tout-puissant or.

Philbert n’était pas riche. Il avait, à vingt ans, semé royalement l’héritage paternel. Il ne lui restait plus qu’une rente garantie par cette infamante entrave légale qui s’appelle le conseil judiciaire. Chaque jour, il regrettait de n’être pas le millionnaire dont sont inépuisables presque les trésors : il les eût partagés aux amoureuses pauvres, à celles que la misère ou la gêne accable, en ces mornes sociétés régies par le Moloch.

Il se fit conduire à Lannion, s’installa au bureau du télégraphe, annonça par dépêche à son ami, l’expert Thièlemans, sa découverte au vieux château de Kerbiquet, le pria d’accourir sans tarder pour admirer les œuvres précieuses ensevelies en la solitude du manoir breton. Le marchand répondit aussitôt qu’il était curieux de voir ces merveilles, qu’il prenait le jour même l’express, et que le lendemain il serait au château, prêt à faire des propositions honorables pour l’achat des tableaux signalés par Philbert, s’ils étaient réellement de Watteau.

Puis l’ennemi des vierges, leur doux ami plutôt, parcourut la cité bretonne, alla se reposer quelques heures en une hôtellerie modeste. La précédente nuit n’avait été que fêtes, la prochaine nuit serait aussi toute de noces. Il dormit jusqu’au soir.

Comme il quittait l’hôtel, il vit près de la porte une brune jolie, aux yeux vifs et ardents, à la gorge épanouie en fruits plantureux. C’était la fille des hôteliers. Philbert eut un regret de partir sans tenter la conquête de ce régal d’amour.

La nuit était tombée, quand il revint au château.

Sur le perron fleuri, dans une lueur pâle, il aperçut Yvonne qui déjà s’attristait.

S’était-il envolé, le bel amant de rêve, le cher fiancé qu’elle espérait ? La promesse jurée, ce matin, n’était-ce pas un mensonge, et Jeanne, des trois sœurs, serait-elle la seule initiée aux baisers qu’Yvonne et Michelle attendaient aussi ?

Au bruit des pas criant sur le gravier du parc, Yvonne se dressa. Son œil fouilla la nuit. Elle aperçut une ombre et reconnut Philbert. Alors son cœur s’emplit de frissons, de désirs. Et, descendant les marches, elle tendit les bras pour lier l’ami cher et s’enlacer à lui.

— Oh ! dit-elle, j’avais peur, déjà je pleurais presque ; et je te maudissais, t’osant croire félon !

Philbert alla s’asseoir à la table fleurie où les seins palpitants, dans les robes de bal, offraient leur beauté et leur encens.

Puis, ainsi que la veille, unissant les trois sœurs, il se mit à genoux, effleura les trois bouches, et détacha Yvonne de la grappe parfumée.

Yvonne était la plus grande des demoiselles de Kerbiquet. Sous ses cheveux d’un or fauve et flambant, ses yeux glauques avaient des éclairs et des ombres magiques. Son corps souple et long s’agitait dans la robe en torsions étranges ; et la soie par instants semblait la peau luisante de la gorge et du ventre d’une sirène verte.

Ses seins rigides dressaient, très bas sur la poitrine, leur ferme plénitude séparée par un val profond, où la chair prenait des nuances bleutées.

En montant l’escalier de chêne tout sculpté, Yvonne s’enlaçait à l’amant, l’enserrait en ses longs bras tentaculaires : elle collait ses lèvres humides sur les yeux de Philbert, distillait une caresse engluante de démone, puis semblait s’arracher au baiser provoqué.

Et sitôt arrivée en la chambre d’amour, elle s’enfuit, alla se poser contre un mur que tapissait une lourde tenture de velours noir et funéraire. Ses yeux alors semblaient lancer des étincelles, flamber de flammes vertes. Des reflets de follets scintillaient dans l’or de ses cheveux.

Philbert vint lentement jusqu’à l’ensorceleuse, et ses mains tout d’abord fouillèrent ses cheveux.

— Ami, que cherches-tu ? dit-elle frissonnante.

— Tes cornes de Satane ! répondit le jeune homme.

Yvonne rit. Sa voix éclata, comme un cri surhumain hululant dans la nuit.

Puis elle murmura :

— Oui, je suis diabolique. À peine née, l’enfer me berça dans ses bras. Le jour de ma naissance ma mère faillit mourir : on ne songea guère qu’à la chère malade, et l’on confia l’enfant à une femme qui passait, les mamelles pleines, demandant asile, offrant son lait. On la garda plusieurs années au château. On ne sut jamais ce qu’était cette femme. Mais je me souviens bien qu’elle me parlait sans cesse des esprits de la lande, des lucifers bretons, des nains, des korrigans, et que parfois la nuit elle se levait toute nue, disparaissait jusqu’au matin. Plus tard, je n’avais que trois ans alors, mais je me rappelle toujours cette scène, elle m’entraîna, la nuit tombée, hors le parc, dans un bois. Sitôt que la pleine lune se leva, ma nourrice rapidement fit tomber sa robe, sa chemise, et se mit à danser, à tournoyer, pressant entre ses doigts sa poitrine gonflée, poussant des cris sauvages, semblant appeler quelqu’un :

« — Hoch ! Araoch ! Pred eo ! Karantez ! Du, ha Ker-du ! »

« Puis elle me prit dans ses mains, m’offrant dans un rayon de lune à je ne sais quelle infernale divinité.

« Un jour elle disparut brusquement comme elle était venue. Mais le lait de cette créature coulait déjà en mes veines et me brûlait.

« Dès l’âge où l’on commence à rêver, à penser, j’aimais à m’isoler, seule, le soir surtout ; et je cherchais dans les ténèbres des amis mystérieux, les farfadets et les lutins. Sont-ils jamais venus à moi ? Je n’en sais rien. Mais plus d’une fois on m’a trouvée sur l’herbe, endormie, prononçant des mots étranges. Et lorsqu’on m’éveillait, j’avais une vague souvenance de sabbats et d’orgies.

« J’ai perverti mes sœurs, mes douces et chères sœurs, en excitant leurs curiosités, en les entraînant vers toutes les folies des opiums et des bonheurs artificiels. Je leur ai enseigné les danses effrénées, la nuit, au clair de lune, les danses affolantes où le corps est brisé, mais jouit de son diabolique anéantissement, comme s’il était plongé dans un bain de baisers, quand les jambes chancellent et qu’on succombe enfin, éperdue, sur les herbes. Je les ai conduites, au fond des souterrains, jusqu’à des salles hantées où règne la voluptueuse démence — rêve où réalité — des chairs entrelacées et tordues dans les spasmes. Oui, je suis la démone, perverse, insatiable, mais la démone vierge encore qui s’offre à toi !

Philbert ferma ses mains sur la taille d’Yvonne ; mais elle s’évada de l’étreinte, courut jusqu’à la lampe, et soudain ce fut le noir du mystère et de la magie.

— Yvonne ! dit l’amant, un froid dans les vertèbres.

Il appela encore, combattant son angoisse et marchant dans la chambre, en quête de l’amie.

Ses mains, qui tâtonnaient, évitant les obstacles, se glacèrent soudain sur une chair nue, une chair froide, qui semblait étendue et couchée dans le vide.

Ses mains furent liées par des mains et attirées, dans le noir, vers la gorge frigide où sa bouche brûlante alla se réfugier.

— Oh ! je voudrais te voir, ma belle magicienne, balbutia Philbert.

— Attends, attends, je veux. La lune va bientôt nous donner sa clarté. Mais jusqu’à cet instant, reste ici, sur ma gorge, reste à genoux, ami, tes mains entrelacées aux miennes, et tes lèvres perdues au gouffre de mes seins.

Soudain, par une baie vitrée, apparut enfin la pâleur de l’astre. Et Philbert aperçut là-haut, dans le disque argenté, le profil d’une femme divinement superbe.

— Oh ! dit-il, cette tête ! je suis ensorcelé. C’est une femme, Yvonne, c’est toi qui brilles ainsi splendide dans la nuit…

— Quoi ! fit la demoiselle, n’avais-tu jamais vu l’image de Phœbé, sa figure éternellement belle, sa chevelure et son masque vermeil ?

— Comment l’aurais-je vue ? ce soir, par ta magie, mes yeux sont obscurcis, et je vois des fantômes.

— Pauvres hommes aveugles dont les yeux ne voient rien, et qui crient au miracle ou au sortilège quand les voyantes leur montrent ce qui est non dans le rêve, mais dans le réel !

La pâle lumière pénétrait dans la chambre.

Philbert, toujours à genoux, s’aperçut alors qu’Yvonne était couchée sur une table de marbre noir, où sa chair blanche se glaçait et devenait pâle, semblable au visage entrevu là-haut, dans l’azur ténébreux.

Alors il se leva, fit couler de sa bouche un chaud ruissellement de baisers fous, de baisers affamés sur la chair pantelante qui demeurait immuablement froide.

Dans une vasque proche, une gerbe géante de grands lis blancs jetait ses parfums léthargiques.

Yvonne lentement se leva ; elle prit en ses doigts menus, l’une après l’autre, chaque tige, en joncha le tapis, et des fleurs virginales fit une couche blanche ; puis son corps se mêla aux calices embaumés.

— Et maintenant, mourez, dit-elle, ô les fleurs vierges !

Yvonne se donnait, avec une féroce rage. Ses dents mordaient, ses bras se serraient ainsi que les anneaux d’une chaîne de fer, enfermant le captif dans l’étreinte impérieuse.

Philbert était lentement terrassé, par les parfums, par les baisers. Une ivresse pesante s’abattait sur son crâne, et ses yeux se fermaient. Il luttait, mais en vain. Il se sentit rouler au fond d’un précipice de cauchemar, tombant toujours et s’enfonçant dans un gouffre de lis blancs et de gorges blanches.

Lorsque, après cette nuit, il s’éveilla, il se retrouva dans une chambre claire et sans mystère.

Il ne vit ni les lis, ni l’amante, ni le décor étrange de la chambre d’amour. Son ami Thièlemans, l’expert, venait d’entrer, secouait son sommeil.

— Allons, grand paresseux, voici déjà neuf heures. J’accours à ton appel et suis exact, tu vois.

Philbert, désemparé, les yeux égarés, cherchait à se ressaisir. Comment se faisait-il qu’il était dans ce lit, ayant fermé les yeux sur la jonchée des lis et ses bras enliés au corps de son amante ?

— Lève-toi, lève-toi ; je suis impatient d’admirer les merveilles, fit l’expert du ton ironique de quelqu’un qui ne croit guère aux emballements, ayant été maintes fois déçu.

Philbert, à la hâte, se leva sans dire une parole.

— La campagne te réussit mal, dit Thièlemans, tu as l’air tout à fait idiot ce matin !

— J’ai peu dormi, j’ai été hanté par des rêves.

— Et ces fameux Watteau, tu les as vus en songe ?

— Viens donc, vieil incrédule.

Devant les peintures, Thièlemans n’eut aucun enthousiasme. Sans laisser paraître sur son visage de l’étonnement et de l’admiration, il examina longuement, minutieusement les
tableaux, se haussa sur des sièges pour saisir les détails, effleurant les peintures de ses ongles aigus, les considérant à la loupe.

Philbert était anxieux, redoutait une erreur. Sans doute, il s’était trompé, et il se désolait en pensant à la déception prochaine des trois sœurs.

Les demoiselles de Kerbiquet se tenaient là, très pâles, dans une angoisse suprême, attendant l’arrêt qui serait leur essor vers la vie désirée ou l’éternel emmurement dans la solitude de leur castel.

Enfin Thièlemans se décida à parler.

— Mes petits enfants, fit-il de sa voix lente et cassée, ces machines-là ne sont pas ce que j’espérais. Il y a quelque part, je voudrais savoir où, des œuvres de Watteau qu’on cherche depuis longtemps, et qui vaudraient des sommes inestimables. Cependant ces panneaux sont bien du prodigieux artiste, et j’en offre, tout juste, trois cent mille francs.

— Trois cent mille francs ! balbutia Michelle.

— Trois cent mille francs ! répétèrent ses sœurs.

— Oh ! pas un sou de plus ! déclara Thièlemans.

— Mesdemoiselles, dit Philbert, mon ami, quoique juif, est un fort honnête homme ; je vous parle en ami, concluez le marché.

— Mais nous n’hésitons pas, et nous sommes ravies !

— Eh bien ! l’affaire est faite, dit l’expert. Nous irons dès ce jour par-devant un notaire, contresigner la vente. Je laisserai des arrhes, cent mille francs, que j’ai sur moi, et je reviendrai très prochainement avec de bons ouvriers, pour enlever ces œuvres, et je vous verserai alors le complément. Merci, mon vieux Philbert ; nous reprendrons ensemble la route de Paris, ce soir…

— Une nuit, une nuit encore, je vous prie ! murmura Michelle, à voix basse et suppliante.

La journée se passa à Lannion, à régulariser la vente. Et Philbert retourna au manoir, avec les demoiselles.

À la fin du dîner, les trois sœurs liées encore en gerbe, il détacha Michelle.

Dans l’épanouissement radieux de ses trente-deux ans, Michelle possédait la chair délicieusement mûre et jeune d’une bacchante aux seins lourds, aux cuisses fortes, à la croupe abondante. Les torsades d’or roux de sa chevelure avaient les tons rouillés des vignes à l’octobre ; d’un geste nonchalant, elle les dénoua, et les cheveux formèrent un voile fauve sur la robe de soie. Puis ses mains brusquement libérèrent le corps des étoffes impies qui voilaient sa splendeur.

La lueur vermeille et pâle, versée par une lampe enfouie sous des soies, créait les tons féeriques d’un crépuscule d’automne. Michelle, couchée sur de lourdes toisons de brebis noires, parut à son amant comme l’évocation follement voluptueuse d’une mythologique prêtresse de Bacchus, enivrée par le vin et grisée par l’amour.

Sa poitrine gonflée des sucs de son été, tressaillait mollement ; ses hanches sursautaient, et ses cheveux coulaient sur la nacre des chairs.

La somptuosité charnelle de Michelle émerveilla Philbert. Il la compara à la grâce plus frêle de Jeanne, à la floraison mystique et diabolique d’Yvonne, et jugea que l’aînée était, mieux que ses sœurs, l’amante désirable pour l’ami qui s’éjouit une nuit, une seule, cueille la passion des corps vierges, n’a pas le temps de savourer aussi les joies de l’âme éprise. Mais cette préférence, qu’à cette heure il analysait et voulait s’expliquer par des psychologies raffinées, naissait surtout de l’inconnu de ce beau corps tentant.

Car Philbert aimait mieux la femme qu’on n’a pas encore possédée. Celle qu’il connaissait, dont il avait goûté la saveur et l’arome, fût-ce une seule fois, perdait son attirance et dépouillait son charme.

— Pourquoi n’accours-tu pas dans mes bras ? dit Michelle.

Il répondit :

— Tu vois, je m’attriste, je pleure, en songeant, douce aimée, que ton corps merveilleux n’a pas encore fleuri dans l’extase suprême. Oui, c’est un sacrilège odieux, que tes beaux seins n’aient pas, d’innombrables nuits, enchanté le baiser des amants enchantés ; que, depuis tes seize ans, tant d’années soient perdues !…

— Je ne regrette rien, puisque je t’offre, à toi, le premier, ces fruits où va mordre ta bouche !

Cette nuit-là, Philbert se crut dans un olympe : Michelle était déesse et l’immortalisait. Des baisers surhumains unissaient leur tendresse ; et les enlacements inouïs s’éternisaient.

Lorsque l’aube parut, Michelle se leva et couvrant sa chair frémissante d’un long manteau de soie :

— Viens, dit-elle, aimons-nous encore dans la gloire du soleil qui se lève ; aimons-nous dans ses rayons !

Et Philbert la suivit, hors du château, se laissa conduire dans les ruines jusqu’à la tour vêtue des pâles roses pleurantes.

Les mains de la bacchante alors cueillirent des fleurs, tressèrent des couronnes. Elle para le front de son amant. Et dans l’échevèlement des mousses et des lierres qui couraient sur le sol, elle offrit de nouveau sa beauté radieuse.

Son corps superbe frissonnait à la douce fraîcheur du matin, les seins précipitaient leur tendre appel d’amour ; son ventre tressaillait d’un émoi voluptueux. Et ses flancs se haussaient, pour implorer l’amant.

Philbert, émerveillé, sentait se raviver toute sa passion. Il se précipita, doucement, follement, et fit couler un flot de baisers sur Michelle.

Ses lèvres récoltèrent le doux, l’âcre enivrement de la rosée matinale.

Ils s’aimèrent, dans la flambée éblouissante subitement surgie à l’orient ; et les premiers rayons furent le linceul d’or où Philbert et Michelle laissèrent leur amour.


IV

— Nous arrivons, monsieur, voyez la mer, là-bas.

D’un geste large, le voiturier montrait l’immensité bleue, l’azur de l’eau mêlé à l’azur du ciel, paraissant tout à coup dans une trouée des arbres et des buissons.

Philbert ouvrit les yeux.

Une torpeur pesait sur son front, étreignait son crâne.

La mer !

La brise forte, les effluves violents des algues et des sels peu à peu le ranimèrent.

Alors il se souvint.

Et ce fut comme un rêve, qui s’efface au matin, se meurt dans une brume : ces trois nuits de délires et d’extases passées au castel de féerie ; la beauté voluptueuse, et l’accueil du baiser des trois sœurs amoureuses ; cette gerbe de fleurs de chair épanouie, Jeanne, Yvonne, Michelle !

Mais c’était le passé déjà. Réalités et rêves se confondent, dans le lointain qu’on fuit pour aller devant soi.

La voiture arrivait au sommet d’une côte : des granits rugueux hérissaient la route. Le bourg de Trégastel étalait ses maisons au pied d’un haut calvaire. Et la mer s’étendait dans sa majesté calme et miroitante des matins d’été, ourlée par la majestueuse broderie des roches qui l’enrubannent, de Ploumanach à Trébeurden.

De très rares villas s’élevaient sur la côte pareilles à des maisons de poupées semées au pied de roches géantes. Plus loin, un palais se dressait sur la grève.

— Cette grande bâtisse, dit le voiturier, c’est le castel Saint-Anne, où je dois sans doute vous conduire, monsieur ?

— Point. Je vais à l’hôtel.

— Mais il n’en est pas d’autre. Les sœurs ont fait de leur couvent une maison hospitalière, ouverte aux baigneurs, où l’on vous accueillera très volontiers. Les prix sont modérés…

— Mais, on m’y recevra ?

— Assurément. Du reste, vous n’avez guère le choix : il y a bien une auberge, mais vous y seriez mal.

— Soit. Je vais au couvent.

Philbert pensa : « L’aventure est plaisante ; moi, le fils de Don Juan, chez les nonnes : morbleu ! voilà le loup dans la bergerie, l’ennemi chez les vierges ! Rassurez-vous, mes sœurs, je ne chercherai pas à troubler vos cervelles, à semer dans vos chairs les ferments de passion. Je suis le pèlerin, épuisé et dolent, implorant le repos, et n’ayant qu’un désir : vivre très chastement, comme un anachorète, fuir le péché, durant quinze jours, enfin, se libérer même des tentations qui rongent aussi les moelles. Et mon ami l’abbé Le Manach n’aura pas à redouter qu’on lui ravisse sa mystique bonne amie. Mes forces sont à bout ; l’intrépide ennemi des vierges devient vierge lui-même.

Philbert fut accueilli par la supérieure, et se sentit troublé, honteux, déconcerté.

Il lisait dans les yeux de cette sainte femme une telle bonté, une telle grandeur, qu’il lui semblait commettre une mauvaise action, en venant mêler quelques jours de sa vie à l’existence douce et innocente des religieuses. Mais il secoua bientôt cette impression, et même eut pitié de sa faiblesse.

— Don Juan, se dit-il, n’eût pas eu ces scrupules. Il eût mis ce couvent à folie et à feu.

Pourtant, en circulant dans les escaliers vastes, d’une architecture simple et claustrale,
il était envahi par un apaisement profond, immense, infini.

Mais il eut un sourire : les lendemains de fête n’ont-ils pas toujours ce calme menteur, cette accalmie d’après tempête ?

Il descendit vers la grève.

Dans une échancrure des rochers de granit rose, entassés les uns sur les autres, avec des aspects de fantasmagorie, les baigneurs sur le sable attendaient la marée.

Philbert vit quelques prêtres, pérorant, entourés de familles d’allure provinciale. De grosses mamans surveillaient leurs progénitures ; de vieux messieurs lisaient des feuilles catholiques ; les petits grouillaient, piaillaient, cherchaient des coquillages ; c’était le petit trou familial et quiet qu’il avait désiré, la plage où les maillots n’ont pas de suggestion, où ne rode jamais le désir, où la chair qu’on voit ne hante pas le cerveau, où l’on peut vivre, enfin, sans nulle obsession.

Philbert se laissa couler doucement sur la grève, tourné vers la mer, ses regards perdus vers le frisson des vagues.

Mais les rochers surtout le captivaient et l’enchantaient.

Ils s’entassaient dans un chaos formidable. En les examinant, on découvrait des formes vagues et imprécises, des silhouettes de monstres gigantesques, des profils presque humains, des images étranges, des ogres, des titans, des fées, des mélusines. Les flots se brisaient à leurs pieds, s’engouffraient avec fracas dans leurs gueules accroupies et penchées. L’une de ces pierres, rosée comme des chairs, semblait une femelle, écroulée et pâmée en des joies solitaires ; et sa bouche écumait, tordue par la folie.

Philbert, à plat ventre sur le sable, contemplait cette féerie, et laissait sa pensée courir dans un galop de chasse à la chimère.

En ce Trégastel sauvage, l’âme de la Bretagne semblait réfugiée : enfuie des plages, épouvantée par la musique des casinos, l’envahissement des touristes anglais, elle semblait ici protégée par les formidables granits. Ils défendaient la mer, ainsi que des dragons ; ils dressaient une barrière inexpugnable à la rage architecturale des spéculateurs qui sèment les villas, les hôtels sur tout le littoral.

La mer montait. Le flux vint menacer Philbert, le prendre à sa rêverie. Il se leva. Déjà, des cabines prochaines descendaient des baigneuses en maillots défraîchis.

Ce fut subitement une apparition de gorges ballonnantes et de croupes oscillantes.

Les messieurs bedonnants, les dames gélatineuses étalaient la fierté de leurs ventres repus.

Inconscients des hideurs exhibées, ils allaient, à petits pas, quêtant, eût-on dit, des regards.

Un couple accapara l’attention de Philbert.

Elle et lui : des bourgeois frisant la quarantaine.

Ils s’étaient détachés des groupes, marchaient seuls.

Ils passèrent devant Philbert. Leurs voix aigres se chamaillaient.

Lui. — Hortense, mon amie, vous êtes ce matin à faire rougir un troupier. Quelle tenue, ma chère ! Pour qui vous prendra-t-on, grand Dieu ! Seules les filles de mœurs abominables osent ainsi se montrer en costume indécent. On dirait que vous êtes nue. Vos têtons et vos fesses n’ont plus aucun secret pour les regards curieux.

Elle. — Vous êtes fou, François, ou de mauvaise humeur. Mon costume est semblable à celui que portait hier Mlle Luce.

Lui. — Songez, ma bonne Hortense, que mademoiselle Luce est une enfant encore et que vous aurez bientôt quarante ans.

Elle. — Taisez-vous, taisez-vous, François. Vous hurlez ; prenez donc un tambour, rassemblez tous les gens, pour leur crier mon âge. Apprenez, malhonnête, qu’une femme a seulement l’âge qu’elle paraît. Et je me sens très jeune.

Aucune de ces dames n’est faite comme moi : ma poitrine se tient. Voyez, les jeunes filles d’aujourd’hui ont pour deux sous de nénés sur la gorge, et c’est flasque, et ça croule. Moi, monsieur François, c’est du plomb. Si vous récriminez, c’est pure jalousie : tous ces messieurs m’admirent.

Lui. — Hortense, tu deviens folle, ma pauvre femme !

Elle. — Othello !

Lui. — Moi, jaloux ! J’ai peur du ridicule. Pardon de te vexer. Mais hier j’entendais M. de Villerognon, tandis que tu nageais, dire : « Pas de danger que Mme Houdet coule. Elle a sur l’estomac deux vessies natatoires qui pourraient la porter jusqu’en Amérique.

Elle. — M. de Villerognon est un impertinent qui se venge aujourd’hui de mon dédain. Ah ! si j’avais voulu, ces vessies natatoires, ainsi qu’il les appelle, il les eût adorées, à genoux. Vous riez ! Monsieur Houdet, vraiment vous êtes un lâche. On insulte votre femme et vous ne dites rien.

Lui. — Ah ! c’eût été le comble ! Voyons, sois raisonnable, ma poulette ; dorénavant au lieu de ce maillot, choisis le costume plus décent que tu portais ces jours derniers.

Elle. — Un costume de grand’mère ! Non, monsieur, non. Je n’ai pas tant d’occasions de me faire admirer, pour renoncer à celles qui se présentent.

Lui. — Et demain, si quelqu’un avait la fantaisie de s’offrir votre peau, vous me cocufieriez sans vergogne, avec ces belles raisons.

Elle. — Je suis une honnête femme, François, vous le savez. Que les galants approchent, je saurai repousser leurs audaces. Mais on peut être coquette sans songer le moins du monde à la cascade.

Lui. — Ce n’est pas de la coquetterie, mais une rage de montrer ta gorge à tout le monde. Hier soir, à table d’hôte, ton corsage dégrafé, laissait apercevoir le suif de tes deux boules…

Elle. — Monsieur, vous m’insultez ! Nous plaiderons en divorce.

Frémissante, irritée, la dame se jeta dans la mer. Son mari l’y rejoignit bientôt. Et Philbert, amusé par ces débats grotesques, se disait que la vie des honnêtes bourgeois, des braves gens, des gens moraux et respectables, n’est que bouffonnerie et qu’hypocrisie.

La fraîcheur de la mer le tenta.

Une femme louait cabines et costumes.

Il obtint un maillot. Toute sa lassitude se dissipa dans les frissons vivifiants du bain. Ses membres alourdis reprirent leur souplesse. Il nagea, plongea, alla se reposer un instant sur les roches. Les baigneurs admiraient l’audace de cet inconnu, qui s’aventurait imprudemment, follement.

Il regagna sa cabine. Il y venait d’entrer, quand il entendit, dans la loge voisine, un frou-frou de soieries ; un doux parfum de femme en même temps montait. Sa curiosité aussitôt en éveil, son regard inspecta la cloison, espérant une fente : il n’en trouva pas ; mais les planches qui séparaient les cabines ne joignaient pas le toit ; et monté sur le banc qui meublait sa cellule, Philbert vit une femme qui se déshabillait. Ses robes, ses jupons, d’une élégance exquise, étaient accrochés aux parois. Et, parmi les dentelles de la chemise et du pantalon, le curieux entrevit un corps jeune et frêle, tout gracieux, menu, mais de lignes charmantes : une gorge naissante, d’un gentil modelage ; une croupe creusée de fossettes mignonnes. La chemise tomba ; et nue quelques instants, la baigneuse s’assit, sous les yeux de Philbert. Lentement, elle prit un maillot d’azur sombre, s’y glissa, protégea sa noire chevelure sous un bonnet écarlate, ouvrit la porte, disparut.

— Hé ! hé ! se dit Philbert, voilà qui réconforte mon regard effaré par les tétons d’Hortense.

Nul désir ne germait en sa chair terrassée et vaincue, après les nuits de joie à Kerbiquet. Et son admiration était le culte chaste d’un fervent dont l’unique dieu, c’est la Beauté.

Descendu sur la plage, pour revoir la jeune fille s’ébattre au milieu des caresses des vagues, Philbert reconnut, dans un groupe de prêtres, l’abbé Yves le Manach. Il alla le saluer.

— Ah ! vous, monsieur, soyez le bienvenu. Depuis trois jours, anxieux, je vous espère et vous attends.

— Vous me croyiez perdu, n’est-ce pas, dans l’enfer ?

— J’aime mieux vous avouer que ce n’était pas précisément votre sort qui m’épouvantait. Grand coureur d’aventures, vous finirez un jour, je le déplore, par voir en effet s’ouvrir sous vos pas les portes de l’abîme…

— Pourvu que, chez le diable, les femmes soient jolies, j’entrerai le sourire aux lèvres et la bouche joyeuse !

— Je désirais vous voir, en égoïste qui songe plutôt à ses petites affaires et ne pense qu’à soi. Vous sachant très expert en questions amoureuses, je veux vous consulter.

— Ah ! ah !

— Ne riez pas. Je souffre, mon ami, ayez pitié de moi.

— Ces douleurs, cher abbé, sont — croyez-moi — des joies.

— C’est horrible ! Je sens des feux et des déchirements dans ma poitrine.

— Votre cœur n’est donc pas un sépulcre glacé, une tombe où ne gît qu’un mort, un cimetière ! Souffrir, être broyé, torturé, ah ! c’est vivre ! Je souhaite parfois ces angoisses, ces affres que je ne connais plus ! Oh ! souffrir ! Oh ! gémir ! Sentir là quelque chose qui saigne et se révolte ! Regardez-moi, l’abbé : trois jours se sont passés depuis notre séparation : et j’ai eu trois amours. Trois vierges, s’il vous plaît. D’adorables maîtresses. Leurs baisers furent doux, leurs caresses capiteuses : je devrais, ayant perdu ces délices, me sentir des regrets plein le cœur, des larmes plein les yeux…

— Et vous ne pleurez pas… parce que vous n’aimez pas.

— Je ne fais que cela : même je me surmène !

— Non, non, l’amour n’est pas la confusion des chairs ; mais le frémissement et l’assomption des âmes !

— Tiens ! la phrase est jolie…

— Vous vous moquez.

— Non pas… Nous oublions, l’abbé, la consultation. Parlez, je vous écoute.

— Je vous prie de vouloir bien observer Luce,
de lire, si c’est possible, en ses regards, en ses gestes, en ses attitudes, et de me dire très franchement si elle m’aime ou non.

— Peste ! la mission est vraiment délicate. Si la petite me paraît éprise de vous, mon cher, il me sera fort agréable de vous en confirmer la douce certitude. Mais si je reconnais qu’au contraire il n’est pas d’espoir pour votre tendresse, je serai désolé d’être le tortionnaire qui donne le signal du supplice…

— Je veux savoir, je veux ! Depuis mon arrivée ici, ma croyance en Luce s’est presque abolie. Je la vois si coquette, si aimable avec tous ! Quelques instants, le soir, je puis l’entretenir. Elle me déconcerte. Parfois sa voix tendre me réconforte, parfois elle me désespère. Je ne sais rien de plus horrible que ces alternatives d’espérance et de crainte.

Je demande deux jours pour observer, juger. Mais, d’abord, il est essentiel que vous me présentiez à votre douce vierge, à la fleur de lis de votre jardin secret.

— La voici justement qui passe devant nous.

Moulée dans le maillot d’azur sombre que l’eau avait plaqué contre ses chairs, coiffée du bonnet écarlate, les jambes nues, — des jambes ciselées avec un art parfait de trouble et de tentation, — Luce était la baigneuse que Philbert avait surprise, nue, dans toute sa beauté jeune et frêle.

Il formula son appréciation d’amateur ravi :

— La petite est exquise : un bibelot délicieux. Ah ! l’abbé, je comprends tous vos enthousiasmes.

— Elle est belle !

— Elle est pire ! Elle a l’ensorcellement et le charme des femmes minces, les plus terribles, les plus preneuses. Une chatte de race : gare à vous, les souris !

— De ses ongles aigus et cruels, je sens bien qu’elle me déchiquettera : je serai son joujou, le joujou qu’on éventre, qu’on assassine, sans un remords, sans une pitié.

— Qui sait ? Luce peut-être est une de ces perverses que la soutane attire et qui, aimant un prêtre, savourent surtout les joies du sacrilège. Désormais je me mets à l’affût et j’observe. Deux jours de patience, l’abbé, et je vous donnerai sans doute l’assurance qu’on vous aime beaucoup.

Les baigneurs maintenant ressortaient des cabines ; on désertait la plage. Une cloche tinta.

— Voici le déjeuner, dit l’abbé. Nous allons nous séparer. Nous autres ecclésiastiques avons un réfectoire spécial et ne sommes pas admis dans la salle à manger des hôtes du couvent.

— Alors, nous nous retrouverons en sortant de table. Grâce à vous, mon ami, je pourrai babiller : car je m’ennuierais prodigieusement avec tous ces pères, ces mères de famille, et leurs indécentes familles de cinq et six moutards. Mais aussi quel repos, vaste, incommensurable. Et j’en ai grand besoin, après ma triple noce !

Philbert se mêla à la foule empressée qui se précipitait à la pâture. Les fringales irritées par l’air vif de la mer se déchaînèrent dans un silence grave, coupé par le cliquetis des faïences, des fourchettes et le rythme assourdi des mâchoires ruminant.

Philbert examinait Luce. Elle était placée entre sa tante et un jeune homme, un de ces petits hommes niais et laids qu’une jeune fille considère comme des pantins négligeables. Elle bavardait, grignotait. Ses regards, qui rôdaient, rencontrèrent Philbert ; leurs yeux, en se joignant, se menacèrent presque, ainsi que des ennemis.

Le jeune homme pensa : « Elle m’a vu tantôt avec son cher abbé, elle flaire en moi un inconnu hostile. Tant mieux, la chasse sera vive : va, va, petite oiselle, vole et fuis, je saurai déjouer tes ruses, te traquer, t’atteindre et voir ce que tu as dans la cervelle ! »

Au dessert, un monsieur, en face de Luce, proposa :

— Si nous tentions, cet après-midi, l’ascension des rochers du Père Éternel ? Mesdames, vous viendrez avec nous, j’espère, et serez courageuses. Mademoiselle Luce, vous devez être alerte et vive comme une chèvre, vous grimperez là-haut ?

