Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/14

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PIETRO CAVALLINI,
peintre romain.

Depuis des siècles Rome était privée de la gloire que donnent les lettres, les armes, les sciences et les arts, lorsque, par la volonté de Dieu, naquit dans ses murs Pietro Cavallini, à l’époque où Giotto tenait le sceptre de la peinture en Italie. Élève de cet illustre maître qui l’associa aux travaux de mosaïque de la nacelle de Saint-Pierre, Cavallini se montra digne de cet honneur dans ses peintures, aujourd’hui détruites par le temps, de la porte de la sacristie d’Araceli et dans ses fresques de Santa-Maria-di-Trastevere. Il entreprit ensuite, sans l’aide de Giotto, dans la grande chapelle et sur la façade de la même église de Santa-Maria, plusieurs ouvrages de mosaïque qu’il conduisit à bonne fin. Dans ses fresques de l’église de San-Grisogono, il s’efforça de donner de nouvelles preuves de talent, et il y réussit. Il décora de sa main presque toute l’église de Santa-Cecilia-in-Trastevere, ainsi que celle de San-Francesco près de Ripa (1). À San-Paolo, hors des murs de Rome, il orna la façade de mosaïques et la nef du milieu d’une foule de sujets tirés de l’Ancien-Testament. Dans la salle du chapitre du premier cloître, il exécuta des fresques qui lui acquirent un tel crédit qu’on lui confia le soin de peindre la paroi intérieure de Saint-Pierre entre les fenêtres de la façade. Il y représenta, à fresque et d’une grandeur extraordinaire pour le temps, les quatre évangélistes, saint Pierre, saint Paul, et dans une nacelle bon nombre de figures où l’on trouve mêlée au style de Giotto l’ancienne manière grecque qu’il affectionnait beaucoup. On voit dans cet ouvrage que Cavallini n’épargna aucun effort pour donner à ses figures tout le relief possible. Mais son chef d’œuvre est à Araceli où il peignit, à fresque, sur la voûte de la grande tribune, la Vierge et son divin fils placés au milieu d’un cercle lumineux et au-dessus de l’empereur Octavien qui adore le Christ que lui montre la sibylle tiburtine. Cette composition s’est bien conservée, parce que la poussière ne peut attaquer les voûtes comme les murailles. Pietro se rendit ensuite en Toscane pour connaître les œuvres de Giotto et de ses élèves ; il profita de ce voyage pour laisser à San-Marco plusieurs figures, que plus tard on badigeonnea, à l’exception de l’Annonciation, près de la porte principale. L’église de San-Basilio et un autre édifice de Florence possèdent des Annonciations si semblables à celles de San-Marco, qu’on doit les attribuer également à Pietro. Parmi ses figures de San-Marco, il introduisit le portrait du pape Urbain V dont il ne resterait plus aucun souvenir aujourd’hui, si Fra Giovanni de Fiesole ne l’eût heureusement introduit à San-Domenico, dans un de ses tableaux.

En retournant à Rome, Cavallini s’arrêta quelque temps à Assise pour voir les monuments élevés par le Giotto et ses élèves, et pour peindre lui-même à fresque, dans l’église souterraine de San-Francesco, le Crucifiement de Notre Seigneur (2). Il fit entrer dans cette composition des cavaliers dont les costumes et les armes sont d’une grande variété et appartiennent à diverses nations. Le haut du tableau est occupé par des anges appuyés sur leurs ailes : les uns se frappent la poitrine, les autres se tordent les mains en pleurant amèrement la mort du fils de Dieu. On croirait que cette fresque a été exécutée en un jour, tant les assemblages de l’enduit sont habilement dissimulés. J’y ai trouvé les armoiries de Gualtieri, duc d’Athènes ; mais aucune date et aucune inscription n’indiquent si elles y ont été placées par l’ordre de ce prince. Cela est probable néanmoins, car on reconnaît facilement la manière de Pietro, et Gualtieri vivait alors en Italie. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, le tableau mérite de justes éloges et assurément est dû au pinceau de notre artiste.

Pietro peignit encore à fresque plusieurs sujets tirés de la vie de Jésus-Christ, dans l’église de Santa-Maria d’Orvietto, pour le puissant seigneur Messer Benedetto Monaldeschi, fils de Messer Buonconte. Il fit aussi, dit-on, quelques sculptures qui obtinrent du succès. On lui attribue le Crucifix de l’église de San-Paolo, qui parla, l’an 1370, à sainte Brigitte (3). Il laissa plusieurs autres productions du même genre, mais elles périrent lorsque l’on détruisit l’ancienne basilique de Saint-Pierre.

