Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/2

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SAINT PAUL, PREMIER ERMITE, DANS LA BASSE THÉBAÏDE.


Saint Paul est porté le premier ermite, ou parce qu’il a été le premier qui établit sa demeure dans le fond du désert, ou parce qu’il a été le premier des anachorètes dont nous ayons une plus sûre connaissance, ayant eu saint Antoine pour témoin et saint Jérôme pour historien de sa vie. Ainsi une piété éminente et une critique très-éclairée concourent à nous assurer de la vérité de son histoire.

Il naquit dans la basse Thébaïde, sous l’empire d’Alexandre Sévère, environ l’an de Jésus-Christ 228. Ses parents étaient riches, et lui donnèrent une belle éducation. Il fit de grands progrès dans les langues grecque et égyptienne ; mais il s’appliqua encore plus à conserver son innocence et à cultiver son âme par la pratique des vertus.

Il se trouva orphelin dès l’âge de quinze ans, et il ne lui resta qu’une sœur aînée, qui était déjà mariée. Bien loin d’attacher son cœur à la riche succession qu’il recueillit après la mort de ses parents, la suite fit voir qu’il préférait la sûreté de son salut à toutes les possessions de la terre.

La persécution que Dèce et Valérien excitèrent dans ce temps-là se faisant sentir plus particulièrement dans l’Égypte et la Thébaïde, il prit le parti de se cacher dans une maison des champs, soit qu’il se défiât de lui-même, soit que Dieu voulût le dérober à la poursuite des tyrans, pour le faire dans la solitude le chef des martyrs de la pénitence.

Mais, lorsqu’il croyait être en assurance, il découvrit en la personne de son beau-frère un perfide qui avait déjà formé le cruel dessein de le livrer aux persécuteurs, pour profiter de la confiscation de ses biens. Rien ne fut capable d’amollir le cœur de ce traître, ni la crainte de Dieu, ni les droits de l’alliance, ni la jeunesse de Paul, ni les larmes de sa sœur. Paul fut forcé de sauver sa vie par une seconde fuite, et de chercher parmi les bêtes sauvages une sûreté qu’il ne trouvait pas parmi les hommes.

Il ne s’éloigna pas d’abord beaucoup, son dessein n’étant peut-être que de céder pour un temps à l’orage ; mais, s’apprivoisant peu à peu avec les horreurs du désert, s’enfonçant toujours plus chaque jour dans les vastes solitudes de ce pays, il arriva enfin à une montagne où était une caverne fermée, dont il déboucha l’entrée pour voir ce qu’elle contenait.

Il y trouva un vestibule formé par des branches entrelacées d’un palmier, et tout auprès une fontaine dont les eaux très-claires, après avoir coulé en petit ruisseau, se perdaient dans la terre à peu de distance de leur source. Il paraissait que ce lieu avait été autrefois habité, car on voyait aux environs des ruines de maisonnettes, où l’on trouvait des burins, des enclumes et des marteaux ; ce qui a fait croire à quelques auteurs égyptiens qu’on y fabriquait de la fausse monnaie du temps de Marc-Antoine et de Cléopâtre.

Ces petites commodités firent que Paul considéra ce lieu comme un séjour que la Providence avait préparé pour lui servir de demeure. Il renonça à toutes les espérances du siècle, et se fixa dans cette caverne pour le reste de ses jours. Quand ses habits furent usés, il se fit une tunique de feuilles de palmier. Les fruits de cet arbre servirent à le nourrir, et l’eau de la fontaine, à étancher sa soif. Trouvant donc dans ce lieu de quoi se nourrir et se vêtir, il ne désira pas davantage pour l’entretien de son corps, et tourna tous ses soins à la sanctification de son âme.