— Très volontiers, dit Luce.

Philbert cherchait à lire, sur le visage de la jeune fille, ces lueurs fugitives qui révèlent parfois les mystères de l’âme. Il avait l’habitude de ces examens : il connaissait les plis que tracent les passions et les frémissements, qui annoncent les troubles profonds de la chair. Mais c’était dans les yeux surtout qu’il savait découvrir le secret d’une vie. Aussi s’efforçait-il à saisir les regards errants de la jeune fille. Un instant, il parvint à les arrêter.

Luce était étonnée de la persistance de cet étranger à vouloir rencontrer et retenir ses yeux. Mais bientôt elle s’apprivoisa, croyant sentir un culte, une adoration. Alors, un sourire effleura ses lèvres, elle n’eut plus cette mine altière et dédaigneuse qui avait d’abord durci de sa grimace sa gentille figure. Se sentant regardée, elle devint nerveuse, s’agita, bavarda, rougissant tantôt et tantôt pâlissant.

Le repas à peine terminé, les groupes s’étaient dispersés dans la salle à manger. Une religieuse s’approcha de Philbert et l’invita à s’inscrire sur le registre des étrangers. Rapidement, il traça les indications exigées ; puis, trouvant un album de vues photographiques où toutes les merveilles de cette côte fantastique de Bretagne étaient reproduites, il s’attarda quelques instants à regarder les images. Et, cherchant Luce ensuite, il l’aperçut qui ouvrait le registre où il venait d’écrire son nom.

Il sourit, en pensant : « Tiens, tiens, je l’intéresse ! Elle veut savoir qui je suis, d’où je viens ; si j’étais un fat, je croirais déjà que je ne lui déplais pas. Qui sait ? La douce vierge, ainsi que ses pareilles, n’a sans doute qu’un désir et qu’un but : le mariage ; son amour pour l’abbé n’est qu’une passionnette, un rêve qui s’efface et passe. Elle cherche un mari. Va, chasse, pauvre enfant. Tu es victime aussi de ces lois criminelles qui asservissent la vierge, entravent sa chair, lui défendent l’entrée des paradis terrestres. Tu veux l’affranchissement dans le mariage. Pauvres, pauvres pucelles, vous n’aurez donc jamais le courage de la rébellion ; vous vous courberez donc toujours sans résistances, sans vous dresser toutes à la fois, dans une révolte grandiose qui aurait pour drapeaux vos chairs blanches et roses offertes à l’amour !

L’hôtellerie des religieuses, située en un décor superbe, domine les cent baies de la côte déchiquetée et les plaines d’ajoncs semées de rocs immenses. Un cloître aux lourds piliers de granit rose s’ouvre en face des golfes et de leurs archipels : c’est là que les baigneurs, après les repas, se réunissent pour les bavardages, préparent les excursions aux villages voisins, à l’église miraculeuse de Notre-Dame-de-la-Clarté, au sémaphore de Ploumanach, aux plages de Perros-Guirec.

Philbert y retrouva l’abbé Le Manach.

— Eh bien ? Commencez-vous à lire dans la chère âme ? interrogea le prêtre. N’avez-vous pas remarqué combien elle est frivole et coquette ? Dites, qu’en pensez-vous ?

— Diable, mon cher ami, vous êtes impatient. Mlle Luce était à un bout de la table et j’étais relégué vers l’autre extrémité. Dans ces conditions, l’observation devait être vague, insignifiante. Je ne sais rien encore, rien, rien, rien.

— Oh ! comme vous devez rire de ma folie ?

— Sachez que si l’on rit des amants fous, des amantes folles, le rire n’est jamais chargé d’ironie, ni de raillerie ! Non. Le rire est bienveillant ; les naïvetés, les imprudences, les maladresses de ceux qui aiment sont pleines de charme. Vous êtes un enfant, l’abbé, un tout petit enfant ; et vous faites joujou pour la première fois !

Un gros monsieur cria :

— Allons, les voyageurs pour le Père Éternel ! Qui nous aime nous suive. En route, mauvaise troupe !

Des mamans, des papas, des enfants se rangèrent autour de celui qui les conviait. Luce vint aussi, dans un groupe de vieilles femmes.

— Monsieur, demanda Philbert, à l’organisateur du petit voyage, me permettrez-vous de me joindre à votre caravane.

— Bien volontiers, monsieur ; vous nous ferez plaisir en venant avec nous. Si quelqu’une de ces dames veut gravir les rochers, vous lui prêterez main-forte.

— Nous allons très loin ?

— À deux cents mètres. Voyez, là, devant nous, cet amas de granits. Sur la plus haute pierre, vous apercevez une statue et une croix. C’est le Père Éternel.

— L’ascension ne doit pas être très périlleuse.

— Détrompez-vous, monsieur. D’ici, en effet, il semble qu’il soit facile d’escalader ces blocs. On ne se rend bien compte de leur hauteur que lorsqu’on est au pied. Des grottes sont creusées à la base, elles sont très vastes. On les traverse, on se trouve alors dans un sentier étroit, il faut se hisser sur de vieux murs, puis grimper, sauter, bondir ; c’est assez dangereux.

— Et cela vous amuse ?

— Énormément ; monsieur. Mais il ne faut pas s’exagérer le péril : on risque tout au plus de se briser la patte.

— Charmant ! délicieux !

— Hé ! vous tremblez, jeune homme ; Moi, malgré mon gros ventre et mes quarante-cinq ans, je me plais à cette ascension. Je me sens plus jeune, plus léger. Lorsque je suis là-haut, près du Père Éternel, je suis fier et content de moi, comme si j’étais juché au sommet du mont Blanc ! Quand je suis descendu, c’est un autre plaisir. Je pense que j’aurais pu me casser la jambe, peut-être me fendre la tête en dégringolant : et je me sens alors très brave, très audacieux…

— Presque un héros, enfin !

— Monsieur, vous monterez avec nous, n’est ce pas ?

— Mille regrets. Je ne suis pas tenté par ces gloires innocentes.

— Vous avez peur, avouez !

— J’avoue.

— Ah ! la jeunesse d’aujourd’hui ne vaut plus celle de notre temps. Vous êtes des avortons, des jeunes filles. Plus d’enthousiasme, plus
d’entrain, plus de belles folies. Si vous m’aviez connu lorsque j’avais vingt ans : j’étais un coq gaulois, chantant clair, buvant ferme !

— Aimant ?

— Chut… ou pourrait nous entendre… Ce soir, nous irons seuls au cabaret, chez Prigent, et je vous ferai rougir, monsieur l’endormi, en vous racontant mes fredaines inouïes.

La bande était maintenant au pied des roches. On traversa les grottes, puis on se rassembla dans un étroit passage, sur un sol glissant.

Philbert laissa passer les enfants et les femmes. Il resta le dernier, à quelques pas de Luce.

Devant les escarpements des granits, la bande se disloqua. Les mamans effrayées, entraînèrent leurs petits ; il ne resta guère que cinq ou six baigneurs, et Luce, que n’arrêtèrent pas les effrois de sa tante. Les hommes s’accrochèrent aux aspérités des rocs, se hissèrent, atteignirent une première plate-forme. Et de là, apercevant Luce et Philbert :

— Montez, montez, mademoiselle !

— Montez, montez, monsieur !

Luce se décida.

Ses petits pieds cherchèrent les reliefs et les anfractuosités des granits, pour s’y accrocher. Elle parvint ainsi au sommet d’une muraille et gagna aisément un bloc rose, aux surfaces polies. Mais là, elle cria :

— Je ne puis plus monter.

On lui dit :

— Élancez-vous.

— J’ai peur.

— Courage.

— Non, non, je n’ose pas, je ne puis pas.

Philbert l’avait suivie.

Il se tenait près d’elle, plus bas, dans les rochers.

La robe de Luce s’était retroussée. Ses jambes apparaissaient ; elles étaient gantées en des bas écossais, qui rendaient plus troublantes les formes gracieuses que Philbert avait déjà admirées, dans la cabine, puis au sortir du bain ; nues, elles n’avaient pas cette suggestion obscure, cette hantise étrange. La chair transparaissait sous les mailles obscures, s’éclairait de subits rayons clairs. Au-dessus des bas sombres, parmi le frémissement des dentelles du pantalon, c’était une éclosion de fleurs roses, d’étoiles scintillant dans un nuage de broderies. Philbert, les yeux perdus vers cette vision soudaine, entendit une voix douce qui l’implorait :

— Monsieur, je vous en prie, aidez-moi à descendre.

Luce, apeurée, ne sachant où poser les pieds, s’épouvantait. Et ce qui l’effrayait par-dessus tout, c’était le danger menaçant de ces yeux qui fouillaient, qui montaient, qui se glissaient en elle. Au risque de tomber, de se blesser peut-être, elle se serait précipitée dans le vide, sans la crainte de se dévêtir davantage et d’offrir à ces yeux encore plus de sa chair.

Philbert très lentement se dressa, leva les mains, cueillit Luce par la taille. Il la déposa frissonnante sur le sol. Mais ses doigts ne déliaient pas le lien qu’ils avaient mis aux flancs de la jeune fille ; ils prenaient un plaisir extrême à faire une ceinture à ce corps souple et jeune. Luce leva les yeux : les grimpeurs de rochers avaient disparu. Alors elle se laissa mollement fléchir, et murmura :

— J’ai peur !

Soutenant toujours Luce, Philbert doucement l’attira, et la prit en ses bras, grisé par le parfum de cette chair de vierge. Elle se dégagea brusquement, s’évada ; et de loin, la voix encore angoissée, elle cria :

— Je vous remercie bien, monsieur : j’ai eu très peur !

Philbert pour la reprendre courut à travers la grotte. Mais elle avait déjà rejoint les groupes des dames prudentes, qui s’étaient réfugiées, tout près, sur les gazons.

Alors, dépité, irrité, il s’isola, descendit vers la grève, alla s’installer devant la mer.

Ces jambes aperçues et ces étoiles roses luisant dans la blancheur des dentelles, avaient énervé son désir de leur tentation. Il oubliait maintenant la mission de confiance que l’abbé Le Manach lui avait donnée et ne songeait plus qu’à faire pour soi-même la conquête de Luce.

Mais bientôt il repoussa cette hantise comme une mauvaise action, et se promit très sincèrement de renoncer à ses desseins.

Puis la chaleur torride du soleil l’accablant, il ferma les yeux, s’endormit sur le sable.

Une dispute très aigre, entre François et Hortense Houdet, l’éveilla en sursaut.

L’épouse courroucée, proférait des injures.

Lui. — Peste, ma douce amie, voyez, le ciel est pur ; voyez, la mer est calme. Pourquoi cette tempête imprévue et stupide ?

Elle. — Monsieur Houdet, vous n’êtes qu’un porc !

Lui. — Continuez !

Elle. — Je savais depuis longtemps que vous étiez un imbécile. Je n’aurais jamais cru que vous étiez un cochon.

Lui. — Crescendo. L’ouragan augmente.

Elle. — Vous êtes bien heureux qu’il n’y ait pas des agents ou des gendarmes ici. Je vous ferais arrêter, scélérat, criminel !

Lui. — La prison. Pourquoi pas la guillotine aussi ?

Elle. — Assurément, la guillotine, pour couper votre horreur !

Lui. — Comprends pas ?

Elle. — Regardez, gâteux, votre brayette ouverte.

Lui. — Mon amie, tu pouvais me faire cette observation sans tant de cyclones et de mugissements. Le beau malheur, vraiment ! À mon âge, madame, ces distractions sont sans conséquence…

Elle. — Distractions ! distractions ! Vous êtes un misérable. J’excuserais une inadvertance. Mais je suis persuadée que votre indécence est voulue, préméditée.

Lui. — Ma chère, je vais te faire retenir un cabanon dans une maison de folles.

Elle. — C’est plutôt vous qu’il faut ligoter et entraver avec la camisole de force.

Lui. — Hé ! hé ! ma chère, tu vois ma paille.

Elle. — Il dit : Une paille, mon Dieu !

Lui. — Tu ne vois pas tes poutres ! Ton corsage est ouvert ; tes tétons se promènent.

Elle. — Soyez calme, monsieur, ils ne s’échapperont pas.

Lui. — Je puis vous faire, Hortense, la même réponse.

Elle. — Allons, boutonnez-vous bien vite.

Lui. — Quand vous aurez d’abord fermé votre corsage. Ah ! ah ! je l’ai trouvé enfin le truc pour vous obliger à la modestie. Si vous ouvrez, moi j’ouvre aussi ; vous entendez, madame ?

Elle. — Quand il fait chaud, une femme a le droit de se décolleter un peu. Il n’y a là ni impudicité ni obscénité.

Lui. — Tout n’est que conventions et que préjugés. Et s’il me plaît, à moi, de me…

Elle. — …Déculotter ? Eh bien, on vous traînera devant les tribunaux, on vous condamnera à la prison ; et moi je porterai le nom déshonoré d’un galérien.

Le débat peu à peu se calma.

Philbert s’amusait follement.

C’était la comédie après le roman. Et la farce bientôt atteignit au sublime.

M. Houdet, vautré sur le sable, fumait sa pipe. Mme Houdet, ayant rencontré le regard de Philbert, prit soudain une mine langoureuse, pâmée. Ses yeux se fermèrent à demi, comme pour distiller des tendresses, tandis que sa gorge tumultueuse précipitait ses battements, semblait promettre une voluptueuse sarabande.

Pour ne pas éclater de rire, Philbert se mordit les lèvres, puis détourna les yeux.

Hou ! hou ! les bons et les honnêtes bourgeois ; leurs vertueuses épouses ! Quels fantoches ! Quels singes ! Puisque la vie humaine n’est qu’une curée à l’ivresse charnelle, pourquoi ces hypocrites se paient-ils de masques, n’osent-ils pas avouer leurs faims, leurs appétits ; pourquoi ces bêtes veulent-elles qu’on les prenne pour des anges ?

Hortense Houdet, maintenant, ne quittait plus Philbert des yeux. Elle l’appréciait, le flairait, le déshabillait. Elle cambrait le buste, sournoisement soulevait le bas de sa jupe, découvrant peu à peu chevilles et mollets. Et Philbert contempla : la chaussure était fine, les bas jolis, la jambe un peu grosse, mais de formes tentantes… Pourquoi pas ?… La dame était trop mûre. Le visage pourtant, assez habilement fardé, gardait une artificielle jeunesse, et les yeux, maintenant, allumés par la convoitise, avaient des éclats troublants. L’abondance des chairs n’était pas sans-charme. L’aventure en tout cas serait plaisante. Puis, Philbert se disait qu’un homme n’a pas le droit de se refuser au désir d’une femme, — fût-elle vieille et laide ! Justement, il avait sur la conscience le remords de la peine infligée jadis à une pauvre amante dont il avait méprisé la laideur : elle s’était traînée en vain à ses genoux, implorant un baiser, mendiant une caresse ; il avait repoussé la bouche qui se posait, très humble, sur ses mains et sur ses vêtements.

Et bien des fois depuis, il s’était condamné, avait cherché la pauvre créature, ne l’avait pas revue. C’était le seul péché qui attristât son âme ; il ne se le pardonnait pas.

Aussi, était-il prêt, si Mme Houdet continuait son manège, à ne pas se soustraire à ses désirs ardents — et il s’avoua même qu’il aurait un certain plaisir à s’imposer cette pénitence, pour expier la faute d’autrefois.

Le soir, après dîner, les hôtes du couvent se réunissaient encore sous le cloître, à peine éclairé par la lueur d’une veilleuse. Dans cette obscurité, les hommes allaient, venaient ; les femmes circulaient, bavardaient. Et des ombres passaient, lentes, silencieuses ; c’étaient les religieuses qui gagnaient la chapelle.

Au loin, les lumières rouges des sémaphores et des phares étoilaient les ténèbres. Philbert, seul, loin des groupes, suivait les feux tournants qui s’allument et disparaissent alternativement dans le mystère des nuits.

Une voix près de lui chuchota. C’était Luce.

Accoudée sur la balustrade, avec sa tante, elle épiait Philbert, s’évertuait par son bavardage à captiver son attention.

Lorsqu’elle vit que le jeune homme maintenant s’arrachait à sa contemplation des immensités et l’observait, elle eut des mines gentilles, des gestes gracieux.

Puis, s’approchant :

— Monsieur, je ne vous ai pas remercié peut-être comme j’aurais dû le faire tantôt. Mais j’étais si émue, si troublée…

Elle balbutiait, ne sachant terminer la phrase. S’adressant à sa tante.

— Sans monsieur, lui dit-elle, j’aurais fait une chute, au Père Éternel ; mais grâce à son secours, j’ai pu descendre sans encombre…

— Tu vois, mon enfant, fit la tante d’une voix épouvantée… Je te disais bien que c’était une imprudence de vouloir escalader ces roches. Agréez mes vifs remerciements, cher monsieur.

— Oh ! répliqua Philbert, ne croyez pas madame, que j’aie accompli un sauvetage très émouvant. Je n’ai eu qu’à tendre les bras pour recevoir mademoiselle !… On ne me décorera pas pour cet exploit.

— Mais si ! fit Luce, prenant une fleur à son corsage, et l’offrant.


V

— Mon cher abbé, déclara Philbert, cette petite âme pure est infiniment trouble. Vous la voyez avec vos bons yeux innocents, qui s’arrêtent à la surface, en admirent le calme et la torpeur d’eau morte. Je suis plus clairvoyant. Luce est une gamine pleine de vice, d’astuce, et pourrie jusqu’aux moelles…

— Est-ce possible, ô ciel !

— Du moins, je le crois. Depuis deux jours je m’obstine et m’acharne en vain à comprendre cette étrange nature. Qu’a-t-elle en son cerveau ? Qu’a-t-elle dans le cœur ? Qu’a-t-elle dans le ventre ?

— Elle ne m’aime pas ?

— Je ne dis pas cela. Je la juge au contraire assez perverse pour chercher dans l’amour d’un prêtre les jouissances sacrilèges que certaines femmes espèrent goûter en se donnant à vous, princes de la soutane.

— Vous me rendez l’espoir.

— Ne chantez pas victoire ! Car je crois d’autre part qu’elle est prête à tomber dans les bras du premier qui voudra la violer — oh ! la violer gentiment, avec grâce, avec habileté. Elle a les yeux d’une hystérique : une flambée y luit sans cesse ; il y couve des incendies. Ses mouvements, ses gestes, toutes ses attitudes indiquent la névrose et la folie du corps. Puis elle connaît trop l’art d’allumer un homme, d’exciter son désir, d’exalter sa fringale pour n’être pas une formidable sensuelle. Mes félicitations. Avec pareille amie, vous aurez de belles nuits !

— Vous croyez me réjouir et vous me désolez… J’ai chassé de mon cœur toute pensée coupable et je voudrais aimer Luce très chastement. Oh ! je ne nie pas, en hypocrite, mes souhaits de luxure, ma soif de me repaître aux sources de son corps… oui, souvent j’ai rêvé le péché adorable, le crime délicieux de l’étreindre, la chère ! Mais un apaisement profond s’est fait en moi. Je ne souhaite plus qu’une affection immense et infinie, et que Dieu bénirait. Elle resterait vierge, ne se marierait pas ; elle m’aimerait et je l’aimerais…

— Comme de purs esprits !… Voilà le sacrilège, mon cher ami, le sacrilège odieux que je ne permets pas ! Et si vous refusez cette chair délicieuse, eh bien, je la prendrai, moi, par tous les saints du ciel ! Soyons alliés plutôt, mon ami l’imbécile, et faisons un pacte. L’âme sera pour vous quand j’aurai pris le corps.

— Cette monstrueuse pensée ne me révolte pas. Oui, oui, initiez Luce à la faute des Èves. Qu’elle connaisse la joie des sens pour qu’elle sache bien son amertume et sa désillusion ! Alors, désabusée, déçue, préservée par la triste expérience contre la tentation, elle me reviendra ; je verserai des baumes sur les cicatrices de son cœur ; elle sera mon amie reconnaissante à tout jamais !

— Naïf ! Mais il y a des femmes, lorsqu’elles ont goûté au baiser, qui n’ont plus qu’un désir, s’y délecter sans cesse, se livrer totalement aux bouches des amants !

— Mon ami, je suis très malheureux…

— Frappez-vous la poitrine et murmurez : Mea culpa, mea culpa ! Moi, si j’étais l’abbé Le Manach, je ne me supplicierais pas, je ne me lamenterais pas. Depuis des mois déjà, Luce serait ma maîtresse ; je chanterais, joyeux, la digue digue don !

— Mais vous êtes le diable, vous !

— Je n’ai pas cet honneur mais croyez bien que je le regrette.

— Ah ! je voudrais pouvoir arracher de ma
poitrine ce pauvre cœur qui souffre, et le noyer dans cette mer !

— Vous parlez en héros de roman ! Je vous admire. Vous passez votre vie à lutter contre vous, contre la destinée, contre l’amour ! Et vous lancez parfois des phrases de tragédie, comme un Shakespeare ou un Victor Hugo !…

— Raillez !

— Mais j’applaudis plutôt, quand la tirade est belle !

— Aimer ! Ne pas aimer !

To love or not to love : c’est Hamlet que j’entends.

— Mais répondez-moi donc : m’aime-t-elle, m’aime-t-elle ?

— Le moyen le plus sûr pour être renseigné, c’est de l’interroger elle-même. Voici la nuit qui vient. Dirigeons-nous vers la grève, nous rencontrerons Luce avec sa noble tante. Sans doute elles seront mêlées aux groupes, mais nous saurons les attirer à nous, loin du vulgum pecus. Puis, vous raconterez à la vieille parente des histoires de brigands tandis que je ferai subir à Luce l’interrogatoire. Me voici transformé en grand inquisiteur, qui met les jeunes filles à la question et leur fait avouer leurs secrètes pensées.

Le soleil s’éteignait, à l’est, dans un étincellement de pourpre et de sang. Son disque cramoisi pénétrait dans la mer, s’enfonçait peu à peu. Et l’eau se pailletait de gemmes fantastiques, d’ors, d’argents, se moirait de lignes flamboyantes.

L’astre plongea. Ce fut encore une éruption de flammes et d’éclats. Puis le ciel s’assombrit de cuivre roux, d’azur. Et la mer s’apaisa, terrassée par le spasme.

L’abbé Le Manach et Philbert allèrent s’asseoir sur la grève, près de Luce et de sa tante.

Sitôt leur arrivée, la jeune fille pâlit, devint nerveuse, se leva, entraîna des babys avec elle, jouant ; puis elle revint, se plaça tout près de Philbert.

La vieille dame et le prêtre bavardaient, ainsi qu’il était convenu.

Luce dit à Philbert :

— Il y a longtemps que vous connaissez M. l’abbé ?

Cette interrogation était posée d’une voix brève, où de l’irritation, de la colère presque se manifestaient.

— L’abbé ! Déjà nous sommes une paire d’amis. Voilà six ou sept jours que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.

M. Le Manach est très aimable, très sympathique. Il n’est pas de ces prêtres moroses et grondeurs qui s’acharnent à nous faire haïr cette vie. Il est de ceux qui veulent un peu de roses, en ce chemin d’épines et de larmes.

— Les roses ! Hé, le malin, il les cueillerait, je crois, très volontiers.

Luce frémit un peu, et regardant bien en face Philbert :

— Il ne doit récolter aucune fleur, n’espérer aucune moisson. Et je suis convaincue qu’il n’y songe point.

— Vous a-t-il donc ouvert son cœur, mademoiselle, pour que vous affirmiez ainsi ses renoncements ?

— Vous a-t-il confessé, à vous, des intentions qui seraient coupables ?

— Coupables ! Pauvre garçon : n’est-il pas, comme vous et moi, un être humain ? N’a-t-il donc pas un cœur ? Ne peut-il pas aimer ?

— Sa tendresse, il la doit à son Dieu et à tous les hommes…

— Mais son amour ?…

— Il doit le disperser aussi sur chaque créature.

— Il peut le recueillir sur une seule tête.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Et quand vous me parlez, pourquoi vos yeux ont-ils cette expression cruelle qui m’épouvante un peu ?…

— Si mes yeux sont vraiment si menaçants, hélas ! c’est que je suis, sans doute, très méchant, très féroce…

— Non, non, je crois plutôt que vous êtes… Mon Dieu ! suis-je assez ridicule et sotte. Qu’allais-je dire ?

— Dites.

— Non !

— Dites.

— Non.

— Je vous prie humblement de prononcer le mot qui venait à vos lèvres.

— N’insistez pas. Pour rien au monde je n’oserais. C’est absurde. C’est fou !

— Mais je crois que c’est vrai. Je vous ai entendue. Je suis jaloux. J’avoue.

— Monsieur…

— Je suis jaloux.

— Monsieur…

— Pardonnez-moi ; mais vous aviez pensé ce mot, et je l’ai répété. Oui, jaloux. Cependant, rassurez-vous ; moi, je suis le passant qui s’en ira demain. Mais l’abbé, c’est l’ami, le bon ami qui reste. Aimez-le ! Aimez-le !

— Mais je l’aime.

— C’est bien.

— Je l’aime comme on aime un frère.

— Non, pas ainsi. Ce n’est pas cet amour qu’il espère et désire…

— Ah ! taisez-vous, monsieur, car maintenant vous m’offensez. Oui, vos propos deviennent blessants et presque infâmes. Et si l’abbé savait quelles sont vos pensées, il s’en attristerait…

— Mais il reconnaîtrait aussi que j’ai su lire dans son âme, dans la vôtre.

— Non, non. C’est une erreur. Et je vous dis encore, très loyale, très sincère, que j’ai une amitié profonde pour l’abbé, mais rien de plus… Voyons, mais c’est abominable ce que vous osez me murmurer là, dans l’ombre, où nous ne nous voyons déjà plus. Aimer un prêtre ! Monsieur, si je l’aimais, je vous jure que j’expulserais ce sacrilège de mon cœur ! Où pourrait me conduire une telle passion ?

— Mais au bonheur ! Aimer, c’est la vie, c’est la joie !

— Un prêtre !

— C’est un homme !

— On n’épouse pas un prêtre.

— L’union conjugale n’est pas indispensable. On cache sa passion, personne ne la sait. On a des rendez-vous, le soir. Et les caresses, dans le mystère, sont meilleures, plus troublantes…

Maintenant, la nuit mêlait dans sa ténèbre les êtres et la terre, et tout se confondait. Philbert se rapprocha de Luce ; il effleura ses pieds.

Elle dit :

— Oh ! je vous en prie, désormais ne me parlez plus de ce prêtre. Il me serait odieux, si je croyais vraiment qu’il m’aime de la sorte.

— Pauvre abbé !

— C’est étrange ! Vous, le plaindre ; vous, ce soir, être son messager, me proposer la honte d’une aventure maudite ! Et vous êtes jaloux, disiez-vous. Ah ! j’en ris !

— Je craignais un rival ; je tremblais à penser que vous aviez donné votre cœur. Et par vos stratagèmes, je vous ai fait avouer — oh ! j’en suis bien heureux — que, ne vous étant pas accordée, l’espoir reste à qui veut vous conquérir.

— J’aime mieux ces nouvelles paroles. La volte-face me plaît. Mais j’en ris, comme vous en riez. Car la conquête, allez, n’a rien de bien tentant… Je suis une pauvre petite jeune fille de sa province, qui ne sait pas charmer…

— Vous êtes affolante ! Lorsqu’on est près de vous, on est soudain grisé, on est enveloppé, envoûté, ensorcelé. On a des frénésies, des révoltes, des rages. On voudrait se ruer sur vous, puis se rouler à vos pieds, et remonter lentement jusqu’à vos lèvres…

— Assez, je vous en prie… Mais c’est épouvantable ! Je ne suis qu’une enfant ; pourquoi dire ces choses ?…

— Je n’ai plus ma raison, je le sais. Oh ! pardon… Mais à vous sentir là, si près, dans la ténèbre ; à penser que je puis désaltérer ma bouche aux frais parfums de votre corps, je m’exalte, je m’éperds, je meurs…

Et les mains de Philbert se lièrent aux bottines de Luce, capturèrent les petits pieds, s’emparèrent des jambes. Luce, très mollement, chercha à s’évader ; et les mains plus hardies, ainsi que des couleuvres, serpentaient, entouraient de leurs anneaux les mollets, les genoux.

Brusquement, sous la poussée des mains, les bas glissèrent ; et le satin des chairs mit son doux délice aux lèvres de Philbert prosterné sur les jambes.

Luce s’abandonnait, sachant bien que l’audace du jeune homme se limiterait à ces baisers jetés de ses genoux à ses pieds. Car ses mains se crispaient, faisaient une barrière où venait se meurtrir Philbert, dans ses vaines tentatives d’assomption plus altière.

On entendait toujours, comme un chuchotement de dévotes à l’église, les babillardes voix de la tante et de l’abbé.

La cloche du couvent sonna le rappel.

Dans sa chambre, Philbert, les nerfs tendus, les moelles ravagées de frissons, se tenait devant la fenêtre, regardant dans la nuit les lumières tournantes des phares. Il attendait que se fit le silence et que mourussent enfin les derniers bruits des hôtes du couvent.

Lorsque tous dormiraient, il irait à la porte de Luce, — de Luce qui l’espérait peut-être.

Dans le noir de la nuit, les yeux de Philbert peu à peu découvraient les silhouettes de rochers semés sur les grèves et les landes. Leurs masses, semblait-il, se mouvaient lentement ; des bras se déployaient, des jambes s’agitaient.

Philbert eut le désir de se mêler à cette fantasmagorie, d’errer dans la ténèbre, de rôder, solitaire.

Alors il descendit, trouva les portes closes.

Il s’irrita :

— Ah ! sacrées nonnes ! Puisque vous me claustrez ici, je veux que ce couvent, cette nuit, soit un claque. À nous, Luce la vierge, à nous, Hortense Houdet, la bonne bourgeoise ! Je veux scandaliser cette pieuse maison par toutes les orgies !

Une veilleuse éclairait les couloirs de sa pâle lueur. Philbert éteignit la petite flamme et se dirigea vers la chambre de Luce.

Il entendit des pas qui glissaient sur les marches des escaliers.

Qui donc se promenait après le couvre-feu ?

Quelque nonne faisant une ronde, peut-être…

Non…

La religieuse ne se serait pas dissimulée de la sorte, dans l’ombre ; et trouvant la lumière du couloir éteinte, elle l’eût tout d’abord rallumée…

Philbert écouta…

Quelqu’un venait, très lentement, craignant de trahir sa présence.

La sainte hôtellerie recélait-elle donc d’amoureuses aventures ?

Subitement, le bruit cessa.

— C’est un chat qui trottine, pensa Philbert.

Il avança et, brusquement, heurta un corps, devant la chambre de Luce.

— Hé ! qui va là ?

dit-il.

Nulle réponse…

Il marcha, ses mains fouillant l’obscurité…

Il saisit une étoffe… une robe…

Une femme…

— Parlez, parlez, dit-il. Que faites-vous ici ?

Une voix balbutia :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! C’est lui !…

— L’abbé !

— Ah ! vous m’avez volé mon amie !

— Tais-toi. N’ameute pas le couvent. Et rentre prestement…

— Non. Je veux que chacun sache son infamie. Je veux crier sa honte et la marquer au front Luce ! Fille perdue ! Immonde créature qui se donne au passant, à l’inconnu…

— Tais-toi ! Je te bouche la gueule avec mon poing !

— Tue-moi, bandit, suppôt d’enfer, monstre, ennemi des vierges, flétrisseur des puretés, des candeurs…

L’abbé s’emportait, criait. On entendait déjà, dans les chambres voisines, des voix. Éveillés en sursaut, des gens s’inquiétaient. Quel accident troublait le calme du couvent ? Quelques portes s’ouvrirent : des lumières éclaboussèrent l’ombre.

Alors Philbert, prenant l’abbé par le bras, murmura :

— Mille excuses, messieurs et mesdames. Je faisais à l’abbé le récit d’une aventure étrange ; tout à ma narration, j’oubliais l’heure et troublais vos sommeils. Vous me pardonnerez, j’espère…

— Comment donc !

Philbert traîna l’abbé, ainsi qu’une loque, jusqu’à sa chambre.

— Mais vous êtes fou, mon pauvre ami ! Sans mon sang-froid, tantôt, vous deveniez le prêtre infâme qui court le guilledou et se collette, à la porte des filles, avec des débauchés comme moi. Là, vraiment, vous devez tout d’abord me remercier, mon cher !

— Vous êtes un bandit !

— Quoi ! toujours en colère ?

— Vous avez abusé de ma confiance, de ma loyauté…

— Ah ! voici quelques mots qui vous coûteraient cher, si vous étiez un homme…

— Monsieur, je suis un homme…

— Non, un enfant. Voyez, je suis vraiment gentil, après l’injure grave que vous venez de me faire en niant ma loyauté, de ne pas vous accabler d’insultes et d’opprobre. Je répète : Un enfant ! Vous êtes un enfant. Donc, soyez rassuré, votre peau ne sera pas trouée ; on ne tient pas rigueur aux tout-petits de leurs pauvres malices. Et comme je ne suis pas un diable trop méchant, je veux mettre d’abord du baume sur vos plaies. Non, je ne vous ai pas volé Luce, qui n’est point à vous du reste. Et je ne sortais pas de son lit, comme vous l’avez cru : si j’y étais entré, l’abbé, croyez-moi bien, j’y serais demeuré jusqu’au matin, au moins. Mes appétits sont vastes. Quand je prends une femme, ce n’est pas un lunch ni une collation que je m’offre, mais un repas très long, un banquet, un festin, tels M. Balthazar, nous dit-on, s’en payait.

— Que faisiez-vous alors devant la porte de Luce ?

