Vies de quelques hommes illustres/Milton

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MILTON

ANNÉE 1608 DE J.-C.



Milton est un des trois grands poëtes chrétiens qui furent à la théogonie du moyen âge ce qu’Homère fut à l’Olympe païen. Ces trois grands poëtes théologiques sont Dante, le Tasse et Milton. La Divine Comédie, de Dante, la Jérusalem délivrée, du Tasse, le Paradis perdu, de Milton, sont les Iliades et les Odyssées de notre théologie.

Ces poëmes sont a peu près de la même date, c’est-à-dire de l’époque où les mystères, encore très-sacrés, commencent néanmoins à servir de texte et même de jeu à l’imagination des artistes ; époque très-dangereuse pour les dogmes, avec lesquels l’esprit se familiarise, en les laissant passer du sanctuaire dans les lettres.

Les religions sévères devraient, comme Platon, chasser les poëtes. Quand on chante ses dieux, on est bien près de les profaner. Mais la théologie était si incontestée et si souveraine au temps de Dante, du Tasse et de Milton, qu’elle ne prévoyait pas même le danger. Elle laissait mêler impunément par les poëtes ses fables et ses vérités ; tout encens lui paraissait bon, fût-il composé avec les fleurs les plus suspectes de l’antiquité mythologique ; elle voulait que ses songes même fussent chrétiens.

De ces trois grands chantres de la théologie que nous venons de nommer, un seul est véritablement original, c’est-à-dire né de lui-même, de sa foi, de son pays, de son temps : c’est le Dante. Il ne ressemble a personne de l’antiquité poëtique ; c’est un moine de quelque sombre monastère chrétien de l’âge barbare, qui rêve sous son cloître un paradis, un purgatoire, un enfer monastiques comme son imagination, et qui raconte, à son réveil, à ses frères en simplicité, des choses étranges, bizarres, triviales, atroces, quelquefois sublimes, qui n’ont jamais été racontées avant lui.

C’est l’Apocalypse des poëtes, inintelligible par le sens, grandiose et presque antédiluvienne par l’image, incomparable et véritablement monumentale par la langue.

Le Tasse imite Homère et Virgile, en les conformant à la religion, aux mœurs, à la langue, au goût et même aux vices de son temps. La religion n’est que le prétexte de son poëme ; la chevalerie, la guerre et l’amour en sont le fond. Il est plus amant que théologien. Ses récits sont gracieux comme des pastorales de Théocrite, mélancoliques comme des élégies de Tibulle, romanesques comme des aventures des Amadis. C’est le roman de chevalerie passé avec les Arabes de Bagdad à Ferrare, et élevé par le tendre génie du Tasse à la dignité et à l’immortalité de l’épopée.

Milton est le moins original des trois grands poëtes chrétiens, car il imite d’abord d’Homère, puis Virgile, puis Dante et le Tasse. Mais son vrai modèle est Dante. Il emprunte le même sujet surnaturel à la théogonie chrétienne ; il chante a l’Angleterre ce que l’Italie a déjà entendu : la lutte des anges créés, révoltés contre leur créateur, les amours de l’Éden, la séduction de la femme, la chute de l’homme, l’intercession du Fils de Dieu auprès du Père, inexorable si ce n’est par la mort de son fils, partie de lui-même, la Rédemption entrevue au fond comme le dénomment de cette tragédie divine.

Enfin toute cette série de mystères que le philosophe transperce de ses conjectures, que le théologien explique, et que le poëte chante, sans leur demander autre chose que du merveilleux, des images, des émotions.

Or, pourquoi Milton choisit il ce sujet d’épopée théologique pour le chanter à l’Angleterre, si riche en traditions saxonnes ou ossianiques, déjà populaires et si propres à servir de texte à une grande épopée originale et nationale du Nord ?

La réponse est dans son caractère et dans sa vie. Sa nature était théologique, et la plus jeune moitié de sa vie s’était écoulée en Italie. Le premier voyage d’un homme est une seconde naissance. C’est là qu’il s’imbibe de ces premières sensations et de ces premières images qui le pénètrent jusqu’à une sorte de transformation de lui-même. Le phénomène de la pétrification ne s’opère pas seulement par l’eau sur la plante, il s’opère sur l’homme par l’air qu’il respire. Milton avait respiré, à Rome et à Naples, dans la fréquentation des grands esprits italiens de l’époque, la poésie et la liberté, ces deux âmes de son âme ; il avait recherché la société des Italiens les plus célèbres et les plus lettrés des différentes cours et des différentes nations qu’il y avait visités. Il était devenu Italien de langue, d’oreille, de goût et de cœur. Il avait été lui-même prématurément apprécié et, pour ainsi dire, pressenti par les politiques et par les lettrés illustres de Florence, de Rome et de Naples.

Il est curieux aujourd’hui, quand on visite les archives et les bibliothèques des souverains d’1talie, de retrouver fréquemment, dans les correspondances des poëtes et des savants de ce siècle, la mention du nom de ce jeune Anglais « ami des Muses, qui parle et qui écrit même en vers la langue de Torquato, et qui promet à l’Angleterre un grand orateur, un grand politique, un grand poëte. » Les étrangers, plus impartiaux, pressentent un homme avant ses compatriotes.

Milton ne devait tromper aucun de ces augures ni aucune de ces amitiés des hommes éminents de l’Italie : disons en deux mots sa vie.

C’est un caractère du temps actuel de prendre plus d’intérêt à l’homme qu’au livre. Ce qu’on veut du livre, c’est l’homme. Que serait le Tasse sans ses amours et sa prison ? Que serait Jean-Jacques Rousseau sans ses Confessions ? Que serait Voltaire lui-même sans sa correspondance ? L’humanité semble devenue tout historique ; elle s’étudie, elle s’analyse, elle se contemple elle-même dans chacun des hommes éminents qui composent un siècle. Le livre ment, l’homme jamais ; sa vie le révèle malgré lui. Voilà. pourquoi les belles biographies à la façon de Plutarque sont devenues, de nos jours, la partie la plus transcendante de l’histoire. Un homme vous illumine tout un temps.

Milton, né d’un père et d’une mère nobles, vivant dans une terre des environs de Londres, après avoir été formé à l’étude des lettres a l’université de Cambridge, et après avoir donné des symptômes de supériorité d’esprit dans des poèmes latins admirés des érudits, avait été envoyé en Italie par son père, pour s’exercer au monde et aux lettres avant l’âge des affaires et de la politique. Il y prolongea pendant de longues années son séjour, séduit par la douceur du climat, par la grâce des femmes, par la poésie des sites et des hommes, par des amitiés illustres avec les grands patrons des poëtes du temps, et par la mollesse de l’air de Naples, qui s’infiltre dans les veines, et qui fait oublier tout, même la gloire et la patrie. Il l’avoue lui-même, dans ces vers écrits par lui dans la langue du Tasse :

« J’ai oublié la Tamise pour le voluptueux Arno.

» Ainsi l’a voulu l’Amour, qui ne veut jamais rien en vain ! »

On voit qu’il y avait à Florence ou à Pise une autre Léonore pour cet autre Tasse. L’amour seul donne le secret de ce qui paraît inexplicable dans la vie des hommes et surtout des poëtes.

Comment cet amour fut-il dénoué ? C’est le mystère de cette période de la vie de Milton.

A son retour en Angleterre, il trouva le parlement en guerre avec le roi, les armes dans toutes les mains, le feu des controverses religieuses et politiques dans toutes les âmes. Il réfléchit trois ans dans la solitude sans paraître pencher ni vers les royalistes ni vers les puritains, uniquement absorbé dans les études préparatoires de son poème futur, déjà. conçu dans ses voyages.