Pietro était grand travailleur. Il n’épargna aucune fatigue pour rendre son nom glorieux dans son art ; bon chrétien, ami des pauvres, il fut vénéré, non seulement par ses compatriotes, mais encore par tous ceux qui le connurent. Dans sa vieillesse, il se distingua par une si profonde piété et par une vie si exemplaire, qu’on le regardait presque comme un saint. Il n’est donc pas étonnant que son Crucifix de San-Paolo ait parlé à sainte Brigitte, et que d’éclatants miracles aient été produits par une de ses Madones que je ne désignerai point autrement, malgré sa célébrité en Italie, et bien que j’aie la conviction qu’elle est sortie de sa main (4).

À l’âge de quatre-vingts ans, Pietro Cavallini mourut à Rome, de tranchées occasionnées par l’humidité des salles où il travaillait. Ses peintures datent de l’an 1364 environ. Il fut enseveli dans l’église de San-Paolo, et on grava sur sa tombe cette épitaphe :

Quantum Romanæ Petrus decus addidit urbi
  Pictura, tantum dat decus ipse polo.

Il eut pour élève Giovanni de Pistoia qui laissa dans sa patrie quelques ouvrages de peu d’importance.

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’art des mosaïstes. Nous nous bornerons ici à quelques considérations ; les unes pour dessiner mieux les questions que nous avons à cœur d’établir dans ce premier volume ; les autres, pour attirer dès maintenant l’attention du lecteur sur des points auxquels nous reviendrons plus tard. Nous dirons d’abord que l’emploi, l’importance, la prospérité de la mosaïque doivent éminemment servir à caractériser les besoins artistiques de l’Église et les ressources de l’école byzantine pendant les premiers mille ans de notre ère, de même que son abandon, son insignifiance et ses misères actuelles sont dans un parfait rapport avec le génie moderne. En effet, on ne saurait douter que l’esprit dans lequel s’entreprit le mouvement de la renaissance, et la marche dans laquelle il fut conduit, ne dussent un jour entraîner la mosaïque à sa perte comme plusieurs autres branches intéressantes de l’art. Les écoles de la France, de l’Allemagne et des autres pays du Nord, y renoncèrent franchement, et ne lui permirent aucun accès dans l’ensemble, si hospitalier cependant, de leurs procédés et de leurs moyens. Partout les cathédrales gothiques se privèrent de ce grand élément décoratif des basiliques byzantines. Les écoles italiennes, au contraire, l’accueillirent avec une prédilection toute particulière ; mais en s’y attachant trop, en lui faisant subir les progrès que sa nature et son essence ne comportaient pas, elles l’amenèrent tout à fait en dehors de sa sphère et le perdirent.

Nous dirons ensuite que la mosaïque étant en soi un métier mixte, et se prêtant admirablement au pêle-mêle artistique dans lequel a fonctionné le moyen-âge, elle a, malgré sa fortune mauvaise et son évanouissement final, rendu d’incontestables services et inculqué de réelles qualités à presque toutes les branches de l’art. En effet, née peut-être, comme on l’a dit, d’un besoin de l’architecture, qui devait vouloir tempérer par l’emploi de quelques compartiments colorés la pâle physionomie de ses pavements et de ses aires, la mosaïque finit par pousser l’architecture à une plus riche coloration de toutes ses parties. De plus encore, la mosaïque, ayant pris, pendant le moyen-âge, le premier rang comme moyen pittural, et recevant de sa propre essence, de la nature de ses procédés même et du genre des motifs qu’elle était appelée à traiter, certaines qualités de largeur et de simplicité, elle les remit à la peinture, quand celle-ci lui succéda ou commença à exercer concurremment avec elle. Et assurément, si l’on veut y regarder, on ne pourra pas méconnaître la fidélité de notre observation dans tous les pays où la mosaïque a été primitivement en honneur. Ce cachet de sobriété, cet empire de la masse, cette subalternisation des détails, et ce qui vaut mieux peut-être encore, cette concision du sujet, cette simplicité d’attitudes, tout ce fond enfin si lisible et si net, sur lequel se détache la pensée des maîtres italiens, touchent de plus près qu’on ne le croit aux vieux errements et au spectacle habituel des mosaïques byzantines. Quant à nous, nous sommes tellement convaincus de cette vérité jusqu’ici restée sans constatation, que nous ne craignons pas d’en prendre l’initiative. Il nous semble, en effet, que l’aspect tranché de l’école italienne tout entière nous justifie. Nous puisons nos preuves aussi bien dans les œuvres timides et peu colorées de Cimabue et du Giotto, que dans les œuvres hardies et brillantes du Véronèse et du Tintoret ; et nous entreprendrions même de démêler encore, sous le large pinceau des Carraches, la localité byzantine, héréditaire dans l’école.