Sa modestie nous a caché les exercices qu’il pratiqua dans sa longue retraite ; mais les prodiges que Dieu fît en sa faveur, et la haute contemplation où il fut élevé, montrent assez que sa vie y fut plus angélique qu’humaine, et que, s’il demeura longtemps caché dans le secret de la face de Dieu, il goûta tous les avantages de la vertu parfaite.

Il avait persévéré dans cette vie céleste jusqu’à l’âge de cent treize ans, lorsque le Seigneur voulut le faire connaître à son Église par l’entremise de saint Antoine, qui vivait alors dans la solitude, âgé de quatre-vingt-dix ans. L’occasion de cette heureuse découverte fut qu’il vint un jour en pensée au grand Antoine que personne avant lui n’avait mené une vie parfaite dans le désert. La nuit suivante, Dieu lui fit connaître l’illusion de cette pensée, en lui révélant dans un songe qu’il y avait un solitaire plus avant dans le désert, qui le surpassait en âge et en mérite, et qu’il devait se hâter de l’aller voir.

Antoine, fidèle à la voix de Dieu, prit son bâton dès la pointe du jour et se mit en chemin, sans avoir égard à la faiblesse de son corps, accablé sous le poids des années et épuisé par les austérités. Il était déjà midi, et les ardeurs du soleil, qui sont brûlantes dans ces déserts, n’avaient pas ralenti son empressement, lorsqu’il rencontra sur ses pas un hippocentaure, c’est-à-dire un monstre, qui, par un geste, lui indiqua la route qu’il devait suivre.

Cependant notre voyageur marchait depuis deux jours. La nuit étant venue, il la passa tout entière en prière, afin d’obtenir du Ciel de nouvelles lumières ; et, lorsque le jour commençait à poindre, il vit de loin une louve qui, toute haletante de soif, se coulait le long de la montagne. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle se fût entièrement éloignée, et, s’approchant du même lieu il arriva à la caverne où était celui qu’il cherchait.

Il jeta les yeux dedans pour voir s’il n’y avait personne ; mais l’obscurité était si grande, qu’il n’y put rien découvrir. Il ne se rebuta pas, et, après s’être arrêté pour prendre haleine, il s’avança à tâtons jusqu’à ce que, ayant aperçu une petite lumière qui brillait de loin, il ne douta plus que ce ne fût la demeure du solitaire que Dieu lui avait révélé.

La joie de l’avoir trouvé lui donna plus de hardiesse. Il doubla le pas, et, dans la précipitation avec laquelle il marchait, il heurta contre les pierres et fit du bruit ; en sorte que l’hôte de ce lieu solitaire, dont personne encore n’avait interrompu le silence, l’entendit et ferma la porte de sa cellule.

Antoine, se voyant refusé, se jeta contre terre sur le seuil de la porte, et le conjura, dans les termes les plus touchants, de ne le pas priver de la consolation qu’il était venu chercher si loin et avec tant de peine. « Vous savez, lui disait-il, qui je suis, d’où je viens, et le sujet qui m’a amené. J’avoue que je ne suis pas digne de vous voir ; mais je ne me retirerai pas que je n’aie eu ce bonheur. Voudriez-vous refuser aux hommes l’entrée de votre caverne, tandis que vous l’accordez aux bêtes ? Je vous ai cherché, je vous ai trouvé ; je frappe à présent à votre porte. Si je ne puis obtenir que vous me l’ouvriez, j’ai résolu de mourir en vous le demandant, et j’espère qu’au moins vous aurez la charité de me donner la sépulture. »

Paul feignit de ne point se rendre ; il lui répondit du dedans de sa cellule : « Personne ne supplie en menaçant, ni ne mêle des injures avec des larmes. Comment voulez-vous que je vous reçoive, vous qui dites n’être venu que pour mourir ? » En même temps il ouvrit la porte, faisant un doux sourire ; et, s’embrassant mutuellement avec cette tendre charité qui lie les saints les uns aux autres, ils se nommèrent, chacun de son propre nom, par la connaissance surnaturelle que Dieu leur en donna.