« J’adresserai un jour à la postérité, dit-il à cette époque dans une lettre confidentielle, quelque chose qui ne laissera pas mourir mon nom, au moins dans mon île natale ! » Ainsi tous les grands hommes ont de bonne heure un sentiment anticipé de leur gloire future, que le vulgaire prend pour de l’orgueil, et qui n’est que la conscience sourde de leur génie.

Ces trois ans écoulés, Milton ajourna son poème à des temps plus littéraires, si jamais ces temps devaient revenir, et il prit parti pour la liberté. Il y avait assez longtemps que les poëtes suivaient les princes ; il fut tenté par la gloire d’être dans son pays le premier poëte de Dieu et du peuple.

Mais ni le peuple ni les puritains n’avaient d’oreilles pour les vers. Il se jeta dans la mêlée, armé de harangues, de controverses, de pamphlets, ces armes quotidiennes du peuple en révolution. Son talent, transformé, mais non avili, répandit bientôt son nom dans la foule. On y sentait l’accent mâle et républicain de la vieille Rome, vibrant dans l’âme d’un puritain breton.

Cromwell, qui personnifiait alors en lui le peuple, l’armée, le zèle la foi, l’orgueil de la race, le droit de la nation, devint le Machabée de Milton. Le poëte s’attacha à la fortune du protecteur, comme à la fortune de son pays et de ses idées. Il vit en lui le champion du peuple, le vainqueur des rois, un nouveau juge d’Israël, ainsi qu’il le dit lui-même dans ses écrits politiques du moment. Cromwell était l’épée, Milton voulut être la parole de l’indépendance. Cromwell, qui parlait beaucoup, mais qui parlait mal et qui n’avait ni le temps ni le loisir d’écrire, accueillit avec empressement ce talent viril, éloquent et imagé, que Milton mettait à son service. Ce n’était pas tout pour le vieux soldat de triompher sur les champs de bataille d’Écosse ou d’Irlande : il lui fallait triompher de l’opinion. Les royalistes, les catholiques, les partisans de l’Église réformée lui faisaient une guerre de pamphlets qui troublait ses nuits et qui menaçait sa puissance. Il chargea Milton de répondre à ces arguments ou à ces invectives. Il le rapprocha de lui en lui donnant le titre de son secrétaire et en lui confiant la rédaction des actes du gouvernement. Le gouvernement était dans la tête du protecteur. Ce confident du cabinet de Cromwell était en réalité le ministre du protectorat. Son nom devint une puissance, sa fortune s’accrut à la hauteur de ses fonctions. Ses frères vinrent habiter avec lui une maison opulente à Londres.

Il épousa à trente-cinq ans Marie Powell, de race et d’opinion royalistes. Les dissentiments politiques empoisonnèrent l’amour même dans le cœur des jeunes époux. Marie Powell, après quelques mois de mariage, rougit d’aimer un républicain qui prêtait sa plume à l’ennemi du roi de ses pères. Sous prétexte d’aller rendre visite à sa famille, elle quitta la maison conjugale et refusa d’y rentrer. Milton, offensé de cet abandon, écrivit une dissertation sur le divorce.

« Ce n’est pas Dieu, dit-il, qui a défendu le divorce, c’est le prêtre. L’amour et la concorde sont le but du mariage : quand ils n’existent pas entre les époux, le mariage n’unit que des antipathies et des haines. »

Il avait obtenu le divorce, il était prêt à épouser une autre femme, quand le souvenir du premier amour se réveilla peut-être par la jalousie dans le cœur de l’épouse fugitive. Milton lui-même se souvint de l’avoir trop aimée, et sentit qu’il l’aimait encore. Une rencontre préparée par des amis, à l’insu des deux époux, acheva la réconciliation.

Un jour que le poëte, invité par un de ses voisins à la campagne, s’entretenait mélancoliquement avec cet ami de l’isolement et de la tristesse de sa vie, en regrettant les jours de bonheur qu’il avait passés avec Marie Powell, jadis son amour et toujours son regret, la porte d’une chambre voisine, derrière laquelle Marie écoutait la conversation, s’ouvre, et l’épouse de Milton tombe à ses pieds et bientôt dans ses bras. Les repentirs, les larmes, les embrassements, achevèrent la réconciliation et laissèrent à Milton une impression si délicieuse, qu’il en fit plus tard, dans sa vieillesse, une des scènes les plus pathétiques de son poëme : la Réconciliation d’Adam et d’Ève.

« Mais elle, les yeux baignés de larmes et ses longs cheveux épars sur ses épaules, se prosterna à ses pieds, et, les enlaçant de ses bras, elle implora son pardon. « Ne m’abandonne pas ainsi, ô Adam ! Le ciel est témoin de l’amour respectueux que je nourris pour toi dans mon cœur ! Si tu me délaisses, où veux-tu que je vive ? Ah ! pendant que nous avons encore à vivre ici quelques heures, si fugitives peut-être, que la paix les adoucisse entre nous deux ! »

» Elle s’interrompit par ses sanglots ; son humble attitude, jusqu’à ce que le pardon et la paix sortissent des lèvres de son époux, attendrit Adam. Il s’émut de voir celle qui avait été naguère sur son cœur, sa vie, sa joie, ses délices, prosternée maintenant à ses pieds, sur la terre, dans ses larmes ; créature si belle et si puissante, implorant maintenant le pardon, la réprimande et l’assistance de celui à qui elle avait déplu.

» Tel qu’un homme dont Parme se brise dans ses mains, il sent fléchir toute sa colère, il relève sa femme, et, avec une voix et des paroles adoucies : « Lève-toi, lève-toi ; dit-il, ne revenons pas sur nos malheurs ! ne nous blâmons pas l’un l’autre, nous, assez blâmés ailleurs !… »

» Eve, à son tour, se repent et se dévoue à la consolation de son mari.

» Elle cessa de parler, et la douleur peinte sur son visage dit dit le reste. Ses pensées l’avaient tellement tuée d’avance, que la pâleur de la mort était sur ses joues ! »

Cette réconciliation fut suivie d’années de paix et d’amour, pendant lesquelles trois filles naquirent pour consoler plus tard les jours avancés du poëte. La paix était dans sa maison, la consternation dans le palais de White-Hall. Cromwell venait de permettre ou de provoquer gratuitement le meurtre du roi vaincu et prisonnier. Milton, qui avait suivi le protecteur dans la guerre, le suivit dans le crime. Il pouvait ou implorer la grâce de Charles Ier, ou se laver les mains de son sang, ou se séparer en gémissant d’une cause qui s’incriminait ainsi devant Dieu et devant les hommes. Soit dévouement au protecteur jusqu’au sang, soit fanatisme, il ne témoigna ni hésitation, ni pitié, ni horreur. Il fit plus que d’accomplir le régicide, il le justifia après le coup de hache qui avait fait rouler la tête du roi captif de l’armée. Ses arguments portent tous à faux.

Milton pouvait défendre l’opinion que les rois, n’étant que des hommes investis comme tous les autres magistrats d’un pouvoir conditionnel et nécessairement responsable, n’ont pas pour leurs crimes le privilège de l’impunité.

Mais Milton avait, en outre, Et prouver trois choses qu’il ne tente même pas de prouver : premièrement, que Charles Ier, attaqué et déposé par son parlement rebelle, était criminel de défendre la constitution, son trône, son peuple, à la tête de son armée, contre l’armée de Cromwell ;

Secondement, que le crime (si c’en était un) méritait la mort ;

Troisièmement, qu’il était juste, équitable, humain et religieux à une armée victorieuse d’immoler son roi vaincu, désarmé et prisonnier !