De plus, par la force de ses affinités matérielles, la mosaïque adhère à une foule d’applications auxquelles l’artiste doit être initié. Par l’emploi des matières vitrifiées, la mosaïque touche à la peinture sur verre. Ces deux modes, en apparence distincts aujourd’hui, furent même autrefois presque entièrement confondus, comme nous le ferons voir plus tard dans nos notes sur la vie du fameux peintre verrier Guglielmo da Marcilla. La mosaïque, en s’exerçant, non plus sur un fond plat, mais sur des reliefs, se lia étroitement à certaines branches de la sculpture et servit à leur développement, comme nous en dirons un mot, lorsque nous en serons venus aux admirables tentatives de Jacopo della Quercia, le grand maître, en terres cuites et colorées, en sculptures peintes et émaillées. La mosaïque, par son intelligence des compartiments, devint la souche des marqueteries en bois et en marbre, dans lesquelles Florence et Vérone se distinguèrent particulièrement, et dans lesquelles, ainsi qu’on le verra plus tard, les Brunelleschi et les Benedetto da Maiano formèrent sous leur direction savante de si habiles ouvriers. Enfin, la mosaïque, par son étude et ses recherches continuelles des mortiers, des ciments, des mastics, des stucs, aida aux progrès dont nous verrons bientôt Duccio de Sienne ouvrir la voie dans son piquant travail du dôme de Sienne, sur lequel nous nous expliquerons, dans la vie de son compatriote Beccafumi, qui fut chargé de l’achever.

On le comprend, les influences morales, les infiltrations poétiques (si ce mot peut se dire) de la mosaïque byzantine, ont eu, suivant nous au moins, assez de gravité et de persistance : de même que ses ramifications matérielles, ses insinuations techniques, que nous n’avons point la prétention d’avoir toutes indiquées et reconnues ici, ont été nombreuses et importantes. Nous avons voulu appeler l’attention sur ce point : mais, à cause de nos bornes, nous devons en rester là. C’est à nos lecteurs curieux à nous suppléer. D’ailleurs nous ne renonçons pas à nous occuper encore du sujet si intéressant de la liaison de tous nos arts entre eux.

En ce moment, il convient surtout de consigner ici un résumé rapide de l’histoire de la mosaïque pour n’être plus forcé à y revenir.

L’art de la mosaïque est très ancien ; et nous pouvons dire que nous ne comprenons guère l’erreur dans laquelle sont tombés plusieurs hommes fort instruits d’ailleurs, qui en attribuent l’invention au règne de l’empereur Claude. Sans vouloir faire passer sous les yeux aucune des nombreuses preuves qu’a rassemblées, dans son grand ouvrage sur les mosaïques, le cardinal Furietti, nous nous bornerons à dire que son second chapitre traite au long de l’origine de la mosaïque et de son existence chez les Perses, les Assyriens, les Égyptiens et les Grecs. Les preuves historiques, accumulées par le savant et riche prélat, qui fut lui-même un des plus notables possesseurs de mosaïques, sont tout à fait convaincantes. Nous ferons seulement remarquer à ce propos combien la mosaïque dans son origine est un art simple. Rien n’est plus naturel à l’homme que l’esprit et le besoin de symétrie et de compartiment ; on les trouve empreints dans ses premiers travaux. La mosaïque, comme beaucoup d’autres applications ingénieuses, en dérive et doit se perdre dans la nuit des temps. Les peuplades sauvages de l’Amérique avaient leurs mosaïques. On montre, dans le trésor de la Santa-Casa, quatre portraits faits en plumes, assemblées par des filets.

Les Romains, qui possédaient la mosaïque à l’état élémentaire, la reçurent, comme tous les autres procédés, de la main des Grecs, à un état plus avancé. Bientôt leur amour du luxe, leur mépris de la dépense, lui donnèrent chez eux une grande extension et lui firent faire de réels progrès, comme le prouvent suffisamment les monuments retrouvés. Dès les premiers temps où l’existence de la mosaïque peut se constater, à Rome, on la voit recevoir une foule d’applications diverses, et par conséquent une foule de noms. L’accord de tous ces noms, donnés aux travaux du mosaïste, suivant les différences qu’on pouvait distinguer, a été un long thème de querelles et de discussions parmi les amateurs et les savants. Ce sont là des points de pure archéologie, qui importent peu aux artistes et qui nous mèneraient loin. C’est pourquoi nous entendons nous taire sur l’épineuse question de savoir ce qu’expriment au juste le lithostrotum, le musivum, le mosibum, le museum, le mosiacum ou musiacum, le pavimentum vermiculatum ou reticulatum et l’opus quadratarium, albarium, tesselatum et sectile. L’usage nous étant propice, nous en agirons sans façon avec toutes ces variétés qui pour nous seront de la mosaïque, et nous renverrons à plus savant que nous pour des définitions plus minutieuses.