— Je pourrais, tout en ne mentant pas, vous dire simplement ceci : Tenté par le mystère de cette nuit d’été, j’avais voulu courir parmi les landes ; ayant trouvé portes fermées, je regagnais mon lit, très prosaïquement. Et c’est la vérité. Mais je veux ajouter, pour vous découvrir le fond de ma pensée, que j’espérais aussi pénétrer chez la belle qui n’est pas à vous, mon ami, mais qui sera à moi ! Ne vous révoltez pas. J’ai plaidé votre cause : je fus votre avocat éloquent, convaincu. Luce m’a répondu qu’elle a pour vous, certes de l’amitié ; mais elle a protesté quand j’ai parlé d’amour. Que votre cœur se résigne donc à son deuil, et laissez-moi tenter la conquête de la vierge.

— Non. Je veux la sauver du moins, la préserver de vous.

— C’est bête.

— C’est mon devoir !

— Les grands mots maintenant !… Allons-y donc. J’accepte la lutte. Vous êtes le bon ange, et moi le tentateur. Alors, c’est bien fini, notre amitié ?

— Fini !

— J’en suis tout attristé. Voyons, est-ce ma faute à moi si Luce ne vous aime pas ?… Oui, je le sais, le doute et l’illusion où vous viviez étaient meilleurs que cette certitude que je vous ai donnée.

— Vous m’avez tout volé, monsieur, jusqu’à l’espoir.

— C’est la seule chose que je vous aie ravi ! Si ce n’eût été moi, un autre serait venu demain, à qui Luce se serait donnée.

— Jusqu’à demain du moins j’aurais été heureux.

— Luce n’est pas à moi, et qui sait si jamais je serai le faucheur de sa virginité…

— Je vous en prie : partez !

— Partir ?

— Retournez à Paris.

— Je serai bon diable : je vous exaucerai à demi. Je m’éloignerai, du couvent. Mais je ne veux pas fuir, déguerpir sans raison ; je donnerai un motif à ma fugue ; je prétexterai une excursion dans la campagne bretonne, je resterai absent quelques jours. Vous, mon cher, employez ce temps à vous faire aimer et à me perdre dans l’esprit de Luce, à lui représenter que je suis le serpent maudit des Saintes-Écritures, à faire qu’elle s’écarte avec horreur de moi. Car sitôt mon retour, ceci je vous le jure, je n’aurai plus qu’un but, un seul : être l’amant de la petite. Or, croyez-moi, mon cher, le meilleur moyen pour triompher de moi, c’est de prendre la belle. Soyez l’initiateur ! La mignonne est à point pour la première fête.

— Elle ne m’aime pas !…

— Quand une fille a faim, vous savez le proverbe : Ventre affamé n’a pas d’oreilles.

— J’écoute, sans révolte, vos propos cyniques et vos abjections ! C’est l’esprit du mal qui me parle, veut m’entraîner, me perdre, flétrir en même temps une vierge, un enfant, Oh ! oui, partez, partez, ne fût-ce qu’une journée. Je pourrai m’arracher, du moins pour quelques heures, à votre influence fatale. Adieu, monsieur ; ici, près de vous, je respire une haleine maudite, des souffles pestifères. Adieu. Fasse le ciel que je ne vous voie plus.

Au matin, l’abbé Le Manach guetta, par sa fenêtre, le départ de Philbert. Il vit le jeune homme s’installer dans une voiture. Comme il allait partir, Luce apparut et, triste, interrogea :

— Vous nous quittez ?

— Je fuis !

— Déjà ?

— Déjà !

— On ne vous verra plus ?

— Qui sait !

— Peut-on savoir, sans être indiscrète, pour quelles raisons subites vous partez ce matin ?

— Mes raisons ?… permettez que je vous les taise.

— Votre résolution est irrévocable ?

— J’ai promis de partir…

— À qui ?

— C’est mon secret : mais je me suis juré, à moi, de revenir.

— Bientôt ?

— Dans quelques jours.

— Vous allez loin, très loin ?…

— Qu’importe !

— Je vous en prie : je suis très curieuse. Répondez-moi.

— Hé, je vais au hasard, devant moi. Je compte visiter aujourd’hui Plougarec, un village perdu…

— Plougarec !

— Au revoir.


VI

Sitôt Philbert parti, l’abbé descendit, ayant l’espoir de babiller toute la matinée avec Luce. Il rencontra la très aimée dans les escaliers, énervée, inquiète.

— Mademoiselle.

— Ah ! vous !… Rendez-moi un service ?

— Parlez et j’obéis.

— Courez jusqu’au village et ramenez ici un véhicule, carriole ou charrette, ce que vous pourrez trouver.

— Vous allez à Lannion ? Permettrez-vous que l’on vous accompagne ?

— Je ne vais pas à Lannion. Je pars en excursion avec ma bonne tante, et je suis désolée, mais nous voyagerons seules.

L’abbé ne bougeait pas.

— Eh bien ! que faites-vous ici maintenant ? Vous n’avez pas compris ?

— Si, j’ai compris. Je sais : vous voulez le
rejoindre… Et c’est à Plougarec que vous pensez aller.

— Oh ! cette voix rageuse et ces yeux qui fulminent ! Mon cher abbé, j’irai où il me plaira. Je n’ai de compte à rendre à personne.

— Vous vous trompez, mademoiselle.

— Vous dites ?

— Que mon devoir m’oblige à me dresser, à cette heure, devant vous pour vous sauver.

— Me sauver ?

— Oui, vous montrer l’abîme où vous courez. Ne suis-je pas le directeur de votre conscience ?

— Ma conscience, oh ! je sais où vous espérez la conduire. Hier, M. Philbert, votre ami, votre confident, a osé me dévoiler vos étranges projets, il a osé me conseiller de renoncer à la douce vie que j’ai rêvée pour être la compagne infâme d’un prêtre… de vous !…

— Je n’avais pas chargé cet homme de salir vos oreilles par d’ignobles propos.

— Qu’importe ! Il a bien fait. En parlant, il m’a indiqué le vrai péril qui me menace : je ne suis qu’une enfant ignorante et candide ; j’ai été imprudente en me confiant à vous, en m’approchant de vous. Et vous avez pu croire, j’en conviens, par mes enfantillages, que mon amitié de bonne petite sœur était un autre sentiment.

— Luce !… Luce !… Pourquoi tant de cruauté ? Vous êtes impitoyable…

— Ces reproches, ces plaintes vous accusent, vous condamnent.

— Ayez pitié de moi !

— Que tout cela s’oublie. Soyez gentil : allez me chercher la voiture, comme je vous l’ai demandé.

— Non.

— Non ? Eh bien, j’y vais moi-même.

— Vous poursuivez cet homme. Ah ! ah ! vous l’aimez donc ?

— C’est mon droit, je suppose ? Il est libre. Si nous nous aimons, le mariage unira nos tendresses.

— Pauvre enfant ! Le mariage ! Ce jeune homme est un monstre, un débauché, et son amour flétrit toutes celles qu’il atteint. Si vous saviez ! si vous saviez ! Il se nomme lui-même, avec forfanterie, l’ennemi des vierges ! Il passe, le misérable, souillant toute pureté, maculant toute candeur. L’épouser, ah ! vraiment, vous avez fait ce rêve !

— Monsieur, je suis chrétienne et je sais qu’il est beau de vouloir convertir le pécheur, ramener au bien l’enfant prodigue et débauché. S’il plaît à Dieu, je ferai cette tentative. Maintenant je n’ai plus rien à vous dire. Bonsoir, monsieur l’abbé.

Un voiturier promena, tout ce jour, Luce et sa tante à travers les riches campagnes vallonnées. On arriva à Plougarec, au coucher du soleil.

Loin des chemins de fer et des routes battues que parcourent les excursionnistes, le vieux bourg est semé dans une plaine inculte, parmi des mégalithes et des menhirs rosés. Ses maisons sont antiques et d’une architecture étrange. Aux siècles passés, dit-on, c’était le repaire de quelques familles de Northmans, qui vivaient de pillages et de rapines, refusaient toute alliance avec les habitants de la contrée, gardaient la barbarie et la férocité des conquérants descendus du Nord au temps de Charlemagne. Chaque demeure du bourg semble une forteresse, avec ses murs épais, ses portes bardées de ferronneries, ses fenêtres étroites ainsi que des meurtrières.

Mais les gens aujourd’hui sont paisibles, doux, hospitaliers, comme le Breton que notre civilisation n’a pas encore pourri.

Luce, inquiète, errait dans les rues tortueuses ; sa tante la suivait.

C’était une grosse vieille femme très âgée ; elle marchait avec peine et trébuchait sur le sol hérissé de pierres.

Docile au moindre caprice de Luce, elle n’avait pas même songé à s’étonner de ce voyage brusquement décidé. Un peu lasse maintenant, brisée par les cahots de la voiture, elle geignait :

— Mignonne, entrons dans une chaumière, où je pourrai m’asseoir et me reposer.

Luce poussa la porte d’une maison, entra.

Une femme qui préparait la soupe, dans la vaste cheminée, offrit aux visiteuses de prendre place devant le feu, sur un banc de chêne.

— Madame, demanda Luce, voulez-vous nous indiquer un hôtel où nous pourrons passer la nuit.

— Un hôtel, ma bonne demoiselle, il n’en existe pas dans ce bourg.

— Mon Dieu ! fit la tante d’une voix lamentable, vais-je donc être obligée de me faire transporter, à pareille heure, dans cette abominable carriole, à quinze ou vingt kilomètres pour trouver un lit ?

— Oh ! fit la villageoise, vous pourrez coucher à Plougarec. Chez ma voisine, la veuve Binic, il y a un lit que personne n’occupe, et que la bonne femme sera très heureuse de mettre à votre disposition.

— Eh bien, va voir, mignonne ! dit la tante, si cette personne, réellement, consent à nous recueillir ?

On indiqua à Luce la maison de la veuve Binic.

La porte était ouverte.

Luce poussa un cri.

Un cri lui répondit.

— Vous !

— Vous !

— Ah ! quel miracle !

— Vous avez excité ma curiosité. Ce nom de Plougarec jeté par vous, au moment de votre départ m’a attirée, je ne sais pourquoi, et nous sommes venues, ma tante et moi…

— Votre tante !

— Et nous sommes, à cette heure, très inquiètes. Voici la nuit : qu’allons-nous devenir ? On nous a dit que nous aurions un lit ici.

— Le lit est retenu par votre serviteur, qui sera très heureux de vous le céder.

— Mais vous ?

— Je dormirai à la belle étoile.

La veuve Binic intervint :

— Un gentil monsieur comme vous, coucher dehors ainsi qu’une bête ? Non, non, je vais vous préparer par terre, une couchette.

— Si mademoiselle permet ? fit en riant Philbert.

— Je vais, dit Luce, chercher ma pauvre tante ; elle se morfond et se demande ce que nous allons devenir ici. Elle vous remerciera, monsieur, et vous sera reconnaissante.

La vieille dame, à peine entrée, se jeta sur un siège, dormant déjà, très abattue.

— Ces dames souperont ? demanda la veuve Binic ; le repas sera maigre, des œufs, du lait, des fruits.

— Mon lit, mon lit ! réclama la tante de Luce.

On lui montra une chose étrange, contre la cheminée ; c’était un meuble large, à deux étages, fermé par une porte à coulisses, qui laissa voir, sitôt ouvert, ses couches superposées, avec les matelas et les draps.

— Qu’est cela ? fit la tante.

— Le lit.

— Ça un lit, cette armoire ! Mais je n’entrerai jamais là-dedans ; d’abord il faut grimper, faire de la gymnastique. Non, non, je dormirai plutôt sur un fauteuil.

— Je vais, madame, étendre un matelas par terre et vous installer ainsi un lit un peu dur ; mais je n’ai rien de mieux à vous proposer.

— C’est bien, ma bonne femme, c’est bien, je vous remercie.

La maison de la veuve Binic, comme toutes celles des paysans bretons, se composait d’une salle unique, servant à la fois de cuisine, de réfectoire et de chambre à coucher.

Les meubles étaient de bois grossier, rudement taillés ; une table d’épais madriers, quelques bancs et les lits.

Oh ! ces lits. Leur aspect tout d’abord épouvante, quand on apprend que des êtres humains s’y entassent, s’y emprisonnent. On dirait des bahuts ; la porte, étroite, est ajourée. Les couchettes s’étagent, si étroites, si rapprochées qu’on y peut à peine se mouvoir.

Maintenant la tante de Luce dormait, disparue en un coin d’ombre de la chambre. Dans l’âtre brûlaient des fagots d’ajoncs. L’hôtesse préparait le repas, Philbert et Luce, l’un contre l’autre, se tenaient sur un banc près du feu. Le rougeoiement de la flambée mettait une lueur étrange aux yeux de la jeune fille ; son corps, en frôlant Philbert, avait de lentes et félines caresses :

Elle dit :

— C’est amusant, n’est-ce pas, de se retrouver ici, dans une chaumière, et j’en suis ravie. Après votre départ, ce matin, j’ai eu la tentation subite et presque irrésistible de visiter ce pays perdu qui vous attirait, et sur-le-champ je suis partie. Je me demande maintenant si vous ne m’avez pas appelée vers vous, par un de ces mystères troublants de la volonté qu’on subit, mais qu’on ne peut expliquer.

— Si mon désir ardent et ma tendresse profonde, répondit Philbert, avaient un tel pouvoir, vous seriez encore plus proche de moi ; j’aurais votre chère tête inclinée doucement et posée sur mon cœur.

— Vous m’aimez donc un peu.

— Non. Pas un peu. Follement, passionnément.

— Vous êtes très sincère ?

— Je n’ai jamais menti.

Alors Luce chercha la main du jeune homme et la prit dans les siennes. Puis, sa tête se courba et se réfugia, câlineuse, vers la forte poitrine de l’ami.

— Vous êtes exaucé, dit-elle.

Philbert s’attendrissait. La paix de cette chaumière, la nuit pénétrant par l’étroite fenêtre, la flambée des ajoncs et le jeune parfum du corps souple, alangui, le grisaient d’une molle et lente ivresse. Des rêves de douceur infinie le hantaient. Il avait la vision d’une vie apaisée et vouée désormais à l’amour sans tempêtes, l’amour de cette enfant qu’il saurait chérir seule. Oui, c’était le bonheur sans doute : renoncer à toutes les folies, aux débauches sans trêve, s’éloigner de Paris et des cités de vice, s’exiler avec l’adorée en un ermitage de cette Bretagne superbe et sauvage… le bonheur !

Sa bouche se penchait, semait dans les cheveux des essaims de baisers légers, de baisers ailés. Et ses bras enserraient délicieusement Luce, dans une étreinte chaste et jalouse.

— Ah ! comme ils sont gentils tous les deux ! fit la veuve. Vous êtes fiancés, bien sûr des amoureux !

Luce leva ses yeux suppliants vers Philbert.

— Des fiancés ? fit-elle.

— Voulez-vous ?

— Je le veux !

Il prit en ses mains la douce tête, ferma les yeux de Luce sous de fervents baisers. Puis, s’emparant des lèvres, il voulut les déclore pour y prendre la suprême caresse des fiançailles d’amour.

— Je vous aime ! dit Luce.

— Je t’aime ! dit Philbert. Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

Jamais il n’avait tressailli d’une joie plus profonde. Et toutes ses amours d’hier s’évanouissaient devant le charme de cette simple idylle. Il se sentait plus jeune ; il lui semblait que son cœur vibrait pour la première fois.

Après le souper, la veuve Binic déclara :

— Voici l’heure du lit. Je vais éteindre la chandelle. Les dames se coucheront d’abord : les dames, c’est vous, mademoiselle et moi.

— Où dois-je me coucher ? demanda Luce.

— Je n’ai rien qu’un seul lit pour vous deux.

— Mais ma bonne femme, dit la jeune fille, nous ne sommes pas mariés encore.

— Oh ! vous serez séparés, allez, n’ayez nulle crainte. Vous dans la couche du haut ; monsieur dans celle du bas. Quand vous aurez tiré la porte, chacun sera chez soi.

— Soit ! murmura Luce.

— Si vous le préférez, dit Philbert, je puis me retirer…

— Pour aller où ?…

— Je marcherai toute la nuit. Je ne songe guère à dormir. Je ferai, tout éveillé, de beaux rêves, en pensant à vous.

— Non, non… je vais monter à mon second étage… et vous dormirez, vous monsieur, au premier.

La veuve souffla la chandelle, couvrit le feu de cendres : et ce fut la ténèbre profonde.

Luce se dévêtit. On entendait, dans le silence, le froufrou des robes et des jupes.

Alors, dans le noir, Philbert s’approcha. Des parfums le grisèrent. La peau de Luce, surexcitée par la flamme du foyer, par le feu des caresses, épandait des senteurs âcres et enivrantes.

Oh ! cueillir ces odeurs sur la chair tiède, les prendre à pleine bouche, et parcourir ce corps, ce beau corps en amour.

Philbert pourtant n’osait…

Lui, qui n’avait jamais tremblé, sentait ce soir son cœur tordu par une angoisse violente ; sa force fléchissait.

Un bruit… des craquements… puis Luce murmura d’une voix si faible, si faible, qu’on entendait à peine :

— À vous, monsieur ! Je suis maintenant dans mon lit.

Il entra dans la case.

— Voulez-vous tirer la porte ? pria Luce.

Il fit glisser les deux battants, ferma les yeux, pensant dormir.

Mais sa chair s’insurgeait, refusait de s’assoupir ; elle se débattait en luttes douloureuses, folle de se ruer à la joie, à l’amour.

Luce ne dormait pas davantage.

Philbert entendait les glissements et les saccades du corps de la jeune fille.

Puis, il reconnaissait les aromes excitants de sa chevelure, de sa gorge, de ses aisselles. Et, parmi ce concert d’odorantes délices, il percevait aussi un encens plus intime, plus pénétrant, plus fort, l’encens mystérieux de la divine fleur.

Alors il se crispa ; ses membres convulsés se tendirent, ses lèvres se haussèrent vers la planche où Luce était couchée. Il embrassa le bois, le mordit, y incrusta ses dents, comme si les subtiles essences charnelles pouvaient s’y infiltrer, couler jusqu’à sa bouche.

Puis un espoir lui vint de culbuter la couche et de faire choir Luce, brusquement ; elle tomberait et serait recueillie dans les bras éperdus qui l’étreindraient, la garderaient.

Ses efforts furent vains.

Ses mains n’ébranlèrent pas la planche ; elle était solidement chevillée.

Philbert alors, avec d’infinies précautions, entr’ouvrit la porte ajourée qui fermait le double lit. Une émotion extrême lui serrait le cœur. Il croyait défaillir, l’angoisse le glaçait.

Les battants écartés enfin, il sortit de sa niche, sans bruit, très lentement.

Puis, monté sur le coffre scellé dans la boiserie, devant le lit, ses yeux cherchèrent à voir dans la nuit.

Mais n’apercevant rien, pas même la blancheur des draps, il écouta.

La respiration oppressée de Luce, le rythme irrégulier de son souffle dénonçaient qu’elle ne dormait pas et qu’elle était en proie à de violents émois.

L’attente ou l’épouvante ?

Philbert tendit les mains et palpa sous la toile la douceur palpitante des seins. Mais des mains aussitôt repoussèrent les siennes. Une voix affaiblie et mourante disait :

— Oh ! c’est mal… j’avais confiance en vous… Pourquoi me faites-vous regretter ma croyance en votre loyauté ?

— Luce, Luce, je t’aime… Pourquoi me rejeter ? Permets que je sois là, prosterné, adorant, et que mes mains s’attachent à toi. Oh ! je t’en supplie, aie pitié de moi, de ma tendresse qui s’irrite, de mon amour qui s’exaspère. Pourquoi t’effraierais-tu de mes humbles caresses ; Luce, Luce, pitié, je t’aime, je t’adore…

— Non, non, je ne veux pas.

— Vois comme je suis sage et timide. Je me tiens à genoux ; je voudrais simplement te ceindre de mes bras, attirer jusqu’à moi tes cheveux et ta bouche et rester, jusqu’à l’aube ainsi, dans une chaste et virginale étreinte. Luce, viens, viens, je t’aime !

— Non, non. Il faut rentrer dans votre lit, monsieur, et refermer la porte, et dormir, je le veux.

— Non, je ne puis dormir. Tu m’obsèdes et me hantes, et tu pénètres en moi, Luce, oui, tout entière. On dirait que ta chair se fond et s’évapore, et qu’elle vient en moi, ainsi qu’une fumée de baumes ; tes cheveux et tes seins, toi toute, je t’ai aspirée et reçue. Et je suis fou, fou, fou ! Nous sommes fiancés…

— Monsieur, je ne veux plus vous écouter. Obéissez de suite ou je crie et j’appelle…

— Luce, Luce…

— J’appelle…

— Eh bien, soit, je m’éloigne de votre paradis, mais, laissez un instant, un seul, je vous le jure, ma bouche, qui a soif de vous, se poser sur la fraîcheur de votre sein.

— Monsieur, monsieur, je ne veux rien vous accorder.

— Mais, songez donc, enfant, que je pourrais tout prendre, et malgré vos menaces, vos cris, être le maître enfin. Croyez-vous que je craigne ces deux pauvres et faibles femmes qui secourraient trop tard votre alarme ! Soyez bonne, Luce, ayez pitié de moi. Est-ce donc une atteinte grave ? Accordez-moi cette grâce et je jure qu’aussitôt j’obéis à votre ordre sévère, que je m’immobilise en mon lit jusqu’au jour !

— Vous êtes un grand fou…

— C’est vous qui m’affolez.

Philbert prit donc la gorge en ses caresses avides ; et tandis que ses doigts doucement câlinaient la pulpe des seins fermes, sa bouche s’y plongeait, s’enfonçait au vallon, et se précipitait avec des bonds fougueux pour se meurtrir aux pointes.

— Je vous en prie, allez, maintenant ! dit Luce. Tenez votre promesse, d’être docile à mon désir, partez, partez, partez !

— Tu ne m’aimes, donc pas ?

— Si vous m’aimez, monsieur, vous devez m’écouter !

Philbert sentit que toute son ardeur se brisait contre la volonté forte et résolue de la jeune fille. Elle se refusait. Il en fut irrité. Brusquement, il se détacha de la gorge, puis rentra dans sa couche. Mais, toute la nuit, il fut torturé par les âpres morsures d’un impétueux désir. Et, dès l’aube, il partit.

Luce et sa tante dormaient encore.

— Vous allez revenir ? lui demanda l’hôtesse.

— Revenir ! À quoi bon ? Non, je pars…

— Mais ces dames !

— Qu’elles aillent au diable !

Luce espérait retrouver Philbert à Trégastel. Sitôt retournée, elle courut sur la grève, sur les routes, espérant y voir celui qu’elle considérait maintenant comme son fiancé. Elle interrogea les religieuses et apprit que le jeune homme n’avait pas reparu.

Et durant deux journées lentes et attristées, assise dans le cloître, elle guetta son retour, émue à chaque trot de cheval, anxieuse aux roulements lointains des voitures.

L’abbé Le Manach était parti aussi.

Il revint le premier.

— Eh bien ! demanda-t-il, le voyage fut bon ?

Luce ne put cacher son angoisse, déplora l’absence de Philbert.

— Mon enfant, dit le prêtre, je pleure votre folie ; et maintenant surtout, plus que jamais ; car votre passion fatale est née au moment où le bonheur pour vous apparaissait au ciel. Je viens de Saint-Brieuc. Mon cousin Raphaël du Guiny m’a confié qu’il vous aime et que son vœu le plus cher serait de vous donner son nom.

— Raphaël du Guiny ! murmura Luce.

— Vous devez le connaître.

— Oui, de nom. C’est, dit-on, un des plus riches et plus aimables châtelains de notre Bretagne.

— En effet. Il possède des châteaux et des fermes très importantes sur tout le littoral des Côtes-du-Nord et du Finistère. On évalue sa fortune à plus de deux millions.

— Vraiment, il vous a dit qu’il pense m’épouser.

— Même il m’a prié — sachant que vous passez cet août à Trégastel — il m’a prié de vouloir être son messager, mais je lui ai laissé peu d’espoir.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous aimez Philbert Tavernier, cet inconnu, ce suspect, d’une passion funeste…

— Je l’aime… hé ! oui, sans doute ; ou du moins, je le crois. Un cœur de jeune fille se connaît-il, sait-il ses desseins, ses tendresses ! Je l’aime assurément, depuis sept ou huit jours. Mais dans une semaine, mon affection vivra-t-elle encore ?

— Ah ! fit l’abbé radieux, expulsez donc cet homme de votre vie… Oubliez-le. Effacez jusqu’à son souvenir. Du reste il est à croire qu’il ne reviendra pas ici. Vous vous abusez, ma chère enfant, si vous croyez à la tendresse de ce débauché. Veuillez donc agréer l’amour de mon parent. Raphaël est gentilhomme breton et fervent catholique. Avec lui c’est le ciel… avec l’autre, ce serait l’enfer.

— Oh ! vous exagérez. M. Tavernier n’est pas le viveur sans scrupules, l’aventurier que vous me dépeignez. C’est un fort honnête homme, de parfaite famille, et qui possède une très confortable richesse…

— C’est lui qui vous a renseignée… méfiez-vous.

— Vous me considérez donc comme une enfant naïve et crédule. Je veux vous démontrer que vous vous trompez un peu. Voyez ceci : lisez.

Luce tendit à l’abbé un papier, portant la firme d’une agence de renseignements :

La sécurité des commerçants et des familles, rue Taitbout, 100, Paris : « À la suite de votre demande, nous nous sommes livrés à une enquête minutieuse et complète sur la personne que vous nous avez désignée. M. Tavernier (Philbert) demeurant à Paris, 45, avenue Percier, occupe un appartement qu’il paie 3.000 fr. par an et qui est meublé avec un très grand luxe. M. Tavernier mène la vie d’un jeune homme riche et désœuvré. On ne lui connaît aucune dette. Il a la réputation d’un très galant homme : on ne lui connaît ni concubine, ni maîtresse attitrée. Il est reçu dans le meilleur monde, a de belles relations et de la fortune… »

— Vous voyez, fit Luce, je ne suis pas une petite folle qui s’expose à des avanies et à des aventures fâcheuses. En épousant M. Tavernier, j’accordais ma main à un homme honorable.

— Ah ! ah ! vous êtes très forte, répondit l’abbé ; en effet j’avais tort en vous croyant capable d’une mauvaise… affaire… Et je connais maintenant la réponse que j’ai à donner à mon cousin du Guiny…

— Mais…

— Je bénirai votre mariage cet hiver…

— Laissez-moi réfléchir…

— Votre réflexion, j’espère, sera brève… songez donc, deux millions, deux millions… Le voilà le bonheur ! Ces mariages-là sont écrits dans le ciel.

Il y avait une telle ironie, une telle amertume dans le regard du prêtre que Luce, à ces mots, se sentit troublée et honteuse d’avoir laissé échapper, si ingénument son contentement.

Puis elle s’effara, pensant que l’abbé avait inventé peut-être ce projet de mariage, pour se bien assurer que le seul idéal, le seul rêve, le seul espoir de celle qu’il aimait, c’était un mariage riche.

— Ah ! fit-elle, un peu irritée, vous avez tort de croire que ma résolution est arrêtée. J’hésite assurément, parce qu’en épousant M. Tavernier je devrai quitter cette Bretagne que j’aime, où mon enfance s’est écoulée, où je laisserai de bien chers souvenirs… Mais vraiment, cet exil vaudra mieux : dites à votre cousin que je suis très flattée de l’honneur qu’il me fait. Pourtant, je le refuse.

L’abbé Le Manach pâlit.

Il avait suggéré à son parent l’idée de cette union, dans l’espoir d’arracher Luce à Philbert, — à Philbert qui l’entraînerait sans doute à Paris. Et son cœur se brisait, à songer qu’il ne la verrait plus, jamais, jamais !

Raphaël du Guiny était un de ces hobereaux qui vivent, en leurs gentilhommeries rurales, parmi les paysans, épousent d’habitude leur cuisinière ou une fermière, après l’avoir culbutée sur les foins, un soir de printemps, une nuit de folie. L’abbé Le Manach avait surexcité ses fringales violentes, en lui dépeignant la beauté de Luce ; il avait en même temps flatté l’orgueil de son cousin, en affirmant que la jeune fille deviendrait la plus délicieuse et la plus admirée des châtelaines de la contrée.

— Oui, oui, je refuse, répéta Luce…

— Oh ! je vous en prie, que cette réponse ne soit pas définitive… réfléchissez… Je reste quelques jours encore à Trégastel ; en partant, je vous prierai de vouloir bien me donner au moins un peu d’espoir. En attendant, je prierai Dieu qu’il vous éclaire et vous inspire une sage résolution.

Luce était décidée à accepter la fortune et l’amour du gentilhomme breton. En ses rêves d’avenir, elle n’avait pas entrevu pareil orgueil, si grand triomphe. Elle sacrifierait son amour ; elle regretterait, une semaine peut-être, l’aimable séducteur qui avait enjôlé et presque pris son cœur, là-bas, dans la chaumière de la
veuve Binic. En l’affolement des caresses, sous la pluie chaude des baisers parsemés sur ses seins, et jonchés sur ses lèvres, Luce avait tressailli des infinis frissons de l’âme et de la chair : elle avait été prête à l’offrande suprême de son corps en amour. Maintenant, tout cela s’abolissait ; son cœur se reprenait, et sa chair se glaçait. Plus que l’enchantement, plus que la joie d’aimer, l’ambition la stimulait et l’attirait. Elle était bien la vierge de ce siècle, la fille des bourgeois voués aux cultes bas, pétris de vanités et d’avarices, la vierge plus infâme que la prostituée, la vierge sacrilège au vrai Dieu, à l’amour.


VII

Durant quatre jours, Philbert parcourut une contrée sauvage, des landes et des bois, des hameaux misérables. Peu à peu, la surexcitation de sa chair affolée par le désir de Luce se calma. Mais son cœur demeura plus vivement atteint par le frisson d’amour. C’était une douceur infiniment exquise, un attendrissement profond et délicieux. Philbert faisait des rêves de félicité presque chaste ; il voyait une vie quiète et sans angoisses, avec la bien-aimée, en quelque château de légende, sur une grève, ou dans une lande de la terre d’Armor.

S’isoler avec elle, en ces décors sauvages, devenir Roméo et Juliette, avoir de nouveau seize ans, et s’adorer, s’aimer, — s’aimer jusqu’à la mort !

Sans doute, l’apaisement de la nature, le silence de cette contrée, l’aspect de ses paysages et de ses habitants l’attendrissaient ainsi.

L’homme est soumis à l’enveloppement des êtres et des choses qui l’environnent. Nul ne peut s’arracher à cette contagion…

Puis Philbert retourna, plein d’espoir, vers Trégastel, heureux de dire à Luce ses doux projets de joie. La première personne qu’il aperçut, près du couvent Sainte-Anne, fut l’abbé Le Manach.

Le prêtre, souriant, les yeux hostiles et ironiques, vint le saluer.

Son rire épouvanta Philbert :

— Hé ! vous êtes joyeux, l’abbé !… Avez-vous donc été, mon bon disciple, digne de votre maître ?

Tandis qu’il s’efforçait à recéler son trouble, il se rappelait les conseils mauvais, la conquête de Luce indiquée au rival ; il considérait maintenant comme une infamie, un outrage à l’aimée, les paroles maudites : « Soyez l’initiateur ! »

Pourquoi donc aujourd’hui riait-il, cet abbé ?

Et Philbert se sentit au cœur une morsure qui le suppliciait et le déchirait :

— Vous avez, lui dit-il, l’allure magnifique d’un triomphateur ! Allez, je vous écoute. Dites-moi, mon ami, la lutte et la victoire !

L’abbé riait toujours ; il répondit enfin :

— Ah ! vous vous exaltez ; au lieu de vous réjouir que je sois bon disciple, vous me semblez plutôt en rage et furieux… Eh bien, mon cher monsieur, venez ; tout en rôdant sur la grève, je vous apprendrai que votre élève a su profiter de vos enseignements. Je vais marier Luce.

— Marier Luce !

— Mon plan, jugez-en, est parfait. Entre nous, la petite est une pécore que touchèrent très peu votre amour et le mien. Oui, c’est une rusée, ayant très peu de sens, et moins de cœur encore ; son but et son désir, nous n’avions su le voir, ni l’un ni l’autre, est de se marier richement. Toutes les demoiselles aujourd’hui sont ainsi : filles des bons et honnêtes bourgeois de leur siècle, réduites par l’atavisme à des rêves mesquins et châtrées d’idéal, elle ont l’ambition de bien se vendre, dans le mariage. Or, j’ai trouvé pour Luce mieux que tous ses espoirs ; je lui apporte, sur un plat d’argent, le mari qu’il lui faut, un noble du pays, gentilhomme breton, très riche, deux millions !

— Oui, c’est la forte somme. Et la tentation est puissante.

— Aussi Luce a déjà succombé.

— Quoi ! déjà, dites-vous ?

— Mais vous semblez douter… interrogez vous-même la belle demoiselle… Oh ! je sais que d’abord elle songeait à vous. Vous étiez hier encore un excellent parti ; Luce était renseignée, savait que vous avez une fortune honorable, de belles relations ; une agence de Paris, sur sa demande, lui avait adressée une notice biographique très complète sur vous, votre manière de vivre, votre situation, vos ressources…

— Mais vous calomniez la pauvre enfant !… Est-il possible qu’elle ait jamais fait de semblables calculs ?

— Je n’invente rien ! J’ai vu la réponse qui a été communiquée par l’agence, La Sécurité des commerçants et des familles, à ses questions nombreuses !…

— Elle est en vérité d’une prudence rare, votre naïve vierge de Bretagne !

