Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/8

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agostino et agnolo,
sculpteurs et architectes siennois.

Agostino et Agnolo sortirent de l’école de Giovanni et de Niccola de Pise, et devinrent des artistes très distingués dans leur temps. Ils appartenaient à une famille d’architectes originaire de Sienne qui, sous le gouvernement des trois consuls, construisit la Fontebranda (1), l’an 1190, ainsi que la douane et d’autres édifices, l’année suivante. Les semences de talent qui se trouvaient dans cette maison germèrent et produisirent des fruits savoureux. En effet, Agnolo et Agostino améliorèrent grandement le style de leurs maîtres et firent de remarquables progrès dans le dessin et l’invention. Lorsqu’en 1284, Giovanni, à son retour de Naples, s’arrêta à Sienne pour élever la principale façade de la cathédrale, Agostino, alors âgé de quinze ans, se rangea auprès de lui pour étudier la sculpture dont il connaissait déjà les premiers éléments. Bientôt, grâce à un travail assidu, il surpassa tellement tous ses condisciples, que chacun l’appelait l’œil droit de son maître. Agostino portait une vive amitié à Agnolo, et résolut de l’amener à embrasser la même carrière. Il n’eut pas de peine à réussir, car depuis long-temps ce jeune homme, enflammé par son exemple et celui des autres sculpteurs qu’il voyait journellement, avait fait en cachette quelques heureux essais. Agostino, ayant ensuite suivi Giovanni à Arezzo pour travailler aux bas-reliefs du maître-autel de l’évêché, s’associa son jeune frère, qui ne tarda pas à l’égaler en habileté. Aussi Giovanni les employa tous les deux dans une foule de travaux à Pistoia, à Pise et dans d’autres endroits.

Agostino et Agnolo avaient étudié l’architecture aussi bien que la sculpture. Agostino donna en 1308, à Malborghetto, le plan du palais des Neuf qui gouvernaient alors Sienne. Cet édifice lui acquit une telle réputation qu’on le nomma avec son frère Agnolo surintendant de tous les bâtiments de la ville. En cette qualité, ils élevèrent la façade septentrionale de la cathédrale, l’an 1317, et commencèrent, l’an 1321, la porte de San-Martino, qui ne fut achevée que l’an 1326, et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Porta Romana (2). Ils reconstruisirent également la porte de Tufi, autrefois de Sant’-Agata-all’-Arco et jetèrent les fondements de l’église et du couvent de San-Francesco, sous la protection du cardinal de Gaeta, légat apostolique. Peu de temps après, les Tolomei, exilés à Orvietto, les attirèrent pour sculpter ces prophètes, qui sont assurément les meilleures figures de toutes celles qui ornent la façade si renommée de l’église de Santa-Maria.

L’an 1326, Giotto, comme nous l’avons dit dans sa vie, fut appelé, par la protection de Charles duc de Calabre, à la cour du roi Robert, pour diriger quelques entreprises à Santa-Chiara et dans divers endroits de la ville de Naples. En passant à Orvietto, il voulut examiner minutieusement les travaux de la cathédrale. Les prophètes d’Agostino et d’Agnolo lui ayant paru supérieurs à toutes les autres sculptures, il ne se contenta pas de les louer, mais il accorda encore son amitié à nos deux artistes qu’il présenta à Piero Saccone de Pietramala, comme les hommes les plus capables d’exécuter, d’après les dessins et le modèle qu’il avait déjà donnés lui-même, le tombeau de Guido, seigneur et évêque d’Arezzo. Agostino et Agnolo achevèrent en trois ans ce mausolée qui fut placé dans la chapelle del Sagramento de l’église de l’évêché d’Arezzo. L’évêque est couché sur un cercueil supporté par de grandes consoles admirablement sculptées autour desquelles se tiennent plusieurs anges. Douze bas-reliefs (3) couverts d’une multitude de petites figures renferment les principaux actes de sa vie.