Milton ne pouvait prouver aucune de ces trois propositions de son argumentation régicide. Il ne prouva qu’une chose : ou l’endurcissement du cœur même d’un poëte par le fanatisme de parti, ou la complaisance du génie pour la fortune. L’une ou l’autre de ces suppositions incrimine également sa mémoire. Si la pitié était proscrite du monde, elle devrait se retrouver dans le cœur du poëte, le résumé vivant de toutes les vibrations pathétiques des choses humaines. Et quant au génie, le génie n’est pas une excuse, il est une aggravation ; car, s’il s’abaisse devant la puissance jusqu’à laver le sang de l’échafaud sous ses pas, le génie est plus coupable de cette adulation sanglante que le vulgaire, car il se courbe de plus haut et il s’incline plus bas. Milton a cherché ainsi lui-même l’éternelle éclaboussure de ce sang royal à son nom : qu’elle lui reste. Ce sont de ces taches que la gloire ne rend que plus sombres sur une vie illustre, parce qu’elles y sont éclairées de plus de lumière.

C’est le privilége et le malheur des grands hommes que leurs fautes contractent sur leur nom l’immortalité de leur génie.

En récompense de ce fanatisme cruel ou de cette complaisance servile, Milton fut élevé par Cromwell à la place de secrétaire d’État de la république et de secrétaire du cabinet de Cromwell pour la langue latine. On avait besoin de son éloquence pour réfuter un livre.

Ce livre, sorti du tombeau de Charles Ier, troublait l’Angleterre d’un remords qu’il fallait à tout prix apaiser. Ce livre produisait sur l’opinion de Londres l’effet que le testament de Louis XVI produisit à Paris et en Europe après la mort de ce roi. C’était le cri du sang, la voix de la conscience après celle de la passion. On attribuait ce livre posthume à Charles Ier, très-capable de l’avoir écrit dans sa prison, en expectative de la mort.

Milton répondit à l’Éikon basilicon par un autre livre intitulé l’Iconoclaste, par des arguments et par des injures ; mais ces injures, adressées à un cadavre décapité, ressemblaient à des sacriléges. Et que pouvaient des arguments contre des larmes ?

Le livre posthume de Charles Ier ne demandait que de la miséricorde à Dieu, de la pitié à son peuple, de la mansuétude à son fils. C’était la confession d’un roi captif, qui repassait dans sa prison les fautes de sa vie, et qui n’atténuait pas la plus grande de ces fautes, la concession de la mort de son fidèle ministre, le comte de Strafford, dans l’espoir de ramener à ce prix son parlement.

« Hélas ! dit-il, pour apaiser un orage populaire, j’ai soulevé ainsi une éternelle tempête dans mon sein.

» Puisque les événements de la guerre sont toujours incertains, et ceux de la guerre civile toujours déplorables, quel que soit mon sort, je suis destiné à souffrir presque autant de la défaite que de la victoire : ô Dieu ! accorde moi donc le don de savoir souffrir !

» Mes ennemis, dans cette prison, ne m’ont laissé de cette vie que l’écorce.

» Tu ne verras plus le visage de ton père, ô mon fils ! c’est l’ordre de Dieu que je sois enseveli à jamais dans cette ténébreuse et dure prison ! Reçois donc mon dernier adieu !

» Je vous recommande votre mère après moi ; souvenez-vous qu’elle a voulu, en revenant malgré moi de France, partager mes périls et mes souffrances ; souffrir avec moi et pour moi, avec vous et pour vous, par une magnanimité que son cœur de femme et de mère lui a fait trouver facile et douce !

» Quand ils m’auront fait mourir, ô mes enfants, je prierai Dieu qu’il ne répande pas les urnes de sa colère sur ce pauvre peuple.

» Que ma mémoire et ma tendresse vivent dans votre souvenir !

» Adieu donc jusqu’à ce que nous puissions nous rencontrer au ciel, car nous ne nous reverrons plus sur la terre !

» Qu’un siècle plus heureux se lève sur votre enfance ! »

De telles pages retrouvées dans un cercueil rappelaient les Psaumes d’un David des rois. Le peuple les lisait comme un plaidoyer céleste qui justifiait après le supplice les intentions et le cœur du supplicié. Milton les raillait comme une déclamation politique faite pour attester seulement le talent poétique de la victime.

« En vérité, disait-il en cherchant un ridicule dans les larmes et le sang du roi immolé, Charles lisait beaucoup les poëtes, et l’on peut croire qu’il a voulu laisser dans ces chapitres des essais poétiques propres à attester à la postérité ses talents d’écrivain ! »

Bientôt les invectives qui assaillaient de France et de tout le continent le peuple anglais pour lui reprocher son régicide obligèrent Milton à venger son pays. Le patriotisme l’inspira mieux que le régicide. Il publia la défense du peuple anglais contre l’écrivain français Saumaise.

L’attaque et la défense étaient également vénales. Saumaise avait reçu du roi de France cent pièces d’or pour flétrir le meurtre du roi d’Angleterre. Milton reçut de Cromwell mille pièces d’or pour justifier le sang versé. « Saumaise, dit Voltaire en parlant de cette polémique, écrivit en pédant, Milton répondít en bête féroce. » Le jugement, quoique brutal, est juste. Chaque phrase de Saumaise sentait la lampe ; chaque phrase de Milton suait le sang.

Cependant, à la fin de ces volumineux plaidoyers contre le cadavre d’un roi, Milton semble entrevoir, le premier parmi ses compatriotes, la portée future de la révolution d’Angleterre sur la liberté du monde.

Nous apprendrons aux peuples à être libres, s’écrie-t-il, et notre exemple portera un jour sur le continent asservi une plante nouvelle plus bienfaisante aux humains que le grain de Triptolème : la semence de la raison, de la civilisation et de la liberté. »

Milton était prophète ; seulement il oubliait que cette semence, pour être féconde, ne devait être arrosée de sang que par les combattants et les martyrs. Les échafauds de Charles Ier et de Louis XVI n’ont fait que porter une ombre fatale à la liberté. La mort ne prouve rien, et les remords ne fortifient pas l’âme des peuples : ils la troublent et l’affaiblissent.

On sait comment la république d’Angleterre fut changée en dictature soldatesque par Cromwell, et comment cette dictature et cette république expirèrent à la fois le jour où Cromwell expira. La république n’était pas encore la pensée des Anglais ni de l’Europe. La trahison prévue d’un général égoïste et fourbe, Monk, et d’une armée qui cherchait un maître, les ambitions de solde et d’honneurs, livrèrent l’Angleterre au fils de Charles Ier, le voluptueux Charles II.

Rendons justice à Milton : dans ce court intervalle qui s’écoula pendant l’hésitation de la nation entre la mort de Cromwell et la trahison de Monk et de l’armée, Milton éleva courageusement la voix pour recommander la constance et la dignité au peuple anglais. « Si nous faiblissons, écrivit-il, nous vérifierons les prédictions de nos ennemis : nous deviendrons la risée de l’histoire. Toutes nos victoires sur la tyrannie seront vaines, tout le sang versé sera perdu ; les fils auront volontairement anéanti le prix des vies données par leurs pères à la cause de la liberté ! »

Il proposa du moins de sauver la liberté parlementaire, en donnant plus d’étendue au droit électoral, pour faire contre-poids, par la représentation de toutes les classes du peuple, au despotisme de l’aristocratie, du clergé et de la cour, dont il voyait la prochaine restauration ; mais il voulait que ce suffrage universel fût épuré de l’élément démagogique, éclairé par l’intelligence des électeurs, hiérarchisé par plusieurs degrés d’élection. Le nombre seul, à ses yeux comme aux nôtres, était le matérialisme de l’élection. Tout droit, selon lui, présupposait la moralité et la capacité. Tout à ses conditions d’ordre dans la politique, même la liberté. Ses derniers écrits d’homme d’État attestent en lui une expérience mûrie par l’exercice du gouvernement, et un sens politique qui répugnait aux chimères, même dans sa cause.