— Très pratique surtout… Car, entre deux jeunes hommes, elle choisira sans hésiter le plus riche, fût-il bête et laid, cacochyme et quinteux ! Raphaël du Guiny, mon cousin, cher monsieur, à fortune égale, ne soutiendrait pas une minute la comparaison avec vous ; c’est un rustre, élevé parmi les paysans ; et bien qu’il soit de très authentique noblesse, à le voir on dirait un butor, un manant. Mais il a deux millions : vous ne les avez pas !

— L’abbé, vous m’avez joué un tour de jésuite ; je ne vous en veux pas pourtant, bien que je souffre. L’abbé, je suis un sot ; je veux me confesser. Depuis deux ou trois jours, je me berçais puérilement dans le leurre d’un rêve absurde : aimer Luce, être aimé, et vivre désormais avec elle, selon les lois des imbéciles, des bourgeois ! Allons, mon rêve est mort. De profundis, et gai ! gai ! enterrons l’idylle !

Le couple Houdet passait.

— Voyez ! voyez la belle pêche ! cria le mari.

Il montrait à l’abbé une gibecière remplie de homards.

— Je suis allé, raconta-t-il, en compagnie de deux marins, dans les rochers de Ploumanach, et nous y avons fait une récolte superbe. C’est un sport très émotionnant : je pars demain matin, à cinq heures, pour les Sept-Îles ; nous trouverons là-bas des langoustes merveilleuses.

M. Houdet avait pris l’abbé par le bras. Mme Houdet et Philbert marchaient côte à côte.

— Et vous allez aussi en mer ? demanda le jeune homme.

— Non, monsieur. Je ne partage pas les goûts ridicules de mon mari et je ne trouve aucun attrait à ces promenades, dans de mauvaises barques, avec de grossiers matelots. J’ai une nature paresseuse, une nature d’Orientale ; j’aime à rêver langoureusement ; je hais le mouvement. J’adore, le matin, demeurer dans mon lit, en faisant de beaux songes…

La gorge de la dame, à ces mots, se gonfla. Le corsage entr’ouvert laissait voir un coin rose.

Philbert rivait ses yeux à cette chair mouvante.

— De beaux rêves ! fit-il… Pourquoi aimer se perdre dans les mirages et les illusions, au lieu de savourer de douces réalités ?

— À mon âge, monsieur, on n’a plus que le rêve !… Les lauriers sont coupés : les roses sont flétries…

— Je vois encore des fleurs !

Et les yeux de Philbert se posaient sur les seins.

— Des fleurs, murmura-t-il, en pleine éclosion ; et je sens leur parfum qui m’enivre et m’affole.

— Monsieur… monsieur…

— Ah ! je voudrais changer vos rêves en réel, vous dire que ces fleurs m’attirent, me captivent, et que, depuis longtemps, ma bouche les convoite. Vous êtes, pardonnez mon audace, madame, vous êtes de ces femmes que les vrais amoureux adorent. Et j’ai la prétention d’être de ces fervents !

— Monsieur, vous me troublez ; je devrais vous prier de ne pas murmurer ces paroles enjôleuses ; j’aime mieux vous avouer loyalement qu’elles me ravissent, et qu’elles jettent un clair rayon dans ma pauvre existence. Oui, oui, je vous écoute avec une allégresse profonde. C’est la première fois que des mots aussi doux me caressent, m’émeuvent : j’ai été jeune ; sans trop me flatter, je puis vous dire que j’ai été jolie… ma beauté s’est fanée, inutile ; aujourd’hui, voici qu’à mon automne vous me faites entendre l’amoureuse harmonie d’un peu d’adoration. Je vous en remercie de tout mon pauvre cœur, ridicule sans doute d’être demeuré jeune. Parler comme vous faites à une vieille femme, c’est une bonne action, c’est de la charité !

— Non, madame, c’est moi qui demande l’aumône, en implorant la joie de glaner votre beauté ! Oh ! posséder une heure votre bouche, vos seins, vous étreindre en mes bras !…

— La refuser, cette heure d’ivresse et d’allégresse, ce serait presque un crime…

— Une heure de délices ! Une heure de paradis, de ciel !… Oh ! dites moi que je l’aurai bientôt…

— Demain matin, à l’aube, je serai seule, seule dans ma chambre.

— Nous aurons une aurore de joie et de passion.

En rejoignant Philbert, l’abbé Le Manach fut surpris de voir que le nuage de tristesse amoncelé par l’annonce imprévue du mariage de Luce,
s’était évanoui totalement. L’ennemi des vierges paraissait rayonnant et ravi.

— Hé, mon cher ! vous voici guilleret et pimpant. Ah ! l’on ne dirait pas, certes, que Don Juan vient d’essuyer une défaite.

— La défaite, monsieur l’abbé, est compensée. Je perds Luce : je trouve un régal plantureux. Les amants comme moi n’ont pas de temps à perdre à gémir, à pleurer. Quand m’échappe une femme que j’avais désirée, je ne m’attarde pas à geindre : je me console. Je ne vous ai pas dit encore ma devise, l’abbé. La voici : un clou chasse l’autre ! Le clou Luce n’est plus planté dans mon écorce !

— Quelle princesse avez-vous donc rencontrée, depuis quelques minutes ? Tout à l’heure, en rentrant, avec ce bon Houdet, j’ai vu sur le chemin deux femmes en voiture : elles se dirigeaient vers l’auberge à Prigent. À leur costume, à leur allure, j’ai reconnu, je crois, des Parisiennes : vous avez retrouvé peut-être des amies ?

— Oui, c’est cela, mon bon ! Et je vous en offre une…

— Merci.

— Vous avez tort.

Aux premières lueurs du jour, Philbert, qui depuis le château de Kerbiquet avait jeûné d’amour, circulait à travers le couvent, impatient, hâté de voir M. Houdet sortir. Sitôt que le brave homme eut disparu dans les rochers de la grève, Philbert se précipita vers la porte d’Hortense.

L’amoureuse ayant coquettement transformé la chambre banale d’hôtel, en avait fait un nid mignon. Les fenêtres hermétiquement closes, les tentures tirées mettaient une ombre vague à peine diluée par la lumière rose d’une veilleuse. Dans les vases, des fleurs mourantes versaient de doux parfums. Enfouie dans le lit, parmi les fines dentelles frissonnantes de sa chemise, Hortense tressaillait d’inquiétude et de joie.

Philbert n’apercevait que l’or de ses cheveux.

Il écarta les draps, et dans les lingeries découvrant le visage pâle où se lisait de la honte et de l’angoisse :

— Oh ! chère, chère, pourquoi me cacher ainsi ta beauté ?

— Je tremble, ami, j’ai peur d’être trouvée laide et vieille, et ridicule par vous…

Très tendrement, il joua avec les cheveux blonds, puis chercha des baisers sur la bouche extasiée ; et ces baisers avaient un frais parfum de jeunesse. La bourgeoise ridicule était transfigurée. Hors le cadre grossier de ses élégances provinciales, séparée de l’époux comique, Hortense maintenant avait le charme mûr et très voluptueux des femmes à leur automne.

Sa gorge, abondamment épanouie, avait conservé une agréable harmonie grasse et moelleuse. Et tout son corps était une proie succulente, dans sa maturité chaude. Philbert se réjouissait en des griseries douces.

Hortense s’exalta. Pour la première fois, sa chair se magnifiait dans l’étreinte superbe. Accoutumée jadis aux sobres exercices de l’union maritale, dégoûtée de ce sport, depuis plusieurs années ayant renoncé aux pratiques de l’accouplement triste, elle s’éveillait cette aurore, dans l’ivresse vivifiante de la passion. Alors une tristesse à sa joie se mêla. Toute sa vie perdue, sans amour, sans liesses, lui sembla un sacrilège, une monstruosité.

Et c’était au déclin seulement qu’elle savait l’unique bonheur, la seule félicité !

Philbert, sous ses baisers, goûta l’amertume d’une larme.

— Tu pleures, ma chérie !

— Oui, je maudis le sort qui m’a jusqu’à ce jour privée de ces délices ! Pourquoi ne t’avoir pas à seize ans, rencontré, mon cher amant, pourquoi ?… Pourquoi l’amour vient-il si tard ? Ah ! pauvres filles, nous ignorons son charme. Nos parents et le monde nous vantent des vertus qui font la vie stupide. Mais vous, les bons amants, vous devriez venir nous arracher à ces torpeurs, nous crier qu’ici-bas rien n’est bon que d’aimer, aimer à chair perdue, aimer de tout son corps, de ses yeux enchantés, de sa bouche affamée, de sa gorge brûlante, de tout son être enfin !

— Ma chère, mais je suis un des ardents soldats de cette sainte croisade. Je m’obstine à crier aux pucelles qu’on trompe, le cri de ralliement ; « Dieu vous veut ! Dieu vous veut ! Consacrez votre cœur, votre corps à l’amour. Bouche à bouche, vivons, aimons, aimons, mourons. »

Philbert tenait Hortense, pâmée et alanguie ; ses mains avaient ravagé les dentelles, et le corps de l’amante resplendissait ; la blancheur veloutée de la gorge et des cuisses se nacrait, aux lueurs roses et pâles de la veilleuse.

— Oh ! soupira Philbert, que tu es belle ainsi : on voudrait sur ton corps enchanteur passer de longues nuits de fêtes et de festins. Ta chair est une pâte délicieuse, irritante pour la gourmandise insatiable de ma bouche qui ne peut se repaître, et qui se précipite avec furie, tu voie, pour se nourrir de toi, exquise douce amie, si bonne à caresser !

Il se réfugiait dans la gorge, plongeait sa tête extasiée dans le val parfumé qui creuse son abîme d’ivresse infinie entre les seins gonflés et frémissants d’amour.

Une alerte rompit, quelques instants, leur bonheur.

Un poing heurta la porte :

— Ciel ! mon mari peut-être !

— L’aventure est fâcheuse. Ce qui me désespère plus que tout c’est qu’il vient trop tôt, ce brave Houdet, car j’espérais encore une heure dans tes bras.

— Ami, je n’ai pas peur. Qu’il se venge et me tue ! Ah ! ce serait divin, dis, de mourir ainsi, l’un à l’autre liés dans un dernier baiser.

— Oui, ce serait divin. Mais je veux encore vivre. M. Houdet n’est pas un ogre impitoyable. Puis, s’il voulait pourtant mordre, je montrerais aussi les dents.

Hortense demanda :

— Que veut-on ?

Une voix menue répondit :

— Pardon, madame, je venais faire la chambre. Il est onze heures.

C’était une nonnette. Mme Houdet, attristée, soupira :

— Je ne mourrai donc pas, ce matin. Je le regrette. Adieu, mon bel ami, sauvez-vous ; et gardez, comme une vieille fleur fanée, le souvenir d’une pauvre femme qui vous a donné, en une matinée, toute sa chair, tout son cœur, et toute sa vie. Adieu, mon cher amour. Adieu ! Adieu ! Je ne goûterai plus à toutes ces ivresses que tu m’as enseignées ; mais je les revivrai, chaque jour, je le jure ; et je te reverrai, mon cher amant, dans mes beaux rêves. Je serai bien heureuse.

Adieu, adieu, merci !…

Sur la grève, Philbert aborda Luce, et souriant, moqueur :

— Permettez, lui dit-il, que l’on vous félicite et qu’on forme des vœux très sincères…

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, l’air ironique et presque impertinent ?

— C’est que l’on m’annonça, ma noble demoiselle, votre prochain mariage avec un beau monsieur, que vous adorez, dit-on, car il possède le plus puissant talisman pour se faire chérir des filles comme vous !

Luce, cinglée en pleine face par l’injure, se révolta :

— C’est encore l’abbé qui m’a calomniée. Et vous osez, monsieur, me traiter de la sorte, m’insulter grossièrement, parce que vous avez cru à ses infamies. À mon retour de Plougarec, l’abbé m’a proposé, en effet, un mariage…

— Vous avez refusé ?

— Je n’ai pas accepté… J’ai déclaré que je voulais d’abord réfléchir.

— Ah ! ne mentez donc pas. Votre décision est bien arrêtée. Vous voulez épouser le hobereau breton. Et vous avez raison. Il est digne de vous, sans doute ; il est de votre race, ce monsieur Du Guiny, de la race bâtarde qui tient du paysan rapace et du bourgeois vaniteux ; allez, je vous bénis, mon enfant ; soyez heureuse comme vous le méritez, faites beaucoup d’enfants…

— Mais, je vous le répète, je n’ai pas accepté. Vous êtes en colère ; pourtant, suis-je coupable ? Oui, je sais, là-bas, dans la chaumière, quand la vieille femme nous a demandé si nous étions fiancés, nos mains se sont étreintes, nos bouches ont dit : Oui ! Mais était-ce sérieux ? Étiez-vous bien sincère ?…

— Luce, à cette heure-là, j’ai cru voir le bonheur ! Oui, oui, je vous le jure, j’ai eu la vision d’un paradis terrestre où vous étiez mon Ève — et ce rêve est brisé ; depuis hier il est mort.

— Il ressuscitera, peut-être…

À cet instant, la vieille tante de Luce accourait, rayonnante :

— Ah ! monsieur, vous voici revenu de ce vilain pays où nous nous sommes rencontrés l’autre soir. En arrivant ici, une bonne nouvelle nous attendait. On demande ma nièce en mariage : une affaire superbe : deux millions, cher monsieur.

— Peuh ! C’est évidemment une dot, deux millions, surtout en cette pauvre Bretagne de bourses plates. Mais vous pouviez espérer mieux… pour mademoiselle…

— Mieux… Mais pensez, monsieur, nous n’avons, nous, que de petites rentes.

— Mademoiselle Luce est belle. La beauté vaut mieux que deux millions. Si j’avais su qu’elle était à vendre…

— Oh ! oh ! oh ! cria Luce.

— Si j’avais su qu’elle était à vendre, répéta Philbert, j’aurais offert davantage. S’il en est temps encore, moi j’élève l’enchère : Deux millions a offert le noble Du Guiny. Je riposte et je crie : Trois millions ! Trois millions !

— Trois millions ! fit la tante.

— Tu vois bien que monsieur se moque de nous ! murmura Luce.

— Vous vous trompez, mademoiselle. Allez, renseignez-vous. La Sécurité des commerçants et des familles vous dira que je puis trouver les trois millions, et même davantage, pour m’offrir la femme qui me plaît…

Luce se cachait la tête dans les mains. Elle sanglotait.

La tante gronda :

— Vous faites pleurer cette enfant, monsieur,
c’est mal, c’est méchant. On n’insulte pas ainsi une jeune fille.

— Madame, mes paroles n’avaient rien d’outrageant. Si elles ont pu vous blesser aussi légèrement que ce soit, je veux sur-le-champ réparer mon offense. J’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Luce. Je vaux le Du Guiny : J’ai plus de trois millions.

— Vous êtes un vilain, répondit la jeune fille, et je ne vous veux pas.

Mais sa voix, son sourire éclatant parmi les larmes, reniaient son refus.

La tante déclara :

— Nous ne disons pas non, monsieur. Veuillez toutefois nous accorder quelques jours…

— Pour réfléchir… Soit… J’attendrai, mesdames, le verdict.

Philbert n’aimait plus Luce : sa tendresse avait été tuée en quelques instants, étranglée par le dégoût, par la désillusion, par la rage de s’être ainsi trompé en croyant qu’il était aimé ! Mais il la désirait toujours, cette vierge au corps souple et félin ; et maintenant il était résolu à la posséder, par toutes les ruses, par toutes les félonies. C’était la guerre, une guerre implacable et féroce qu’il lui déclarait. Son hostilité sauvage se réveillait ; il était désormais l’ennemi furieux et terrible de la vierge, désirant le carnage amoureux, la victoire effrénée, les râles du triomphe !

Et c’était pour cela qu’il mentait, sans remords, qu’il demandait à la vieille parente la main de sa nièce, et qu’il clamait ses faux millions.

Maintenant, il allait seul, dans les sentes abruptes des rochers, fuyant la plage où les baigneurs s’éparpillaient. Il montait sur les amoncellements de granits qui ourlent la côte, à l’ouest, et font, jusqu’à Trébeurden, un littoral sauvage, inhabité, sans ports.

Il cherchait à calmer son énervement ; il mêlait ses cris aux mille voix hurlantes de la mer ; il se meurtrissait les poings contre les granits.

Il cria :

— Je suis fou ! je suis fou ! Je l’aimais, cette indigne ! Je souffre comme un sot, comme un naïf, moi, moi ! C’est ridicule ! C’est honteux ! Et malgré l’apaisement de ma chair fourbue, ma force s’insurge encore pour vouloir la tendresse et le baiser de Luce !… Je suis fou !… À la mer ! Que l’eau refroidisse mon ardeur et me lave de ce mal d’aimer !

Durant une heure il nagea, plongea parmi les récifs, en proie à une surexcitation qu’il n’avait jamais connue.

Quand il sortit de l’eau, il trouva sur la grève deux jeunes abbés qu’il avait rencontrés plusieurs fois dans les couloirs et dans le cloître du couvent.

Ils s’entretenaient avec des jeunes Bretonnes.

— À quelle heure ? demandaient les prêtres.

— À deux heures précises. Ce sera une très belle fête. Kersabiec, le bon joueur de biniou de Trégastel, parti depuis deux ans sur les équipages de l’État, se trouve justement ici, en congé pour quelques jours : il nous fera entendre les vieux airs bretons que nous aimons tant. Puis nous danserons jusqu’à la nuit. Gariou, le fermier, offrira une tonne de cidre, et M. Karnivel nous fera servir des gâteaux.

Philbert écoutait avec intérêt cette conversation. Il apprit que la fête aurait lieu le lendemain, à l’occasion du défrichement d’une lande, selon la vieille coutume de la contrée.

Les abbés, qu’il accompagna jusqu’au couvent, lui donnèrent des détails pittoresques sur les traditions locales, les danses, les pardons, les jeux du Finistère et des Côtes-du-Nord. Ils lui apprirent que les « défrichements » sont de curieux spectacles pour les étrangers, et l’engagèrent à s’y trouver dès le commencement.

Au cours des bavardages d’après dîner, Philbert annonça la fête aux baigneurs. Et chacun s’écria qu’il voulait y aller.

La nuit était tombée. Doucement, une voix murmura :

— Voudrez-vous, moi aussi, que je vous accompagne ?

C’était Luce.

— Oh ! je vous en supplie, fit-elle, répondez.

Et dans l’ombre sa main cherchait la main de Philbert.

Il répondit :

— Pourquoi ne viendriez-vous pas ? Je n’irai pas seul, là-bas, puisque tout le monde m’accompagne…

— Je ne suis pas tout le monde…

— Oh ! si… Je vous ai cru différente des autres ; je vous ai vue plus belle que vous n’êtes vraiment. Si, si, Luce, vous êtes bien mademoiselle Tout-le-Monde. Qu’importe : je vous aime ainsi. Que vous faut-il de plus ?

— Non, vous ne m’aimez pas. Je le vois, je le sens.

— Étrange créature !

— Étrange, oui, croyez-moi. Je ne me comprends pas moi-même. Je crois que je suis par instants une déséquilibrée, une détraquée…

— Erreur, Luce, vous êtes une demoiselle très forte, très sérieuse, très pratique.

— Non, non…

— Je vous connais maintenant, ma chérie.

J’en suis sûr, vous ferez une excellente épouse.

— Je vous aimerais bien.

— Alors, le choix est fait ?… Battu, le duc Guiny ?

— Je vous dirai cela demain, au défrichement.

Sous un soleil ardent, dont les feux embrasaient la mer et moiraient de coulées métalliques les vagues flamboyantes, la petite caravane des baigneurs de l’hôtel se mit en route vers la lande de Botherel. Philbert marchait en tête avec l’abbé Le Manach. On avançait péniblement dans les sables mouvants des grèves, parmi les herbes aiguës des dunes, où séchaient les goémons et les lichens récoltés par les femmes de la côte.

Luce traînait sa tante. La pauvre vieille dame soufflait, suait, geignait :

— Quelle idée folle, par une température du Sénégal, de courir ainsi, de se tuer, de souffrir ; et pour aller voir quoi, mon Dieu ! des paysans, de ces Bretons pouilleux et sales qu’on a rencontrés cent fois déjà dans les quartiers malpropres de Saint-Brieuc et de Lannion !

D’autres protestations se mêlèrent aux siennes. Une partie de la bande renonça à la fête et reprit le chemin de l’hôtel.

Avec quelques jeunes femmes plus intrépides, parmi lesquelles se trouvait Mme Houdet, Luce suivit Philbert.

On s’arrêta un instant à l’abri d’un amas de roches, sous lesquelles se creusait une sorte de gorge pleine d’ombre.

M. Houdet, radieux, se mit à bavarder :

— Un miracle, messieurs ! Depuis deux jours, ma femme est métamorphosée. Son humeur déplorable qui s’acharnait sans cesse contre moi, vous l’avez constaté combien, oh ! combien de fois, a fait place à une douceur charmante. Plus de gronderies, plus de crises de nerfs ; je ne reconnais plus Hortense. Vous avez, j’en suis sûr, remarqué le changement dont je me félicite.

— C’est vrai, répondit Mme Houdet, un miracle s’est accompli : je ne suis plus la même femme.

Ses yeux reconnaissants allèrent vers Philbert.

Seul, l’abbé Le Manach aperçut ce regard.

Après la halte, il entraîna l’ennemi des vierges :

— Ah ! je connais maintenant le remède qui vous a guéri de Luce. Remède, c’est le mot. Ainsi, mon pauvre ami, vous cultivez aussi les femmes de quarante ans.

— Hé, oui. Comme entremets, entre deux pucelles. Un peu de sucre, de miel. Les amoureuses mûres me donnent la sensation d’un plat sucré. C’est doux, c’est reposant ; l’arome cependant ne manque pas de charme.

— Toute la gamme alors ; les viols, les adultères.

— Oh ! ne condamnez pas l’adultère, l’abbé. C’est la tranquillité et la paix des ménages. Voyez depuis deux jours, comme ces deux époux, qui passaient leurs journées à se chicaner, à se disputer, sont unis maintenant. Houdet a proclamé lui-même son bonheur.

— Le pauvre !

— Vous le plaignez ?

— Oui certes !

— Mais sa femme ? Gémissez-vous aussi sur son malheureux sort ?

— Ses yeux sont maintenant imprégnés d’allégresse. Ah ! vous avez raison peut-être ; le bonheur, ici-bas ne fleurit que dans le vice et la débauche…

— Deux bouches qui se lient, deux corps qui s’entrelacent, cela n’est pas le vice, l’abbé, mais c’est l’amour. Je n’ai jamais aimé ni Luce, ni Hortense ; ni l’une, ni l’autre ; c’est la Femme que j’aime, la Femme, la Maîtresse, l’Unique, l’Adorée, que je retrouve toujours, sous des formes diverses. C’est le monstre charmant, aux mille et mille bouches. Le rêve ce serait d’avoir cent mille lèvres !…

— Pour jeter votre souffle empesté de débauche…

— Non, pour semer la joie ! Pour révéler l’amour à toutes celles qui l’espèrent : comme le disait votre doux Jésus aux femmes qui l’approchaient, dans les villages de Galilée, la créature humaine ne vit pas seulement du pain de froment. Il lui faut aussi le pain délicieux, vivifiant de l’amour. Je suis un affamé. Et ma faim délicate ne dévore pas, n’engloutit pas : elle aspire les parfums et les sucs de la chair ; elle les cueille, avec ferveur, délicieusement, dans un baiser. Ah ! croyez-moi l’abbé, l’amour seul est beau, dans les boues de la vie ; seul il nous illumine : il est le vrai soleil !…

Le prêtre tressaillait, luttait contre le trouble que toutes ces paroles créaient en son esprit :

— L’horreur que je ressens pour vous, par instants, devient presque de l’admiration. Et je me dis, anxieux, que vous êtes peut-être un semeur de bonheur !

VIII

Une foule apparut, grouillant sur le sable, semée dans les rochers, dispersée en grappes parmi les champs d’ajoncs, devant quelques maisons. Des hommes, armés de pics, de pioches, défonçaient la lande, arrachaient les vieilles souches, les touffes épineuses, et traçaient des sillons dans les terres incultes.

Jeunes gens et jeunes filles, en groupes, babillaient.

L’arrivée des baigneurs fit cesser un instant la fête.

Les Bretons n’aiment pas l’étranger — et pour eux quiconque n’est pas de la paroisse ou du canton est un étranger. Ils ne s’enchantent pas, l’été, de l’invasion des touristes qui passent, laissant à profusion de l’argent dans ce pays pauvre. Ils n’ont pas l’âme commerçante ; le négoce pour eux est presque une tare. Ils vivent en seigneurs, hautains et fiers de leur misère. Sur la côte surtout, ils ont la sauvagerie altière et glorieuse.

Ils ne s’abaissent pas aux durs labeurs serviles ; ils ne cultivent pas la terre, besogne de manants. Ils sont marins, pêcheurs ; ils sont contrebandiers, seraient voleurs, pirates, plutôt que de s’enfermer en des boutiques pour débiter des épiceries ou des merceries.

Ils méprisent la terre ; ils adorent la mer, la mer qui les fait vivre maigrement, la mer qui dans ses rages les prend et les dévore. Ils l’aiment comme une amante, qu’elle leur soit clémente, qu’elle leur soit hostile.

Bientôt, le bruit et la joie reprirent. Après un effarement, les Bretons témoignèrent aux curieux tout leur dédain, en affectant de ne pas les voir et de ne se soucier en aucune sorte de leur présence.

M. Houdet, voulant connaître le programme de la fête, adressa la parole à un jeune garçon, qui ne répondit pas et lentement s’écarta.

La lande défrichée, les laboureurs poussèrent des cris de triomphe et vinrent s’abreuver au tonneau de cidre qu’on avait roulé sur la grève.

Alors, les jeunes gens, dépouillant leurs vestes, allèrent au loin s’aligner pour la course.

Les jeunes filles, placées au but, tenaient à la main des bouquets de bruyères et de fleurs des champs.

L’abbé Le Manach, qui avait assisté plusieurs fois à ce genre de fêtes, expliqua aux baigneurs que le vainqueur de la course choisissait en arrivant, parmi les villageoises, celle qu’il préférait, qu’il cueillait à la fois un baiser et des fleurs.

Le signal fut donné par la détonation d’une canardière. Et ce fut aussitôt une bousculade effroyable.

Les coureurs, à coups de poing, écartaient leurs rivaux. Leurs pas s’enlizaient dans les sables mous. Des jeunes gens roulaient, hurlaient de rage. Les filles, silencieuses et pâles, frémissaient : les efforts et les cris de ces mâles robustes étaient un hommage à leur beauté.

Philbert considérait les petites Bretonnes. Entre toutes, une seule était vraiment jolie, avec ses grands yeux glauques, semblables à la mer profonde et mystérieuse, avec ses lourds cheveux, roux comme les granits, roulés en auréole autour de la coiffe de dentelles blanches.

— Hé ! hé ! mon coquin, dit M. Houdet, voilà de la jeunesse, de la chair fraîche. Ma parole, vous les grignotez presque et les mangez des yeux…

— Le régal en effet me tente, je l’avoue.

— Oui, c’est gentil, c’est frais, mais il ne faudrait pas lever les jupes. Les Bretonnes, mon cher, c’est bon un soir de noce, quand on a la tête à l’envers, et qu’on n’y voit pas clair. Sur le bord d’une route ou sur un lit d’auberge, en deux temps, trois mouvements, on les culbute, et l’on s’en va. Du reste, c’est ainsi que les gars et les filles de Bretagne font l’amour.

— Et pourquoi faut-il donc agir brutalement, aimer comme des bêtes ?…

— C’est que les pauvres filles ont des coiffes très blanches, mais des jupes très noires et des chemises qui sentent la bouse, comme on dit par ici. Une femme qui est propre et a soin de son corps est traitée de putain par ses parents, par ses amies. Les curés de campagne proscrivent toute hygiène. Il faut laver son âme, mais avoir la chair sale. N’est-il pas vrai, l’abbé ?…

— Oh ! vous exagérez, mon bon monsieur Houdet, fit l’abbé Le Manach. Mais vous en conviendrez, j’espère, l’Église a raison en condamnant les raffinements et les luxes charnels. On ne peut allier la modestie d’une vierge chrétienne avec toutes ces pratiques des cabinets de toilette et des salles de bain, à la mode aujourd’hui, qui font perdre aux jeunes filles toute retenue et toute pudeur. Combien de femmes quotidiennement sont sauvées du péché parce que leur toilette intime est négligée ; que la tentation et l’occasion s’offrent, elles les fuiront, sinon par vertu, du moins par crainte d’étaler aux regards du complice des lingeries douteuses…

— Conclusion, dit Philbert, la vertu est la fille de la saleté. Ohé ! Vive le vice ! Le vice est beau, le vice est propre.

Les coureurs arrivaient. Le vainqueur se précipita vers la jeune fille aux yeux glauques, aux cheveux roux.

C’était un gars maigriot, pâle, au masque bestial où ruisselait la sueur. La Bretonne voulut le fuir, refuser les fleurs et le baiser. Mais lui, brutalement la prenait en ses bras, plaquait ses lèvres grasses sur les joues qui cherchaient toujours à s’évader.

Mais soudain le vainqueur poussa des cris de rage.

Un poing s’abattait sur son crâne et frappait à grands coups. C’était un concurrent, l’amoureux de la belle, qui défendait sa mie. La lutte s’engagea. Les deux rivaux roulèrent sur le sable. On les entoura ; on les excita. Ce spectacle inattendu ravissait les Bretons qui aiment par-dessus tout ces duels acharnés et cruels.

Les ennemis se mordaient, se déchiraient, s’injuriaient, hurlaient : leurs visages étaient tuméfiés et sanglants. Le vainqueur de la course enfin demanda grâce. Et la belle accorda ses fleurs et son baiser à celui qu’elle aimait.

Kersabiec, le marin, grimpa sur une roche et son biniou chanta des airs de vieilles rondes.

Garçons et filles, les mains liées, dansèrent sur le sable.

Ils entouraient le musicien et leurs voix se mêlaient aux sons de l’instrument. Les chants étaient tristes et doux ; ils disaient les amours mélancoliques des pêcheurs d’Islande et des filles de la côte, et la tristesse des vierges veuves qui ne retrouvent pas le promis quand les barques rentrent au port.

L’abbé Le Manach et Luce s’étaient écartés ; on les voyait rôder dans les rochers, près de la lande nouvellement défrichée ; ils conversaient avec animation. La jeune fille semblait nerveuse, avait de grands gestes, agitait son ombrelle.

— Vous avez réfléchi, mademoiselle ?

— Oui.

— Quelle réponse aurai-je à donner à mon cousin ?

— Oh ! vous êtes pressé !… Attendez quelques jours !

— Est-il possible que vous hésitiez encore !

— Vous le voyez.

— Alors vous l’aimez donc ?

— Qui ?

— L’inconnu… Pauvre enfant ! Pardonnez que j’insiste et veuille vous arracher à votre aveuglement. Je n’ai pas l’intention de diffamer cet homme : mais je puis vous affirmer que vous devez le fuir. Toute femme qu’il approche, il la souille ; jeune ou vieille, il lui faut de chacune flétrir l’âme. Je ne puis, je n’ose tout vous dire. Vous croyez qu’il vous aime : il est votre ennemi, croyez-moi, croyez-moi.

Un instant, tous les deux gardèrent le silence ; et tout à coup des râles, des soupirs les émurent. Tout près, dans les rochers des êtres pantelaient.

Luce fit quelques pas, pencha la tête vers un gouffre.

Dans le creux des récifs, elle discerna deux corps. Elle crut tout d’abord que le combat engagé après la course sur la grève se dénouait maintenant par un crime.

Un des lutteurs, la tête ensanglantée, était là ; il semblait s’acharner ; des sanglots montaient.

Luce aperçut bientôt une femme ; c’était la Bretonne pour qui les gars s’étaient battus.

Luce eut peur, murmura :

— Voyez, voyez, monsieur l’abbé.

Et l’abbé s’approchant, regarda, devint pâle.

Puis il balbutia :

— Partez ! partez !…

— Il faudrait appeler à l’aide…

— Non… non… fuyez.

Mais Luce contemplait toujours cette mêlée. Elle aperçut soudain, dans un sursaut, le visage de la petite Bretonne, où rayonnait une joie immense, de l’extase. Alors, moins épouvantée, elle vit que les bras s’étreignaient doucement, que les bouches disjointes un instant se cherchaient.

Le prêtre était tremblant. Il regardait aussi. Ces amants très épris qui s’éperdaient, au ciel de leur tendresse, lui parurent hideux.

C’était cela, s’aimer ! se vautrer, se rouler se mordre, haleter ! Ah ! l’amour qu’il avait appelé dans ses rêves était si beau, si pur, si splendide !… Cela !… Le dégoût lui montait aux lèvres, en nausées. Et ses yeux effarés plongeaient dans le rocher ; il voulait se repaître de cette ignominie pour aimer désormais la virginité, et ne plus souhaiter l’ivresse de la chair.

Luce fermait les yeux maintenant ; mais elle voyait toujours l’expression radieuse d’infinie allégresse qui éclairait les traits de l’amante. Et le désir d’avoir, elle aussi, ce bonheur, lui tenaillait les nerfs, faisait battre son cœur.

Soudain, dans sa fureur et sa haine, le prêtre se baissa, prit une pierre et la lança. Mais il n’atteignit pas les amants. Indignée, Luce avait vu ce geste :

— Oh ! fit-elle, pourquoi lapider ces enfants ? Vous êtes un bourreau.

— J’ai voulu châtier leur péché monstrueux.

— Je crois que le bon Dieu a déjà pardonné.

— Vous les excusez donc ?…

— Quel mal ont-ils commis ?

— Le crime de luxure, le crime abominable, que ne devrait absoudre nul pardon.