Le premier bas-relief rappelle un secours de quatre cents ouvriers et de sommes considérables envoyés par les Gibelins de Milan pour rétablir les murailles d’Arezzo ; le second représente la prise de Lucignano di Valdichiana ; le troisième, celle de Chiusi ; le quatrième, celle de la forteresse de Fronzoli, occupée par les fils du comte de Battifole ; le cinquième, la reddition du château de Rondine ; le sixième, la prise du château del Bucine, dans le Valdarno ; le septième, celle de la citadelle de Caprese, après un siége de plusieurs mois ; le huitième, la destruction du château de Laterino ; le neuvième, l’incendie de Monte-Sansavino ; le onzième, le couronnement de l’évêque. Dans ce dernier, on admire la beauté des costumes d’une foule de soldats à pied et à cheval. Enfin, le douzième bas-relief montre Guido porté par ses gens de Montenaro, où il tomba malade, à Massa, et de là à Arezzo où il mourut. En outre, ce tombeau est orné de devises gibelines et des armoiries de l’évêque que Frate Guittone, en parlant du château de Pietramala, a décrites dans ces vers :


Dove si scontra il Giglion con la Chiassa,
Ivi furono i miei antecessori,
Che in campo azzurro d’or portan sei sassa.


Agostino et Agnolo déployèrent dans cet ouvrage un art inconnu jusqu’alors. Les hommes, les chevaux, les paysages et les moindres détails sont rendus avec un soin merveilleux. Ce monument, sur lequel se trouvent les paroles suivantes : Hoc opus fecit magister Augustinus et magister Angelus de Senis, fut indignement mutilé par les soldats du duc d’Anjou, qui saccagèrent une grande partie de la ville ; cependant il suffit aujourd’hui pour faire apprécier le mérite d’Agostino et d’Agnolo.

L’an 1329, les deux frères sculptèrent à Bologne, pour l’église de San-Francesco, un Christ couronnant la Vierge. Ces deux figures, hautes d’une brasse et demie, sont accompagnées de six saints, trois de chaque côté, saint François, saint Jacques, saint Dominique, saint Antoine de Padoue, saint Petrone et saint Jean l’Évangéliste. Au-dessous se trouvent six bas-reliefs dont les sujets sont tirés de la vie de chacun de ces saints. Une inscription à moitié effacée permet encore de lire les noms d’Agostino et d’Agnolo, et une date qui indique qu’ils passèrent huit années à ce travail que l’on doit admirer. Il est vrai que pendant le même temps ils firent beaucoup d’autres petites choses, en divers lieux et pour différentes personnes.

Sur ces entrefaites, Bologne s’étant donnée librement à l’Église, le pape promit d’aller l’habiter avec sa cour, pourvu qu’on lui bâtît un château fort où il pût se trouver en sûreté. Les Bolonnais y consentirent et élevèrent de suite, sur les plans de nos deux artistes, une forteresse qu’ils démolirent plus promptement encore, dès qu’ils se furent aperçus que toutes les promesses du pape étaient illusoires (4).

Pendant le séjour d’Agostino et d’Agnolo à Bologne, un effroyable débordement du Pô ravagea le Mantouan et le Ferrarais et causa la mort de plus de dix mille personnes. Nos deux ingénieux et vaillants artistes, à l’aide de digues et de chaussées, parvinrent à rejeter ce terrible fleuve dans son lit. Ces utiles travaux leur valurent une grande renommée et de riches récompenses.

De retour à Sienne, l’an 1338, on construisit, d’après leurs plans, la nouvelle église de Santa-Maria, non loin de la vieille cathédrale, à côté de la place Manetti. Peu de temps après, les Siennois les chargèrent d’élever la fontaine qui est sur la grande place, vis-à-vis le palais de la Seigneurie. Les eaux de cette fontaine commencèrent à jaillir le 1er juin 1343, à la vive satisfaction de tous les habitants de la ville. L’an 1344, Agostino et Agnolo achevèrent la salle du grand conseil et la tour du palais dans laquelle on plaça deux grosses cloches, dont l’une avait été fondue à Grossetto et l’autre à Sienne.