La restauration de Charles II le surprit dans ses travaux, devenus vains par la trahison de l’armée : elle avait vendu la patrie, après l’avoir conquise. Charles II n’était point vindicatif, il n’était que léger. Il amnistiait tout le monde, même les régicides ; mais son retour ramenait les royalistes au parlement, et les royalistes, comme tous les partis, étaient implacables. Ils firent violence au caractère de mansuétude du jeune roi, ils demandèrent des proscriptions et des têtes.

Milton, qui avait trempé, sinon sa main, du moins sa plume dans le sang du régicide et dans les massacres d’Irlande, pires que ceux de septembre en 1792, se hâta de disparaître pour être oublié. Il se démit de ses fonctions et se retira dans un faubourg obscur de Londres, pour laisser passer la vengeance de ses ennemis. Bientôt, pour mieux effacer son nom du ressentiment des royalistes, il fit répandre le bruit de sa mort et célébrer, lui vivant, ses propres funérailles. Ce subterfuge lui sauva la vie.

On ne le découvrit qu’après que la première fureur des réactions fut assouvie et comme épuisée de supplices. Il avait vu de ses fenêtres le cadavre de Cromwell exhumé par le bourreau, promené dans les rues de Londres, et exposé sur le gibet aux insultes de la multitude.

Charles II avait connu la retraite de Milton, et avait feint de croire à la réalité de sa mort. Il ne voulait pas tacher son règne du supplice d’un de ces hommes historiques dont le sang crie trop haut vengeance à la postérité. Il lui fit même généreusement offrir de lui rendre ses fonctions de publiciste du gouvernement, s’il voulait consacrer ses talents à la cause royale.

Sa seconde femme le sollicitait à cette bassesse.

« Vous êtes femme, lui répondit Milton, et vous pensez aux intérêts domestiques de notre maison ; moi, je pense à la postérité, et je veux mourir conforme à moi-même. »

Il était tombé dans une médiocrité voisine de l’indigence. Ses yeux, qui avaient toujours été faibles, avaient presque perdu la lumière. Il ne marchait que conduit par la main de ses filles. Charles II, en se promenant à cheval, rencontra un jour l’aveugle dans le parc de Saint-James. Le roi demanda qui était ce beau vieillard privé de la vue. On lui dit que c’était Milton. Il s’approcha en apostrophant l’ancien conseiller de Cromwell avec le ton d’un sévère enjouement.

« C’est le ciel, monsieur, lui dit-il, qui vous inflige sans doute le châtiment pour avoir trempé dans le meurtre de mon père !

» — Sire, répliqua avec une mâle liberté le vieillard, si les maux qui nous affligent en ce monde sont le châtiment de nos fautes, ou des fautes de nos parents, il faut que votre père ait été lui-même bien coupable, car vous avez été vous-même bien malheureux ! »

Le roi ne s’offensa pas de la réplique.

Milton touchait à sa soixantième année. Mais il avait la verdeur d’esprit et la beauté de visage de la jeunesse. Le génie dévore les faibles et conserve les forts. Son loisir forcé l’avait rejeté dans la poésie, autrefois délassement, maintenant consolation de sa vie. L’idée du grand poème qu’il avait rapporté d’Italie, et ajourné jusqu’à l’âge des loisirs, roulait plus que jamais dans sa pensée. Il reprenait ses études hébraïques, grecques, latines, italiennes, avec la ferveur d’un adolescent. Le monde imaginaire l’enlevait délicieusement au monde réel.

Sa seconde femme morte, il en épousa une troisième, jeune et belle encore, pour servir d’âme à sa maison et de mère à ses filles. Il en fut aimé, malgré l’infirmité de ses yeux et sa misère. Il écrivit quelques livres et l’Histoire d’Angleterre pour gagner le pain de sa famille et les dots de ses filles. Mais son nom nuisait à la popularité de ses livres, et son poëme empiétait sur son histoire. Les royalistes s’indignaient de ce qu’on laissait vivre et écrire le parricide de son roi ; les pamphlétaires du parti de la cour l’invectivaient sans crainte de réponse.

« Ils m’accusent, écrit-il cependant à un de ses amis, étranger, dans une lettre recueillie depuis ; ils m’accusent d’être pauvre parce que je n’ai jamais voulu m’enrichir déshonnêtement ; ils m’accusent d’être aveugle parce que j’ai perdu les yeux au service de la liberté ; ils m’accusent d’être lâche, et, quand j’avais l’usage de mes yeux et de mon épée, je n’ai jamais craint les plus hardis ; enfin ils m’accusent d’être difforme, et nul ne fut plus beau que moi dans l’âge de la beauté. Je ne me plains pas même de ma cécité, aujourd’hui ; dans la nuit qui m’environne, la lumière de la divine présence brille pour moi d’un plus vif éclat ; Dieu me regarde avec plus de tendresse et de compassion, parce que je n’ai plus à voir que lui. Le malheur devrait me servir de protection contre les injures et me rendre sacré, non parce que je suis privé de la clarté du ciel, mais parce que je suis ainsi à l’ombre des ailes divines qui semblent produire en moi les ténèbres. J’attribue en effet à cela le redoublement d’assiduité de mes amis, leurs attentions consolantes, leurs fréquentes et cordiales visites, et leurs respectueuses déférences pour moi ! »

Mon dévouement à ma patrie, écrit-il au même ami, ne m’a guère récompensé ; c’est cependant ce doux nom de patrie qui me charme toujours. Adieu. Je vous prie d’excuser l’incorrection latine de cette lettre. L’enfant à qui je suis forcé de la dicter ne sait pas le latin, et je lui épelle chaque syllabe pour que vous puissiez lire dans mon âme. »

Sa dernière épouse, Élisabeth Minshal, et ses trois filles se relevaient auprès du poëte pour écrire, relire et corriger les chants de son poëme a mesure que son génie les lui inspirait. Il méditait ses vers dans la nuit et les dictait au lever du jour, avant que le bruit de la ville réveillée dans les rues vînt rappeler sa pensée aux choses terrestres. En entendant le bruit de la plume de ses filles sur le papier, il lui semblait dicter le testament quotidien de son génie, et déposer dans un lieu sur le trésor qu’il avait porté jusque-la dans sa pensée.

Le reste du jour, il se faisait lire les poëtes, la Bible, les histoires, où il se faisait conduire par une de ses filles dans les campagnes solitaires des environs de la ville, pour respirer l’air pur, et pour sentir au moins sur ses paupières les rayons de ce soleil qu’il ne voyait plus que par sa chaleur.

C’est au pied d’un chêne exposé au midi, sur la colline d’Hampstead, que Milton dicta un jour cette pathétique apostrophera la lumière, début de son troisième chant, admirablement imité par Voltaire et par Delille. On y sent la passion d’un bien pour jamais perdu. Le regret y double la mémoire de la jouissance.

« Salut, lumière sacrée, fille du firmament, première née du Créateur, ou coéternelle à Dieu ! Est-ce t’offenser, ô lumière, que de t’appeler de ce nom ? N’est-il pas lui-même lumière ? et n’a-t-il pas habité de toute éternité dans l’inaccessíble clarté émanée de lui ? Qui dira d’où tu découles ? Avant le soleil, avant les cieux, tu étais, et, à la voix de Dieu, tu revêtis comme d’un manteau le monde éclos des eaux ténébreuses…

» — Lorsque dans mon vol (c’est Satan qui parle) j’étais porté à travers les ténèbres extérieures, j’ai chanté, avec des accords différents de ceux de la lyre d’Orphée, le chaos et l’éternelle nuit !