Les Romains ne tardèrent pas à dénaturer ce que les Grecs leur avaient transmis. Le goût exquis de ces derniers, leur précieuse entente des distributions et de l’ornement, leur science imitative avancée, avaient dû leur faire réaliser en mosaïque des choses charmantes. Mais assurément le sens droit des Grecs n’avait pas dû appeler la mosaïque à lutter contre la peinture, dans ses plus belles prérogatives. Les Grecs, il est à croire, avaient successivement conduit les compartiments de leurs pavés jusqu’à figurer des ornements, des rinceaux, des enroulements, des festons, des entrelas ; et, passant de ces formes capricieuses et tenant de l’arabesque, jusqu’à des symboles et des attributs plus significatifs, ils avaient pu aborder les griffons, les chimères, les masques tragiques ou comiques, les signes du zodiaque, les ceps de vigne, les oiseaux becquetant les fruits, et tous les motifs si connus de leur ornementation. On peut admettre même que l’idée dut leur venir d’encastrer maintes fois, au centre des dispositions comparties de quelque riche pavement, une scène dans le genre de celles qu’ils ont traitées avec tant de grâce et de simplicité : des nymphes endormies ou abreuvant quelque animal fantastique, des danseurs, des acteurs, des joueurs de flûte ou de castagnettes. C’est ainsi que sont entendues les belles mosaïques antiques ; celle qu’on a trouvée à Orticoli, dans le dernier siècle, et qui est le plus bel ornement de la salle circulaire du musée Pio-Clementino ; celle d’Italica, et la fameuse Prénestine qui pavait, sous Sylla, le fastueux temple de la Fortune à Præneste.

Mais quand les Romains aimaient une chose, ils la poussaient loin, comme on sait. Déjà César se faisait suivre, dans le cœur de la Gaule, par les marbriers ; et, au milieu de ses expéditions, les compartiments de l’opus tesselatum et sectile se dressaient à la hâte dans sa tente[1]. Plus tard, Héliogabale ne faisait-il pas paver en pierres précieuses sa cour, où il présumait avoir un jour à se casser la tête, quand Rome ou plutôt ses prétoriens seraient décidément las de lui ?

Mais, bien avant Héliogabale, les Romains, qui aimaient les mosaïques et qui en voulaient partout, ne se contentaient plus d’en orner le parvis de leurs cours et de leurs chambres basses ; ils en décoraient les lambris, les voûtes et les plafonds. Il semble même, à entendre Pline, que cette dernière application prévalut sur l’autre, que les mosaïques furent décidément trouvées trop belles[2] pour être foulées aux pieds plus longtemps, et qu’on voulut en jouir en guise de tableaux.

On pense qu’une telle révolution dans la destination de la mosaïque dut en provoquer une autre, si ce n’est dans les procédés, au moins dans le choix de ses matériaux.