Enfin, Agnolo, se trouvant à Assise, fit dans l’église souterraine de San-Francesco une chapelle et un tombeau de marbre pour un frère de Napoleone Orsino. Agostino, qui était resté à Sienne, mourut pendant qu’il composait les ornements de la fontaine dont nous parlions tout à l’heure. Il fut honorablement enseveli dans la cathédrale. Nous n’avons trouvé aucun renseignement sur la mort d’Agnolo, et nous ne savons s’il laissa d’autres ouvrages que ceux que nous avons décrits ; nous le quitterons donc pour nous occuper de plusieurs artistes de la même époque, dont la vie n’a pas besoin, il est vrai, d’être racontée longuement, mais dont les travaux ne doivent pas non plus être complètement passés sous silence. Pietro et Paolo artistes d’Arezzo, et élèves d’Agostino et d’Agnolo, furent les premiers ciseleurs qui exécutèrent des ouvrages de quelque mérite. Ils firent, pour un archiprêtre de l’église paroissiale d’Arezzo, une tête d’argent grande comme nature, destinée à renfermer la tête de saint Donato, évêque et protecteur de la ville. Peu de temps avant, Maestro Cione, orfévre de talent, avait orné de sujets en demi-relief, tirés de la vie de saint Jean-Baptiste, l’autel d’argent consacré au même saint. Ce morceau, par sa nouveauté et sa grandeur, parut merveilleux à tous ceux qui le virent. Lorsque, l’an 1330, on trouva sous les voûtes de Santa-Reparata le corps de saint Zanobi, le même maestro Cione plaça dans une tête d’argent fort belle, et grande comme nature, ce morceau du crâne du saint que l’on porte encore aujourd’hui dans les processions. Maestro Cione mourut bientôt après, riche et considéré. Il laissa de nombreux élèves, et entre autres Forzore, fils de Spinello d’Arezzo, qui se distingua comme ciseleur ; mais son principal talent consistait à exécuter des émaux sur argent, comme le prouvent la mitre et la crosse que l’on voit à l’évêché d’Arezzo. Il fit également plusieurs pièces d’orfèvrerie pour le cardinal Galeotto de Pietramala, qui les légua aux religieux della Vernia dont il avait bâti l’église et presque tout le couvent.

Un autre élève de Maestro Cione, Leonardo, fils de Ser Giovanni de Florence, se montra meilleur dessinateur que ses rivaux. On lui doit l’autel et les bas-reliefs d’argent de Sant’-Iacopo de Pistoia. Dans cet ouvrage, on admire surtout une statue en ronde-bosse de saint Jacques, haute de plus d’une brasse, dont le travail est si parfait, qu’on la croirait plutôt fondue que ciselée. Autour des bas-reliefs, on trouve en lettres émaillées cette inscription :


Ad honorem Dei et sancti Jacobi apostoli, hoc opus factum fuit tempore Domini Franc. Pagni dictæ operæ operarii sub anno 1371 per me Leonardum Ser Jo, de Floren. aurific.

Agostino et Agnolo formèrent des élèves qui laissèrent de nombreux ouvrages d’architecture et de sculpture en Lombardie et dans d’autres parties de l’Italie. Parmi eux, on distingue surtout Maestro Jacopo Lanfrani de Venise, qui construisit l’église de San-Francesco d’Imola, dont il sculpta la porte principale, sur laquelle on lit son nom et la date de 1343. À Bologne, il fit, dans l’église de San-Domenico, deux tombeaux de marbre, l’un pour Gio. Andrea Calduino, docteur ès-lois et secrétaire du pape Clément VI, et l’autre pour Taddeo Poppoli, conservateur du peuple et de la justice. La même année, c’est-à-dire en 1347, sous le dogat d’Andrea Dandolo, il commença à rebâtir, à la prière d’un Florentin de la famille des Abati, l’ancienne église de bois de Sant’-Antonio qui fut achevée l’an 1349.

Jacobello et Pietro Paolo de Venise, autres élèves d’Agostino et d’Agnolo, firent également, à San-Domenico de Bologne, en 1383, un tombeau de marbre pour Messer Giovanni da Lignano, docteur ès-lois. Pendant longtemps tous ces sculpteurs suivirent exactement la manière de leurs maîtres et la répandirent dans toute l’Italie. On croit encore pouvoir compter parmi les disciples d’Agostino et d’Agnolo le Pesarese, qui construisit dans sa patrie l’église de San-Domenico, et sculpta la porte de marbre et les trois statues de Dieu le père, de saint Jean-Baptiste et de saint Marc. Ces travaux furent terminés l’an 1385. Comme je serais trop long, si je voulais mentionner tous les ouvrages qui furent exécutés dans ce style par les maîtres du temps, je n’en parlerai pas davantage, d’autant plus qu’ils n’ont pas eu une grande influence sur nos arts. J’ai jugé à propos de dire quelques mots sur les derniers, parce que, s’ils ne méritent pas d’occuper longtemps notre attention, ils sont dignes au moins de n’être pas complètement oubliés.