» Une inspiration céleste, sous le nom de Muse, m’apprit à ne pas me précipiter dans les sombres profondeurs de l’abîme, et à en remonter ; maintenant je me rapproche de nouveau de toi, et je sens ta lampe vitale et créatrice sur mes yeux !…

» Mais toi, ô lumière ! tu ne redescends pas visiter ces yeux désormais sans aurore, qui roulent en vain dans leurs orbites, sans rencontrer tes doux rayons, tant un sombre voile les obscurcit !

» Cependant je ne cesse pas d’errer dans les campagnes fréquentées des Muses, claires fontaines, bocages ombragés, colline dorée par le soleil ! Je n’oublie pas ces deux poëtes, hélas ! semblables à moi en infortune (et puissé-je aussi être semblable à eux en gloire !) Thamyris et l’aveugle Homère !…

» Alors je m’abreuve des images qui se revêtent d’elles-mêmes de mètres harmonieux, comme l’oiseau qui veille sous les feuilles chante dans l’obscurité !

» Ainsi, avec l’année et l’année, reviennent les saisons et les saisons. Mais pour moi ne revient jamais le jour ! Je ne vois plus les blancs crépuscules du matin, ni les crépuscules dorés du soir, ni les herbes fleuries du printemps, ni les roses de l’été, ni les animaux dans les pâturages, ni le visage divin de l’homme. Le livre universel, où toutes les œuvres de la création sont écrites et effacées pour moi, n’est plus à mes regards qu’une page blanche ! Le sens par où pénètre dans l’homme toute science et toute sagesse m’est a jamais retranché.

» Luis donc d’autant plus intérieurement en moi, ô céleste clarté perdue pour mes sens ! Pénètre de tes rayons toutes les puissances de mon esprit ! Rends des yeux à mon âme, afin que je puisse voir et redire les choses invisibles à l’œil des mortels ! »

Cette invocation à la lumière est une des plus belles pages du poëme, parce que la le poëte est plus l’homme, et parce qu’au lieu d’imaginer, il sent.

Tout ce qui a lu connaît le poëme. C’est le récit de la Bible mêlé de fables, d’aventures et de longs discours. A l’exception de l’invocation que nous venons de reproduire, de quelques descriptions de l’Éden, et des amours d’Adam et d’Ève dans le paradis, le livre n’est immortel que par le style. Une fastidieuse théologie, moitié biblique, moitié imaginaire, alourdit le vol du poëte et lasse le lecteur. Dieu et le Fils de Dieu y parlent en hommes et non en divinités. Ils ont des amis et des ennemis dans leurs créatures ; des factions s’agitent dans le ciel et dans les enfers pour détrôner l’Incréé.

Les anges et les démons se livrent des combats dans l’espace avec des armes mécaniques et se tuent sans mourir, pour se disputer la possession d’un insecte appelé l’homme, sur un grain de poussière perdu dans le chaos, appelé le globe de la terre.

On discute dans le conseil de Dieu comme dans le parlement. Il y a des orateurs du gouvernement céleste et des tribuns du peuple infernal qui demandent la tête du Très-Haut, comme Milton celle de Charles Ier. Tout cela, malgré le génie de Milton, est vide de philosophie et plein d’ennui. C’est le rêve d’un puritain endormi sur les premières pages de sa Bible.

La versification seule rachète l’inanité de la fable. Elle rappelle, à la rime près, Homère, Virgile, Racine. Mais Milton, malgré sa renommée posthume de premier poëte épique anglais, y reste à une incommensurable distance de Shakspeare, qui ne rappelle personne, mais qui traduit la nature au lieu de traduire des légendes sacrées. Cependant Shakspeare était né et était mort quand parut Milton, et l’Angleterre ingrate ne se doutait pas encore qu’elle possédait en lui le poëte suprême et universel.

Milton, quoique bien inférieur, devait prendre, pendant de longues années, le pas dans la gloire sur Shakspeare. Pourquoi ? A cause du sujet de son poëme. L’Angleterre était théologique et biblique. L’homme qui avait versifié Jéhovah et la Bible devait lui apparaître comme un poëte en quelque sorte sacré. C’est ce qui arriva, mais longtemps après que Milton ne pouvait plus jouir de sa gloire. Son nom et son impopularité avaient nui a l’explosion de son poème. Le régicide déteignait de plus en plus sur le poëte.

L’ouvrage terminé et copié par ses filles, son seul public, il le porta au censeur royal chargé d’en permettre l’impression. Un libraire, nommé Symons, en donna cinq livres sterling au vieillard. Le poëte les donna à sa femme et à ses filles pour entretenir le pauvre ménage et pour récompenser, autant qu’il était en lui, les peines qu’elles s’étaient données en écrivant sous sa dictée ou en recopiant le chef-d’œuvre. Il ne paraît pas qu’aucune plainte contre la modicité du prix se soit élevée alors de l’âme ou de la maison de l’aveugle. Il avait chanté pour Dieu et pour la gloire. Ce morceau de pain tombé de la main d’un libraire et ajouté au pain de tous les jours fut une douceur domestique qui réjouit le foyer de Milton.

Depuis, les éditions du Paradis perdu en Angleterre et dans toute l’Europe ont produit plus de millions qu’il n’y avait d’oboles dans les cinq livres sterling du libraire Symons.

Selon les uns, le poème resta dix ans enseveli dans la boutique de l’imprimeur sans être ni mentionné ni lu. Selon les autres, il obtint une renommée circonscrite, mais rapide, et fit luire un crépuscule de gloire sur les dernières années du poëte.

On ne peut lire sans un éblouissement d’admiration les scènes amoureuses et pathétiques de l’apparition d’Ève a Adam, et d’Adam à Ève dans le jardin de l’innocence ; on ne peut lire sans un frisson de chaste volupté les dialogues à la fois purs et passionnés entre les deux premiers amants de la race humaine. Les historiens qui accusent Milton de n’avoir jamais aimé les femmes que comme les servantes de l’homme, calomnient la nature. Il n’y a qu’un cœur fécond d’enthousiasme pour la beauté et de respect et de tendresse pour la femme qui ait pu rêver et chanter de pareils vers.

« Adam, dit-il dans des vers aussi harmonieux que les teintes fugitives du matin, Adam, qui cherche sa compagne et qui la croit déjà errante parmi les bocages d’Éden, les pieds dans la rosée, s’étonne de la trouver encore endormie, les tresses de ses cheveux dénouées, et les joues rougies comme par les agitations d’un songe pénible. Il se soulève pour la contempler, a demi appuyé sur le coude ; amoureusement incliné sur elle, il contemple, avec des regards enivrés de ses perfections, la beauté qui dans la veille et le sommeil éclate de grâces différentes, mais égales.

» Alors, d’une voix presque inarticulée, comme quand le léger zéphyr du matin souffle en balançant les tiges des fleurs, il touche doucement de la main la main d’Ève, et lui murmure ces mots :

» — Éveille-toi, ma belle entre toutes les choses belles ; mon épouse, mon dernier don du ciel, trouvé, par mes yeux et par mon cœur, supérieur à tous les autres dons, mon ivresse toujours épuisée et toujours nouvelle !

» Éveille-toi ! le matin resplendit, et la campagne, humide de fraîcheur nocturne, nous convie. Nous perdons la fleur du jour, le moment d’admirer comment respirent nos plantes favorites, qui aussi s’éveillent ; comment le bois d’orangers ouvre et sème ses calices, d’où découle la myrrhe ; comment le roseau parfumé distille son miel ; comment la nature compose et fond ses nuances sur les fleurs, et comment l’abeille bourdonnante se pose sur le bord des calices pour y pomper son nectar liquide ! »

» Ce chuchotement des lèvres de son époux réveilla Éve ; elle leva sur Adam un regard où se lisait un reste d’effroi, et, l’enlaçant dans ses bras, elle lui dit :

» — O toi ! le seul être en qui mes pensées trouvent tout repos, toute gloire, toute perfection, que j’ai de joie de revoir ton visage quand revient l’aurore ! Cette nuit, je rêvais ! »

Elle lui raconte l’apparition en songe et les séductions du serpent tentateur.