L’abbé redescendit vers la grève. Luce le suivait, silencieuse, émue ; toute sa chair flambait en amour. Elle évoquait la nuit de trouble, là-bas à Plougarec, les baisers de Philbert, les caresses ardentes : un regret lui venait d’avoir chassé l’amant et refusé les délices suprêmes.

La foule s’éparpillait ; les rondes entouraient le joueur de biniou. Des groupes se pressaient plus loin, devant le tonneau où le cidre coulait. Les vieilles, accroupies, chantonnaient et les vieux circulaient, la pipe à la bouche, se remémorant les fêtes de jadis.

Luce, un peu fatiguée, s’était assise sur une pierre. Ces grouillements de peuple ne l’intéressaient plus. Elle voyait toujours les amoureux, et doucement souriait…

Soudain, les jeunes gens et les jeunes filles, bras dessus, bras dessous, remontèrent la pente qui rejoignait la grève aux landes, et disparurent dans une sente creusée entre les ajoncs.

Luce alors s’effara. Les baigneurs avaient disparu. Seul Philbert demeurait. Elle courut vers lui.

— Où sont donc nos amis ? demanda-t-elle, inquiète.

— Je crois qu’ils sont partis depuis déjà longtemps !

— Oh ! mon Dieu, mais que vais-je devenir, seule ici ? ah ! j’ai peur.

— Ne vous alarmez pas. Vous n’êtes point perdue. Dans une heure nous serons de retour à l’hôtel.

— Dans une heure ! Mais déjà le soleil se couche… pourquoi ne m’a-t-on pas appelée ? pourquoi n’est-on pas venu me chercher ?

— Ces messieurs et ces dames se sont dispersés ; personne n’a songé à vous ; sinon moi…

— Alors, monsieur, ne nous attardons pas davantage. Hâtons-nous…

Ils allèrent, lentement, malgré la précipitation de Luce, qui s’enlizait à chaque pas dans les sables.

— Si vous preniez mon bras, dit Philbert, de la sorte, vous marcheriez plus vite…

— Non, non, je ne veux pas.

— Voilà donc la réponse que vous m’aviez promise, hier…

— Mais je n’ai rien promis.

— Rappelez-vous bien, Luce : demain, m’avez-vous dit, demain, je vous dirai qui des deux je préfère. Raphaël de Guiny, ou Philbert Tavernier ?

— J’ai peur… ne me demandez rien… J’ai peur…

— De moi ?

— De vous ! Oh ! que je voudrais être à l’hôtel…

— S’il vous plaît que je vous laisse seule, je puis vous exaucer !

— Non, restez, je vous prie…

La nuit venait.

Luce et Philbert suivaient maintenant l’étroit sentier qui longe la côte, au-dessus des falaises et des roches. La jeune fille glissa ; elle poussa un cri. Puis, effarée :

— Mon Dieu, j’ai cru que je tombais dans les précipices…

— Aussi c’est fou, c’est insensé de s’aventurer plus longtemps ici et de s’exposer à des chutes terribles. Il vaut mieux traverser les dunes ; là du moins, si la route est plus longue, nul danger ne menace.

— Oui, vous avez raison.

Au hasard, ils s’engagèrent dans les plaines de sables, vallonnées, hérissées de chardons, de pavots marins à larges corolles d’or, qui scintillaient encore dans l’ombre envahissante.

Une bête meugla dans le lointain.

— Vous entendez le loup ! dit Philbert, en riant.

— Le loup !

Luce apeurée se rapprocha du jeune homme, et se prit à son bras.

— Le loup ! répéta-t-elle.

— Grande enfant, vous tremblez.

— Je ne veux pas mourir.

— Petit chaperon rouge, si quelqu’un vous grignotte ce soir, ce ne sera pas le loup… ce sera moi !

Il enserra Luce dans ses bras et jeta des baisers sur ses yeux, sur son front.

— Vilain, méchant ! fit-elle.

— Oui, je suis très méchant, mon enfant. Voyez, j’ai de grands bras pour bien vous enlacer, de grands yeux pour vous bien admirer tout à l’heure à la clarté des étoiles, une grande bouche pour vous embrasser toute, en un baiser très long, très long, très long…

Elle livra son front ; puis elle supplia :

— Maintenant, courons vite. Pensez donc au
scandale, si l’on nous voit rentrer tous deux seuls. Ah ! du moins puissions-nous arriver au couvent à l’heure du dîner.

Ils marchèrent longtemps, sans dire une parole.

Tout à coup, Luce cria. Une douleur très vive la fit presque tomber. Philbert s’inquiéta :

— Je sens une piqûre atroce à la cheville, dit-elle ; un reptile peut-être m’a mordue. Je défaille ! Ah ! monsieur, sauvez-moi.

Le jeune homme la prit dans ses bras et l’assit doucement sur le sable. Puis, s’agenouillant, il voulut examiner la blessure. Mais dans le noir, il distinguait à peine la jambe. Une allumette flamba ; à cette lueur, vivement, Philbert arracha la bottine, le bas, et vit sur la chair pâle une épine plantée. La flamme s’éteignit.

— Rassurez-vous, fit-il ; ce n’est pas un reptile, mais une ronce qui vous a blessée ; cependant, comme il est des plantes vénéneuses, afin que tout danger disparaisse, je vais aspirer le poison.

Et croulant sur la dune, il approcha ses lèvres, but une gouttelette de sang et savoura la chair.

Luce, à cette douceur, s’abandonna ; le baiser maintenant s’emparait de sa jambe. Elle laissa son corps s’infléchir sur le sable, et ses yeux aperçurent le scintil des étoiles.

La soirée était douce, embaumée de senteurs sauvages ; c’était un soir d’amour, un soir de volupté.

Luce sentait son corps se fondre et se diluer dans la tiédeur du sol ; et des fleurs semblait-il, éclosaient sur sa chair, des fleurs qui palpitaient ; des fleurs qui frissonnaient, se haussaient sur leurs tiges, se mêlaient aux étoiles.

Luce était maintenant portée au firmament, dans des voiles d’azur sombre, parmi les astres, les astres d’or, ces corolles dont le scintillement n’est qu’un spasme d’amour.

Et ses mains attiraient son amant, et ses lèvres maintenant s’entr’ouvraient, recueillaient des baisers. C’était la vie enfin, la vie délicieuse, la vie extasiée de l’âme et de la chair…

Un sanglot, dans la nuit, épouvanta leur joie.

Philbert se redressa.

Dans l’ombre il aperçut, plus noire que le noir, une forme effondrée, mouvante, sur le sable, tout près du nid d’amour où Luce était encore.

Un chien ! pensa l’amant. Du pied, il repoussa brutalement le corps. Un cri douloureux, une plainte jaillit et Philbert reconnut la voix de l’abbé Le Manach.

— Que faites-vous ici ? fit-il, très doucement.

Un sanglot répondit.

— L’abbé, l’abbé, c’est mal d’espionner ainsi les gens…

— Oh ! ne m’accablez pas. Ayez un peu pitié ! Et que votre bonheur vous fasse compatir à ma souffrance atroce !

— Pauvre homme !

— Oui, pauvre homme et qui boit le calice immense d’amertume jusqu’à la lie, et qui demande au Père de terminer enfin le supplice trop fort. Mon Dieu ! accordez-moi la grâce de mourir !

Philbert se tut. Cette désespérance résignée l’émouvait, l’attristait.

Puis, un instant, il eut l’horreur de sa traîtrise : n’avait-il pas volé au prêtre son bonheur, en cueillant le baiser de la petite Luce ?

Cependant il trouva des excuses à son acte.

Luce n’avait-elle pas affirmé qu’elle n’aimait pas le prêtre, et qu’elle avait horreur de sa tendresse sacrilège…

Tant pis pour les vaincus des luttes de l’amour ! Aimer ne suffit pas : il faut par-dessus tout savoir se faire aimer !

Luce appela :

— Philbert !

— Cher ange !

— Quel réveil !… Oh ! j’ai honte, j’ai honte ! Cet homme nous a vus !…

— Luce, tu es ma femme ! Tu es à moi ! Et rien désormais ne peut t’atteindre… Et l’abbé va du moins, cette nuit, nous servir. Grâce à lui, ma chérie, le scandale que tu redoutais, si nous étions rentrés tous deux seuls au couvent, nous l’évitons. Allons, l’abbé, venez !

— Laissez-moi, je vous prie.

— J’exige que vous nous accompagniez. Votre présence est nécessaire : elle fera taire les médisances.

— Oui, vous avez raison. Et je rentre avec vous…

Pas un mot ne fut prononcé, durant cette marche à travers la nuit. Luce était à la fois ravie et inquiète. Elle tenait le bras de Philbert, son époux ; et leurs mains s’enlaçaient, tendres, remerciantes.

Jusqu’à l’aube, l’abbé pleura et sanglota.

Quelques jours s’écoulèrent, délicieux, charmants.

Philbert était repris par le charme de Luce. Et son rêve un instant rompu de bonheur se renouait… Il serait désormais tout à la douce amie. Il vivrait dans la joie d’une union exquise, effaçant jusqu’aux souvenirs des belles folies passées.

Luce un soir murmura :

— Je crois que nous devrons hâter le mariage, car peut-être un bébé naîtra, avant neuf mois.

Un bébé !

Et Philbert eut la vision rose d’un tout petit être, qui serait son enfant.

Ce fut un faux espoir ; comme il interrogeait Luce, quelques jours passés, elle répondit :

— Non… je m’étais trompée… et n’en suis pas fâchée. À peine mariée, être mère, ce n’est pas gai. Mais cette fausse alerte doit nous rendre prudents. Faites votre demande à ma tante ; dites-lui que vous m’aimez, car elle sait déjà que moi je vous adore.

La vieille dame, très émue, répondit que ce mariage, conclusion d’une aimable idylle aux bains de mer, la comblait de bonheur. Elle ajouta pourtant :

— Nous parlerons tous deux de choses sérieuses que Luce, trop enfant, ne saurait discuter. Le mariage, c’est l’union de deux cœurs, c’est aussi l’association de deux fortunes. Nous ne sommes pas riches, vous êtes millionnaire. Il nous faut tout prévoir, la vie comme la mort : et je crois qu’il serait sage de votre part de reconnaître à Luce, en signant le contrat, la moitié de vos biens.

— Madame, je ne suis pas un bon bourgeois, honnête et sage, qui pense en se mariant conclure une affaire et s’inquiète de bien régler les questions d’argent. Je suis un amoureux, très épris et très fou ; j’estime que Luce est un trésor inestimable, et je vous laisse libre, vous la vieille parente prudente et prévoyante, de faire les contrats à votre guise, selon vos désirs et vos fantaisies : là, vous êtes contente.

— Je suis émerveillée ! Les jeunes hommes tels que vous, en ce siècle d’argent, sont rares, je l’affirme ; aussi je vous admire.

Quelques jours plus tard, Philbert qui vivait toujours dans la douce magie de son rêve d’amour, fut angoissé soudain.

Le facteur avait remis à la tante de Luce une lettre. En la lisant, la vieille dame, qui était à ce moment assise sous le cloître, pâlit, gesticula et tendit le papier à la jeune fille, qui fut aussi en proie à une émotion vive.

La tante et la nièce semblaient atterrées.

Philbert, qui s’approchait, s’arrêta brusquement.

Luce était terrassée, anéantie.

Elle tenait sa tête dans ses mains ; et son corps tout entier s’agitait, secoué par des sanglots.

Quel malheur imprévu s’abattait sur ces femmes et les frappait ainsi. Voulant les consoler, Philbert fit quelques pas et s’adressant à Luce :

— Qu’avez-vous donc de triste et qui vous fait pleurer, dites petite amie ?

— Monsieur, monsieur, c’est mal ; vous nous avez trompées. On n’agit pas ainsi. Ah ! ce n’est pas loyal !

— Que me reprochez-vous ?

— Voyez cette lettre.

— Ah ! sans doute des calomnies et des médisances anonymes. Quelque lâche a voulu ruiner mon bonheur ; mais je le connais, le misérable. Un seul homme entre nous, ma Luce, peut se dresser : encore cet abbé, toujours lui.

— Non, pas lui, dit Luce. Et le seul coupable, hélas ! c’est vous.

— En effet, reprit la tante ; ce papier qui cause nos tristesses, c’est une lettre de votre notaire, monsieur. Vous m’aviez priée de régler moi-même les questions d’intérêt. Aussitôt je me suis mise en relations avec celui que vous avez chargé de la gérance de votre fortune ; et j’apprends que vous ne possédez point ces trois ou quatre millions dont vous vous faisiez gloire.

— Ah ! dit Philbert, riant, quand je parlais ainsi, c’était en un accès de rage et d’ironie, le jour où vous m’avez annoncé que messire du Guiny demandait la main de Luce.

— Trois millions, disiez-vous, trois millions, trois millions.

— À ce moment, je croyais que tout espoir de bonheur s’était envolé ; que vous aviez préféré à mon amour sincère la fortune du hobereau. Et c’était ma revanche, à cette heure de souffrance, de fouetter aussi votre cupidité, madame. Non, je ne suis pas, j’en conviens, aussi riche que je le proclamais. Cependant nous pourrons, dans une douce et aimable médiocrité, nous créer un nid de félicité, n’est-pas, chère Luce ?

Luce, les yeux voilés sous les doigts, pleurait toujours.

— Répondez, répondez, ma Luce, mon amour.

— Ah ! je suis malheureuse…

Philbert, en entendant ces mots, défaillit presque. Une larme jaillit de ses yeux. Mais cette faiblesse fut aussitôt domptée. Et l’ennemi des vierges reparut, sarcastique, hautain et dédaigneux, avec sa belle allure impertinente, son rire :

— Lucette, je vous plains et je pleure avec vous. Oui, vraiment, c’est navrant : le rêve d’or s’écroule. Mais du moins il vous reste un espoir : votre cœur doit le bien accueillir. Messire du Guiny lui, n’a pas menti. Ses deux millions toujours vous attendent, ma chère. Comme vous auriez tort de ne pas vous jeter sur ce butin tentant ! Allons, tendez la main… rien n’est perdu, sinon ma tendresse : pauvre chose qui ne vaut même pas une larme, un regret !

Sur le chemin passait l’abbé Le Manach, rêveur, murmurant les oraisons de son bréviaire.

Philbert cria :

— L’abbé, vite, arrivez ! Voici une bonne nouvelle que je veux vous annoncer. Mlle Luce qui hésitait depuis longtemps et n’osait prendre une décision, est résolue enfin à suivre vos conseils. Elle accorde sa main à votre cher cousin, l’homme aux deux millions !

L’abbé, très pâle, se taisait. Mais ses yeux s’emplissaient d’étonnement, d’espoir.

Luce était honteuse ; elle redoutait que le prêtre s’indignât et refusât. Et ce silence, que rien n’interrompait maintenant, la glaçait.

— Hé l’abbé ! s’écria tout à coup Philbert, vous demeurez muet. Vous êtes impoli. Faites-moi le plaisir, mon ami, d’être un peu plus correct. C’est la surprise et la joie sans doute qui lient votre langue à votre palais. Voyons, remerciez galamment la petite demoiselle… Remplacez aujourd’hui le cousin du Guiny ; baisez dévotement la main de la fiancée.

Le prêtre demeurait immobile. Philbert brusquement le projeta vers Luce.

— Êtes-vous pétrifié ? L’abbé, baisez la main.

Et l’abbé Le Manach, effaré, obéit.

Puis il balbutia :

— Au nom de Raphaël, recevez mon merci !

Philbert, prit le bras du prêtre et l’entraîna.

— Ouf ! dit la vieille tante, le dénoûment me plaît. Entre nous, je préfère à ce Parisien le gentilhomme breton qui sera ton mari.

— Mon cher, disait Philbert au prêtre, vous n’allez pas hurler sur tous les toits de Bretagne que vous m’avez surpris l’autre soir, sur les sables, initiant Luce à l’amour et pillant sa virginité. Vous fûtes le témoin de nos transports ; vous avez entendu nos hurlements de joie. Quand je serai parti, l’abbé, prenez la fille, et réjouissez-vous d’elle : j’ai creusé le sillon, j’ai semé la récolte ; glanez, mon cher, glanez. À ces régals d’amour où le corps de la femme est notre table sainte, croyez-moi, il y a place pour de nombreux convives. Mangez, l’abbé, mangez. Nos miettes suffiront au cousin du Guiny. Cette Luce vraiment a l’âme d’une prostituée. J’ai cru, naïf et sot que j’étais, oui, j’ai cru que j’étais aimé. Mais les vierges honnêtes et chastes n’aiment pas !

— Impie, vous reniez votre foi ! Luce vous chérissait ardemment, follement, puisqu’elle s’est donnée…

— Donnée ! Non, je l’ai prise. Elle était ce soir-là troublée, ensorcelée. Puis, c’était un calcul peut-être ; oh ! c’est possible. Qui sait si elle n’a pas joué la comédie pour se bien attacher un fiancé qu’elle croyait alors très riche, le maintenir lié à la glu de sa chair ! Ah ! l’abbé, j’étais pris en effet, capturé, moi, l’oiseau nomade et vagabond, et j’allais pénétrer docilement dans la cage conjugale. Sauvé, je suis sauvé. Merci, mon Dieu, merci !

— Je crois que vous avez raison, et que les vierges sont d’adorables monstres, égoïstes et menteurs. Leur cœur n’est pas capable d’amour vrai et sincère : et nous sommes leurs dupes, leurs pantins, leurs jouets. Je vous avais conté les manèges de Luce : elle s’amusait à me leurrer, en faisant naître en moi une passion vive ; c’était sans doute aussi un manège intéressé. Oui, oui, je me souviens, elle me disait parfois : « Vous avez des parents très riches, jeunes hommes à marier ; ami, songez à moi ! » Je ne croyais pas qu’en parlant ainsi, elle m’invitait réellement à lui chercher un époux riche. Et pourtant c’était bien son désir : je comprends, maintenant.

— Qui donc vous a ouvert les yeux, l’abbé ? Qui donc vous a appris le mépris et la haine de ces filles hantées par la cupidité et les orgueils malsains, au lieu d’être possédées uniquement par l’amour, le bel amour splendide et rayonnant ?

— C’est vous, vous le briseur des vierges exécrables, des vierges qu’aujourd’hui je maudis avec vous.

— Les malédictions, mon cher, c’est de la Bible, du drame. Soyons de notre siècle. Et, le sourire aux lèvres, vengeons-nous. Qu’on meurtrisse nos pauvres cœurs épris, qu’on rompe nos espoirs et qu’on brise nos rêves, hé, l’abbé, sourions toujours. Le pleur est lâche et bête. Soyons mâles, virils ; ne nous laissons pas prendre aux douceurs, aux tendresses et ne souhaitons pas d’impossibles amours. Contentons-nous des ruts apaisés, de jouissances ; en la femme n’aimons que la chair. Ça, du moins, ne nous trompe jamais : on se saoule, on se pâme et l’on râle de joie. Et l’étreinte à peine dénouée, on récupère sa liberté ; nulle chaîne ne nous tient rivé à l’esclavage. Et l’on triomphe alors des ruses féminines. Si d’aventure on tombe au piège, on s’évade en laissant à peine quelques plumes. Hier j’étais fou de Luce ; j’allais lui sacrifier ma vie, ma belle indépendance, m’asservir en un mot. Mais aujourd’hui, morbleu, mon cœur est bien guéri !

— Donc vous l’abandonnez…

— Je la lègue au mari que vous avez trouvé. Mariez-la, mon cher, avec votre cousin.

— La jeter en ses bras, impure, maculée.

— Oh ! oh ! ces taches-là se lavent, disparaissent !

— Mais elle n’est plus vierge !

— Est-ce écrit sur son nez ?

— Je jouerais là le rôle infâme d’un proxénète.

— Pardon. Vous ne garantissez pas la marchandise, j’imagine. Du Guiny vous a-t-il chargé de faire subir à Luce un examen secret, et de constater que nul accroc n’a troué sa robe virginale ? Non, votre cousin, j’en suis certain, ne vous a pas confié cette mission délicate. Allez, mariez Luce et qu’elle soit heureuse, et vous aussi l’abbé. Adieu, je disparais !…

— Sans regrets ?

— Sans regrets !

— Sans remords ?

— Sans remords !

— Adieu donc. Votre main. Je devrais vous haïr : c’est par vous que mon rêve de bonheur fut détruit. Mais sans doute, dans les mains de Dieu, vous êtes l’instrument qui tranche, qui mutile, amoncelle des ruines sur lesquelles peut-être pousseront des fleurs !


IX

Philbert déambulait à travers les tristes rues de Saint-Pol-de-Léon, un peu déçu et désillusionné, car au lieu de la ville morte aux parfums d’autrefois qu’il avait cru trouver, c’était une cité froide, et sans nul charme, malgré ses clochers à jour, qu’il avait parcourue. Brusquement la silhouette d’un passant le hanta. Le visage entrevu sous un chapeau de paille à larges bords, il l’avait vu ailleurs, et l’aspect de cet homme évoquait une image mieux connue autrefois.

Philbert, tout à coup, se rappela. Il se hâta, rejoignit le passant, puis, joyeux, s’écria :

— Cet animal d’Oscar !

— Tavernier !

— Quelle rencontre !

— Que viens-tu faire ici ?

— Et toi ?

— Moi, c’est tout simple. J’habite cette ville.

— Pauvre vieux !

— Tu me plains ?

— Oui, je te juge digne de toute ma pitié.

— Je t’assure pourtant que je suis très heureux.

— Mais que fais-tu ici ?

— Je dors, je bois, je mange, je fume, je circule, je fais l’amour. C’est tout.

— Mais qui donc t’amena ici ?

— Ma femme.

— Ah ! tu es marié ?

— Depuis deux ans.

— Je l’ignorais.

— C’est vrai. J’ai disparu subitement. J’ai quitté mes amis. J’ai renoncé à cette vie parisienne que j’aimais tant. Moi l’élégant fêtard, le joyeux compagnon, tu me vois transformé en bon rural. La cause ? Tu devines. Cherche la femme. Une a mis le grappin sur moi. C’est notre sort, à tous. Comme aux autres, ton tour viendra, mon bon.

— Je proteste très fort.

— Naïf… Quelques années encore, et tu seras lié, ligotté, entravé. Vois-tu, l’heure fatale sonne inéluctablement, pour nous les vieux routeurs des écumes de Paris, les sceptiques, les blasés, aussi bien que pour les autres. Il n’est pas d’exception à la règle : la sirène nous guette dans l’ombre, profite d’un moment où notre force vacille, et se jette sur nous. Elle nous englue, se colle à notre peau !

— Je viens précisément de dompter un de ces sortilèges.

— Mais un autre demain te vaincra, va, crois-moi. Mon aventure à moi est banale. J’avais passé la quarantaine ; j’étais désemparé. Après nos nuits de noces, de liesses dans les bras des jolies amoureuses, quand je me retrouvais seul chez moi, une tristesse immense m’envahissait. Être seul, toujours seul ! Les lendemains de fête, ça rend mélancolique. Et des désirs vous viennent d’une femme très douce marchant autour de vous, et rompant votre spleen par des babils très tendres. Déjà les rhumatismes, les gouttes, les gastralgies s’appesantissent, nous rendent moroses, inquiets et souffrants. On se dit qu’une amie, mieux que des domestiques, sucrera nos tisanes et prendra soin de nous.

— Que le diable m’accorde de crever assez tôt pour ne pas me résoudre à cette extrémité ! Mais c’est abominable l’existence commune, avec une femme qui n’a plus rien de la femme, qui devient une garde-malade, une sœur de charité, et que vous écœurez de vos tares physiques.

— Tu parles, mon ami, comme un homme très jeune, et qui voit l’avenir dans un lointain qu’il ne croit pas atteindre. Mais les ans viennent vite,
la quarantaine sonne, puis c’est la cinquantaine ; et l’on veut vivre encore, et l’on veut que la vie garde tous ses plaisirs. Oui, mon vieux, je connais des aïeules encore prêtes aux ébats de l’amour, si venait un amant. Et c’est l’illusion sans terme de la vie, qui jusqu’au dernier jour nous berce doucement dans ses bons leurres ! Va, va, tu vieilliras aussi, et te colleras plus ou moins légitimement ; oui, de gaieté de cœur, tu te mettras la corde au cou et te laisseras prendre.

— Tu dis peut-être vrai. Le cerveau à la longue doit se liquéfier, se ramollir.

— Sois poli, dis simplement qu’il se modifie.

— Je fais le fanfaron, en ce moment. J’ai peur. Je viens précisément de me sauver d’un piège où j’ai bien cru rester. Je suis fort, aujourd’hui, mais hier je pleurais, et j’aurais enchaîné ma belle liberté, si Elle avait voulu.

— Suivons nos destinées, va, mon cher, toute lutte est inutile et vaine. Des courants inconnus nous entraînent ainsi que des épaves. Résignons-nous, passons, suivons le fil de l’eau. Vois, je ne me plains pas, je suis heureux. Je comprends la banale et douce quiétude des médiocres, sans rêve, sans espoir et sans foi. Vivre, c’est accomplir une série de fonctions physiologiques : digérer, se mouvoir, se reposer, jouir. Il faut penser très peu : la pensée c’est le mal qui nous torture et nous angoisse ! On doit anéantir ce qui grouille au cerveau, et tendre au nirvana. Allons boire l’absinthe, fumer de bons cigares, et très bien dîner. Je vais t’introduire dans mon humble demeure, t’initier à ma végétation, te montrer les racines et les vrilles qui m’attachent désormais à ce terroir.

C’était une retraite confortable, presque coquette ; la petite maison de granit était ornée de roses grimpantes et de ruisseaux de lierre. Un jardin, tout autour, l’encadrait de verdure et d’épanouissements. Des chiens, sur le gravier des allées s’allongeaient. Une fenêtre s’ouvrait sur une cuisine luisante, parée de cuivres et de faïences, où la coiffe d’une petite servante jetait comme un rayon de blancheur, un éclat.

Philbert considéra la silhouette gentille de la jeune Bretonne.

— C’est ta bonne à tout faire ?

— Non : c’est mon coin d’azur, très pur, idéal. Cette enfant est ici depuis un an : elle met dans la maison le charme de sa jeunesse et de sa fraîcheur.

— Ouf ! de la poésie !

— Appelle-moi gâteux ! Mais je ne rougis pas de ma déliquescence. Oui, j’aime cette enfant, je l’aime chastement. Mais je l’aime en papa, sans peur et sans reproche.

— Tu es le chevalier Bayard du pot-au-feu !

— Raille, Un jour tu seras comme moi ridicule. Fixe ! Voici ma femme.

Une grosse dame, en peignoir rouge, apparut sur le seuil, suivie d’un angora.

— Ma chère, le hasard m’amène cet ami, un vieil ami d’antan qui passe en ce pays.

— Soyez le bienvenu, monsieur.

Philbert pensa :

— Celle-ci, c’est la prose !

La dame était énorme. Sous les étoffes minces du peignoir, la gorge dessinait ses masses écroulées ; le ventre se haussait pour soutenir les seins. C’était l’obésité dans toute sa splendeur.

Oscar, très galamment embrassa son épouse ; puis ses mains lui tapotant le bas des reins ;

— Philbert, je te présente la femme la plus plantureuse de Saint-Pol-de-Léon !

La grosse dame minauda :

— Oscar, sois convenable, et ne fais pas le fou.

— Oh ! Philbert me connaît, je ne me gêne point. C’est un frère. Dis, vieux, ma femme est belle ! Je suis très amoureux d’elle et le crie bien haut. Oui, nous avons vingt ans encore : nous sommes de vieux jeunes, et jusqu’à cent dix ans, nous resterons gamins. Fanoche, ma cocotte en sucre, fais servir les apéritifs et les havanes…

En dégustant l’absinthe, tandis que la grosse dame saignait un poulet en l’honneur du convive, Oscar dit à Philbert :

— Fanoche est une brave créature. Originaire de la Bretagne, à vingt ans elle partait pour la grande ville, pensant y trouver fortune. Après des aventures banales, sans intérêt, elle tenait à trente ans une maison de rendez-vous galants. C’est là que je l’ai connue : grâce à son obligeance, j’avais le premier choix de son petit troupeau ; nous fûmes bientôt d’excellents amis, et peu à peu notre affection devint plus tendre, plus sérieuse. Quelques mois, nous fûmes de bons amants. Puis un jour Fanoche me confia ses projets. Elle avait quelques rentes. Son rêve était de se marier, puis de retourner au pays natal, et d’y vivre désormais en honnête rentière, plantant ses choux, soignant ses poules. J’étais vanné, fini et plus très riche : un beau matin, on se maria. Un prêtre, pour deux cents francs, nous promit la bénédiction du ciel. Et voilà mon roman. M. François Coppée pourrait le mettre en vers :

C’étaient deux bons bourgeois de Saint-Pol-de-Léon,
À les voir ont eût dit Baucis et Philémon.

Le dîner fut joyeux. Oscar et son épouse étaient de bons gourmands, prisant la bonne chère. Les mets étaient exquis et les vins précieux.

Oscar pontifiait, célébrait le régal.

— Tiens, savoure ces huîtres. Des huîtres de Tréguier. Le pays de Renan produit de fins mollusques : j’ai, là-bas, un ami qui possède des parcs où il les engraisse avec des soins inouïs et leur fait acquérir cette chair moelleuse, incomparable que n’ont ni les Marennes, ni les Ostendes, ni les Côte-Rouge. Et lampe-moi ce vin : un Château-la-Tour-Blanche 1869, comme on n’en trouverait dans aucune cave de Paris.

— Délicieux, divin.

— Je suis un sybarite… Donne-moi maintenant ton avis sur cette timbale d’escalopes de langoustes et de quenelles truffées.

— Superlativement délicat.

— Et ce vin ? Musigny, 1865.

— Je me pâme.

— Mon cher, j’ai deux passions : le bec et le croupion. Je suis un raffiné. Fanoche flatte mes vices avec une science et un talent vraiment extraordinaires. Regarde-moi, je suis un satisfait, un heureux ! Ami, suis mon exemple. Si tu veux, Fanoche et moi, nous te chercherons une gentille petite compagne.

Philbert répliqua brutalement :

— Ah ! non, merci, mon vieux !

Fanoche, la proxénète, faisant des mariages ! Certes, elle devait connaître de vieilles dames rêvant, après avoir traîné sur les trottoirs parisiens, une vie très bourgeoise, une vieillesse sûre et affranchie des besognes forcées de la chair. Philbert eut la vision, dans la fumée de son cigare, d’un ménage semblable à celui d’Oscar et de Fanoche ; et c’était lui, le fier moissonneur d’amours et d’amours vierges, qui était le mari grotesque, vieux Lovelace, entre une grosse dame — la prose — et une servante — la poésie.

Et ce fut bientôt une épouvante, qui s’exaspéra, une obsession odieuse.

Oui, sans doute c’était le sort qui l’attendait. Un jour il tomberait dans les griffes d’une femme — non plus une jeune et fraîche Luce — mais une ancienne, une flétrie, une boule de graisse gonflée des sales sèves de mille et un amants.

Philbert se rappela les pareilles déchéances de la plupart des viveurs, qu’il avait connus, vers la crise de la quarantaine.

Le temps des belles amours, des caprices vaillants, des romans de joie, passe vite. Les rides, les cheveux blancs transforment en vieillards les pimpants et les fiers Don Juan. Lors, il faut se résoudre à rouler tristement de pavés en pavés, pour y glaner des fleurs fanées et galeuses, être l’ignoble vieux qui guette les fillettes, leur enseigne le vice, commet le sacrilège de mêler son haleine puante au souffle frais ; — ou bien se résigner, comme Oscar et les autres, à des accouplements immondes.

Philbert, maintenant, marchait dans le salon, tandis que somnolait Fanoche et qu’Oscar dégustait le café, les liqueurs.

Soudain, dans une glace, il vit une silhouette, et crut être le jouet d’un hideux cauchemar.

Un fantôme était là ; l’image d’un vieil homme, aux yeux éteints, aux traits décrépits, à l’allure cassée. Et ce vieux, c’était lui ; il se reconnaissait dans ce masque avachi et pâlot.

Il eut peur.

Déjà, était-elle sonnée l’heure fatale, l’heure triste où l’on n’est plus l’amant — mais le client !

Il s’écria :

— Oscar !

— Hé, quoi, mon vieux ?

— Voyons, regarde-moi bien en face, et sois franc ; N’ai-je pas vieilli ? mon visage n’est-il pas terni, décomposé ? Suis-je un jeune homme encore ou bien un vieux monsieur ?

— Hé ! hé ! Tu as baissé, depuis deux ans, mon cher. Tu me sembles affaissé, moins fringant. L’heure de la retraite est proche.

Philbert se sentit froid jusqu’aux moelles. Il s’affaissa sur un divan, près de Fanoche qui s’éveilla.

— Ah ! fit la grosse dame, excusez-moi, je m’étais un peu assoupie.

Elle se mit à bavarder, conta quelques histoires de Saint-Pol-de-Léon, cita les bourgeois du voisinage qui couchaient avec leurs bonnes ; puis, agressive :

— Oscar, Oscar, si jamais je t’y pinçais à faire la bête à deux dos avec notre servante, je prendrais les ciseaux, vieux paillard…

— Tu es folle, Fanoche. Tu sais bien que je suis le modèle des époux.

Philbert, en entendant ces propos, évoquait le noceur élégant, audacieux qu’avait été Oscar, Il revoyait son camarade, les nuits de fête, parmi les jolies filles, et comparait cette image à la caricature qu’il contemplait ce soir.

Au lieu de s’évader du ménage comique, il voulut se repaître, jusqu’à la nausée, du spectacle qu’il avait sous les yeux. On atteignit minuit.

