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Vies des grands capitaines/Miltiade

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Hachette et Cie (p. 14-38).

Miltiade

I. Miltiade, fils de Cimon, né à Athènes, l’emportait sur tous ses concitoyens par l’ancienneté de sa race[1], par la gloire de ses ancêtres, par sa modestie, et se trouvait à cet âge où l’on pouvait déjà non seulement fonder sur lui de grandes espérances, mais compter qu’il deviendrait tel qu’on le vit plus tard, lorsque les Athéniens résolurent d’envoyer une colonie dans la Chersonèse. Comme le nombre des colons était considérable, et que beaucoup d’Athéniens demandaient à faire partie de l’expédition, des députés pris parmi eux furent envoyés à Delphes pour consulter Apollon sur le choix d’un chef ; car les Thraces occupaient alors ces contrées, et il fallait les leur disputer les armes à la main. La Pythie enjoignit expressément à ceux qui l’interrogeaient de prendre Miltiade pour chef, ajoutant que, s’ils suivaient ce conseil, ils réussiraient dans leur entreprise. Sur cette réponse de l’oracle, Miltiade s’embarqua pour la Chersonèse à la tête d’une troupe d’élite. Il aborda à Lemnos, voulut soumettre les habitants de cette île à la domination d’Athènes, et les sollicita de se ranger volontairement à l’obéissance ; mais les Lemniens lui répondirent en plaisantant qu’ils se soumettraient lorsqu’il viendrait de chez lui avec une flotte, poussé par le vent Aquilon : car ce vent, qui souffle du nord, est contraire aux vaisseaux qui vont d’Athènes à Lemnos. Miltiade, qui n’avait pas le temps de s’arrêter, continua sa route vers le but qu’il s’était proposé, et arriva dans la Chersonèse.

II. Après avoir en peu de temps dispersé les forces des barbares, maître de tout le pays qu’il était venu conquérir, il éleva des forteresses dans les positions les plus avantageuses, établit dans les campagnes tous ceux qu’il avait amenés avec lui, et les enrichit par de fréquentes excursions. En cela, il ne dut pas moins à sa prudence qu’à son bonheur : car, après avoir vaincu les armées ennemies grâce à la valeur de ses soldats, il organisa la colonie avec la plus grande équité, et résolut de s’y fixer lui-même. Il avait parmi les siens le rang de roi sans en porter le titre, et il tenait moins cet honneur de son autorité que de sa justice. Il n’en rendait pas moins de nombreux services aux Athéniens, ses compatriotes ; aussi conservait-il toujours le pouvoir du consentement de ceux qui l’avaient envoyé et de ceux avec lesquels il était parti. Lorsqu’il eut tout réglé en Chersonèse, il revint à Lemnos et demanda qu’on lui livrât la ville, selon ce qui avait été convenu : les Lemniens, en effet, avaient dit qu’ils se rendraient lorsqu’il viendrait de chez lui à Lemnos poussé par l’Aquilon ; or il habitait la Chersonèse. Les Cariens[2], qui occupaient alors Lemnos, ne s’attendaient guère à cette interprétation ; cependant, se voyant pris moins par leur promesse que par l’heureuse fortune de leurs adversaires, il n’osèrent pas résister et abandonnèrent l’île. Miltiade, avec le même bonheur, soumit aux Athéniens toutes les autres îles qui portent le nom de Cyclades.

III. Vers la même époque, le roi de Perse Darius transporta une armée d’Asie en Europe et résolut de porter la guerre chez les Scythes. Il jeta un pont sur l’Ister pour le passage de ses troupes, et confia la garde de ce pont, en son absence, aux principaux citoyens de l’Ionie et de l’Éolide, qu’il avait amenés avec lui, et auxquels il avait conféré à perpétuité la souveraineté de ces pays. Il estimait en effet que le moyen le plus facile de retenir sous son autorité les peuples d’Asie qui parlaient la langue grecque était de remettre la défense des places à des amis à qui sa défaite ne pourrait laisser aucun espoir de salut. Miltiade était du nombre de ceux à qui fut confiée la garde du pont. Comme les messages arrivaient coup sur coup, annonçant que Darius n’était pas heureux dans son entreprise et que les Scythes le serraient de près, Miltiade exhorta les gardiens du pont à ne pas laisser échapper cette occasion que leur offrait la fortune de délivrer la Grèce[3] : si Darius périssait avec les troupes qu’il avait emmenées, non seulement, disait-il, l’Europe serait à l’abri du danger, mais encore les peuples d’origine grecque qui habitaient en Asie se verraient affranchis de la domination et de la crainte des Perses. Rien n’était plus facile : le pont une fois coupé, le roi devait succomber en peu de jours ou par le fer des ennemis ou par le manque de vivres. La plupart se rangeaient à cet avis ; mais Histiée de Milet en empêcha l’exécution, disant que les intérêts de ceux qui possédaient l’autorité suprême n’étaient pas les mêmes que ceux de la multitude, parce que leur puissance était fondée sur celle de Darius ; une fois Darius mort, ils se verraient renversés et punis par leurs concitoyens. Aussi, loin d’approuver le sentiment des autres, il estimait que rien pour eux n’était plus utile que l’affermissement du trône de Perse. Le plus grand nombre embrassa cette opinion, et Miltiade, ne doutant pas qu’une proposition connue de tant de monde ne parvînt aux oreilles du roi, quitta la Chersonèse et revint à Athènes. Bien que son idée n’ait pas prévalu, il faut cependant lui savoir gré de s’être montré plus jaloux de la liberté de tous que de son propre pouvoir.

