Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres/7/Cléanthe

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J. H. Schneider, Libraire (Tome IIp. 183-188).
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Livre VII


CLEANTHE



Cléanthe, fils de Phanius, nâquit dans la ville d’Asse, témoin Antisthene dans ses Successions. Sa premiere profession fut celle d’Athlete. Il vint à Athenes, n’ayant, dit-on, que quatre drachmes pour tout bien. Il fit connoissance avez Zénon, se donna tout entier à la Philosophie, & persévera toujours dans le même dessein. On a conservé le souvenir du courage avec lequel il supportoit la peine, jusque-là que contraint par la misere de servir pour domestique, il pompoit la nuit de l’eau dans les jardins, & s’occupoit le jour à l’étude ; ce qui lui attira le surnom de Puiseur d’eau. On raconte aussi qu’appellé en Justice pour rendre raison de ce qu’il faisoit pour vivre & se porter si bien, il comparut avec le témoignage du jardinier dont il arrosoit le jardin, & que l’aiant produit avec le certificat d’une marchande chez laquelle il blutoit la farine, il fut renvoyé absous. A cette circonstance on ajoute que les juges de l’aréopage, épris d’admiration, décreterent qu’il lui seroit donné dix mines ; mais que Zénon l’empêcha de les accepter. On dit aussi qu’Antigone lui en donna trois mille, & qu’un jour qu’il conduisoit de jeunes gens à quelque spectacle, une bouffée de vent ayant levé son habit, il parut sans veste ; tellement que touchés de son état, les Athéniens, au rapport de Demetrius de Magnésie dans ses Synonimes, lui firent présent d’une veste de couleur de saffran. L’histoire porte qu’Antigona son disciple lui demanda pourquoi il pompait de l’eau, & s’il ne faisait rien de plau, & qu’à cette question Cléanthe répondit : Est-ce que je ne bêche & n’arrose point la terre ? Ne fais-je pas tout au monde par amour pour la philosophie ? Zénon lui-même l’exerçait à ces travaux, & voulait qu’il lui apportât cahque fois un obole de son salaire. En ayant rassemblé une assez grande quantité, il les montra à ses amis, & leur dit : Cléanthe pourrait, s’il le voulait, entretenis un autre Cléanthe, tandis que ceux, qui ont dequoi se nourrir, cherchent à tirer d’autres choses nécessaires à la vie, quoiqu’ils ne s’appliquent que foiblement à la philosophie. De là vient qu’on lui donna le nom de second Hercule. Il avoit beaucoup d’inclination pour la science, & peu de capacité d’esprit, à laquelle il suppléait par le travail & l’assiduité. De là ce que dit Timon.

Quel est ce belier qui se glisse par tout dans la foula, cet hébeté vieillard, ce bourgeos d’Asse, ce grand parleur, qui ressemble à un mortier ?

Il endurait patiemment les rissées de ses compagnons. Quelqu’un l’ayant appellé âne, il convint qu’il étoit celui de Zénon, dont il pouvait seul porter le paquet. On lui faisait honte de sa timidité. C’est un heureux défaut, dit il ; j’en commets moins des fautes. Il préférait la pauvreté à l’opulence. Les riches, disoit-il, jouent à la boule ; mais moi, j’ôte à la terre sa dureté & la stérilité à force de travail. Il lui arrivait quelquefois, en bêchant, de parler en lui-même. Ariston, le prit un jour sur le fait & lui demanda,,,Qui grondez-vous ? " Je n’aime pas les,,flatteurs, interrompit Arcésilas". Aussi n’est-ce pas, reprit Cléanthe, vous flatter que de dire que vos actions & vos discours se contredisent. Quelqu’un le pria de lui apprendre quel précepte il devait le plus souvent inculquer à son fils. Celui, dit-il, qu’exprime ce vers d’Electre, Silence, vas doucement. Un Lacédémonien lui vantait le travail comme un bien. Mon cher fils, lui répondit-il avec transport, je vois que tu es né d’un dans génereux.Hecaton, dans son traité des Usages, rapporte qu’un jeune garçon d’assez bonne mine lui tint ce raisonnement ; Si celui, qui se donne un coup au ventre, est dit se frapper cette partie du corps, ne fera-t-il pas dit se donner un coup à la hanche s’il se frappe à cet endroit ? Jeune homme lui dit Cléanthe, grandes cela pour toi ; mais saches que les termes analogues ne désignent pas toujours des choses, ni des actions analogues. Quelque autre garçon discourait en sa présence. Il lui demanda s’il avoit du sentiment.,,Oui, dit l’autre" ; Et comment donc se fait-il, repliqua Cléanthe, que je ne senta pas que tu en ayes ? Un jour Sosithée le poëte déclama contre lui sur le théatre en ces termes, Ceux que la folie de Cléanthe mene comme des bœufs ; mais quoiqu’il fût présent, il ne perdit point contenance. Les spectateurs applaudirent à son sang froid, & chasserent le déclamateur. Celui-ci s’étant ensuite repenti de l’avoir injurié, Cléanthe l’excusa, & dit qu’il ne lui conviendrait pas de conserver du ressentiment pour une petite injure, tandis que Bacches & Hercule ne s’irritent pas des insultes que leur font les poëtes.