— Tu vas passer la nuit ici, dit Oscar ; nous avons heureusement une chambre à t’offrir. Toutes les hôtelleries de Saint-Pol-de-Léon ont
clos leurs portes : on se couche à l’heure des poules, en ce pays. Ce soir, tu nous as débauchés…

À travers les cloisons minces, longtemps Philbert entendit les baisers des époux, scandant les étreintes conjugales.

Oscar râlait, criait, l’aigre voix de Fanoche proclamait le plaisir amoureux. Ces deux êtres, sans doute mettaient tout leur orgueil à révéler leur libertinage de vieillards érotiques. La marchande d’amour, dans sa vaniteuse coquetterie d’épouse très chérie, d’amante qui connaît l’art d’affoler le mâle, se plaisait — pour son hôte — à jouer, cette nuit, la grande scène de volupté, tant de fois répétée et donnée autrefois, aux clients parisiens…

Philbert ne riait plus… Une immense détresse engloutissait son cœur.

— Oh ! non, dit-il, non, non, je ne tomberai pas dans cette boue des mariages ineptes. Je me suiciderai plutôt que d’accoupler ma vie à celle d’une Fanoche… Mais qui sait ?… Autrefois, Oscar eût parlé comme moi et le voilà sombré… Ah ! que la vie est bête !…


X

Dans la tiède et balsamique douceur de ce soir enchanté, mêlé à la foule élégante des femmes en toilettes claires qui avaient envahi la terrasse de l’Hôtel des Bains, Philbert s’abandonnait à de molles rêveries.

Depuis une semaine il était à Roscoff.

Dès son arrivée en la cité bretonne, pittoresque, aux maisons séculaires et peuplées de gracieux fantômes, parmi lesquels revient l’ombre mélancolique et amoureuse d’une reine, Philbert s’était épris d’une douce revenante.

Marie Stuart hantait ses rêves.

Il évoquait la figure gracieuse, aux yeux inassouvis, aux lèvres altérées de baisers éternels. Souvent, le soir, il rôdait près des ruines de la chapelle où pria la douce souveraine. Et, dans ses espoirs fous, il espérait un miracle ; la résurrection soudaine de l’amante, qui viendrait, en buée lumineuse et palpable, lier sa bouche à la sienne, frissonner, soupirer.

Il vivait sa folie, en une tendre extase. Ses amours d’autrefois mouraient dans le lointain. Luce était oubliée maintenant, ainsi qu’une vision fugitive, éteinte depuis longtemps.

Les villas et les hôtels de Roscoff avaient, au déclin de cet été, de jolies floraisons de jeunes femmes, de jeunes filles. Parmi les géraniums grimpants aux grappes roses et les hortensias aux lourds panaches bleus, des têtes blondes, des têtes roses mêlaient l’éclat de leur sourire, la joie de leur beauté.

Mais Philbert ne voyait que la reine. Il passait, sans jeter un regard aux belles curieuses, étonnées par ce passant, qui prenait des aspects de chevalier d’antan, si peu semblable aux jeunes hommes vains et frivoles des plages, avec son air sauvage, sa mine hautaine et conquérante.

Il avait un costume noir de bicycliste ; le veston très collant et moulé sur son buste, la culotte ajustée, les bas fins, les souliers vernis. Il se coiffait d’un feutre noir, à larges bords. On eût dit qu’il portait le deuil de son amie, la gracieuse Marie fauchée par le bourreau.

Le jour, il se cachait dans les rochers, les regards fixés là-bas, sur la grande mer bleue où les caravelles avaient emporte la reine. Et ses yeux éblouis, aveuglés de soleil, voyaient parfois rouler sur les flots sa chère tête décapitée.

Alors il espérait que la marée montante jetterait à la côte cette épave royale ; il la recueillerait voluptueusement ; et ses baisers feraient revivre les beaux yeux, ses baisers ranimeraient la corolle apâlie de la bouche amoureuse.

Chaque nuit, dans sa chambre hermétiquement close, il appelait l’aimée, croyait que la ténèbre soudain s’éclairerait et que, dans l’auréole, Marie apparaîtrait, langoureuse, pâmée.

Ce soir, il la cherchait, encore, sur les flots que la lune animait d’étincellements pâles.

Des mots qu’on prononçait à ses côtés, l’émurent.

Deux hommes conversaient :

— Oui, disait l’un, la vie est un mystère où l’homme ne voit rien, ne sait rien, n’entend rien… Mais si nous n’étions pas des sourds et des aveugles, la ténèbre parfois s’emplirait de clartés. Si, au lieu de nous isoler dans la cellule de notre individualité, nous cherchions à nous unir plutôt dans l’immense organisme de toute l’humanité, dont nous sommes chacun un atome, un corpuscule, nous nous initierions enfin à la lumière et au bonheur. Nos stupides égoïsmes se fondraient dans l’amour infini ; le mal disparaîtrait enfin, quand on saurait qu’être dur, implacable à autrui, c’est se nuire à soi-même, et qu’on jouit aussi de l’allégresse de tous les êtres, quand la communion douce et miraculeuse a réuni les cœurs et les âmes. Oui, tous, hommes d’aujourd’hui, d’hier et de demain, nous constituons un corps grandiose, palpitant, magnifique, immortel. Nos pères ne sont pas morts, ils vivent autour de nous. Et nous ne serons pas la proie des noirs néants. Ce qui vit ne périt point, mais se transforme, s’irradie sans cesse dans le tourbillon lumineux de la vie. Oui, je sens palpiter toujours, dans notre monde, l’âme de celles et de ceux qui avant nous, ont existé, ont souffert, ont aimé…

Philbert interrompit l’homme qui discourait :

— Monsieur, pardonnez-moi de venir, en intrus, me mêler à cet entretien. Mais la désespérance où je languis par vous s’illumine d’espoir. La chaîne qui nous lie à celles qui ne sont plus pourrait se renouer, avez-vous dit…

— Peut-être !

— Oh ! je vous en supplie, dites par quels moyens on peut revoir du moins les mortes qu’on adore. Quel pacte diabolique faut-il risquer ? Ou bien quelle prière fervente adresser au Très-Haut ?

— Le diable et le bon Dieu, monsieur, sont impuissants. L’homme seul possède les pouvoirs infinis : c’est lui-même qui crée ses enfers ou ses ciels.

— Mais qui donc êtes-vous, pour me parler ainsi et faire que vos phrases versent d’étranges émois jusqu’au fond de mon cœur ?

— Je ne suis pas un mage, un sorcier, un prophète. Rien qu’un pauvre savant, qui ne sait pas grand’chose, mais qui s’acharne à lire, à voir, autour de soi.

— Vous êtes trop modeste, fit le compagnon de l’homme mystérieux ; vous ne pouvez nier que vous avez déjà déchiffré plus d’une énigme…

S’adressant à Philbert :

— Mon ami est un de ces chercheurs qui méprisent la science officielle, la dédaignent, la jugent une formidable erreur, croient que la vérité se trouve dans les leçons des anciens hermétiques et dans l’enseignement direct de la nature. Son nom est estimé parmi les occultistes ; peut-être l’avez-vous entendu prononcer : Andréas Mopsius, astrologue, alchimiste, médecin, botaniste, physicien…

— Si j’étais vaniteux, mon ami, cette énumération de titres me flatterait. Heureusement pour moi, je me suis affranchi des sots et vains orgueils. Je me connais moi-même ; je sais ce que je suis : un pauvre être très faible, très ignorant, jouet de maints courants — comme tous mes semblables, qu’ils soient rois ou valets ! Oui, l’homme n’est toujours qu’un chétif animal, vautré sur sa litière, croupi dans ses ordures. Depuis tant de milliers d’années qu’il existe, peut-être, il n’a vécu que pour ses instincts bas, pour l’assouvissement des appétits charnels : manger, boire, dormir et faire l’amour ; acquérir des richesses, des honneurs ridicules. Il n’a jamais tenté de s’élever plus haut, et de vivre par l’âme un peu, et par l’esprit. Le jour où il voudra se dégager des fanges, se dresser au-dessus de la boue, remonter vers l’azur, il sera souverain : maître de Soi, de Tout…

— L’effort serait trop grand et trop pénible, dit Philbert. À quoi bon s’efforcer à l’ascension du ciel de la science, quand la vie telle qu’elle est nous garde de suprêmes allégresses ?

— Vous les avez atteintes ?

— Quelquefois.

— Où donc les avez-vous trouvées ?

— Dans le spasme d’amour.

— Oui, c’est vrai : il est une minute où l’homme croit toucher l’extrême bonheur : quand sa chair exaltée et ravie, semble s’anéantir et meurt presque, l’esprit, violemment secoué, brusquement se dégage et fuit avec la joie de l’amour ; las !… sitôt il rechute et revient à sa prison charnelle. Mais cet instant suffit à nous faire entrevoir la beauté merveilleuse, somptueuse, sublime et devrait nous donner la sainte nostalgie des paradis terrestres aperçus dans le spasme.

— Je ne désire rien de plus que ces lueurs d’extase.

— En êtes-vous bien sûr, hérétique ? N’avez-vous jamais souhaité de vagues allégresses, des joies insaisissables, des bonheurs infinis. Le rêve qui vous trouble ce soir, croyez-vous que ce soit le besoin d’une étreinte charnelle ? Non, monsieur, c’est la soif idéale et divine. Et ce n’est pas un spasme que vous pensez voler aux lèvres de l’aimée, c’est le ciel tout entier que vous voulez cueillir, dans le réel du rêve.

— Vous savez mon secret ?

— Je le lis en vos yeux.

— Alors, exaucez-moi, aidez-moi. Évoquez, dans une fantasmagorie ou un sortilège, la chère image aimée.

— Je n’ai pas ce pouvoir, monsieur, et le regrette, car je serais heureux d’être un faiseur de bonheur. Mais je sais que bientôt l’astre de votre vie paraîtra dans la nuit. Oui, l’étoile apparaît…

— Je veux, je veux la voir !

— Tournez-vous du côté de l’Orient…

— Cette masse, là-bas, au-dessus de la mer, c’est la vieille chapelle où priait autrefois la douce et jolie reine…

— Recueillez-vous. Rêvez… Regardez vers l’Orient.

Philbert se leva, s’appuya contre la balustrade de la terrasse. La mer se brisait, à ses pieds, sur les murs et les rochers.

Une mélodie se mêla aux bruits des flots hurlant contre les pierres. C’étaient des jeunes filles qui, chaque soir, dans le salon de l’hôtel, animaient le piano, lui donnaient une voix délicieusement chantante.

La musique charma Philbert, berça ses rêveries. Un émoi tressaillait dans son cœur. Il croyait. La promesse de Mopsius était un horoscope sûr, qui ne mentirait pas. Cet homme, qui lisait dans les cœurs, lisait sans doute aussi dans l’avenir.

L’étoile, avait-il dit, va paraître. L’étoile, ce serait la chère revenante, la reine Marie Stuart. Une ombre, une vapeur, rien qu’une vision : mais cette ombre serait mieux aimée qu’une vivante. Et si, pour la rejoindre, il fallait déserter ce monde sans splendeur, Philbert était prêt à mourir.

Ses yeux fouillaient la nuit…

Tout à coup, sur une terrasse qui dominait la mer, parmi les jardinets des demeures voisines une femme apparut et Philbert frissonna.

Une lente et gracieuse silhouette marchait, dans le clair de lune, parmi des tiges fleuries de roses et de glaïeuls.

Elle ! Elle !…

Le fantôme de la reine Marie !

Le corps s’enveloppait d’une robe noire, une robe de forme surannée, qui tombait sans ceinture, mettait au tour du cou une large collerette noire, d’où la tête émergeait, très pâle sous l’or sombre de sa lourde chevelure.

Immobile, glacé par l’émotion, Philbert contemplait la vision, angoissé par la crainte de la voir disparaître, se fondre dans la nuit.

La mélodie chantait toujours ses airs dans le salon, et les baigneurs assis sur la terrasse mêlaient leurs babils.

La vision de la terrasse se mouvait lentement, dans les fleurs du jardin. Philbert put distinguer son visage ; il crut reconnaître l’image qui hantait son esprit, depuis son arrivée à Roscoff.

Ses yeux scintillaient, dans le soir, ainsi que deux étoiles.

Sous la longue robe noire, par instants, le corps se dessinait et révélait des lignes d’une beauté superbe.

Philbert prit Mopsius par le bras, et tout bas murmura :

— Voyez-vous… là, là, sur la terrasse proche, l’astre que vous m’avez prédit, il s’est levé !

Mopsius répondit :

— L’étoile que je vois est une jeune femme… d’autres soirs, je l’ai vue, déjà… Peut-être en elle revit la douce reine morte que vous aimez.

— C’est elle ! C’est Marie ! Le frisson de mon cœur ne peut pas me tromper. Oh ! venez avec moi. Je veux aller vers elle, tomber à ses genoux.

— Ami, il faut calmer cette belle impatience. Songez donc qu’à cette heure vous ne seriez pas reçu chez des personnes qui ne vous connaissent pas. En la réalité, cette apparition, qui se meut dans la pâle clarté de cette belle nuit, est une jeune fille qui vit avec ses parents, et que vous reverrez dans les rues de Roscoff, sur les trois plages, sur la côte. Rentrez chez vous, ce soir. Votre vœu est déjà exaucé à moitié.

— Ah ! je vous remercie…

— Pourquoi ?… Je n’ai rien fait, moi, que vous annoncer l’événement, quelques minutes avant qu’il s’accomplisse. Non, je n’ai pas créé la douce vision — je l’ai vue avant vous — comme je vois aussi votre bonheur prochain.

Toute la nuit, Philbert se tint devant la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la mer.

Tourné vers l’Orient, il espérait revoir la vision enchanteresse. Mais sur les terrasses des villas, qui se confondaient dans la lumière plus pâle du clair de lune, la revenante ne parut pas.

Et se remémorant les paroles du savant, l’ennemi des vierges voyait des horizons nouveaux surgir dans le brouillard grisâtre et nébuleux de son existence.

Une clarté maintenant brillait ; et c’était comme un phare apparu après la tempête et l’orage.

Par instants, il avait une honte intense, presque un remords de son passé, de ses jours de folie et de ses nuits de fête. Il comprenait enfin qu’il est d’autres joies que l’éperdûment de la chair en amour. Ces joies spirituelles, ces essors vers l’azur, il allait en goûter désormais la splendeur !…

Mais, brusquement, il éclata de rire…

— Vraiment, je deviens fou ! Ou je suis la victime de quelque sortilège ! J’espère je ne sais quelles folles aventures de rêve et d’idéal… La vie et le réel valent mieux — et la reine était de mon avis. Elle fut une amante affolée de luxure et d’ivresses de chair. Ah ! Marie, ce n’est pas ton âme qui m’attire, c’est ton corps, ton
beau corps qui frissonnait ce soir et qui ressuscitait, brûlant sous son linceul.

Toute la nuit qui suivit l’enchantement de la blanche vision, Philbert s’énerva dans des transes d’insomnie. Pour la première fois, il connut la puissante hantise de l’image féminine, l’obsession qui emporte l’esprit à la poursuite d’immatérielles figures.

Certes, mordu aux reins par un âpre désir, il avait eu des heures dans son passé d’amour, où les phosphores du désir l’avaient pareillement brûlé. Mais alors, ses nerfs seuls s’irritaient ; la pensée ne participait pas à ses fièvres. Aujourd’hui, au contraire, l’imagination était possédée, et c’était elle qui dirigeait l’effervescence du corps. Vainement Philbert voulut, en ses rages, dissiper le fantôme blond et pâle continuellement reformé devant ses yeux.

— Ne suis-je pas dément pour me troubler ainsi ?… Ce sacré Mopsius, avec son charlatanisme, m’a mis en ce bel état. Dormons, que diable ! et attendons demain…

La vision persistait, revenait…

Aussi, dès les premières lueurs du matin, Philbert se leva et sortit pour trouver un calmant dans les effluves de la brise matinale.

Sur la grand’place, à l’heure où les baigneurs se rencontrent, sortant des villas et des hôtels pour aller à la mer, il rôdait. Il aperçut Mopsius, et courut près de lui.

— Hé ! monsieur le savant ou monsieur le sorcier, cria-t-il, que j’aie de vous l’éclaircissement qui me puisse rasséréner ! Je viens de passer une nuit de trouble et dont je sors avec des anxiétés accrues. De grâce, dites-moi si l’apparition d’hier, dans l’Orient de la nuit, fut un effet fantomatique de votre sortilège ou s’il est bien réel que ce fut une femme qui se montra radieusement sur les terrasses à la droite de l’hôtel ?

Mopsius eut un sourire :

— Rassurez-vous. Vos yeux ne furent point l’objet d’une hallucination. La figure aperçue n’est pas un spectre. Vous avez vu une jeune fille de qui le charme, non moindre que celui des idéalités aériennes, présente cet avantage d’être parfaitement matériel et vivant. Vous en serez tôt convaincu car vous n’allez pas tarder à la revoir. Chaque jour, en effet, elle quitte avec sa mère et sa sœur, dès neuf heures, la villa des Glaïeuls ; elles traversent la place et vont s’asseoir devant la mer, près des rochers de Rock-Crown. Quelques minutes encore de patience, et elle sera ici…

Afin de tromper l’attente, Philbert se laissa aller devant Mopsius à d’intimes épanchements :

— Une psychologie étrange, et neuve m’investit. Moi qui précédemment ne connus jamais la moindre ferveur vers les héroïnes du passé, moi qui à leur représentation scénique dévoilais le costume, afin de pénétrer la seule nudité de l’interprète, me voici capté, depuis mon arrivée à Roscoff, par le prestige lointain de celle dont le souvenir crée ici une poésie plus merveilleuse que l’immensité de la mer : Marie Stuart !

— Et comme vous le me confiez déjà hier soir, l’attrait primordial de celle que je vous montrai est de vous offrir une ressemblance avec la reine amoureuse ?…

— N’en riez pas ; ni ne m’accusez de divagation insensée. Oui ! si cette jeune fille est ainsi inéluctablement présente à ma pensée, c’est parce que, de noir vêtue, pâle et les cheveux blonds, identique en un mot à mon évocation de la suave héroïne d’Écosse, elle prête à mon rêve la divine grâce de la réalité.

Mopsius, gravement, parla :

— Ami, savourez donc ce rêve sans chercher à savoir, à analyser. Retenez mon conseil : pour être heureux, il ne faut, dans la vie, rien vouloir comprendre d’elle, rien en vouloir discuter. La sagesse est de vivre en délaissant l’enquête des causes et des pourquoi. Ne pas savoir est le bien et surtout le bonheur… La science que j’acquis m’inflige des tortures atroces et terribles.

Philbert n’écoutait pas les dires du savant ; les yeux obstinément fixés vers la villa des Glaïeuls, il guettait ; des idées assaillaient son cerveau.

Une appréhension le prenait. Il se demandait si la clarté splendide du matin n’allait pas, selon la fréquente aventure, disperser la magnificence dont l’ombre avait rehaussé celle qu’il attendait. L’épreuve prochaine l’angoissait. Telles lignes apparues impeccables dans leur relief sur le noir nocturne ne se déforment-elles pas souvent dans la vive lumière !…

Enfin la porte de la villa s’entr’ouvrit.

Ce fut pour Philbert un éblouissement.

Lente, majestueuse, très belle, apparaissait l’Idolâtrée.

La toilette entièrement noire — une robe ample et riche, un corsage de mode surannée avec des bouillonnés et une fraise, un chapeau adorné de larges et somptueuses plumes — faisait ressortir la blancheur du visage, la flambaison fauve de la chevelure. La démarche était aisée et fière : d’une élégance hautaine et bien conforme au port que donnent les peintres aux souveraines d’antan.

À sa vue, Philbert eut un cri :

— C’est Elle !…

Et tandis qu’il entraînait Mopsius vers la plage où la jeune fille se rendait avec sa mère et sa sœur, il répétait :

— C’est Elle !… N’en doutez pas, Mopsius, c’est Marie Stuart. Celle vers qui s’exalte mon délire… C’est la Marie Stuart de mon imagination… Car mon culte à la reine amoureuse assigne à celle-ci, dans la durée de sa vie, une période préférée. Je ne la vois pas dans l’opulence des brocards et des dentelles, à la cour de France ; j’évoque les temps de son deuil ; ces temps où pâle ainsi et blonde, sous les voiles noirs, elle précipitait vers la quête bienfaisante du spasme la tristesse de ses regrets, la mélancolie d’une destinée fatale. Oui ! telle fut la Marie, amante élue, sœur poétique de Cléopâtre qui vient aujourd’hui pour assurer son emprise.

Andréas Mopsius recueillait ces aveux enfiévrés avec l’attentive bienveillance du psychologue et de l’ami.

Sur la plage, la foule circulait, foule de matin d’été devant la mer : animée, bigarrée, caquetante, joyeuse. Philbert, toujours accompagné du savant, à plusieurs reprises croisa l’Idolâtrée. Son ravissement s’accrut.

L’inconnue avait dans ses traits une remarquable harmonie de sourire ; ses yeux, d’un azur clair, avaient des transparences de pur cristal où s’irradiaient des reflets ; les lèvres saignaient, comme mordues en suprême volupté. La rondeur de la gorge se révélait très ferme et très souple ; et Philbert, entraîné par l’instinct et l’habitude à cette lucide vue qui est un don spécial de l’homme à femmes, devina, quoique s’accusant d’un sacrilège, les intimités du corps : la floraison des seins et la chute du ventre et le fusèlement impeccable des jambes. Mopsius, connaissant l’égoïsme de tels instants, pour qui est épris, ne rompait pas le silence de son compagnon. Philbert resta longtemps sans parler, dans son culte et sa piété vers Elle. Puis :

— L’amour me fut propice en m’accordant cette vision devant l’Océan. La mer, ne trouvez-vous pas ? est le cadre le plus grandiose et le plus enchanteur à la beauté.

— Vous dites vrai. Et les Grecs, qui furent d’incomparables poètes religieux, assignèrent justement à la naissance rose et blonde d’Aphrodite l’élément magnifique, immense et profond comme le charme féminin. C’est la nudité, surtout, qui trouve devant la mer son luxueux décor. Le nu, ici, est grave et divin, autant que la sculpture. C’est à tel point que je ne comprends pas la fausse modestie qui fait revêtir à la femme, pour son bain, le maillot. La nudité qui émerge de l’onde a un prestige sacré, un enchantement divin. L’érection libre des seins, la floraison des cuisses ne sont plus en la femme qui sort de l’eau une tentation ; elles sont la Force divine de la chair ! L’attrait et la séduction disparaissent devant le charme.

Il y eut un silence.

Bien vite retourné à sa contemplation éperdue de la créature adorée, Philbert ne reprit la parole que pour exhaler ses enthousiasmes.

Il supplia :

— Mopsius, vous qui hier soir m’avez annoncé l’éclosion de cette étoile en mon ciel amoureux, dites-moi, oh ! dites-moi, par grâce, la joie ou la détresse des demains…

Mopsius sourit.

Du bonheur vous attend, vous ai-je confié hier. Je vois votre bonheur.

— Quel est-il ?

— Si je le révélais, serait-ce du bonheur ?

Jusqu’au retour des dames à la villa des Glaïeuls, ce fut pour Philbert, attaché à leurs pas, la graduation troublante de son enchantement.

Ce même jour, Andréas Mopsius s’entretenait de Philbert avec l’ami qui, la veille, était sur la terrasse.

L’ami, exprimant sa surprise de voir le jeune homme égaré dans cette hantise d’antan greffée sur un amour actuel, l’astrologue raisonna.

— Ce sont précisément ceux-là qui épuisèrent en des stupres nerveux leur instinct matériel qui sont voués à de semblables aventures. L’esprit, prédominant sur la ruine de l’instinct, prend d’excessives revanches. Quand on a aboli, par l’abus, la volupté rencontrée dans le baiser et la pâmoison, quand on est lassé de la caresse reçue et de la caresse donnée, quand on n’a plus de plaisir à se prostrer en des détresses languides, plus de plaisir à faire vibrer sous son étreinte, à annihiler sous sa possession, dès lors la faculté érotique se localise au cerveau. Les complications de la pensée, le romanesque de l’imagination deviennent des motifs du spasme.

Cependant Philbert aggravait par l’esseulement sa passion nouvelle.

Plus qu’auparavant, il s’éloignait de cette mêlée galante qui met, dans les stations de baigneurs, des effluves de musc, d’héliotrope parmi l’âcreté salée des brises marines.

Lui, le coureur, le flaireur d’odeurs féminines, il était indifférent aux luxures qui l’entouraient.

Pas de lorgnades vers l’exhibition des coins de peau, dans les parages des cabines ; il ne remarquait pas davantage les statures lascives des filles de pêcheurs, leurs gorges dures
pointant sous la toile, leurs croupes saillantes sous les robes étroites, — contraste titillant de la chair plantureuse sous la pauvre vêture.

Il était tout à Elle.

Le matin, à neuf heures, il l’attendait à sa sortie, et, de loin, la suivait.

Un bizarre scrupule avait surgi en lui.

Rien ne lui aurait été plus facile, dans la commodité des relations de plage, que d’être présenté, d’entrer en fréquentation avec Elle et sa famille.

Il y avait renoncé.

Du moins provisoirement.

Il voulait, quelque temps encore, qu’elle demeurât pour lui l’Inconnue. Ce n’était pas sadisme, volonté luxurieuse à prolonger cette irritation du désir qui est parfois la suprême jouissance, plus aiguë que la possession !… C’était un respect, une vénération.

Et Philbert était heureux, après de longues heures de contemplation et d’extase sur la silhouette de la belle jeune fille en noir.

Au fond de lui-même, lorsqu’il constatait la transformation de son être, il s’animait alors d’une hautaine fierté.

Oui ! une fierté.

Car se rendant compte de la crise qui bouleversait sa nature, se l’avouant, il se disait avec orgueil qu’elle n’était pas cette fin dégradante de son ami Oscar, cette fin dont il avait eu la terreur hideuse ; le gâtisme du viveur se vautrant en un sybaritisme de goinfre, l’aberration de sens exténués et prenant leur retraite dans la graisse flasque d’un mariage avec une vieille rouleuse.

Lui, du moins, s’élevait… Au lieu de la chute, un essor ! au lieu de la décrépitude, une rénovation !

Folie, soit ! cette adoration pour une figure du passé, folie lyrique — folie, l’amour pour Marie Stuart reversé sur une ressemblance vivante !… mais la folie ne vaut-elle pas mieux que l’abêtissement ?…

Et dans l’abîme de ce sentimentalisme il se précipitait avec des joies intenses.

Les environs de Roscoff avec leur apparence de décor pour drame romantique se prêtaient, s’adaptaient à ce délire. Quoi de plus aisé, parmi ces rocs abrupts, ces falaises âpres, que de reconstituer le cadre d’autrefois pour une idylle avec la reine qui avait vécu là ?…

Bien souvent, quand la jeune inconnue allait se promener sur l’une des trois grèves, Philbert se surprenait à un étonnement de ne pas être vêtu en page. L’anachronisme de son costume le désolait.

Il ne confiait qu’à Mopsius ses états d’âme. Il gardait au savant une reconnaissance pour l’apparition que celui-ci semblait lui avoir préparée.

— Je ne veux pas, non ! je ne veux pas encore l’approcher. Il est trop tôt. Ce que je crains, en effet, c’est qu’une trop rapide connaissance ne disperse l’assimilation que chaque jour je fais d’elle avec la reine aimée. Concevez-vous cette irréparable faute : que j’aille, par une brusquerie, détruire la magie de leur unification, que je me trouve aux pieds d’une femme quelconque pour avoir voulu trop vite réaliser mon désir vers la royale idole ? Ah ! ce serait horrible.

Andréas Mopsius prenait un vif intérêt à ce phénomène d’auto-suggestion.

De cette envolée dans le bleu, Philbert rapportait en outre une aversion pour les grossièretés, les laideurs, ou seulement les primitivités de l’amour.

Une fois, comme il rôdait dans la campagne, toujours en évocation de la blonde souveraine, il croisa sur sa route un couple du pays. Lui : un solide et jeune gars, les larges pectoraux plaquant au tricot de laine, le cou musculeux et fort, les biceps roulant sous les étroites manches. Elle : une fillasse robuste et saine, de poitrine abondante, la cuisse ronde sous sa robe de futaine, la figure rougeaude au creux de laquelle se pâmaient deux grands yeux enamourés.

Philbert les observa.

Goulûment, les lèvres des deux amants se joignaient, s’écrasaient ; l’homme attirait vers lui d’une vive étreinte la taille de la fille, la ployait ; de son torse tendu, elle le frôlait, bestialement offerte.

Tous deux disparurent, enlacés, dans une anfractuosité, pour l’assouvissement,

Philbert méprisa cette violente manifestation des sexes.

Ce spectacle lui fut pénible tout un après-midi, ayant éveillé en lui la remémorance de pareilles culbutes. Il eut une colère, au compte des fois innombrables où sa brutalité s’était affirmée avec d’aussi forcenées exaspérations. Des parfums d’alcool s’évoquèrent, des touffeurs tièdes de boudoir. Des congestions montèrent en lui au souvenir de l’antan passionnel : les nuits aphrodisiaques où sous la domination de ses sens mâles et experts il avait tenu, pantelantes, râlantes, les maîtresses d’une semaine ou d’une heure.

Peu à peu toutefois, son attente d’Elle se prolongeant, le désir commença à le mordre. Il se confessait à Mopsius.

— Je note en moi, mon cher savant, le progrès fatal de mon amour. Cette unification dont je vous parlais, d’une vivante avec une morte, effacée dans le recul du temps, cette unification s’agrège, se consolide, se parfait. Et maintenant j’ose souhaiter le baiser de celle qui pour moi est Marie. Quelque temps encore et je me risquerai sans crainte de dissiper la belle féerie bleue, à dire mon amour.

Enfin, Philbert éprouva les curiosités avides qui sont caractéristiques en tels cultes amoureux, voués aux femmes d’autrefois.

Lui-même se comparait à un vieux gentilhomme dont jadis il avait été l’intime et en qui il avait pu observer une semblable passion pour une idole éteinte.

Ce gentilhomme, M. de Nalys, s’était féru, dans une fin de vie consacrée à l’étude, de l’image de Marie-Antoinette. La gracieuse bergerette de Trianon le hantait. Ce n’étaient chez lui que tableaux, estampes, miniatures où étaient reproduites les gentillesses mignardes de cette tête que le couteau des patriotes trancha stupidement. Et afin que sa tendresse rencontrât la douce illusion de quelque exactitude, M. de Nalys avait placé tous ces portraits parmi une reconstitution érudite de leur milieu. Il avait une salle bucolique où étaient réunis les portraits qui rappelaient les beaux jours de Trianon. Les tableaux où elle trônait dans sa majesté prestigieuse de fille des Habsbourg étaient assemblés dans un salon dont les moindres détails étaient d’une sévère authenticité, d’un luxe bien exact ; un boudoir était réservé aux miniatures licencieuses où des peintres favoris avaient fixé de sécrètes joliesses, les joliesses que l’adorable reine avait tenu à perpétuer dans le souvenir de quelques amants.

M. de Nalys avait consumé une béatitude de vieil âge qu’une tendresse illumine encore dans cette reconstitution de ce qu’avait été sa royale adulée.

Il eût été malaisé à Philbert d’obtenir pour son culte à Marie Stuart une telle abondance de réalité.

Mais au moins ne négligeait-il rien de ce qui pouvait légendairement évoquer les visions suscitées en lui par l’immortelle présence de l’Écossaise dans ces paysages de Roscoff.

Il subissait la compagnie maussade — pourtant précieuse ! — d’un vieux bibliomane breton, très versé dans les antiquités de sa province. Il lui soutirait, sous couleur de goût historique, ses connaissances profondes sur le passage de Marie à Roscoff ; et ainsi se restaurait en son esprit l’époque par lui chérie où la reine avait accompli son geste délicieux : l’oubli, en des jouissances juvéniles et ardentes, des agitations politiques de la veille, des affres du lendemain.

Et Philbert questionnait aussi les gens du peuple, exigeait les récits que répètent encore les diseuses de contes. Il y a dans les légendes orales des humbles, surtout dans celles qui immortalisent les histoires d’amour, de si touchantes documentations !

Plus fée encore que reine, couronnée de rayons, s’érigeait l’image de Marie dans les frustes récits des hommes et des femmes de Roscoff.

— Ce fut une belle dame, narrait un vieux marin que Philbert employait comme guide dans des excursions. Ce fut une belle dame qui avait, paraît-il, de grands yeux bleus et doux ; on aurait cru un ange et ses habits étaient riches comme ceux d’une Marie de chapelle. On conte qu’elle fut un brin portée aux mâles. Dame ! jeune et si jolie, il n’y aurait à ça rien de surprenant… Je me suis laissé conter qu’elle mourut vite, peut-être d’avoir trop aimé… En tout cas, c’est une belle mort de s’en aller en jeunesse et en amour !

Au contraire de cette curiosité qui le poussait vers la mémoire de la reine, Philbert demeurait à plaisir dans l’ignorance absolue de celle qui la lui représentait.

Lui, qui d’une femme souhaitée avait toujours voulu savoir promptement le passé, toute la vie, — pour mieux diriger sa conquête et escompter ses chances de réussite avec ses probabilités de plaisir, — il ne tenait à s’informer de rien, concernant l’inconnue.

Elle était belle, d’une adolescence suave ; il pouvait suivre sa silhouette aristocratique où se matérialisaient les lignes imaginées de l’Autre. Cela lui suffisait.

Aujourd’hui, sa fièvre pour Marie Stuart se reportait vers la vivante. Quand il la regardait sur la plage, des troubles l’éperdaient. Et ce n’était plus l’image de l’apparition première dans la sérénité nocturne, l’image de la première rencontre sur la grand’place qui peuplait sa fièvre incessante, l’insomnie de ses nuits.