IV. Cependant Darius, de retour d’Europe en Asie, sollicité par ses amis de ranger la Grèce sous son obéissance, équipa une flotte de cinq cents vaisseaux, dont il donna le commandement à Datis et à Artapherne ; il plaça aussi sous leurs ordres deux cent mille fantassins et dix mille cavaliers, alléguant, pour justifier ses hostilités, que les Athéniens avaient aidé les Ioniens à prendre Sardes et à massacrer la garnison persane. Les lieutenants de Darius abordèrent en Eubée, s’emparèrent promptement d’Érétrie, et envoyèrent tous les habitants en Asie vers le roi. Puis il marchèrent sur l’Attique, et firent descendre leurs troupes dans la plaine de Marathon, qui se trouve à peu près à dix milles d’Athènes. Les Athéniens, effrayés à la vue d’un péril si pressant, ne demandèrent cependant de secours qu’aux Lacédémoniens, et leur envoyèrent Philippide, un de ces coureurs appelés hémérodromes, pour leur faire savoir de quel prompt secours ils avaient besoin. En attendant ils élurent dix stratèges[4] pour commander leurs troupes ; parmi ceux-ci était Miltiade. Une grande discussion s’éleva entre les chefs sur la question de savoir si l’on soutiendrait un siège ou si l’on marcherait à l’ennemi pour lui livrer bataille. Miltiade seul insistait avec force pour que l’on formât un camp au plus vite, disant que par là on augmenterait l’ardeur des citoyens, en leur montrant qu’on ne désespérait pas de leur courage, et qu’en même temps on ralentirait l’impétuosité de l’ennemi, étonné qu’une si faible troupe osât venir se mesurer avec lui.

V. Dans cette circonstance, nulle cité ne vint au secours des Athéniens[5], à l’exception de Platées, qui envoya mille soldats. L’arrivée de ce renfort compléta le chiffre de dix mille hommes, et l’ardeur singulière de cette petite troupe, qui brûlait de combattre, fit que Miltiade l’emporta sur ses collègues. Entraînés par son influence, les Athéniens firent sortir leur armée de la ville et choisirent une situation favorable pour camper ; puis le lendemain, s’étant rangés au pied d’une montagne dans un ordre de bataille tout nouveau, ils engagèrent l’action avec une extrême vigueur. En plusieurs endroits ils avaient abattu des arbres, afin que, protégés d’un côté par les hauteurs, et de l’autre arrêtant la cavalerie ennemie par ces longues files d’arbres renversés, ils ne fussent pas enveloppés par le nombre. Bien que Datis reconnût que la position ne lui était pas avantageuse, cependant, comptant sur sa supériorité numérique, il désirait en venir aux mains, d’autant plus qu’il jugeait utile de terminer la lutte avant l’arrivée des secours de Lacédémone. Il rangea donc en bataille cent mille fantassins et dix mille cavaliers, puis il commença l’action. Dans cette journée, les Athéniens déployèrent une telle valeur qu’ils mirent en déroute une armée dix fois plus nombreuse que la leur, et que les Perses épouvantés regagnèrent, non pas leur camp, mais leurs vaisseaux. Il n’y a point encore eu jusqu’à ce jour de bataille plus fameuse : car jamais une si petite troupe ne terrassa des forces si considérables.