« Ainsi, reprend le poëte, Ève raconta sa nuit, et ainsi Adam lui répondit :

» — Image la plus accomplie et moitié la plus chère de moi-même, aucun mal ne peut résider en toi, la plus pure des créatures ! Ne sois pas triste, ne couvre pas de ce nuage tes yeux, ordinairement plus sereins que le sourire de l’aube à son réveil ne l’est à la terre ! Levons-nous d’ici pour aller errer parmi les bocages, les fontaines, les herbes fleuries qui entr’ouvrent à présent leur sein plein de parfums, renfermés la nuit et répandus le matin, pour embaumer tes pieds et encenser tes cheveux ! »

Sa belle épouse se rassérénait à ces douces paroles. Mais, quoique déjà. consolée, elle laissait pleuvoir silencieusement, et sans la sentir, de ses paupières une douce larme. Elle l’essuya avec ses cheveux sur sa joue ; deux autres larmes surgissaient cependant déjà de leur source de cristal. Adam les cueillit dans un baiser avant leur chute. »

Les deux époux se lèvent, s’égarent dans les bocages, et, ravis d’un pieux enthousiasme pour le créateur de ces merveilles, chantent la prière, qui n’était alors qu’une exclamation d’admiration, de reconnaissance et de félicité.

Déjà, reprend dans un autre chant le poëte épique du premier amour, déjà la lumière éthérée commençait à entre-luire sur le jardin parmi les fleurs trempées qui exhalaient leur encens matinal, au moment où toutes les choses respirantes ou aspirantes sur le grand autel de la terre élèvent vers le Créateur des louanges muettes et les parfums des vies qu’il a créées. Le couple humain sortit de sa tente de verdure, et donna, dans son adoration, la paroles aux choses sans voix. Ève, la première, parla alors à son mari :

» — Va, lui dit-elle, où ton inclination t’entraîne, soit pour enlacer les rameaux souples du chèvrefeuille autour des arbustes qui l’élèvent avec eux vers le ciel, soit pour aider ces lianes grimpantes à monter au sommet des grands arbres, tandis que moi, là-bas, dans ce parterre confus de roses entremêlées de myrtes, je trouverai, jusqu’au milieu du jour, des grâces à ajouter par mes soins aux grâces de la terre ; car, lorsque nous travaillons trop près l’un de l’autre dans le jardin de délices, faut-il s’étonner qu’étant si rapprochés, les regards et les sourires s’échangent entre toi et moi, et qu’un dialogue imprévu s’établisse entre nous, nous interrompe, et nous fasse perdre le reste du jour avant d’avoir rien fait pour mériter notre festin du soir.

» — Notre maître, répond Adam, ne nous a pas si obligatoirement inspiré le travail, qu’il nous soit interdit de nous délasser quand nous en sentons le désir, soit par l’entretien, cette nourriture de l’esprit, soit par ces doux échanges de regards et de sourires, car les sourires, refusés à la brute, sont l’aiguillon de l’amour. Mais si un trop long entretien te lasse, je pourrai quelquefois me résoudre à un court éloignement, car un court éloignement précipite un plus doux retour ! Mais j’ai peur qu’il ne t’arrive quelque mal quand tu seras sevrée de ma présence ! Ne pense pas que l’appui d’un autre soit superflu ; ton regard me communique toutes les vertus ; sous tes yeux je me sens plus sage, plus fort, plus confiant. »

» Ève résiste et veut suivre son caprice ; elle retire doucement sa main de celle de son époux, et, comme une nymphe légère, elle vole vers ses bocages. Adam ravi la suivait d’un regard d’amour ; mais il désirait cependant davantage qu’elle fût restée près de lui. »

La faute commise, Adam se lamente dans la solitude. » Lorsque Ève, triste et éloignée de lui, vit sa douleur, dit le poëte, s’approchant à pas timides, elle tenta de douces paroles contre sa peine ; mais il la repoussa d’un regard sévère et se détourna d’elle.

» — Oh ! ne me repousse pas ainsi, Adam, lui dit-elle, je mendie en suppliante ta miséricorde, et embrasse tes genoux ! Ne me prive pas de ce qui seul me fait vivre, tes doux regards, ta tendresse, ton assistance, tes reproches même, ton soutien ! Abandonnée de toi, où irai-je ? Tandis que nous vivons encore (à peine pour quelques moments rapides peut-être), que la paix et l’amour soient entre nous deux ! Tu n’as péché que contre Dieu, moi contre Dieu et contre toi. »

» Des larmes lui coupèrent la voix, et elle demeura immobile, dans une humble attitude, jusqu’à ce qu’elle eût obtenu le pardon et la paix de son mari.

» Le cœur d’Adam se remua et s’amollit pour celle qui était naguère sa vie et ses délices, et qui maintenant était prosternée à ses pieds dans l’angoisse ; créature si belle, implorant la réconciliation, le conseil et le secours de celui à qui elle avait déplu !

» Tel qu’un homme désarmé, Adam sent fléchir toute sa colère, il relève son amante, et bientôt, avec des paroles de tendresse : « Lève-toi, dit-il, toi, la source de tout ce qui doit vivre ! etc… »

Sous de tels accents, on ne peut douter qu’il n’y eût un cœur ardent et tendre pour la femme dans la poitrine de Milton. Ce sont les plus beaux et peut-être les seuls véritablement sympathiques de son poëme. Le reste est imaginaire, fanatique et froid comme la théologie. On ne construit pas une épopée avec des machines poétiques, mais avec des sentiments. Le tort du Paradis perdu, c’est d’être une Bible en vers et non un drame humain, excepté dans ce que nous venons de citer.

M. de Chateaubriand, qui a traduit Milton, a placé le Paradis perdu au niveau d’Homère et des épopées primitives de l’Inde, de la Grèce, de Rome.

L’illustre traducteur voulait démontrer par l’exemple ce qu’il avait établi dans le Génie du christianisme, sa plus belle œuvre, que la religion chrétienne était la plus pathétique et la plus sublime des poésies. C’était le paradoxe d’une réaction qui dépassait la vérité. Le christianisme est la philosophie de la douleur, c’est là sa beauté ; elle sèvre rudement l’homme de tous les songes ; elle lui présente sans cesse la triste image de sa déchéance, de sa misère et de sa rédemption par la pénitence. Ses dogmes gémissent et ne chantent pas : sa morale proscrit toutes les voluptés, même celles de l’imagination. Un drame est une profanation, une image même est presque un crime aux yeux d’une religion toute spiritualiste, qui abat les sens pour faire triompher l’esprit. Il n’y a pas de poëtes a son berceau, il n’y a que des apôtres, des croyants et des martyrs. Le génie du christianisme, c’est l’austérité ; le génie de la poésie, c’est la fiction : ces deux génies antipathiques ne se marient jamais sans se dénaturer l’un par l’autre.

Les poëtes épiques chrétiens ne sont poëtes que quand ils se font païens par des fictions posthumes, comme Camoëns, Dante, le Tasse, Milton, en faisant du ciel métaphysique des chrétiens un Olympe homérique, ou en descendant aux enfers sur les pas de Virgile. Mais ces fictions jurent avec la théogonie chrétienne. Son Olympe, au lieu de ces dieux et de ces déesses, de ces amours et de ces grâces, personnifiant divinement toutes les passions humaines, n’a qu’un calvaire et un instrument de supplice, où les gouttes de sang d’un martyre divin lavent les souillures de la terre.