Ils firent ensuite une prière ensemble, pour rendre au Seigneur des actions de grâces ; après quoi, s’étant donné de nouveau le saint baiser de paix, Paul s’assit auprès de son nouvel hôte et lui parla en ces termes : « Voici celui que vous avez cherché avec tant de fatigues ; son corps est usé de faiblesse et sa tête couverte de cheveux blancs. Voici cet homme, qui est à la fin de sa course, près d’être réduit en poussière. Mais, puisque la charité souffre tout, dites-moi, je vous prie, comment va le monde : y fait-on de nouveaux bâtiments ? qui est celui qui règne aujourd’hui ? se trouve-t-il encore des hommes aveuglés au point d’adorer les démons ? »

Antoine satisfit à toutes ses demandes ; et, comme ils s’entretenaient ainsi, un corbeau leur apporta un pain entier qu’il posa à terre auprès d’eux. Ce fut pour les deux saints un nouveau sujet de louer la miséricorde du Seigneur. « Voyez, dit Paul, combien Dieu est bon de pourvoir ainsi à notre nourriture ! Il y a soixante ans qu’il m’envoie chaque jour de la même manière une moitié de pain. Aujourd’hui que vous êtes arrivé, il double la portion, pour faire voir le soin qu’il prend de ceux qui le servent. »

Ils renouvelèrent leurs actions de grâces, et s’assirent auprès de la fontaine pour prendre leur réfection.

Toute la nuit suivante se passa en oraison, et, le lendemain, reprenant leur pieux entretien, Paul dit à Antoine : « Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour dans ce désert. Il y a longtemps que Dieu m’avait promis que vous emploieriez comme moi votre vie à son service. Voila que ma dernière heure est venue, et comme, ayant toujours désiré de m’unir à Jésus-Christ, il ne me reste plus qu’à recevoir de sa main la couronne de justice, ce divin maître vous a envoyé pour ensevelir mon corps, ou, pour mieux dire, afin que vous rendiez la terre à la terre. »

Antoine, l’entendant parler de sa mort comme prochaine, fondait en larmes et le conjurait de ne le point abandonner, ou de demander à Dieu qu’il le suivit dans ce passage ; mais Paul lui dit : « Vous ne devez pas désirer ce qui vous est le plus avantageux. Il est hors de doute que ce serait pour vous un grand bonheur d’être déchargé du fardeau de ce corps mortel, mais vos frères ont encore besoin de votre exemple. Je vous prie donc, si cela ne vous fait pas trop de peine, d’aller prendre le manteau que l’évêque Athanase vous a donné, et de l’apporter pour m’ensevelir. » Il lui faisait cette prière, non qu’il se souciât beaucoup d’être enseveli, enveloppé ou non dans un manteau, mais il voulait éloigner Antoine pour quelques jours, et lui épargner la douleur de le voir mourir, outre qu’il montrait par là qu’il mourait dans la communion de saint Athanase, l’invincible défenseur de la foi orthodoxe contre l’hérésie arienne.

À ces mots du manteau d’Athanase, Antoine reconnut encore plus que l’esprit de Dieu résidait en ce saint, puisqu’il ne pouvait savoir que par révélation que ce prélat lui avait fait présent de ce manteau. Il n’osa donc répliquer, et, se contentant de verser des larmes, il lui baisa les yeux et les mains, et partit pour son monastère.