VI. En parlant de cette victoire, je ne crois pas inutile de rapporter quelle fut la récompense décernée à Miltiade, afin qu’on puisse plus facilement comprendre que l’esprit des républiques est partout le même. Jadis les honneurs accordés par le peuple romain étaient rares et simples, et par cela même glorieux, tandis qu’ils n’ont plus de prix aujourd’hui qu’on les prodigue ; nous voyons qu’il en fut également ainsi chez les Athéniens. Ce Miltiade, qui avait affranchi Athènes et la Grèce tout entière, obtint pour unique récompense, lorsqu’on peignit la bataille de Marathon sur les murs du portique appelé le Pécile[6], l’honneur de figurer à la tête des dix stratèges, exhortant les soldats et engageant le combat. Ce même peuple, lorsqu’il fut devenu plus puissant et qu’il eut été corrompu par les largesses de ses magistrats, décerna trois cents statues à Démétrius de Phalère[7].

VII. Après cette bataille, les Athéniens confièrent à Miltiade une flotte de soixante-dix vaisseaux pour faire la guerre aux îles[8] qui avaient aidé les barbares ; à la tête de cette flotte, il fit rentrer dans le devoir la plupart de ces îles et prit possession de quelques-unes de vive force. Paros entre autres, orgueilleuse de sa puissance, ne voulut pas se rendre à ses raisons : il débarqua ses troupes, enferma la ville dans des lignes d’attaque et lui coupa toute communication ; puis, faisant avancer les mantelets et les tortues, il s’approcha des remparts. Il était sur le point de se rendre maître de la place, lorsqu’un bois sacré, qu’on découvrait au loin sur le continent, prit feu pendant la nuit, j’ignore par quel accident. Lorsque les assiégés et les assiégeants aperçurent les flammes, ils crurent également que c’était un signal donné par la flotte du roi. Il en résulta que les habitants de Paros ne songèrent plus à se rendre, et que Miltiade, craignant de voir survenir la flotte persane, brûla ses ouvrages et revint à Athènes avec le même nombre de vaisseaux qu’il avait en partant, au grand mécontentement de ses concitoyens. Il fut accusé de trahison, sous prétexte que, lorsqu’il pouvait prendre Paros, il s’était laissé corrompre par le roi et s’était retiré sans achever son entreprise. À ce moment, il était malade des suites de blessures reçues pendant le siège, et, comme il ne pouvait plaider lui-même sa cause, il fut défendu par son frère Tisagoras. L’affaire ayant été instruite, on lui fit grâce de la vie, mais on le condamna à une amende de cinquante talents, somme qui représentait les dépenses faites pour l’équipement de la flotte. Il ne pouvait payer comptant ; on le jeta en prison, et il y mourut.

VIII. Paros ne fut qu’un prétexte pour l’accuser ; sa condamnation eut une autre cause. La tyrannie toute récente de Pisistrate avait appris aux Athéniens à redouter la puissance de leurs concitoyens. Miltiade, accoutumé à commander des armées, à exercer des magistratures, ne paraissait pas pouvoir demeurer un simple citoyen, alors surtout que l’habitude de dominer semblait lui en avoir fait un besoin. En effet, pendant toutes les années qu’il avait passées en Chersonèse, il y avait possédé le souverain pouvoir, et avait porté le nom de tyran, mais tyran légitime : car il avait dû son autorité non pas à la violence, mais au consentement des siens, et il l’avait conservée grâce à sa bonté. Or on appelle tyrans et on considère comme tels tous ceux qui se perpétuent au pouvoir dans un État qui jouissait auparavant de l’indépendance. Mais, pour Miltiade, il joignait à une extrême douceur une affabilité merveilleuse, et il n’y avait aucun citoyen, si humble qu’il fût, qui ne pût arriver librement jusqu’à lui ; son autorité était très grande auprès de toutes les cités, son nom célèbre, sa gloire militaire immense. Considérant toutes ces qualités, le peuple aima mieux frapper en lui un innocent que d’avoir plus longtemps à le craindre.

  1. Miltiade faisait remonter à Ajax l'origine de sa race.
  2. Hérodote dit qu'à cette époque les Pélasges habitaient l'île de Lemnos.
  3. La Grèce d'Asie, les colonies grecques de l'Asie Mineure.
  4. Préteurs est le nom que donnaient d'ordinaire les historiens romains aux généraux étrangers. Les Grecs appelaient leurs généraux stratèges.
  5. Les Lacédémoniens furent retenus par des scrupules religieux qui leur interdisaient de mettre une armée en campagne avant la nouvelle lune.
  6. Le Pécile était un portique orné de peintures, ouvrage de Polygnote.
  7. Démétrius de Phalère, ainsi nommé d'un port voisin du Pirée, avait reçu de Cassandre, roi de Macédoine, le gouvernement d'Athènes. Il y régna dix ans, pendant lesquels il rendit à la république son ancienne liberté, et finit par être exilé. On renversa ses 350 ou 360 statues.
  8. Cyclades.