Les cailloux, les pierres, les marbres naturels ou coloriés, les pâtes et les terres cuites, les fragments de pots, les coquillages, pour lutter spécialement avec les couleurs que la peinture emploie, n’offraient pas des tons assez chauds et assez montés, surtout dans un temps où les peintres, amorcés par un fol amour de l’éclat et de la richesse, demandaient au minium, au pourpre, à l’azur, à l’or et à l’argent, leurs perfides prestiges et leurs oppositions criardes. La mosaïque emprunta bien autant qu’elle put aux différentes pierres précieuses, aux agates, aux jaspes, aux cornalines, aux sardoines, aux émeraudes, aux turquoises, aux lapis lazuli. Mais toutes ces gemmes, si variées et si nuancées qu’elles fussent, ne pouvaient fournir la gamme entière des tons, ni leurs énergiques contrastes, ni leurs suaves dégradations. Puis encore, sans parler de la dépense, l’ouvrier avait une peine énorme à les scier, à les refendre, à les dresser et à les doucir. On imagina donc de chercher toutes les ressources de la palette dans les émaux. On sait que par émail on doit entendre ici un verre qui a reçu, au moment de la fusion, sa couleur d’une substance minérale ou métallique quelconque, et dont l’opacité résulte de l’addition même de cette substance qui ne se vitrifie pas à fond. L’émail ne s’éclate pas comme le verre, il se casse net ; ce qui fait qu’on le réduit aisément en petits parallélipipèdes de figures sans doute irrégulières, mais on ne peut mieux propres à être retenues par le mastic qu’on emploie pour les ajuster. Ce n’était pas tout pour la mosaïque de s’être mise à même de puiser dans les casiers de quoi disputer à la peinture la multiplicité des teintes de la palette ; elle voulut encore y trouver des pains dorés ou argentés par quelque procédé ingénieux. Pour arriver à cela, dit-on, les feuilles d’or et d’argent collées entre deux lames de verre étaient soumises au four de verrerie, et finissaient, au bout d’un court espace de temps, par ne plus faire qu’un corps. Une fois donc que le mosaïste se sentit aussi bien muni, il se piqua de pouvoir, avec de la patience et ses mille et une teintes étiquetées dans les casiers, reproduire tous les jeux auxquels se livre le peintre avec sa verve et ses sept ou huit couleurs principales placées en désordre sur la palette. Cet aperçu était faux ; quand bien même le mosaïste eût eu beaucoup plus de nuances à son service, et le peintre quelques couleurs de moins, la partie n’eût point été égale encore. Mais les siècles de décadence où la mosaïque vit ses grands progrès s’accomplir expliquent très-bien ses prétentions et ses triomphes. Dans les derniers temps de l’empire, les exigences du luxe rétrécissaient tous les jours le domaine de l’art, et la poursuite d’un faux éclat enfiévrait les artistes. La peinture n’était plus guère qu’un ambitieux échantillonnage, où les tons les plus crus se mariaient aux formes les plus pauvres. La mosaïque, plus dispendieuse, plus reluisante à l’œil, plus douce au toucher devait immanquablement détrôner sa rivale ; ainsi aucune idée d’un ordre un peu élevé ne motiva cette triste révolution. L’indestructibilité des mosaïques, dont on fait à tort peut-être tant de bruit aujourd’hui, est une considération probablement toute moderne, dont les Romains ne nous paraissent point avoir été occupés. Beaucoup de textes déposent de leur engouement pour l’éclat de la mosaïque ; aucun à notre connaissance ne parle de sa durée. D’ailleurs la mosaïque antique, dans les œuvres subsistantes, ne nous paraît pas avoir jamais songé à nous léguer le moindre souvenir. Nous n’avons d’elle aucun portrait d’homme fameux, aucun linéament-type, aucune reproduction d’ouvrages célèbres. Aussi, la mosaïque, privée de toute moralité, retenue par la nature même de son travail, soumise au maniement le plus ingrat, contrainte à ne pas aborder immédiatement son idée, obligée de se traîner dans les lenteurs préalables du calque et les ennuis permanens de la découpure, oublia bientôt tout ce que la peinture avait pu lui apprendre, et devint un pur métier. Les ouvriers mosaïstes, en effet, se dispensèrent bientôt de dessiner eux-mêmes les motifs qu’ils se proposaient d’exécuter avec leurs émaux ; ils se repassaient, comme un fonds industriel, les cartons et les poncis dont ils avaient besoin. Or, quand on pense que, malgré la déplorable dégénérescence de ses seules parties vraiment artistiques, la mosaïque n’avait pas moins dépossédé la peinture de ses plus belles et de ses plus capitales entreprises, on comprend combien la décadence de tous les arts du dessin dut être plus prompte. Nous n’en exceptons pas même l’architecture, qui, au premier aperçu, pourrait paraître désintéressée dans la question. Nous avons dit à quel point nos arts étaient solidaires entre eux, et quel genre d’action ils exerçaient les uns sur les autres. Ainsi la mosaïque, étant venue à remplacer la peinture, hérita de son influence ; et on peut, selon nous, en reconnaître et en suivre les effets d’une manière frappante dans les œuvres architecturales des derniers temps de l’empire et du moyen-âge. L’oubli des proportions, la dépréciation des contours dont les négligences de la mosaïque donnèrent, suivant toutes les probabilités, le premier signal, se reproduisirent exactement dans le désordre et l’abâtardissement de tous les membres et de tous les profils de l’architecture. Mais une chose bien plus incontestable que celle-ci, et qui cependant, jusqu’à présent, n’a été remarquée par personne, c’est que la mosaïque, avec sa coloration obtenue par pièces de rapport, avec ses encadrements et ses compartiments incrustés, imprima à l’architecture le cachet de bigarrure qui la distingue dans ces temps. C’est en effet aux errements de la mosaïque que se doivent surtout attribuer cette manie d’incrustations réelles ou feintes, et tout ce cliquetis fatigant de marbres de toutes couleurs, et d’enlumination de toutes sortes qui prennent à la tête et ne laissent à l’œil aucun repos.