De plus voluptueuses images se détachaient.

Un coup de vent, certain jour, avait soulevé la robe de l’inconnue. Dans le haut du fourreau noir des bas, sous un fouillis, brusquement découvert, de soies et de dentelles, Philbert avait vu un coin de nudité rose. Et cette vision le hantait, effaçant les pâles souvenirs des maîtresses dévêtues, en des heures délirantes, pour des contemplations dévotes, pour le baiser adorant de tout leur corps ; les maîtresses, dressées triomphalement nues devant l’extase de l’amant agenouillé, la chemise
floconnant en écume à leurs pieds ; les maîtresses étendues sur la dévastation du lit. Toutes ces floraisons de chair dévoilée entièrement, si splendides, s’éteignaient devant l’obsession de ce petit coin rose qui avait été pour Philbert comme la révélation du Printemps de la Femme.

Une autre fois, une après-midi chaude et électrique, il avait aperçu la jeune fille, se croyant seule avec sa mère dans l’abri d’une anse, qui avait dégrafé son corsage dans la suffocation de l’heure estivale. La gorge avait jailli, menue et triomphante ; son battement virginal accusait une angoisse. La vision de cette chair à peine entrevue poursuivait Philbert et l’altérait.

Ces révélations, ces sensations il les attribuait toujours à l’image de la Reine. Mais, par elles, un appétit se développait en sa chair ; il joignait les deux femmes en un violent désir.

La poésie, qui auréole Marie Stuart, se concentra spécialement pour Philbert dans le prestige amoureux.

Et pour la souveraine amante, il fut pris de la folie suprême. Son esprit incendié se créait de magnifiques joies : il était dans les bras, minces et souples ainsi que de voluptueuses tentacules ; les seins fermes creusaient leurs sillons dans sa chair.

Il était possédé, enveloppé, brûlé. Les nuits il s’éveillait brusquement en plein songe d’amour, Ses lèvres étaient humides d’une fraîche et âcre rosée. Il buvait, avec délices ces sucs mystérieux, leur découvrait un parfum musqué de toisons féminines. Dans le noir de sa chambre, il voyait des formes de mystère, des seins qui se gonflaient, des jambes qui fuyaient…

Et pour les ressaisir, pour s’enivrer encore, ses bras se convulsaient et ses yeux se fermaient…

Baisers incendiaires, frénésies torturantes… n’était-ce pas, ressuscitée, réelle, la furie que la Reine exigeait, de ses amants, dans sa première vie, en son besoin hâtif de vivre et d’aimer double ?


XI

Des matelots racolaient, dans les rues, les baigneurs, pour les conduire à l’île de Batz. Avec sa mère et sa sœur, Marie se laissa tenter, suivit le pilotin qui l’avait accostée, monta dans une barque.

L’occasion que cherchait, depuis plusieurs jours, Philbert, de se rapprocher quelques instants de la bien-aimée était enfin venue.

Le jeune homme sauta dans la chaloupe. L’ancre fut démarrée, les voiles se gonflèrent.

— Nous avons vent debout, déclara le patron. Au lieu de dix minutes, il nous faudra au moins une demi-heure, pour faire la traversée.

L’amour de Philbert, à chaque heure accru, était maintenant une passion profonde, et douloureuse aussi ; car la crainte de ne pas se faire aimer le suppliciait et l’épouvantait. Il ne s’affolait plus en de violents désirs de luxure et de joie ; il tremblait en pensant que l’idolâtrée résisterait peut-être, ne serait pas fléchie par le culte, par la pitié ardente et tendre du fervent.

Les rêves de bonheur de l’ennemi des vierges devenaient naïfs et puérils.

Il songeait quelquefois, le soir, sur la terrasse, quand ses yeux s’élevaient vers le champ des étoiles, que ce serait exquis et divin d’être deux à contempler le même scintil, de laisser doucement son âme monter très haut, très haut, pour s’unir à l’autre âme, tandis que dans la nuit, très délicieusement, se chercheraient les mains.

Tout ce qu’il savait de la bien-aimée, c’était son nom ; Marie-Reine Mercœur.

Marie-Reine… Oui ! sans doute la douce souveraine du rêve, revivant dans la chair d’une contemporaine. Ce n’était pas le hasard aveugle qui lui avait attribué ce nom de Marie-Reine ; mais une volonté consciente et mystérieuse, le jour du baptême, avait évoqué ce souvenir d’antan, mis comme un diadème ce nom royal au front de celle qui renaissait.

Les sautes de la brise culbutaient la voile. Pour ne pas être heurtés par la toile, les passagers durent se réfugier près du pilote, et se grouper les uns contre les autres. Philbert frôla Marie.

Comme toujours, elle était vêtue d’une robe de deuil, en crêpe mat plissé, qui tantôt la moulait, accusant l’harmonie sensuelle de sa chair, et tantôt s’éployait en ampleurs majestueuses ainsi qu’un austère costume de veuve. La fauve auréole de ses cheveux étincelait dans la lumière du soleil et le flamboiement de la mer où les rayons, en se reflétant, semblaient se ranimer et se multiplier.

Philbert cherchait les yeux de l’adorée.

Souventes fois déjà, quand il croisait Marie-Reine sur la plage, en les rues, il avait ainsi voulu rencontrer le regard de l’aimée, y trouver un espoir.

Mais ces yeux semblaient fuir, très loin, dans le passé ; les paupières baissées faisaient une barrière que Philbert ne pouvait franchir, malgré tous ses efforts.

Il allait donc enfin les voir, les joindre, ces chers yeux !

Un coup de vent, brusquement, pencha la barque. Marie-Reine tomba contre Philbert ; il la reçut dans ses bras et sentit un instant battre contre son cœur le cœur que l’émotion agitait et troublait.

Une voix — un murmure — soupira doucement :

— Pardonnez-moi, monsieur.

Philbert voulait répondre. Mais l’angoisse, durement, étreignait sa gorge. Aucun mot ne sortit de sa bouche oppressée.

— Ah ! vraiment, fit la mère, tu as eu là, Marie, une singulière idée en choisissant ce jour, pour nous emmener à l’île de Batz. Vous, messieurs les marins, vous eussiez dû nous prévenir. Avec un vent pareil, que des hommes s’aventurent si cela les amuse ! Mais des jeunes filles, des femmes…

— On mange tous les jours ! répondit le patron. Que la mer soit calme ou furieuse, les petits à la maison demandent du pain. Puis, la bonne saison est trop courte déjà, s’il faut chômer encore, durant l’août et septembre, alors autant courir les routes et mendier.

— Rassurez-nous du moins. Dites-nous qu’il n’est pas de danger.

— Hé, bonne dame, sait-on jamais ? La mer est capricieuse et gourmande. On ne peut pas se fier à la mangeuse d’hommes.

Marie-Reine parla :

— Ne t’épouvante pas, ma mère. Que l’on meure aujourd’hui ou demain, qu’importe ! Songe donc, comme ce serait doux, si nous partions ensemble ; oh ! je n’ai pas peur, moi. J’aimerais la tempête qui briserait la barque, et mon désir l’appelle. Mer, mer, exauce-moi !…

— Tais-toi, méchante enfant, tu me glaces le sang.

— Ah ! vous n’êtes pas gaie, la demoiselle en noir, fit le pilote. Heureusement nous voici arrivés sans encombre. Pour regagner le port, nous aurons vent arrière.

— À quelle heure pourrons-nous repartir ? demanda Philbert.

— À votre idée. Toute la journée, des barques vont et viennent.

— Eh bien ! comme nous voulons visiter l’île et son phare, dit Mme Mercœur, venez, vers cinq heures, nous chercher.

— Convenu.

Philbert suivit les roches qui ourlent l’île de Batz, tandis que les trois dames, guidées par un enfant, montaient le sentier caillouteux vers les maisons.

Un décor pittoresque se déroulait. Des bords de l’île, séparés de la terre par une bande de mer qui a l’aspect d’un canal bleu, Philbert voyait les villas de Roscoff, réduites par la distance, semées en des touffes de verdure, ayant la féerie d’une cité lointaine de rêve et de légende, mais une cité morte, car son âme — Marie-Reine — venait de s’envoler.

Maintenant c’était l’île qui était tout le monde. Ce peu de terre, dressé sur l’Océan, se magnifiait, s’agrandissait par la présence de l’idole. Et l’amant adorait ses roches et ses sols, formant en cet instant comme une île sacrée la Chypre de la jeune déesse blonde, dont la silhouette noire s’érigeait maintenant sur les remparts du phare.

Son deuil, dans la clarté du jour ensoleillé, mettait sur le sommet sa flamme de ténèbre. Ce n’était pas l’obscur ; mais l’éclat mystérieux, la lumière précieuse, la splendeur étincelante du diamant noir.

Philbert songeait :

Ses yeux qui se refusent, ses yeux qui ne m’ont pas accordé la faveur du regard imploré, ses yeux, je sais qu’ils sont accablés, douloureux, que la désespérance y règne, formidable. Sa détresse est immense : Marie est la douleur. Elle vit au delà de ce monde qu’elle hait. Ah ! tantôt, quel élan, quel essor vers la mort, quand le vieux matelot gémissait ses présages. Alors subitement, son être s’anima. Elle eût voulu mourir, elle appelait la catastrophe. Puis, sitôt le péril effacé, la tristesse revint avec la peur de vivre encore. Quelle souffrance est donc au cœur de cette jeune fille, pour qu’elle veuille ainsi s’évader de la vie ?

Et l’ennemi des vierges fit ce rêve : être le doux ami qui panse peu à peu la secrète
blessure, en étanche le sang, en suce le venin, l’adoucit jour à jour, enfin la cicatrise.

Oh ! boire, chaque nuit, les larmes de ces yeux !…

Le sortilège pur et fort de la souffrance multipliait encore la tendresse de Philbert.

Vers cinq heures, sur la jetée de l’île, apparut Marie-Reine.

Le ciel était radieux et les vents apaisés.

Nulle barque sur l’eau.

Au bout de quelque temps, Mme Mercœur s’inquiéta.

S’adressant à Philbert.

— Ces hommes qui nous ont amenés ne sont donc pas revenus, comme il était convenu ?

— Je les attends, madame.

Puis, comme aucune voile ne se gonflait au petit port d’embarquement de Roscoff, la mère de Marie-Reine appela un pêcheur qui regardait la mer.

— Dites-moi, mon ami, à quelle heure les bateaux qui font le service entre Roscoff et l’île doivent-ils être ici ?

— Ils ne reviendront pas ce soir !

— Que dites-vous ? Je pense que vous plaisantez…

— Ils pourraient bien venir, mais ensuite il leur serait impossible de retourner : la mer descend, le vent les chasserait de la côte.

— Mais c’est abominable. On n’abandonne pas ainsi des gens dans une île. Pourquoi ne pas nous avoir prévenus tantôt ?

— Les vents ont tourné. Mais, puisque vous êtes si ennuyée, je vous ramènerai à Roscoff, si vous voulez.

— J’accepte avec plaisir, mon ami. Allez chercher une barque et des matelots.

— Ma barque, la voici.

Et le pêcheur, d’un geste, montra un canot, à ses pieds.

— Vous êtes fou. C’est dans cette coquille de noix que vous pensez nous faire traverser la mer ?

— Soyez sans crainte, madame. Pas plus que vous, je ne tiens à chavirer. Il n’y a aucun danger ; mais, ce sera long, cinq quarts d’heure au moins ; le courant est très fort ; puis nous sommes nombreux, et j’aurai du mal à ramer.

— Cinq quarts d’heure sur mer, dans votre périssoire, non, vous n’y songez pas.

— Voyons, mère, dit Marie-Reine, pourquoi ne viens-tu pas ? Ce serait délicieux, à cette heure, cette promenade.

— Non, non, j’aime mieux encore passer la nuit dans l’île.

— J’ai aperçu un hôtel, madame, déclara Philbert. Si vous permettez, je me ferai un plaisir de vous conduire.

— Un hôtel, fit le pêcheur, ah ! madame, croyez-moi, c’est un vrai bord… Il ne vient là que de sacrés types de Parisiens et de Parisiennes qui n’ont rien de catholique. On appelle ça des artistes. Les hommes chantent, crient, gueulent, ne vont pas à la messe les dimanches ; les femmes se baignent presque nues, elles fument des cigarettes ; enfin, je n’ai pas à vous commander ; mais à votre place, avec des jeunes filles…

— Merci, mon ami, merci.

Un douanier approchait :

— Mon brave, dit Philbert, tirez-nous d’embarras. Ces dames, ne peuvent rentrer à Roscoff, puisque la barque qui nous a amenés ne vient pas nous chercher, elles seraient heureuses de connaître, pour cette nuit, une maison hospitalière. Et je ne serais pas fâché également de trouver un asile.

— Vous tombez bien, fit le douanier. Nous avons justement meublé des chambres, pour les louer aux baigneurs, l’été ; et nous n’avons personne cette année. Si vous voulez me suivre, c’est à cinquante mètres à peine ; voyez, cette petite maison blanche…

L’offre fut acceptée, et Philbert se réjouit.

Le bon hasard était propice.

Le dévot et l’idole seraient toute la soirée et toute la nuit sous le même toit, rapprochés dans l’humble maisonnette ; et lui, pourrait enfin la contempler pieusement, rencontrer ses chers yeux, entendre sa voix douce.

Déjà Mme Mercœur engageait la conversation avec le jeune homme, se plaignait de l’ennui d’être ainsi exilée dans cette île de Batz, redoutait un mauvais repas et la simplicité sans doute extrême du logement.

Marie-Reine marchait seule, lentement, silencieuse. La mère et la sœur maintenant bavardaient, interrogeaient Philbert.

— Vous êtes à l’hôtel des Bains ? Nous vous avons rencontré plusieurs fois, sur cet admirable terrasse d’où la vue s’étend au large, dominant les côtes et la mer, et dont les murs, à la marée montante sont battus par les flots. Avez-vous admiré les vieux meubles bretons de la salle à manger ? Ah ! monsieur, il y a là une crédence qui est une pure merveille ; puis les bahuts, les vaisseliers, les vieux sièges imagés, brodés comme disent les gens d’ici. Et les Séjat, sont-ils aimables ; ils reçoivent leurs hôtes ainsi que des amis. Nous avons séjourné deux années à cet hôtel. Depuis, nous avons loué la villa des Glaïeuls à cause de Marie-Reine que la bruyante gaieté des compagnons de table afflige : elle préfère le calme, le silence, l’isolement…

— Mademoiselle est donc malade ?

— Malade ?… Oui… c’est-à-dire… vous ne savez donc pas, monsieur ?

— Je ne sais rien, madame. Mais j’ai remarqué depuis longtemps le deuil et la tristesse de votre jeune fille.

— Voilà deux ans, monsieur, deux ans qu’elle est ainsi. Elle me désespère. Ni le temps, ni les voyages, ni toutes les distractions que l’on m’a conseillés pour apaiser sa peine, n’ont pu l’atténuer. Sa souffrance est toujours aussi vive, aussi forte…

— Sa souffrance ?…

— Ah ! vous ne savez pas… Votre ignorance m’étonne, car tout le monde, à Roscoff, connaît notre malheur. Il y a deux ans, Marie-Reine fut fiancée : un jeune homme, que nous avions connu à l’hôtel des Bains, se fit aimer de mon enfant, lui promit le mariage, puis après un mois d’assiduités et de cour, disparut… Ces petites aventures arrivent tous les jours, et les jeunes filles qui sont victimes de ces lâches abandons se consolent facilement. Marie-Reine, après le départ de celui qu’elle avait aimé de toute son âme, fut atteinte d’un mal profond et incurable, vivace encore aujourd’hui comme au premier jour. Elle voulut mourir, but un poison mortel, et c’est par un miracle de Dieu qu’elle a été sauvée. Mais je tremble sans cesse. Cette idée de la mort la hante et la poursuit. Vous l’avez vue tantôt, quand ces marins qui nous ont amenés redoutaient un mauvais coup de vent. Comme ses yeux flambaient ! Quel espoir en pensant que la mort était là peut-être, allait nous prendre !

— Comment, pleurer deux ans un fiancé parti ! Quelle rare constance !

— Oui, d’autres en effet auraient vite oublié et seraient mariées aujourd’hui. Marie-Reine se considère comme une veuve ; elle porte le deuil de son amour défunt. Mon pauvre cœur de mère saigne de cette détresse, et cherche un remède pour guérir mon enfant : car c’est de la folie presque, cette idée fixe de désolation et de regret !

Tout d’abord, Philbert fut meurtri par une jalousie féroce, en pensant que l’Idole avait été aimée, avait aimé, aimait encore ! Il la désirait vierge ; il l’eût aimée innocente, avec une chair neuve, un cœur non défloré. La nouvelle Marie pouvait avoir dans l’âme tout le vice et toute la galanterie de la reine de volupté ; mais Philbert espérait que depuis sa réincarnation, du moins, aucun trouble d’amour n’avait jailli en elle, et qu’il serait son doux, son tendre initiateur.

Ah ! comme il maudissait ce fiancé inconnu, ce lâche disparu, qui avait eu les prémices du cœur de Marie-Reine, et de sa chair aussi sans doute, car on ne pleure pas si désespérément les seuls frissonnements d’âme qui sont l’éveil d’un cœur. La possession complète, le suprême abandon dans la joie infinie, peuvent seuls créer l’immense désolation.

Un instant, Philbert crut qu’il n’aimait plus Marie.

Mais il constata bien vite, au contraire, que son excessive ardeur croissait encore, et que l’âpre souffrance de celle qui portait le deuil de son amour, l’attirait davantage vers elle, désormais.

C’était sa rédemption à lui, le débauché, le semeur de tristesses semblables à celles de Marie, — peut-être, — car les vierges abandonnées n’avaient-elles pas aussi pleuré, aussi souffert, aussi gardé d’incurables blessures ? C’était sa rédemption : lentement, doucement, panser le cœur malade, y recréer l’espoir, y ranimer la vie !

Le charme et la puissance de la douleur pénétraient en l’esprit de l’ennemi des vierges. Nulle jouissance humaine n’est comparable à celle d’adoucir l’amertume d’une détresse ; nul sourire ne vaut une larme, et les yeux qui sont baignés de pleurs enchantent plus sûrement que les yeux où brille le bonheur !

On arrivait à la maisonnette du douanier. La femme et les enfants étaient assis à la porte. L’homme conduisit les étrangers dans les appartements qu’ils avaient acceptés. Mme Mercœur fut satisfaite de la minutieuse propreté des parquets et des meubles. Puis elle s’inquiéta du repas.

Marie-Reine et sa sœur Jeannine allèrent s’asseoir sur un banc, devant la mer.

Philbert s’approcha d’elles.

À l’occident, dans la pourpre des flots, le soleil descendait lentement ; son masque n’avait plus ses flamboiements, ses ors : il se parait de tons étranges et de teints plus féeriques qu’en la splendeur des midis : l’azur s’amalgamait au vermillon, le rose se fondait au violet et la mer s’embrasait comme un feu de sabbats.

— Sœur, sœur, petite sœur, murmura Marie-Reine, ces spectacles enchanteurs peuvent seuls m’arracher à mon noir cauchemar. Oh ! la mer, oh ! le ciel, et leur mille décors, et leurs métamorphoses ! les brises salutaires qui montent de l’océan me ravissent et font que j’aime quelquefois, encore un peu, la vie. Sœurette, je voudrais vivre ici, dans cette île, loin des gens qui m’importunent. Mais ce rêve n’est pas possible. Je ne veux pas commettre ce crime de vous faire partager à notre mère, à toi, mon éternelle désolation.

— Oh ! Marie, tu sais bien que pour te voir moins triste, je serais très heureuse d’exaucer ton désir.

— Oui, oui, je sens qu’ici je pourrais oublier !

Après le repas, les jeunes filles retournèrent à la mer. Philbert écoutait les bavardages de Mme Mercœur, pour se rapprocher de Marie-Reine. En effet, il put s’asseoir près d’elle, sur le même rocher.

— Veux-tu nous faire un grand plaisir, mère ? demanda Jannine.

— Je ne vis que pour mes enfants, et vos vœux sont des ordres pour moi.

— Eh bien, restons ici, quelques jours, quelques semaines.

— Tu es folle, petite. Songe à ta sœur… elle a besoin de mouvement, de distraction…

— Oh ! mère, fit Marie, la solitude m’est douce et salutaire ; si sœurette te prie, c’est pour moi, non pour elle.

— Bien, mon enfant… c’est entendu… nous camperons ici.

Philbert alors parla :

— Se réfugier ainsi dans cette île où ne virent que des familles de pêcheurs, fuir durant de longs mois la comédie humaine, rêver et contempler l’Océan et le ciel, mais c’est l’enchantement, c’est la douce féerie des îles fortunées !… Ce coin de Bretagne est un pays béni, une côte d’azur au Nord. Durant l’hiver, les violettes et les roses fleurissent, et les myrtes y font des buissons, les hortensias bleus s’érigent en arbustes, les géraniums grimpent, revêtent les vieux murs.

— Vous nous parlez, monsieur, avec les belles illusions d’un poète, murmura Marie-Reine ; mais vous exagérez, j’en suis bien convaincue, le charme de cette terre.

— Peut-être je la vois, en effet, dans un rêve. Mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut considérer les êtres et les choses, si l’on veut ne pas mourir de désolation ?…

À ces mots, que Philbert jetait d’une voix dolente, la jeune fille crut pressentir une secrète douleur ; et son cœur tressaillit, ému par la souffrance qui, si près de la sienne, maintenant, palpitait.

— Ah ! dit-elle, vous me comprenez, vous êtes de ceux qui ont l’âme inquiète et meurtrie !

— Mortellement meurtrie ! gémit Philbert, s’évertuant à s’imprégner réellement le cœur d’infinie tristesse, dans l’espoir de marier sa peine à la peine de Marie.

Il reprit :

— Mais je veux m’efforcer à vivre hors ce monde, où rien n’est que désespérance et affliction. Et je me crée sans cesse un pays de chimères, où je vais seul, toujours, où mon deuil se dissipe.

— C’est vrai, dit Marie-Reine, je vous ai en effet plusieurs fois aperçu, marchant sans compagnon, et les yeux perdus on ne sait où…

— Éteints dans la ténèbre de mon calvaire, ou ressuscités dans la splendeur de mon rêve.

— J’avais presque compris que vous étiez mon frère…

— Nous mourons lentement, attachés à nos croix, sur le même Golgotha. Je sais votre infortune, la mienne est aussi grande, plus terrible peut-être, car celle que j’aimais, que j’adore toujours, elle est morte…

— Du moins le souvenir est pur. Ah ! s’il était défunt aussi, celui que j’aime, ma douleur serait moins déchirante, moins noire.

— Mais puisqu’il vit, du moins, l’espoir vous reste encore.

— Non, mon amour est mort, et bien mort. Et si le misérable qui l’a assassiné, reparaissait un jour je n’aurais plus pour lui que mépris et dégoût, pas même de la haine — car celui que l’on hait, on peut l’aimer encore !…

— Mais la joie de revoir — ne fût-ce qu’un instant, l’image qu’on adora, même indigne, infidèle, met un peu de lumière, de clarté dans la nuit.

— Je ne désire pas ce bonheur qui vous hante. Si vous aviez été trompé, si vous aviez souffert comme moi de la félonie, vous ne souhaiteriez pas revoir l’ennemi !

Mme Mercœur interrompit l’entretien :

— Voici la fraîcheur de la mer qui réveille mes névralgies. Rentrons, mes enfants : il se fait tard. Ces braves gens qui vous donnent l’hospitalité ne demandent sans doute qu’à se coucher.

— Mère, fit Marie-Reine, permets que je m’attarde encore, l’air est tiède, ce soir ; tu sais, j’aime à rester ainsi, dans les ténèbres, les yeux levés vers les étoiles. Puis l’aimable compagnon que le hasard nous donne sera mon chaperon — vous voulez bien, monsieur ? Toi,
petite sœur, rentre aussi. Mes chéries, allez, embrassez-moi, je vous rejoins bientôt.

Quand Marie-Reine et Philbert se trouvèrent seuls, leurs voix se turent. La communion de leur tristesse, mieux que de vaines paroles, continuait l’entretien.

Cependant, doucement, Marie-Reine demanda :

— Vous avez donc aimé ?

— J’aime encore.

— En effet, j’oubliais… Vous du moins, vous avez conservé l’amour, si vous pleurez la morte ! Depuis combien de temps, dites, n’est-elle plus ?

— Depuis longtemps, longtemps…

— Est-il possible, ô ciel, qu’un homme soit ainsi fidèle à sa piété pour la très aimée !…

— Je ne suis pas le seul exemple, j’imagine, d’une telle constance.

— Les hommes n’aiment pas.

— Les femmes n’aiment plus.

— Oui, c’est vrai, nous vivons en un siècle lamentable. L’amour n’y luit plus guère. Les sexes s’associent par intérêt, par raison, par instinct. Les âmes n’ont plus de chimère, d’idéal…

— Nous sommes, l’un et l’autre, d’un autre âge…

— Oui sans, doute… Et, cette simple phrase que vous venez de prononcer évoque en moi une vision obscure et confuse de passé. C’est étrange, je tremble et j’ai peur maintenant. Ces mots, qui sonnent encore et sont repercutés en moi par un écho mystérieux « nous sommes d’un autre âge », ils m’épouvantent presque. C’est étrange. C’est fou…

— Ah ! l’énigme du monde et de nos existences, par instants, nous surprend, nous étreint et nous angoisse… Qui sait, — vous allez dire que je suis un dément, — il me semble que je vous ai vue déjà… oui… Mais, des siècles ont passé depuis…

— Oh ! taisez-vous ; j’ai peur, comme un enfant à qui l’on raconte une histoire de trépassés et de revenants…

— Si vous tremblez ainsi, c’est qu’en vous je ressuscite des souvenirs de l’âge, de l’époque lointaine, où nous nous sommes connus, là-bas peut-être, en ce vieux Roscoff.

— Chacune de vos paroles m’émotionne davantage. La première fois que je suis venue à Roscoff, j’avais seize ans alors, il me sembla que j’entrais dans une ville déjà connue ; quelques-unes des vieilles gentilhommières m’étaient familières ; par la pensée je réédifiais des ruines, la chapelle croulante… mais, j’ai peur, je frissonne… je vous en prie, ne parlons plus de toutes ces choses… Je voulais provoquer votre confession, entendre le récit de vos chagrins… Non… je vous prie maintenant de ne plus rien me dire… Et ce sera moi qui vous raconterai ma peine, heureuse de trouver enfin l’unique confident qui puisse me comprendre, — car vous avez aimé et vous avez pleuré !

« Il y a ou deux ans, l’août dernier, lorsque avec ma mère et ma sœur j’arrivai à Roscoff, j’eus le pressentiment que ma vie de jeune fille, jusqu’alors si calme, si paisible, allait être troublée…

— Deux ans… et le mois d’août… balbutia Philbert. Mais c’est du sortilège !…

— Que voulez-vous dire ?

— Continuez ; plus tard, après votre récit, je vous ferai aussi ma confession complète.

— C’était une obsession… Dans les rues, sur les plages, partout où je passais, je cherchais quelqu’un, quelqu’un que j’ignorais, mais que j’attendais. Au bout de quinze jours seulement, il me sembla que je l’avais enfin rencontré. Un jeune homme m’aborda, au cours d’une petite soirée musicale organisée par des amis, il me murmura des choses douces et tendres — que j’écoutai, parce que, je vous l’ai dit, j’étais sûre qu’on me les dirait, ces choses émotionnantes et délicieuses. J’étais comme emportée dans un rêve… je m’abandonnai… je me livrai toute… et lorsque, après un mois d’ivresse, d’extase, mon ami implora ma bouche, je ne résistai pas. Oui, je fus son amante : il posséda mon corps…

« Durant quelques semaines, je vécus dans la splendeur du rêve réalisé. C’était le ciel : des jours et des nuits d’enchantement, d’allégresse. Puis, brusquement, la fin. Je reçus un matin l’adieu de mon amant. Une lettre de lui m’annonçait son départ et notre séparation définitive. Sa famille, me disait-il, refusait son consentement au mariage qu’il avait projeté, qui devait nous unir. Alors, par honnêteté, il avait résolu de me fuir. Ah ! l’honnête homme ! Prendre ainsi tout le cœur, toute la chair d’une vierge, pour y semer le désespoir et la désolation ! Je n’essaierai pas, monsieur, de vous décrire ma consternation. La mort entrait en moi.

« Les jours se sont passés, les mois et les années. Ainsi qu’au premier jour de la brisure, je souffre, je saigne et je ne vis que pour maudire la vie !… »

Philbert aussi souffrait.

De nouveau la jalousie le tenaillait cruellement.

La confession de cet amour l’irritait. Il eût aimé du moins que Marie-Reine maudît le souvenir de l’autre et reniât son amant ! Elle avait bien déclaré qu’il s’était écroulé, l’aimé, dans sa mémoire, et que la haine même ne subsistait plus, reliant le traître à celle qui l’avait chéri. Mais pourquoi Marie-Reine avouait-elle, presque avec orgueil, conserver en soi l’amertume bénie de ses désespérances ?

Doucement, elle continua :

— Mais vous m’aviez parlé tantôt de sortilège… Et ce mot m’a troublée…

Philbert répondit :

— À quoi bon ? mon histoire ne peut vous intéresser… voici que la nuit s’avance. Votre mère peut-être déjà s’inquiète. Puis, je vous avoue que je suis las, et que je me sens terrassé par le sommeil…

— Oh ! murmura Marie, pourquoi maintenant me parlez-vous ainsi ? votre voix est mauvaise et dure, et je sens que vous êtes, vous qui vous disiez tantôt mon frère de calvaire, presque mon ennemi désormais… Oui, je le sens…

— Un ennemi… Rassurez-vous, mademoiselle. Car rien ne vous désigne à mon inimitié. Mes camarades de Paris m’appellent : l’ennemi des vierges !… Adieu… J’espère que vos sanglots ne m’éveilleront pas !

Et Philbert, dans la nuit, jeta un rire étrange, tandis que Marie-Reine, inquiète, ouvrait la porte.


XII

Depuis trois jours, Philbert s’était enfui de l’île. Mais à peine à Roscoff, il avait regretté le départ furtif qui l’éloignait de Marie-Reine.

Il voulait déraciner de son cœur cet amour éperdu, effacer la magie de cette double image ; la reine Marie et Marie-Reine. Il alla implorer Mopsius :

— Bon sorcier, fit-il, je Suis aujourd’hui le plus malheureux des hommes et je viens vous prier de rompre le charme qui pèse sur moi, qui me brise et me tue. Je ne veux plus l’aimer.

— Ah ! le triste métier je ferais, mon ami, si j’étais Celui qui dévaste un cœur, en arrache la tendresse, en tue l’unique joie. Et vous me maudiriez demain si j’exauçais aujourd’hui votre vœu. Aussi, sachez donc bien que vos douleurs sont saintes et vivifiantes. Vous souffrez, je le vois, et j’en suis radieux ! Un amour qui fleurit dans les rires et les fleurs est un sentiment qui s’éteint aussi vite que se fanent les roses. Mais celui qui s’éclôt dans les larmes et les râles, mêle les pleurs d’un homme aux larmes d’une femme, c’est l’amour triomphant qui ne mourra jamais, qui enlace l’amante et l’amant de nœuds indissolubles que rien ne tranchera, rien, pas même la mort !

— Aimer, c’est donc souffrir ?

— Peut-être.

— Ah ! je préfère alors mes belles folies d’hier, mes fêtes de plaisir, mes nuits de volupté.

— La volupté, vous l’ignorez encore ! Oui, vous n’avez connu que le spasme, l’instant d’amoureux délire, la brève frénésie des secousses charnelles. Mais la volupté sacrée et surhumaine, vous la connaîtrez demain, grâce à l’amour suprême qui vous rejettera bientôt aux bras de Marie-Reine, malgré tous les efforts actuels pour vous arracher d’elle. Et cette lutte même qui vous déchire en ce moment c’est le symptôme certain que vous êtes voué à cette extrême passion, l’unique, la royale, celle qui devrait magnifier chaque vie, si les hommes étaient dignes de cette splendeur, s’ils ne s’égaraient pas en des voies ténébreuses de cupidité, d’orgueil, de haine, voies où jamais ne germe la douce fleur d’amour !

— Puisque la destinée est plus forte que moi, je ne lutterai plus. Je retourne dans l’île.

— Oh ! cher, exilez-vous loin du monde. Cachez jalousement votre bonheur. Emmurez-vous, les doux amants, dans un bel ermitage où rien des laideurs et des horreurs humaines ne viendra jusqu’à vous. Les années passeront sans ronger la tendresse ; Marie-Reine, à vos yeux, aura toujours vingt ans ; pour elle, vous serez toujours le fier jeune homme que ses pleurs appelaient, que son deuil évoquait. Croyez-moi, son incurable tristesse et sa désolation, ce n’est pas le regret de l’autre, la nostalgie du passé, mais l’espoir inexaucé, inassouvi de vous, qui êtes le futur.

— Elle m’aimera donc ?

— Elle vous aime déjà ! Sans doute ignore-t-elle encore le désir de sa chair, le trouble de son cœur, mais l’amour surgira brusquement et les temps sont venus où l’ennemi des vierges sera le doux ami de la Femme, l’Amant.

Philbert retourna donc à l’île. Mme Mercœur et ses deux filles avaient loué la maison du douanier, Elles la décoraient, lui donnaient un air de coquetterie parisienne, rien qu’avec des étoffes éclatantes jetées sur les meubles, des vases garnis de fleurs et quelques aquarelles.

— Maintenant, dit Philbert, il n’y a plus de place pour moi ?