Il comparait les péripatéticiens aux instrumens de musique, qui rendent des sons agréables ; mais ne s’entendent pas eux-même. On raconte qu’ayant un jour avancé l’opinion de Zénon, qui soutient que l’on peut juger des mœurs par la physionomie, quelques jeunes gens d’humeur bouffonne lui amenerent un campagnard libertin qui avoit les marques d’un homme endurci aux travaux de la campagne & prierent Cléanthe de leur apprendre quel étoit son caractere. Il hésita quelque tems, & ordonna au personnage de se retirer. Cet homme, en tournant le dos, commença à éternuer ; sur quoi Cléanthe dit : Je suis au fait de ses mœurs ; il est dévoué à la molesse. Un homme s’entretenait en lui-même. Tu parles, lui dit-il, à quelqu’un qui n’est pas mauvais. Un autre lui reprochant de ce qu’à un âge si avancé il ne finissait pas ses jours. J’en ai bien la pensée, répondit-il, mais lorsque je considere que je me porte bien à tous les égards, que je puis lire, que je suis en état d’écrire, je change d’avis. On rapporte que faute d’avoir dequoi acheter du papier, il couchait par écrit sur des cranes & des os de bœufs tout ce qu’il entendait dire à Zénon. Cette maniere de vivre lui acquit tant d’estime, que quoique Zénon eût quantité d’autres disciples de mérite, il fut celui qu’il choisit pour lui succéder.

Il a laissé d’excellens ouvrages, dont voici le catalogue. Du Tems, Deux livres sur la Physiologie de Zénon, Quatre livres d’Explications d’Heraclite, Du Sentiment, De l’Art, Contre Démocrite, Contre Aristarque, Contre HErille, Deux livres des Penchans, De l’antiquité, Un Traité des Dieux, Des Géans, Des Nôces, Du Poëte, Trois livres des Devoirs, Des bons Conseils, Des Agrémens, Un ouvrage d’Exhortation, Des Vertus, Du bon Naturel, Sur Gorgippe, De l’envie, De l’Amour, De la Liberté, De l’Art d’aimer, De l’Honneur, De la Gloire, Le Politique, Des Conseils, Des Loix, Des jugemens, De l’Education, Trois livres du Discours, De la Fin, De l’Honnête, Des Actions, De la Science, De la Royauté, De l’Amitié, Des Repas, Un ouvrage sur ce que la vertu des hommes & dés femmes est la même. UN autre, sur ce que le sage doit s’appliquer à enseigner. Un autre de Discours, intitulés Chries. Deux livres de l’Usage. De la Volupté. Des Choses propres. Des Choses ambigües. De la Dialectique. Des Modes du Discours. Des Prédicamens. Voilà ses œuvres.

Il mourut de cette maniere. Ayant la gencive enflée & pourrie, les médecins lui prescrivirent une abstinance de toute nourriture pendant deux jours ; de qui lui procura un si grand soulagement, que les médecins, étant revenus au bout de ce tems-là, lui permirent de vivre comme à son ordinaire. Il refusa de suivre leur avis, sous prétexte qu’il avoit déjà fourni toute sa carriere ; de sorte qu’il mourut volontairement d’inanition au même âge que Zénon, disent quelques-uns, & après avoir pris dix-neuf ans les leçons de ce philosophe : voice des vers de notre façon à son sujet.

J’admire la conduite de Cléanthe ; mais je loue encore plus la mort, qui, voyant ce veillard accablé, d’années, trancha le fil de ses jour, & voulut que celui, qui avoit tant puisé d’eau dans cette vie, se reposât dans l’autre.