C’est à eux qu’on doit même attribuer ces élévations, formées d’assises de pierres alternativement blanches et noires, et dont quelques dômes italiens nous ont conservé les baroques exemples : marqueterie puérile autant que choquante ; fausse variété qui arrive vite à la monotonie et à l’insignifiance des cases du damier, et qui eût tout envahi au moyen-âge, sans le génie mâle et le talent sévère des Lapo, des Brunelleschi et des Bramante, qui en finirent résolument avec ces pauvretés des maisons chinoises, indiennes et turques. Ce qui ne veut pas dire que nous nous flattions le moins du monde d’avoir en quelques mots vidé la question pleine d’actualité de la coloration architecturale. Nous avons seulement entendu expliquer, par la mosaïque, un de ses plus évidents écarts dans le passé. La polychromie peut être une grande ressource de plus aux mains des habiles maîtres ; mais avec elle, les maladroits gâcheurs de toutes choses pourraient précipiter l’architecture dans les plus ridicules excès.

Mais, après avoir indiqué tour à tour les bonnes et les mauvaises influences de la mosaïque, sur l’art en général, continuons de constater les grandes phases de son histoire. Le moyen-âge la reçut donc dans le pêle-mêle de l’art païen, et soit que l’engouement des peuples pour elle fût toujours particulièrement vivant, soit que l’idée chrétienne ait éprouvé pour elle quelque sympathie, la fortune de la mosaïque sembla encore s’assurer davantage. Acceptée par l’Église comme un art principal, la mosaïque prit un développement énorme, et revêtit réellement pour la première fois un grand caractère. Aussi n’avons-nous pas hésité à dire en commençant que le génie artistique de l’Église nous paraissait surtout s’être manifesté dans les mosaïques du moyen-âge. Aussi n’oserions-nous pas prendre sur nous d’affirmer que l’Église n’ait pas associé intimement la mosaïque à toutes les idées qu’elle entendait faire régner dans le monde. L’éclat et la durée des matériaux, la multitude des parties, l’indissolubilité du lien, la patience même de l’ouvrier, purent paraître à la subtile intelligence un piquant rapprochement avec la splendeur de ses principes éternels, avec l’ampleur de sa rigoureuse unité, et avec l’autorité de ses commandements.

Quoique l’Église ne s’en soit pas expliquée, que nous sachions, on peut croire cependant, comme Ghirlandaio l’a cru après avoir vu les mosaïques de Rome[3], que les ouvriers byzantins ont travaillé pour elle en présence de l’éternité. Comparez les inspirations austères de ces pieux artistes avec ce qui nous reste des débauches romaines. C’est là que vous trouverez l’école byzantine vraiment grande, vraiment inspirée. Rien, malgré tant de travail et de peine, malgré tant d’essais et de sacrifices, malgré tant de succès et de progrès donnés ou obtenus depuis les premiers temps de l’art moderne par toutes les écoles à la fois, ne dépassait peut-être, dans ce qui constitue leur beauté, ces œuvres primitives. Nulle part l’idée fondamentale ne se fait voir avec plus de grandeur et en même temps avec plus de simplicité. Nulle part l’attitude et la physionomie ne saisissent autant l’œil et ne pénètrent autant dans la mémoire. L’ouvrier byzantin, méprisant tout ce qui l’entoure et dans le monde de l’art et dans le monde de la nature, fort de son ignorance volontaire, comme nous l’avons dit, semble trouver un incroyable appui, puiser une inexprimable autorité dans la rudesse même d’une exécution qui abstrait tous les détails et viole toutes les formes. De lourdes et poignantes pensées sur l’homme, sur les vanités de sa vie, sur les obscurités de sa destinée, vous assaillent et vous délabrent devant ces représentations byzantines, si étranges, se détachant sur un fond sobre et nu, qui n’est ni le ciel ni la terre, ni rien de connu, vide inquiétant où l’homme est tout, et où il ne semble conserver de sa forme que ce qu’il en faut bien juste pour se faire reconnaître. Quelle sombre et implacable poésie bâtissait donc, par les mains des manœuvres byzantins, ces muettes apparitions qu’à travers les longues colonnades des basiliques, les peuples en prières voyaient resplendir au fond des absides ? Quelle métaphysique, étrange autant que certaine cependant, avait appris qu’à défaut du savoir et de la beauté, l’ignorance et la laideur mettraient ces œuvres au-dessus des formes vulgaires et des expressions communes ? Pourquoi ces longues figures, ces membres grêles, ces attitudes muettes, ces yeux fixes, ces mains desséchées, ces pieds qui ne portent sur rien ? Les Byzantins le savaient-ils ? S’étaient-ils dit qu’il convenait de figurer ainsi l’ascétisme qui nie et dévore le corps ; et le dessin de ces pauvres ouvriers était-il une véritable exégèse biblique ? Il faut le croire ; car, au milieu de ces barbares linéaments, il y a trop d’intentions sur lesquelles il n’est pas permis de se méprendre.