Le désir de revoir saint Paul lui faisait faire plus de diligence : on eût dit que toute la vigueur de son esprit avait passé dans son corps usé. En arrivant à son monastère, ses disciples, que son absence avait mis en peine, vinrent au-devant de lui et lui demandèrent où il avait tant demeuré. Mais, au lieu de leur en rendre compte, rempli comme il était du souvenir des vertus de Paul, il frappait sa poitrine et disait avec componction : « Malheur à moi, misérable pécheur, qui porte si injustement le nom de solitaire ! J’ai vu Élie, j’ai vu Jean dans le désert, ou, pour mieux parler selon la vérité, j’ai vu Paul dans un paradis. »

Ces paroles excitèrent encore plus la curiosité de ses disciples, ils lui firent plus d’instances pour l’obliger à s’expliquer ; mais il ne leur répondit que par ces mots de l’Écriture : Il y a un temps de parler et un temps de se taire ; et, sans penser seulement à prendre aucune nourriture, il prit le manteau de saint Athanase, et se hâta d’aller joindre saint Paul, craignant, comme il arriva, qu’il ne mourût en son absence.

À peine avait-il marché trois heures, qu’il vit tout à coup saint Paul monter au ciel dans une éclatante lumière, au milieu des esprits bienheureux. « Ah ! s’écria-t-il en se jetant à terre et couvrant sa tête de sable, ah ! pourquoi m’abandonnez-vous ? pourquoi ne me donnez-vous pas seulement le loisir de vous dire adieu ? Faut-il que je vous perde sitôt, vous ayant connu si tard ? »

En même temps il doubla le pas, et fit le chemin qui lui restait avec tant de diligence, qu’il en était lui-même surpris. Étant arrivé à la caverne, il trouva le corps du saint à genoux, la tête levée et les mains étendues vers le ciel. Cette situation, qui ne pouvait être naturellement celle d’une personne morte, lui fit penser, nonobstant la vision qu’il avait eue, que Paul vivait encore, et il se mit auprès de lui pour prier ; mais ne l’entendant pas soupirer, comme il avait coutume de faire pendant l’oraison, il reconnut qu’il était mort, et se jeta à son cou pour lui donner un triste baiser.

Après avoir un peu soulagé sa douleur par cette marque de tendresse, il tira le corps hors de la caverne pour l’ensevelir, chantant des hymnes et des psaumes selon l’usage de l’Église. Mais lorsqu’il voulut préparer la fosse, ne trouvant aucun instrument pour la creuser, il fut extrêmement embarrassé. « Si je retourne au monastère, disait-il en lui-même, il faut trois jours pour revenir. Si je demeure ici, je n’avance pas davantage. Il vaut donc mieux, ô Jésus mon divin maître ! que je meure, et que je suive votre vaillant soldat, en rendant les derniers soupirs auprès de lui. »

Comme il raisonnait ainsi, Dieu lui envoya deux lions, qui accoururent du fond du désert, faisant flotter sur leur cou leur longue crinière. Antoine en eut d’abord quelque frayeur, et éleva son esprit à Dieu pour implorer son secours. Mais ces animaux, déposant leur férocité naturelle, s’approchèrent du corps de saint Paul, se couchèrent à ses pieds, le flattèrent avec leur queue, et poussèrent de grands rugissements, pour témoigner en leur manière du regret de sa mort. Ensuite, grattant la terre avec leurs ongles, et, jetant comme à l’envi le sable de côté et d’autre, ils firent une fosse capable de contenir les précieuses dépouilles du saint ; après quoi, comme s’ils eussent voulu demander à Antoine la récompense de leur travail, ils vinrent à lui, remuant les oreilles, et, baissant la tête, ils lui léchèrent les pieds et les mains.

Il leur fit signe de se retirer, et, courbant ses épaules sous le poids du saint corps, il le mit dans la fosse et le couvrit de sable.

Ayant ainsi rendu à saint Paul les derniers devoirs de l’Église, il retourna dans son monastère, emportant avec lui la tunique de feuilles de palmier que le saint vieillard s’était tissue. Il ne manqua pas de raconter à ses disciples ce qu’il avait vu ; et, tous les ans, aux jours solennels de Pâques et de la Pentecôte, il avait coutume de se revêtir de cette précieuse tunique, comme d’un ornement très-propre à montrer sa joie et sa dévotion dans ces grandes fêtes.