Quand bien même Niccola Pisan n’eût point été un admirable architecte, quand bien même il n’eût pas été assez heureux pour laisser en cet art de vastes et beaux monuments, son mérite et son influence, comme sculpteur, eussent suffi sans contredit pour lui assurer une place éminente parmi les maîtres italiens. Jamais homme, peut-être, dans aucun ordre, n’eut une école plus nombreuse et qui ait travaillé davantage. Nous ne donnerons pas la liste de ses élèves, le Vasari nous indique les principaux ou ceux qu’il a cru tels. Le père della Valle, dans sa curieuse description de la cathédrale d’Orvietto[1], est loin et bien loin de la pouvoir compléter, quoiqu’il en produise une suite bien longue. L’école du Pisan était une sorte de corporation, de compagnonnage, qui probablement avait ses statuts et ses rites. On doit le croire, si l’on veut s’expliquer, suivant les errements de ce temps, ses fréquentes et populeuses émigrations, ses longues et solides associations pour le travail dans les pays lointains ; car, en Europe, on retrouve partout les traces de cette école. Et qu’on ne croie pas que nous n’ayons point regardé les choses d’assez près, et que nous fassions ici confusion. Nous pensons avoir reconnu avec assez d’exactitude les travaux qui appartiennent en propre à l’école pisane, et qui découlent directement de l’impulsion spéciale imprimée par Niccola. Ils ont, en effet, un caractère assez frappant, pour qu’on puisse les distinguer de tous ceux qu’ont laissés les artistes concurrents pendant la grande transformation qui s’opéra à peu près simultanément, dans les différents foyers de l’art, à la fin du moyen-âge, dans toutes les branches de l’école byzantine, soit grecque, latine, rhutenique, arabe, italienne, lombarde, allemande, espagnole ou française. C’est tout ce que nous pouvons en dire pour éveiller l’attention, et marquer, comme il convient en ce sens, la véritable valeur des Pisans. Nous tâcherons de donner un jour un travail assez complet, et depuis long-temps entrepris, sur les embranchements, les disjonctions, et la règle intérieure des écoles et des compagnies artistiques du moyen-âge. Quant à la direction technique suivie par l’école pisane, ce que nous avons dit de son fondateur suffit pour en rendre compte, si nous ne nous sommes point trompés. Les Pisans, tous architectes et architectes voyageurs et occupés, tous s’arrêtant avec amour dans les vieilles traditions de l’architecture, ne virent guère dans la sculpture qu’un moyen d’ornementation. Malgré quelques statues, isolées, entreprises pour elles-mêmes, ils ne s’appliquèrent guère qu’aux bas-reliefs qu’ils entendirent surtout comme partie intégrante de leurs œuvres architecturales. Si la sculpture, comme art indépendant et expressif, en fut retardée dans ses progrès, il faut dire en revanche qu’on dut peut-être à ce retard les naïfs et gracieux monuments laissés par ces hommes : monuments que le ciseau de l’ouvrier semble toujours abandonner à regret, et qui ont dû exiger un soin et une constance, un concours et une dépense qu’on peut à peine s’expliquer aujourd’hui.

NOTES.

(1) Fontaine célèbre de Sienne.

(2) Le Tizio place l’achèvement de cette porte en 1329, et le Malavolti en 1327 ; mais le P. Ugurgieri dans ses Pompe Sanesi donne raison à Vasari. Le Tizio et le Malavolti confondent probablement la porte Romana avec la porte Tufi, qui fut construite l’an 1327, comme le rapporte Neri di Donato (Rer. ital, t. XXV).

(3) Vasari se trompe ; les bas-reliefs du tombeau de l’évêque d’Arezzo sont au nombre de seize, et non pas de douze. Il a oublié de décrire le dixième bas-relief.

(4) Masini, cité par le Baldinucci, attribue à Agostino et à Àgnolo la construction de la forteresse de la porte di Galliera.

  1. Storia del duomo d’Orvietto.