Cependant, il ne faudrait pas s’y tromper, sous ces vieux monuments de la mosaïque byzantine perce déjà le caractère que revêtira plus tard la peinture moderne. L’impression qui en résulte est trop profonde pour que l’avilissement de la forme n’y annonce pas le futur règne de l’expression, et que l’immobilité du mouvement n’y promette pas à l’avenir la profondeur de la pensée. Aussi, ce fut un beau temps pour la mosaïque que l’époque où travaillèrent le grand Turrita, ses habiles élèves, et ses nombreux continuateurs, dans le treizième et le quatorzième siècle, lorsque Cimabue, les Gaddi, Giotto, et Pietro Cavallini, imprimant, suivant leur force et leur génie, sur le fond byzantin, les premiers et naïfs pressentiments de l’art moderne, vinrent ajouter une grâce et une noblesse indicibles à ces expressives et sauvages représentations. Mais bientôt, par ces hommes même, la peinture ressuscitée, et voguant à pleines voiles vers des progrès toujours plus rapides et toujours plus grands, se vengea sur sa lente rivale, de la sujétion où elle avait été tenue si long-temps. La mosaïque perdit le sentiment de cette individualité et de cette puissance que lui avait si largement octroyées le moyen-âge, et désormais esclave résignée, satellite languissante, elle se traîna à la remorque de la peinture ; singer la peinture, s’exténuer pour approcher de ses résultats faciles, tel fut le lot de la mosaïque. La renaissance moderne ne lui fut donc pas moins dure que la décadence antique. Il faut dire, au reste, que le procédé de ces deux époques si différentes fut cependant le même à l’égard de la mosaïque. Toutes deux la tirèrent violemment de sa sphère ; l’antiquité grecque et le moyen-âge ont consacré à la mosaïque une destination indépendante et des formes particulières. La décadence romaine, la renaissance italienne, par un zèle mal compris, augmentèrent ses obligations matérielles sans pouvoir élargir ses facultés morales : c’était la tuer. Comme dans ses derniers dérèglements, au temps des empereurs, la mosaïque vint donc exhaler son dernier soupir au milieu de ses prétendus progrès. On ne comprit pas alors que ce dispendieux, pénible et monumental procédé ne pouvait absolument convenir, dans l’ensemble de la technique moderne, qu’à exprimer succinctement et à grands traits, comme l’avaient fait les Byzantins, et comme avait entendu le faire l’école du Turrita et du Giotto, les principales données de la poétique chrétienne. N’étaient-ce pas en effet les imposantes allures, les grands galbes, les draperies simples, les masques austères et tranquilles du Christ, des Apôtres et des saints, que la mosaïque surtout devait tendre à fixer en les épurant, puisqu’elle avait eu la gloire d’y être employée pendant tant de siècles. Loin de là, nous la verrons, rougissant plus que la peinture peut-être de ce qu’elle devait à l’école byzantine, s’efforcer de plus en plus de rompre tous les liens de ses traditions, pour courir après les prodiges de la patience et les miracles de la copie. Nous rencontrerons plus tard, dans les ateliers de Venise, les ardents promoteurs de cette définitive révolution de la mosaïque. Après les remarquables essais de Marco Rizzo et de Vincenzio Bianchini, l’auteur de ce fameux jugement de Salomon qui se voit sous le péristyle de Saint-Marc, le Vasari nous parlera des deux grands maîtres de la mosaïque qui payèrent si chèrement leur supériorité, des malheureux frères Francesco et Valerio Zuccati, ces étonnants ouvriers qui, pour l’honneur de l’art, trouvèrent moyen de travailler avec tant d’audace et de verve dans un métier aussi ingrat ; qui, laissant de côté les calques, les patrons, les découpures, opéraient résolument, sans préparatif aucun, sous l’œil étonné du Titien et du Tintoret. Mais ceux-là qui dépassaient ainsi toutes les limites de leur métier, par l’adresse et le génie, essayèrent, dit-on, de monter encore plus haut par la supercherie. Pour atteindre au prestige des toiles vénitiennes, ils empruntaient, en le déguisant, le secours de la palette et du pinceau. Que ceci soit vrai ou non, l’envie l’a dit et l’a fait prouver par la torture. Le vieux Bianchini, le jeune Bozza, l’habile prédécesseur, l’habile continuateur de Francesco et de Valerio, déclarèrent avec une égale fureur les œuvres des deux frères impossibles à réaliser sans le mensonge et la fraude, qui seuls pouvaient les expliquer. Le Titien et le Tintoret, malgré leur mésintelligence, se rapprochèrent pour les défendre avec une égale sympathie. La mosaïque avait raison de condamner ces hommes qui n’étaient point de serviles ouvriers ; la peinture avait raison de les absoudre, parce qu’ils étaient de grands artistes. Après les prospérités de la mosaïque dans l’école vénitienne, il ne nous reste plus qu’à inscrire ses derniers triomphes, et son agonie à Rome. « La mosaïque alors, dit Lanzi, atteignit son plus haut point de perfection. Elle devint l’imitation de la peinture, non plus par le moyen de petites pierres de plusieurs couleurs, choisies et rapprochées entre elles, mais par l’emploi d’une composition qui peut soutenir toutes les couleurs, rivaliser toutes les demi-teintes, présenter toutes les gradations, toutes les transitions, presque aussi bien que le ferait le pinceau.[4] » Baglione appelle cette amélioration la manière de travailler les mosaïques à l’huile, et donne pour le dernier mot de l’art le travail de la chapelle grégorienne, exécuté par Muziani, son inventeur. Il se trompe cependant. Muziani devait encore être dépassé. Les Cristofori s’enorgueillirent de pouvoir exécuter en cubes de verre quinze mille variétés de teintes, chacune divisée en cinquante degrés, depuis le clair le plus vif jusqu’au brun le plus foncé. Le Provenzale fit entrer, dans le masque seul de son portrait de Paul V, un million sept cent mille pièces de rapport dont chacune était moins grosse qu’un grain de millet.