Klopstock seul, l’épique Allemand, a tenté de poétiser la majesté tragique de ce drame dans sa Messiade ; mais la Messiade n’est pas un poëme, ce n’est qu’un sanglot de l’humanité aux pieds de la croix d’un rédempteur.

Milton n’a pas échappé, dans le Paradis perdu, à cette gravité poétique du dogme chrétien. Il a fait de la métaphysique en vers au lieu de poésie dans ses chants. Il n’a été poëte que dans les pages où il a célébré l’amour du premier homme pour la première femme, parce qu’alors il n’inventait pas, il se souvenait ; il ne cherchait pas son inspiration dans sa théologie, mais dans son cœur. Aussi ces pages resteront-elles à jamais dans la mémoire des hommes.

Le peu de succès du Paradis perdu, au moment de sa publication, ne découragea pas le poëte ; la tristesse domestique était la misère chaque fois que le pain manquait à la maison. Sa femme et ses filles le conjuraient de chanter ou d’écrire pour tirer de ses pages quelque minime salaire nécessaire à l’entretien de la pauvre famille. C’est ainsi qu’il composa, comme son modèle, l’aveugle Homère, ses derniers vers et les plus belles de ses œuvres.

La vieillesse semblait donner un accent plus pathétique à sa voix. Son âme était comme ces instruments à cordes qui ont peu de son quand ils sortent des mains de l’ouvrier, mais que la vétusté du bois rend plus sonores, et dont ce qu’on appelle l’âme gémit plus mélodieusement dans le bois presque vermoulu de l’instrument.

On raconte même que les jeunes filles de Milton, quand elles avaient besoin d’un vêtement ou d’une modeste parure convenable à leur médiocrité, dérobaient dans les papiers du vieillard, et à son insu, quelques manuscrits dont des libraires faméliques leur donnaient une ou deux guinées pour se parer ou pour nourrir leur père.

Elles vendaient ainsi un a un tous les livres de sa bibliothèque, désormais inutiles, pour adoucir ses dernières années.

Sa femme, l’Ève sans crime de ce pauvre Éden domestique, dont il avait célébré la grâce, l’amour et la fidélité, sous le nom de la première épouse de l’homme, fut un modèle de dévouement au vieillard et de patience dans ses adversités. Elle se glorifiait de souffrir pour lui et avec lui. On ne sait quel pressentiment lui disait dans le cœur que cet aveugle, à demi proscrit et presque oublié de ses contemporains, portait en lui quelque vertu divine qui se répandrait sur sa mémoire et qui sanctifierait pour l’avenir tout ce qui aurait porté son nom et partagé ses misères. L’infirmité même de son mari lui était chère. Elle se réjouissait d’être les yeux, les mains, les pieds de cet homme qui l’avait tant aimée dans sa jeunesse, et qui ne communiquait plus que par elle avec ce monde.

Les derniers amis et les voisins de Milton admiraient cette femme, encore jeune et belle, qui mettait toutes ses complaisances dans cet aveugle, et qui s’attachait d’autant plus à lui que la vieillesse, la prescription et l’indigence l’exilaient davantage du commerce et même de la pitié du monde. La Providence a ainsi dans les femmes ses mystères de miséricorde, qui compensent par des consolations saintes et secrètes les abandons apparents du siècle.

Milton retrouvait dans sa cécité et dans sa misère quelques-uns des entretiens les plus pathétiques qu’il avait rêvés dans son Éden, entre l’homme proscrit et la femme fidèle, aux portes du paradis fermé. Il composait, en prose et en vers, des prières que sa femme et ses filles récitaient en chantant les jours de fête, dans sa chambre ou dans le jardin.

L’imagination et la piété, qui sont les deux éternelles jeunesses de l’homme, ne lui laissaient rien de la morosité du vieillard. Il était grave et point triste, semblable à Bernardin de Saint-Pierre, ce Théocrite français, l’auteur, jeune à quatre-vingts ans, de Paul et Virgine. Milton conservait sous ses cheveux blancs cette beauté de visage qui est la seconde fleur de la vie, plus durable que celle de la jeunesse. Son front était sans rides, son teint coloré, sa bouche grave et souriante ; ses yeux, quoique éteints, étaient azurés et profonds, comme si la lumière qui les pénétrait à la surface les avait éclairés jusqu’à l’âme. Sa voix était cadencée et mélodieuse comme un chant. Il aimait à marcher beaucoup dans la saison du soleil et des fleurs ; et, quand il se fiait au bras de sa femme ou d’une de ses filles, il marchait droit et ferme dans les sentiers des collines voisines de Londres, écoutant avec délices tous les bruits de la campagne, et surtout le chant des oiseaux.

Seulement, lorsque ses vieux amis du temps de Cromwell l’entretenaient de leurs anciennes passions politiques, et que le nom de Charles Ier revenait dans la conversation, on croyait voir passer un nuage sur sa belle physionomie. Toujours républicain, il déplorait l’évanouissement de son rêve, que l’inconsistance du peuple anglais d’alors et la trahison de l’armée avaient rendu si court ; mais il déplorait surtout d’avoir donné le sang d’un roi malheureux et innocent à ce beau rêve.

Ce remords, le seul de sa vie, empoisonnait tout pour lui dans le passé, même sa noble aspiration à la république.

Heureuses les théories qui s’évanouissent ou qui l’ajournent sans laisser une trace de sang sur la main ! Milton n’eut pas ce bonheur : parmi tous les songes de sa belle vieillesse, il y avait une tête coupée qui saignait du haut d’un échafaud sur les têtes de deux enfants. Le rude et soldatesque Cromwell avait bien avoué ce remords à sa famille en mourant ; comment le pieux et pathétique poëte de la république ne l’aurait-il pas avoué à ses enfants ? Tout ses derniers ouvrages indique cette tristesse et ce repentir. S’il ne le confessa pas publiquement alors, c’est que Charles II régnait, et que ce repentir, honorable à avouer devant Dieu, aurait paru à Milton un lâche désaveu et une vile supplication devant les hommes.

On a peu de détails sur ses derniers moments ; on sait seulement qu’il s’éteignit lentement dans ces loisirs qui sont le crépuscule insensible des longues vies, dernier bienfait du ciel pour ses favoris, qui leur ménage doucement la transition entre la vie et la mort.

Le dernier ami qui le visita avant sa fin raconte qu’il habitait une petite maison retirée et silencieuse, à l’extrémité d’un faubourg de Londres, près des prairies qui se confondent avec la ville. Les degrés de l’escalier qui montaient à sa chambre étaient recouverts d’un vieux tapis, pour que le bruit des pas de ceux qui montaient et descendaient ne troublât pas ses rares sommeils. Il trouva Milton vêtu d’un manteau court et de couleur sombre, assis près de la fenêtre, les coudes appuyés sur les bras d’un siége de bois. Il n’avait plus que peu de soleils à compter ainsi sur la terre. Il s’éteignit sans douleur et sans agonie dans la nuit du 16 novembre 1674.

Il fut enseveli, par les soins de sa femme et de ses filles, à côté de la tombe de son père, dans la petite église de Saint-Gilles ; la crainte de dire trop ou trop peu dans l’épitaphe d’un ennemi des Stuarts régnants empêcha de rien inscrire sur sa pierre, même son nom. Cette pierre anonyme ne conserva sa notoriété que par tradition de la paroisse, parce que sa femme et ses filles venaient souvent s’y agenouiller. Celle du Tasse, à Saint-Onuphre, porta du moins son nom ; mais le chantre de Clorinde ne laissait que des larmes, de l’amour et point de ressentiments politiques après lui. Il n’avait été qu’armant et poëte. Milton avait été de plus homme d’État. Il portait la peine de son double génie.

