Vies des hommes illustres/Comparaison de Pélopidas et de Marcellus
Charpentier, (Volume 2, p. 183-187).
COMPARAISON
DE
PÉLOPIDAS ET DE MARCELLUS.
Voilà ce qui nous a paru digne d’être transcrit dans les récits des historiens sur Marcellus et Pélopidas. Tous deux hommes de cœur, infatigables, bouillants, magnanimes, ils avaient même nature et mêmes mœurs. La ressemblance entre eux est parfaite ; s’il paraît exister une différence en quelque point, c’est en ceci : dans les villes que Marcellus prit d’assaut, il fit couler le sang ; jamais Épaminondas et Pélopidas ne tuèrent un seul homme après la victoire, jamais ils ne réduisirent les villes en servitude. On pense que si ces deux généraux avaient été présents à l’affaire d’Orchomène, les Thébains n’auraient pas traité les Orchoméniens comme ils l’ont fait.
Quant à leurs actions, c’est un grand et admirable exploit que celui de Marcellus contre les Celtes, lorsqu’avec si peu de cavaliers il chassa devant lui tant de cavaliers et de fantassins à la fois : action dont on ne trouverait pas aisément un autre exemple dans l’histoire des hommes de guerre ; lorsque enfin il tua de sa main le chef des ennemis. C’est en quoi faillit Pélopidas : il tenta la même entreprise, mais il périt sous les coups du tyran, et fut prévenu par celui qu’il voulait frapper. Toutefois à cette journée on peut comparer celles de Leuctres et de Tégyre, qui furent aussi des victoires fort grandes et fort éclatantes. En fait de secret et de surprise, il n’y a, dans la vie de Marcellus, rien que nous puissions rapprocher de ce que fit Pélopidas à son retour de l’exil, à la manière dont il fit disparaître les tyrans de Thèbes. Cette entreprise est sans doute la plus remarquable de toutes celles qu’on a exécutées par le silence et par la ruse.
Annibal était pour les Romains un ennemi terrible ; les Lacédémoniens ne l’étaient pas moins pour les Thébains : or, il est constant que Pélopidas les enfonça à Tégyre et à Leuctres, au lieu qu’Annibal ne fut pas même une fois vaincu par Marcellus, suivant Polybe, et resta, ce semble, invaincu jusqu’à Scipion. Nous croyons pourtant, sur la foi de Tite-Live, de César, de Népos, et, parmi les auteurs grecs, du roi Juba, que les troupes d’Annibal furent plusieurs fois défaites et mises en fuite par Marcellus. Mais ces affaires n’amenèrent aucun changement important ; il semble même que dans ces rencontres on ne doive voir que de fausses chutes du lutteur libyen. Certes, c’est avec justice et avec raison que l’on admire ce que Marcellus a fait après la déroute de tant d’armées, la perte de tant de généraux, le bouleversement presque total des affaires de Rome : c’est lui qui rendit aux Romains assez de confiance pour tenir tête à l’ennemi. Délivrer les armées d’une frayeur, d’une consternation déjà invétérée ; y faire succéder un désir, une vive ardeur de combattre les ennemis ; relever le courage des Romains et leur confiance en eux-mêmes, et leur apprendre non pas seulement à disputer la victoire, mais à la disputer opiniâtrement, mais à la rendre douteuse : un seul homme sut le faire, et ce fut Marcellus. Accoutumés par les désastres à se trouver heureux lorsqu’ils avaient pu échapper à Annibal par la fuite, ils apprirent de Marcellus à rougir de devoir leur salut à une défaite, à défendre le terrain pied à pied, à s’affliger de n’avoir pas vaincu.
Pélopidas, tant qu’il fut à la tête des armées, ne perdit jamais de bataille ; Marcellus remporta plus de victoires qu’aucun général romain de son temps : un général si difficile à vaincre, égale bien, semblera-t-il, par le nombre de ses succès, celui qui est demeuré invincible. L’un a pris Syracuse, l’autre a manqué Sparte ; mais s’il est beau d’avoir conquis la Sicile, il est aussi plus beau, à mon avis, de s’être avancé jusqu’à Sparte, d’avoir fait ce que jamais homme n’avait fait, d’avoir en ennemi traversé l’Eurotas ; à moins sans doute qu’on ne prétende que ce fait, comme la journée de Leuctres, appartient plutôt à Épaminondas qu’à Pélopidas, tandis que Marcellus n’a partagé avec personne la gloire de ses actions. Seul il prit Syracuse ; sans son collègue il mit en fuite les Celtes ; sans que personne le secondât, quand tout le monde voulait l’en détourner, il présenta la bataille à Annibal, et changea la face de la guerre : il fut le premier général qui rendit aux Romains leur ancienne audace.
Je ne puis donner d’éloges ni à la mort de l’un ni à celle de l’autre ; je m’afflige, je m’indigne d’une fin aussi extraordinaire. Et je m’étonne qu’Annibal, qui livra tant de combats qu’on se lasserait à les compter, n’ait jamais reçu une blessure ; et j’admire, dans la Cyropédie, Chrysanas qui, l’épée haute, tout près de frapper un ennemi, entend sonner la retraite, le laisse aller, et se retire avec douceur n’écoutant que la discipline[1]. Toutefois, la mort de Pélopidas paraît excusable : il était échauffé par l’ardeur du combat, emporté par un noble désir de vengeance.
C’est chance toute heureuse, pour le général, de vaincre et conserver ses jours ; non moins heureuse aussi de mourir, quand il a remis sa vie aux mains de la vertu,
comme dit Euripide[2]. Celui qui tombe ainsi, sa mort n’a rien de passif, c’est une action. Et puis, outre la colère qui l’animait, Pélopidas ne voyait le but de la victoire que dans la chute du tyran : ce n’est donc point sans raison qu’il se laissa emporter à son ardeur ; et il serait difficile de trouver un plus bel exemple et plus brillant de valeur militaire.
Marcellus, au contraire, sans nécessité urgente, sans cet enthousiasme qui, au milieu des dangers, enlève parfois la réflexion, se jeta inconsidérément dans le péril ; et il tomba, non comme un général, mais comme un coureur d’avant-poste, comme un enfant perdu, laissant ses cinq consulats, ses trois triomphes, les dépouilles, les trophées pris sur des rois, aux mains de quelques Ibériens et Numides qui avaient vendu leur mort aux Carthaginois. Aussi se reprochèrent-ils eux-mêmes leur succès, en voyant l’homme le plus vaillant des Romains, le plus considéré, le plus illustre, tombé sous leurs coups au milieu de Frégellans qui allaient à la découverte.
Qu’on n’aille point prendre mes paroles pour une accusation contre ces héros : ce n’est que le sentiment, l’expression franche d’une indignation en leur faveur, contre eux, contre cette valeur à laquelle ils ont sacrifié toutes leurs autres vertus, en prodiguant leur vie et leur âme, comme si c’était à eux seuls que les enlevait la mort, et non point à leur patrie, à leurs amis, à leurs alliés.
Pélopidas mourut pour ses alliés, ses alliés l’ensevelirent ; Marcellus fut enseveli par les ennemis qui l’avaient tué. Le sort de l’un est heureux et digne d’envie ; il y a dans celui de l’autre quelque chose de supérieur et de plus grand : d’un côté c’est l’affection qui s’acquitte d’un devoir de reconnaissance ; de l’autre, c’est un ennemi honorant la vertu qui lui était nuisible. Ici l’objet des honneurs rendus, c’était le beau seul ; là ce qu’on aimait, c’était le souvenir de services reçus et le sentiment d’un besoin bien plus que la vertu même.