Terminons là, et remettons à plus tard la grande question des services que la mosaïque peut rendre en éternisant les chefs-d’œuvre des grands maîtres : question que nous retrouverons à propos de la fresque et de l’encaustique. Rappelons seulement ici que Saint-Pierre de Rome nous étale les machines du chevalier d’Arpino, de Ciroferri, de Subleyras, de Caraselli, de Romanelli, de Pietro de Cortone, et de tous les maniérés des bas siècles de l’art, traduites par l’impérissable mosaïque : triste communication à faire à l’éternité !


Voir principalement, pour l’histoire de la mosaïque, Furietti De musivis, Rom. 1752, in-4o ; Joannis Ciampini Vetera monumenta in quibus præcipue musiva opera, sacrarum profanarumque ædium structura, dissertationibus iconibusque observantur : Romæ, una pars, 1690 ; altera pars, 1699 ; Recueil d’antiquités de Caylus, et l’ouvrage de Spon. — Sur la fabrication et l’emploi des émaux, voir les ouvrages de Hanckel, traduits par le baron d’Holbach ; la Verrerie du Florentin Neri, avec les notes de Meret ; les mémoires et les traités d’Antic et de Montami. — Sur le procès des Zuccati, voir Zanetti.

NOTES.


(1) Les peintures de San-Grisogono et de Santa-Cecilia, et presque toutes celles, en un mot, que Cavallini fit à Rome, ont péri.

(2) Le P. Resta, dans son Parnasso pittorico, cite un dessin de Cavaliini représentant le Crucifiement du Christ.

(3) L’abbé Titi attribue aussi ce Crucifix à Cavallini. Pour soutenir cette assertion, il s’appuie sur les écrits de l’Alberti. Il lui fait également honneur d’un autre Crucifix qui était dans la première chapelle de la basilique de San-Pietro.

(4) Vasari fait allusion à la fameuse Annonciation de Florence, qui était dans l’église des Servites. Voyez le Bocchio, Bellezze di Firenze, page 341, et la Vie d’Antonio Domenico par Hugford, première édition in-folio, page 35.

  1. In expeditionibus tesselata et sectilia circumtulisse. — Suétone ; voir le Commentaire de Casaubon.
  2. Pulsa deinde ex humo pavimenta in cameras transiere e vitro.
  3. Usava dire Domenico… la vera pittura per l’eternità essere il musaico (Vasari, Vita di Ghirlandaio).
  4. Lanzi, t. II, p. 334. (traduction de mad. Armand Dieudé.)