— Je laisse à votre disposition, répondit
Mme Mercœur, la chambre que vous occupiez l’autre jour. Et je vous confesse que ce n’est pas par pure bonté que je vous fais cette faveur, mais bien par égoïsme. J’ai peur, la nuit, seule avec mes filles dans cette maison. Notre ami le douanier, qui occupe avec sa famille la cabane contiguë, est souvent de service du soir jusqu’au matin. Alors, vous serez notre gardien… Et, en outre, votre présence sera pour nous une distraction, car c’est horriblement triste, cette île. Marie-Reine a eu, convenez-en, une singulière idée…

— La mienne est tout aussi étrange, et vous la critiquez en même temps.

— En effet, il n’est guère naturel qu’un jeune homme aime la solitude à ce point.

— Vous vous trompez, madame… Quand on a vécu des années sans trêve ni répit, au milieu de la tourmente parisienne, on cherche le grand calme, le repos absolu. Les stations balnéaires sont bruyantes ; la foule des hôtels importune. On voulait être seul, au bout de quatre jours on est sollicité, on est envahi ; de vagues amitiés s’établissent ; l’isolement est impossible, et l’on est entraîné dans le courant mondain.

— Vous n’avez pas à craindre, ici, pareils ennuis. Mais, je vous en conjure, ne soyez pas trop sauvage. C’est peut-être pour secouer tout de suite le joug de mes bavardages, que vous me confessez si sincèrement vos goûts de solitaire…

— La compagnie des femmes m’est toujours douce et agréable… Elles sont meilleures que les hommes ; nous ne les avons gâtées qu’à demi.

La nuit, Philbert descendit vers les roches, et bientôt Marie-Reine vint aussi. Elle était, comme toujours, vêtue d’une robe souple de deuil ; sur ses cheveux, un chapeau noir à larges bords, garni de larges plumes noires, lui donnait, dans le clair de lune, un aspect suranné de coquetterie royale. Elle s’accouda sur une rampe de fer, regarda dans la mer les paillettes d’argent qui sautillaient, dansaient, fluides, scintillantes.

Puis, doucement :

— Voyez-vous ces ducats, ces écus qui ruissellent ? On dirait un trésor mystérieux, des gemmes et des ors, qu’une invisible main fait jaillir sous ses doigts. Hier soir, seule ici, j’ai eu la tentation de les voir de plus près. Une barque était là, elle y est encore ; je suis descendue, j’ai levé l’ancre et j’ai manié les rames. J’ai cru un instant que le courant allait m’attirer vers la pleine mer. Et j’ai eu peur. Moi qui ne désire rien, que la mort, qui tant de fois l’ai appelée, hier je la redoutais… Je ne veux plus mourir.

Philbert s’effara :

— Oh ! Dieu, quelle imprudence ! Seule, s’aventurer ainsi, c’était de la folie…

— Peut-être. Et, pardonnez, je me sens attirée de nouveau, ce soir, par ces ors irréels, ces gemmes illusoires ; oui, je voudrais encore aller plonger mes mains dans ce trésor de rêve. Oh ! dites, je le veux.

— Venez donc.

Lentement, la barque glissait. Philbert tenait les rames. Marie-Reine, à l’avant, immobile et debout, sa silhouette noire auréolée de rayons de lune, vision enchanteresse et vivante, ravissait le jeune homme et l’emportait au delà de la terre. Ils étaient seuls, tous deux, et le même frisson palpitait dans leurs cœurs.

— Oh ! que je suis heureuse, cette nuit ! murmura doucement Marie-Reine.

Philbert n’osa répondre.

Les paroles de la bien-aimée pénétraient en son cœur, y versaient leur ineffaçable douceur.

— Oui, dit-elle encore, je suis bien heureuse, cette nuit. Tout m’enchante, me ranime : cette mer qui nous berce, cette brise tiède qui nous enveloppe, cette lumière pâle, cet aspect féerique de la terre et de l’île. Et je suis étonnée, effarée : ma douleur, l’éternelle douleur appesantie sur moi, est toute dissipée… Quel charme m’a sauvée ? C’est l’étrange magie de l’Océan sans doute… mais je suis très heureuse, et j’ai peur que demain le cauchemar encore me prenne, me désole.

Puis, après un silence :

— Et vous, mon compagnon, votre cœur saigne-t-il toujours ? N’êtes-vous pas, comme moi, doucement ému par cette nuit salutaire ; son baume ne s’épand-il pas aussi sur votre plaie ?

— Oui. Celle que j’adore ressuscite. Je la vois.

— Pardonnez-moi, si mes paroles ont troublé votre songe, effacé la vision.

— Ce n’est pas un fantôme qui surgit sur les flots et que le vent emporte… C’est vous, vous, ô ma sœur de désespoir, qui m’évoquez ma reine. Oh ! demeurez ainsi, immobile, rigide sous la robe de deuil… car je la reconnais. Ce n’est plus Marie-Reine que je porte en cette barque, c’est la Reine Marie… ma bien-aimée, l’élue…

— C’est la Reine Marie !…

— L’amante de mon rêve… Celle que je cherchais, m’apparaît : illusion, sans doute, je le sais. Mais cette nuit du moins, un peu de réel se mêle à ma folie sans espoir.

— Je ressemble sans doute à votre amie défunte. C’est ma toilette peut-être qui vous la rappelle. Était-elle jolie ? Et quel âge avait-elle ? Et dites-moi aussi, je vous prie, la date de sa mort.

— La date, je l’ignore…

— Un an, deux ans peut-être…

— Des siècles ont passé depuis qu’elle n’est plus !…

Brusquement Marie-Reine s’approcha de Philbert, puis mettant ses mains sur les épaules du rameur.

— Des siècles, dites-vous… Mais vous êtes donc fou… J’ai peur, car en moi, un peu de votre folie palpite aussi… Oui, je me sens glacée par un frisson mortel, depuis que vous m’avez dit ces mots : la reine, la reine Marie.

— La reine Marie Stuart.

— Ah !

Brusquement Marie-Reine s’était abattue dans la barque. Sa robe souple collée à son corps dessinait l’harmonie exquise de ses formes, et la moulait ainsi que la soie d’un maillot.

Philbert poussa un cri de détresse. Les mains de Marie-Reine étaient glacées et ses yeux déjà clos.

Au même instant, toute clarté disparut. Des nuées de ténèbre enlinceulaient le ciel. Penché sur Marie-Reine, Philbert ne voyait plus rien, que du noir, de la nuit. Ses mains saisissaient le corps et l’étreignaient, cherchaient sur la poitrine la place où le cœur bat, dans l’espoir d’y surprendre un vestige de vie. Mais les seins étaient froids et durs ainsi qu’un marbre.

Alors, l’amant se coucha dans la barque, enlaça dans ses bras le corps de l’adorée, mit ses lèvres brûlantes sur les lèvres glacées, et dans un long baiser se fiançant à Marie :

— Ma douce et chère aimée, dit-il, l’heure de nos noces tristes est venue. Ah ! je n’espérais pas un pareil dénouement. Mais puisque la vie n’a pas voulu nous unir, la mort va mieux nous joindre ; nos corps entrelacés seront la proie des flots ; nous aurons pour sépulcre immense et glorieux la mer, cette mer que tu aimais tant, dont les ors illusoires et les gemmes irréelles attiraient ton désir. Mais nos âmes immortelles se fondront dans la joie, dans l’au-delà, l’azur.

Un craquement se fit entendre.

Philbert ferma les yeux.

Il pensa que l’esquif se brisait contre les écueils de l’île ; et ses mains, ses jambes se nouant à Marie-Reine, il attendit la mort.

Mais la bouche glacée qu’il avait sous ses lèvres se ranima soudain, s’ouvrit, éperdument lui rendit ses baisers. Leurs souffles et leurs caresses se mêlaient ; les corps se rapprochaient.

— Marie ! cria Philbert.

— C’est moi ! répondit-elle : je suis la désirée que ton rêve appelait. Aimons-nous, mon amant, dans l’extase infinie. Notre amour immortel nous marie à jamais.

Mais de nouveau, le corps se raidit, la bouche se ferma.

Les nuages s’écartaient, et dans leur trouée lumineuse, des rayons pâles jaillirent.

Il y eut, sur la mer, une clarté plus vive.

Philbert épouvanté, croyant qu’en saisissant le suprême bonheur, il le perdait déjà, s’était redressé.

Il appelait Marie, pressait les petites mains inertes, anxieux, interrogeait les battements du cœur.

La jeune fille ouvrit les yeux, très doucement repoussa Philbert, se leva, avec d[illisible] lent et étranges d’apparition. Puis, à [l’avant] de la barque, debout, immobile, sa silhouette noire auréolée de lune, elle dit :

— Quelle nuit de songe et de douceur ! Les côtes, dans la clarté, semblent d’un azur sombre, la mer est constellée d’étoiles, comme le ciel !… Pourtant, arrachons-nous à cet enchantement. La barque est revenue à son port. Votre main, monsieur mon compagnon, pour que je saute à terre.

À l’église tintaient les douze coups de minuit.

— Minuit ! fit Marie-Reine… Il n’était que dix heures quand nous sommes partis. Et notre promenade n’a duré qu’un instant !… Suis-je folle ? Répondez, car je penserais vraiment que je suis le jouet de quelque sorcellerie…

— Je crois, murmura Philbert, que vous avez dormi. Oui, pendant plus d’une heure, vous êtes restée couchée dans la barque, immobile, les yeux clos…

— Je ne me souviens pas. C’est étrange vraiment… Pourtant, si ; maintenant, me revient la mémoire confuse d’un rêve très lointain… Oh ! mon esprit s’égare… et ma raison se perd… la voix que j’entendais, la voix douce et très chère avait le même son que la vôtre… Ah ! monsieur, rentrons vite, nous sommes tous les deux un peu fous, et nous avons été frappés, ce soir, d’un coup de lune…


XIII

Les jours passaient.

C’était déjà l’automne.

Philbert ne songeait guère à rentrer à Paris.

Depuis la nuit mystérieuse où sa bouche avait puisé à la bouche de Marie-Reine le baiser mystérieux et troublant, la jeune fille semblait éviter toute occasion de se retrouver seule avec le compagnon de sa nocturne promenade sur mer. Cependant, à chaque heure, ils se voyaient, en présence de Mme Mercœur et de sa seconde fille ; leurs regards se rencontraient souvent, échangeaient des caresses, s’accordaient la promesse d’une alliance prochaine.

Un soir, pendant le repas, la mère de Marie-Reine dit au jeune homme :

— Savez-vous, monsieur, que vous êtes un vrai sauvage : je croyais que tout d’abord votre goût pour la solitude se guérirait en une semaine ; et vous êtes toujours ici, paraissant satisfait, heureux de votre sort, vivant comme un ermite ! Quelle existence pour un homme jeune, et quelle oisiveté ! Vous passez vos journées à rôder sur les grèves, dans les champs, ou bien en compagnie des pêcheurs sur la mer. Comment pouvez-vous prendre plaisir à cette existence sans but et sans rêve ?…

— Sans rêve, dit Philbert. Croyez-vous donc vraiment que je n’aie pas de rêve et pas d’ambition ?… Mais ce qui me tente, ce n’est pas l’assaut de la fortune, de stériles honneurs ; c’est une conquête plus belle, la conquête du bonheur !

— Vous l’attendez ici ?

— Ce n’est que dans cette île que je pourrai l’atteindre…

— Pauvre jeune homme !…

— Vous me plaignez.

— Oui, certes…

En sortant de table, Mme Mercœur entraîna Philbert sur la côte, laissant ses filles à la maison.

Puis, brusquement :

— Mon ami, il est temps de parler, d’être franc et sincère. Je vous estime assez pour écouter votre confession, et l’ayant entendue pour vous dire : Fuyez ! Vous aimez Marie-Reine : je le vois, je le sais. Chacun de vos regards et chacun de vos gestes est un aveu. Si vous restez à Batz, si vous acceptez ce séjour absurde, c’est parce que vous êtes amoureux. J’ai cru que ce n’était qu’un feu de paille, un caprice, qui serait vite éteint. Mais, comme il se prolonge, j’ai voulu avoir avec vous cette explication.

— Oui, madame, c’est vrai, j’aime…

— Eh bien, mon ami, je vous l’ai dit : Fuyez !

— Pourquoi ?

— Parce que, pauvre ami, sachez qu’un mariage entre ma fille et vous est impossible, oui, impossible, je le répète. Je ne suis pas une de ces mères, qui, pour marier leur enfant, duperaient un brave garçon, et commettraient ainsi une mauvaise action. D’abord, je suis convaincue que Marie-Reine, s’il était question de mariage, se révolterait, refuserait brutalement l’honneur que vous lui faites. Mais d’autres obstacles existent. Et même si la pauvre enfant acceptait cette union, je vous dirais, monsieur que Marie-Reine n’est plus de celles qu’on épouse. Depuis deux années, ma chère petite mignonne est frappée d’un mal incurable, effrayant. Je suis même étonnée que depuis son arrivée en cette île, elle n’ait eu aucune atteinte, en votre présence. Les médecins que j’ai consultés ont prononcé le mot terrible de catalepsie. Oui, brusquement Marie s’abat, perd connaissance, et pendant des crises qui durent plus d’une heure, elle se convulse, elle se débat, prononce des paroles incohérentes ; dans ces accès, le plus souvent, elle gémit et crie : Ah ! j’ai peur !… Le bourreau !… La hache !… C’est horrible ! Je ne veux pas mourir… » Parfois elle s’imagine qu’elle est décapitée et pousse des hurlements atroces : « Ma pauvre tête, si jeune et si jolie, pourquoi l’avoir tranchée ?… » J’ai consulté les spécialistes les plus renommés ; espérant qu’à force de soins je guérirais ma fille : mais ils m’ont arraché tout espoir. Maintenant, monsieur, faites vos malles, retournez en votre Paris, oubliez vos amies d’un mois, les pauvres exilées que vous laissez ici.

— Madame, dit Philbert, je ne partirai pas. Vous savez mon secret, je puis donc vous avouer que j’aime Marie-Reine profondément, immensément et que j’espère encore fléchir sa volonté, effacer lentement dans son cœur le souvenir qui me semble déjà moins vif…

— Oui, vous avez raison : depuis le jour où pour la première fois, nous sommes venues à Batz, Marie-Reine n’est plus aussi lourdement accablée par cette affliction sans trêve qui l’opprimait ; peu à peu, sa désolation morne et sauvage semble s’effacer. Je retrouve parfois en ses yeux, en ses attitudes, son insouciance, sa coquetterie d’autrefois. Hé, oui, elle est redevenue coquette. Maintenant les costumes de deuil qu’elle s’obstine à porter, elle les pare de fleurs claires et jolies. Hier, je l’entendais demander à sa sœur : « Mes yeux, à force d’avoir pleuré, n’en sont-ils pas devenus laids ? Et n’ai-je pas vieilli ? Ne suis-je pas affreuse ?… » Aveugle que je suis, je ne comprenais pas que c’était vous, monsieur, qui faisiez ce miracle ! Oui, je le crois maintenant… le cœur de Marie-Reine, son pauvre cœur recommence à vivre ; après les jours de peine, reviennent les jours de joie. Pourtant, je ne veux pas que l’amour maternel m’entraîne à vous encourager. Et je vous donne encore ce conseil que je formulais tantôt : Fuyez ! Fuyez ! Si le cœur de Marie est peut-être guéri, son autre mal est incurable…

— Ce mal qui vous désole et que n’ont pas compris vos fameux médecins, m’attire, me ravit…

— Mais vous êtes donc fou, vous aussi !

— Nos folies s’uniront. N’ayez pas de remords. Marie-Reine et sa sœur accouraient :

— Nous allons bien voir, dit Mme Mercœur à voix basse, si le cœur de Marie a oublié le mauvais passé.

Puis, à voix haute :

— Mignonne, M. Tavernier m’annonçait son départ : Oui notre ami nous quitte, demain…

— Demain ! fit Marie-Reine…

Subitement, elle pâlissait ; ses mains se crispaient, froissaient les plis de sa robe de deuil. Et ses yeux, rencontrant les yeux de Philbert, exprimèrent un si douloureux reproche, que le jeune homme aussitôt répliqua :

— Oui, je pars pour une journée, afin de m’entendre, à Roscoff, avec le notaire. J’ai acheté un terrain, sur la côte de cette île qui domine la pleine mer, et j’y veux faire construire un château de légende, pour y bien accueillir la reine de mon rêve !

Marie-Reine chancela. Sa sœur la reçut dans ses bras.

— Ah ! fit la mère, voici la crise.

Les yeux de la jeune fille se formaient, son corps se raidissait, et ses dents se serraient : et pourtant, sur sa bouche, des paroles naissaient :

— C’est moi… c’est moi la reine… Marie, la douce reine…

— Oui, dit Philbert, vous êtes la chère et tendre souveraine d’autrefois, revenue aujourd’hui pour m’aimer ! Ô Marie, Marie-Reine, ne vous enfuyez pas ainsi dans ces sommeils qui sont des retours vers le passé. Que votre esprit ne s’évade plus, mais reste près de moi. L’amour et le doux culte que vous allez ainsi chercher dans les antans, je vous les donnerai, Marie-Reine, dans la réalité et la joie de l’heure présente. Ouvrez-moi vos beaux yeux. Je le veux ! Je le veux !

Le jeune homme avait pris Marie-Reine, et ses yeux se posaient sur les paupières closes qui lentement se rouvrirent.

Et l’adorée, encore en son rêve, parla :

— Oui, oui, tu es celui que mon cœur espérait.

Puis ses mains attirant la tête de l’amant, les bouches se mêlèrent en baisers de fiançailles.

La mère, très émue, pleurait et souriait :

— Ah ! monsieur, vous avez sauvé ma pauvre enfant !

— Oui, oui, dit Marie-Reine, il m’a rendu la vie. J’étais comme une morte, au fond de son sépulcre… mon cœur était glacé… mon âme était partie… Et maintenant, je vis, je vis, je vis !

Philbert et Marie-Reine restèrent seuls, dans la claire nuit étoilée. L’amante était assise dans les rochers, et l’amant, à genoux, tenait les douces mains de l’adorée, les couvrait de caresses.

Ils ne parlaient pas.

Quand la suprême joie rayonne en nous, les mots ne sont plus que des sons inutiles, car les âmes alors se joignent, s’entrelacent, fondent leurs voluptés, s’étreignent, s’unifient. Le grand spasme des chairs s’exprime par des râles ; la jouissance infinie des cœurs a le silence de l’extase et de la mort.

Philbert était heureux, immensément heureux.

Il ne songeait plus, comme autrefois, à analyser ses sensations. Il ne se hâtait plus de jouir, de cueillir les frissons, les plaisirs de l’heure qui passe. Il sentait que désormais toute sa vie était vouée à l’extrême bonheur d’aimer et d’être aimé ! Il n’était plus celui qui prend la fleur des vierges, ravage les inutiles virginités, s’enorgueillit de son banal triomphe, accomplit inconsciemment l’œuvre d’initiation charnelle, et veut peut-être, aux heures lucides, entr’ouvrir les esprits, mais n’entre-bâille que les chairs. Il était l’amant, maintenant, l’amant divin qui recueille la douleur de l’aimée, et puise dans son cœur, ainsi qu’en un calice, l’amertume gisante, — l’amant dont la tendresse, éclose dans la souffrance, fleurit impérissable, comme une rose d’or.

Vers minuit, ils rentrèrent. Comme au seuil de la porte, Philbert ne pouvait se décider à laisser Marie-Reine disparaître en sa chambre :

— Viens dit-elle, mon cœur ! Je crains autant que toi de nous quitter une heure ! Viens, mon aimé. Nous dormirons sur la même couche, en attendant le jour des fêtes nuptiales.

Et Marie, sans quitter ses costumes de deuil, s’étendit sur le lit, entoura de ses bras le cou de
son amant. Puis, ayant longuement, doucement, baisé sa bouche :

— Dodo, mon grand ami. Dormons bien cette nuit…

Les rayons du soleil pénétrant dans la chambre les éveillèrent au même instant. Alors ce fut une averse de baisers, une joie délicieuse et vivo de se retrouver ainsi, l’un à l’autre, et sûrs désormais de leur bonheur.

Puis, tout le jour, ils coururent dans l’île, babillant, se tenant par la main comme des enfants, faisant mille projets, joyeux de leur folie.

Sur la côte déserte et inhabitée que baigne la pleine mer, Philbert montra à Marie-Reine un vaste terrain, enclos par un fossé tout récemment creusé.

— Voici, lui dit-il, la place où je veux édifier mon château de légende pour recevoir ma reine. Nous serons isolés ici, dans notre amour. Je veux faire un palais digne de toi, Marie…

— Oh ! répondit-elle, mon cher amour, crois-tu que le bonheur exige tant de somptuosité ? Non, non, je ne veux pas pour nous un de ces palais fastueux, ainsi que les bourgeois de Bretagne en ont dressé sur toutes les côtes. Si tu réalisais ce projet, dans cette île pauvre, nous serions comme un roi et une reine. Je ne veux pas, je ne veux pas. Je redoute d’attirer sur moi les convoitises et les jalousies… et voici qu’une obscure peur frissonne au fond de mon cœur. Le bonheur insolent qui s’affiche et s’étale excite les convoitises et les haines. Soyons humbles plutôt et cachons-nous, mon cher amant. Notre amour n’a pas besoin, pour resplendir, de décors, d’opulences. Je ne veux être reine que pour toi seul ; pour tout le monde, pour les foules indifférentes, je serai la passante qu’on ignore et qu’on frôle sans même lever les yeux vers elle. Oh ! vois-tu, rien n’est terrible, rien n’est impitoyable comme l’envie : elle assassine, elle détruit. Cachons notre bonheur, reléguons-le au fond de nos cœurs. Il ne faut pas que les méchants le connaissent ; ils ne nous pardonneraient pas, vois-tu, d’avoir conquis la félicité, ils s’acharneraient contre nous. Oui, je frissonne encore, et j’ai peur, et j’ai besoin que tu me prennes dans tes bras, sur ton cœur, en me disant que tu saurais me défendre, que tu éloignerais de moi toutes les attaques, toutes les haines.

— Ma chère bien-aimée, rassure-toi, ne tremble pas ainsi…

— C’est fou, c’est ridicule, en effet. Je ne suis rien qu’une petite femme obscure ; et ce sont mes terreurs mystérieuses d’un autrefois très loin qui me reviennent encore, mais que tu sauras dissiper, et qui s’évanouiront dans la sécurité de notre grand amour.

Elle continua :

— Si tu veux, nous voyagerons, nous irons vers le midi, le nord m’effraie. C’est la terre des cœurs durs et cruels. Et quand parfois, sur la côte, mes regards se tournent vers les Îles-Britanniques, il me semble que l’Océan n’est plus qu’une tache de sang. Oh ! je serai heureuse de parcourir avec toi ces pays inconnus, où le ciel est toujours bleu et sans brumes mortelles, où tout sourit aux amoureux, où la terre en toute saison se pare de roses…

— Oui, je t’emmènerai dans les édens fleuris…

— Puis nous remonterons parfois vers ces côtes sauvages de la Bretagne, ces côtes qui ont une attirance magique, ensorceleuse, et que j’aimerai mieux désormais encore, puisqu’elles sont la terre bénie où j’ai trouvé l’amour.

Philbert et Marie-Reine traversaient un hameau d’apparence sordide. Les maisons tombaient en ruines. À travers les portes vermoulues, on apercevait des murs écroulés, des familles nichées en ces taudis, des enfants grouillant et piaillant

— C’est étrange, fit Marie-Reine, le hasard me ramène chaque jour vers ces demeures ; et je ne sais pourquoi je me trouve tout émue à leur aspect. Je me sens entourée de mystères : hier, ils m’épouvantaient ; aujourd’hui, ils me réjouissent. Tiens, vois cette maison close. Elle m’attire. Bien des fois j’ai frappé aux portes, aux fenêtres : personne n’a répondu.

Philbert examinait l’architecture curieuse, les dessins de la pierre que le temps avait rongés.

Sur un cartouche, il lut une date : 1466.

La porte était ornée d’antiques ferronneries, et d’un heurtoir finement ouvragé.

Un homme passait :

— Mon brave, dit Philbert, qui donc habite ici ?

— Hé, personne, monsieur… la baraque a été vendue il y a vingt ans à un capitaine au long cours qui n’est jamais revenu. Comme il n’avait pas d’héritiers, on attend toujours : au bout de trente ans, d’après la loi, cette maison appartiendra à l’État. Vous désirez la visiter peut-être ?

— Mais avec grand plaisir.

— Il y a un secret, dans toutes ces ferrailles ; il paraît qu’en touchant un des mille clous qui sont dans le bois, la porte s’ouvre comme par enchantement.

L’homme disparut.

Maintenant Philbert, et Marie-Reine, se sentaient plus émus et frissonnaient.

C’était déjà le soir.

Le jeune homme se tenait devant la porte. Ses regards examinaient les ornements de fer, qui s’effaçaient dans l’ombre envahissante.

— Je connais le secret fit-il en tressaillant.

Brusquement, sans une hésitation, sa main toucha la porte, s’y fixa et poussa la lourde masse qui céda.

— C’est étrange, murmura Philbert, je reconnais cette maison. Et pourtant je n’y suis jamais entré. Un souvenir confus me reste dans l’esprit, comme une vision lointaine, une vision d’enfance que des années ont embrumée, sans pouvoir l’effacer. Cependant, je ne suis jamais venu dans cette île, avant ces mois d’automne… jamais !…

— Et moi, dit Marie, j’éprouve la même sensation. Elle est très nette. Dans cette obscurité qui emplit la demeure, je saurais me guider, sûrement, les yeux clos. Ah ! oui je me rappelle. Dans la salle voisine, ami, écoutez-moi, j’ai vu votre portrait. Il était près du mien…

— Mon portrait ! dit Philbert.

Devant la porte restée ouverte une femme passait.

— Vite, vite, dit l’amant, qu’on apporte des lumières.

Il jeta une pièce d’or à la passante, qui revint bientôt avec une lanterne.

Marie prit la lumière, alla dans la seconde salle, et sur le mur montra à Philbert le portrait.

Le cadre était de métal rongé par le temps. La peinture était à demi effacée et ternie. Mais on distinguait parfaitement le visage d’un jeune homme, sous le costume somptueux de gentilhomme français au xve siècle.

Et Philbert balbutia, chancelant, terrassé…

— Oui, oui, c’est mon portrait, en effet. Il me semble que, dans un miroir, j’aperçois mon visage. Et ces sorcelleries égarent mon esprit…

— Et mon portrait à moi était à côté du tien… Je ne le trouve plus.

Un cadre en effet avait disparu. Au mur, restaient encore les clous qui l’avaient maintenu autrefois.

— Oui, murmura Philbert, oui, c’est vrai, Reine-Marie, nous sommes venus ici, déjà, dans l’autrefois… Mais quand ? Rappelle-toi…

— Ma souvenance est vague et confuse… Écoute-moi, m’ami, la nuit, quand notre corps repose inerte et comme mort, nos esprits peut-être s’envolent, et vivent une vie mystérieuse dont aucune mémoire ne demeure au réveil. Peut-être dans cette existence du rêve, nous sommes-nous maintes fois rejoints déjà, et bien aimés ! Oui, je te connaissais depuis longtemps, mon cœur ! La première fois que je t’ai vu dans les rues de Roscoff, ton visage de suite attira mon regard ; et j’eus la sensation que souvent déjà nous avions été l’un près de l’autre, et que nos yeux avaient mêlé des douceurs, des tendresses… Mais toi, tu ne m’as pas appris si je t’avais produit quelque impression de trouble, lorsque tu m’aperçus…

— Ce ne fut pas un trouble, mais un éblouissement. Depuis mon arrivée à Roscoff, j’étais ému par l’irréelle image de la reine d’antan. Je pensais que cette obsession n’était que le caprice d’un cerveau fantasque, éveillé par des ruines, par une ville, par un nom. Or, un soir que j’étais assis sur la terrasse de l’hôtel des Bains, contemplant le ciel et la mer, un être énigmatique : savant, mage, occultiste, ou liseur de pensées, m’annonça le lever radieux d’une étoile dont la douce clarté luirait bientôt sur moi. « Regardez vers l’Orient », me dit-il, souriant. À peine avait-il parlé que, dans la pâle lumière de la soirée, je t’aperçus, ô Reine-Marie, comme une revenante, seule, dans ton jardin, si belle sous le deuil de ton costume noir ! Et, de suite, mon cœur fut pris. Ou je crois bien plutôt que tu le possédais depuis longtemps. Oui, oui, Marie, c’est toi que je cherchais, dans les orages de ma vie, toi la chère, l’unique, la douce souveraine ; toi que je poursuivais, oui, toi que je voulais !

— Oh ! dis-moi, mon amant, dis-moi, les autres, tu ne les as pas aimées.

— C’était toi déjà que j’aimais en elles. À l’une je trouvais un peu de tes beaux yeux, à l’autre un peu de l’or de tes cheveux. Oui, ce que je chérissais en elles toutes, c’était un reflet de toi, un de tes gestes évoqué par elles, une similitude… Puis, sitôt désabusé, ayant vite reconnu mon erreur, je fuyais…

— Oh ! m’ami, ma douleur est immense et terrible, quand je pense que mon corps, je l’ai déjà livré. Vois-tu, je donnerais tout mon sang, à cette heure, je subirais les plus douloureux supplices, je tendrais ma tête au bourreau, pour retrouver auparavant la fleur de ma virginité, la briser avec toi, dans un baiser suprême !

— Oh ! ne regrette rien et n’aie aucun remords. Je t’aime, je t’adore, et tu m’aimes. Soyons heureux !

Le vent avait brusquement refermé la porte. La lumière jetait ses clartés vacillantes sur l’humble mobilier et sur le lit, un de ces monuments des vieux artisans bretons, qui brodaient le bois, ainsi que des dentelles, y ciselaient des fleurs gracieuses, des figures naïves.

C’était un de ces vastes lits d’apparat du temps passé ; la plate-forme en bois massif s’offrait aux amants, comme un large autel pour l’amour. Des colonnes, où des guirlandes de lierre et de roses serpentaient, soutenaient un dais orné de sculptures précieuses.

— Je t’aime, murmura doucement Marie-Reine.

— Je t’aime, répondit passionnément Philbert.

Il la prit dans ses bras, l’inclina sur le lit.

Elle se redressa.

— Ami, dépouille-moi des vêtements de deuil, puisque le cher amant de qui j’étais veuve ressuscite et renaît ! Je veux que tu me trouves enfin, dans la claire joie de ma chair frissonnante et heureuse !

Majestueusement, avec la dignité fière et gracieuse d’une reine qui monte sur son trône, Marie-Reine se dressa sur l’autel de la couche nuptiale.

Pieusement, les mains de l’amant détachèrent la robe, firent jaillir du noir la splendeur rose du corps. Puis, les lingeries liliales, blanches, mêlées aux crêpes sombres, firent aux pieds de Marie une somptueuse litière ; et miraculeusement le lit fut tout paré de ces dépouilles douces et légères.

Dans la pâle clarté qu’épandait la lanterne, l’amante était vraiment Reine de rêve et de beauté.

Philbert extasié contemplait l’idéale merveille offerte à son amour. Ses yeux parcouraient le charme révélé. L’amant éperdument admirait la sculpture du corps, les seins fermes, tendus, dressant leurs pointes roses vers l’espoir des caresses. Son adoration sanctifiait l’évasement voluptueux des hanches, la fleur mystérieuse et tentante d’amour, l’épanouissement des cuisses, la ligne harmonieuse des jambes. Et la voix de Philbert, haletante, disait les cantiques suprêmes d’amour et de désir :

— Reine-Marie, je t’aime… Rêve réalisé, ô mon espoir, ma foi, voici que de ma vie tu fais un jardin de délices et de félicités. Oui, c’est l’éden céleste que m’ouvre ta tendresse, en me donnant tes yeux, ta bouche, ton sourire, en m’accordant le mystère de tes seins et le tressaillement de toi toute, ô ma Reine ! Chère, infiniment bonne, infiniment douce, je t’aime de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit de toutes mes forces. Et mon amour supplie la souveraine grâce, qui me liera bientôt à toi, nous unira tous deux dans l’extase divine, nous fera palpiter de la même délirante joie. Ô Marie, Marie-Reine, je t’aime et suis à toi !

Les lèvres de Philbert cherchèrent, dans l’écume blanche des lingeries amoncelées, les petits pieds de l’adorée. Puis le baiser monta, dans une assomption triomphale, se déploya sur toute la chair pour n’en pas laisser une parcelle qui ne fût étreinte par les lèvres amoureuses. Et le baiser enfin jaillit, plus vif et plus ardent, jusqu’à la bouche de Marie-Reine, qui s’ouvrit pour mêler son exaltation à l’allégresse infinie de l’amant.

Et ce baiser les maria durant toute la nuit. Pas un instant, les bras ne se désenlacèrent, les lèvres ne se détachèrent. Les amants avaient soif d’ivresse inapaisée ; une joie s’éteignait un instant dans leurs chairs, mais une autre aussitôt s’avivait et flambait.

Marie fermait les yeux…

— Oh ! murmura Philbert, ouvre-les moi ; je veux, je veux les voir encore, tes chers yeux ! Oui, les voir, si profonds, et si pleins de tendresse ; oui les voir, à l’instant des suprêmes liesses, pour que pénètre en moi leur rayon, leur amour…

Et les yeux dans les yeux, ils s’unissaient, leurs dents s’acharnaient doucement à s’entremordre pour que l’étreinte fût plus complète.

Et leur joie ne s’attristait d’aucune ombre…

Ils ne redoutaient pas le réveil, la tristesse des lendemains d’amour, lorsque l’amour est mort.

Ils savaient que leurs chairs s’épuiseraient peut-être, après tant de baisers, ne palpiteraient plus…

Mais leurs âmes jouiraient d’immortelles voluptés…


FIN