La veuve de Milton languit dans l’obscurité et dans l’indigence, et mourut d’isolement peu d’années après lui. Les filles épousèrent de pauvres artisans du faubourg qu’elles avaient habité avec leur père.

Deux de ces artisans étaient tisserands. Les filles de Milton tissèrent la toile avec leurs maris. Trente ans après sa mort, quand le Paradis perdu, longtemps inconnu, fut devenu célèbre ; quand ses compatriotes, par une de ces vicissitudes qui exhument les livres comme les hommes, eurent exhumé le poème de Milton et couronné le poëte, comme Inès de Portugal après sa mort, quelques curieux de gloire recherchèrent, dans leur obscurité, les descendants du grand homme. Déborah, sa fille chérie, vivait encore dans la maison du tisserand de Spitfields qui l’avait épousée. On lui présenta un portrait couronné de lauriers :

« O mon père ! ô mon cher père ! s’écria-t-elle en le reconnaissant et en l’embrassant, que ne peux-tu sortir du tombeau pour voir ta gloire tardive rejaillir sur le visage de ton enfant chérie ! »

Addison, le célèbre critique anglais, qui était en même temps ministre de la reine, obtint de cette princesse une gratification de cinquante guinées pour la pauvre Déborah.

Le grand poëte lyrique de l’Angleterre, Dryden, ayant lu le Paradis perdu, s’écria : « La mémoire de cet homme nous effacera tous ! » Dryden se trompait par enthousiasme. Il y avait plus d’engouement et de patriotisme que de vérité dans l’opinion qui exalta Milton au-dessus de tous les poëtes de la Grande-Bretagne, terre de poésie. Les Anglais étaient fiers de voir un poème épique, forme de poésie qui paraissait alors le chef-d’œuvre de l’esprit humain.

Les Français se firent plus tard la même illusion sur la Henriade. La Henríade est morte, le Paradis perdu vit encore et mérite de vivre par quelques unes de ses pages. Mais Milton devait baisser et Shakspeare grandir de siècle en siècle dans la postérité, parce que Milton était un imitateur et que Shakspeare était un créateur. Une scène de Roméo et Juliette révèle plus dame et contient plus de larmes que tout le Paradis perdu.

Le Tasse avait chanté le dernier des poëmes épiques. L’épopée, sorte d’apothéose, ou récit des héros historiques ou des dieux imaginaires, ne sied plus au monde moderne, qui cherche ses héros dans l’histoire et son Dieu par la raison. La poésie des grands hommes est dans les événements réels de leur vie, la poésie du ciel est dans la religion, le merveilleux est dans la nature commentée par la science. Les fables, au lieu de grandir les héros, la nature et Dieu, rapetissent tout.

S’il reste une épopée à faire aux poëtes futurs, c’est l’épopée intime du cœur humain. Un vaste poème qui prendrait l’homme à son berceau, qui le conduirait à la tombe à travers les vicissitudes, tour a tour heureuses ou misérables, de l’existence ordinaire des hommes, qui peindrait la naissance, les âges, la famille, le toit domestique, les tendresses, les délices du foyer, la religion, les paysages, les professions, les métiers, les rencontres, les séparations, les amours, les obstacles, les déchirements, les joies, les agonies, les résignations, les morts de l’espèce humaine, et qui ferait jaillir de ces scènes vulgaires tous les sentiments, tous les cris, toutes les larmes du cœur humain, un tel poème, encadré par un pinceau vrai et pathétique dans les magnificences et dans les tristesses de la création matérielle, serait l’épopée du sentiment, le poème de l’homme, les Fastes de l’Ovide de la civilisation moderne. Le poëte qui tenterait de le chanter aux hommes de nos jours n’aurait pas besoin d’autre surnaturel que la création, d’autre merveilleux que l’infini, d’autre fable que la vérité, d’autre lyre que son propre cœur. Celui-la serait lu dans le palais et dans la chaumière, dans le camp et dans l’atelier, dans l’opulence et dans la misère, jusqu’à ce qu’un nouvel ordre de société eût transformé les conditions humaines, les hommes et les choses, en une autre civilisation inconnue qui créerait à son tour une nouvelle épopée.

Ni Milton ni Voltaire n’ont rien conçu de pareil ; voilà. pourquoi la Henriade est surannée, et le Paradis perdu n’est plus qu’un monument de bibliothèque. La poésie court les rues, et les poëtes vont la chercher dans les nuages. Heureux celui qui la retrouvera où elle est, c’est-à-dire dans la vérité et partout ! Celui-là n’est pas né encore.

Quoi qu’il en soit, le nom de Milton est resté et demeurera mémorable à deux titres dans l’histoire des esprits éminents qui jalonnent les siècles : grand par la poésie, grand par la politique. Quant à sa poésie, nous l’avons caractérisée dans ses citations ; elle est souvent imitée, mais le plagiaire dans Milton est digne de l’antiquité qu’il copie. Quant à ses actes, nous les avons réprouvés dans sa glorification du régicide. Mais, si sa plume fut un jour cruelle, son caractère civique ne fut du moins jamais bas. Il n’abandonna pas la république vaincue et martyrisée, quand elle fut trahie par Monk et par la fortune. Il ne fit ni d’ignobles excuses ni de lâches palinodies devant les Stuarts triomphants ; il ne s’enfuit pas comme un coupable effrayé de la peine, ou honteux du crime ; il resta courageusement en Angleterre, avec la responsabilité de ses opinions et de ses actes, prêt à donner son sang à la liberté, comme il lui avait malheureusement donné son gage avec la tête de Charles Ier.

Il eut la constance dans la misère, la plus rare des vertus humaines. Il y avait eu du Marius dans les proscriptions sanglantes de la république, dont il s’était fait le complice, mais il y eut du Caton d’Utique dans sa persévérance contre la tyrannie, et il y aurait eu du Lucain dans sa mort si les Stuarts avaient eu soif du sang du poëte anglais, comme le tyran de Rome avait eu soif du sang du poëte romain. Quelle que soit la cause, les hommes ont fait une vertu par elle-même de la constance ; elle semble élever l’homme au-dessus de la fortune, cette banale idole de notre fragile humanité.

Il y eut de plus, dans la vie de Milton, le Bélisaire des poëtes, trois choses qui perpétueront et qui pathétiseront sa mémoire dans l’âme des hommes chez lesquels la pitié attendrit l’admiration : sa vieillesse, son indigence et sa cécité. Homère, comme lui aveugle, était conduit de porte en porte, pour chanter ses vers, par un enfant loué au prix de quelques oboles, pour le guider dans les rudes sentiers de l’île de Chio.

Les enfants qui conduisaient Milton sur les collines de Londres étaient ses propres filles, nées de ses amours avec sa première femme, toujours regrettée.

La tendresse filiale et la reconnaissance paternelle ajoutent ainsi une tendresse et une moralité de plus la la vieillesse, à la misère, à l’infirmité du poëte anglais.

Les meilleurs portraits de Milton le représentent ainsi : assis au pied d’un chêne, au coucher du soleil, le visage tourné vers ses rayons, dictant ses vers à sa bien-aimée Déborah, attentive à la voix de son père, tandis que sa femme, Élisabeth, le regarde comme Ève regardait son époux après la faute et le châtiment. Ses deux plus jeunes filles lui cueillent des fleurs des prés pour lui faire respirer quelques odeurs de l’Éden qui viennent de parfumer ses songes.

On pense involontairement à ce que deviendront cette épouse et ces jeunes filles, après la mort de ce beau et auguste vieillard, et le poëte, ainsi reproduit, est plus pathétique que le poëme.

Heureux les hommes qui ont ainsi une larme sur leur gloire ! Cette gloire alors descend jusqu’au cœur, et c’est dans ce cœur seul que le poëte est véritablement immortel.