Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 2/Filippo Brunelleschi

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FILIPPO BRUNELLESCHI,
sculpteur et architecte florentin.

La nature crée parfois des hommes dont l’extérieur frêle et chétif contraste avec un courage et une volonté terribles, qui ne leur laissent ni trêve ni repos, tant qu’ils n’ont pas réalisé, à l’étonnement du monde entier, des œuvres réputées presque impossibles. Les choses les plus mesquines, les plus viles, deviennent grandes et précieuses entre leurs mains. L’or le plus pur ne se rencontre-t-il pas sous de grossières mottes de terre ? Gardons-nous donc de rire de ceux auxquels la nature a refusé la beauté. Leurs formes maigres et disgracieuses servent souvent d’enveloppe à un esprit généreux, à un noble cœur, capables d’enfanter des merveilles. Ne doivent-ils pas d’ailleurs s’efforcer de cacher la pauvreté de leur corps sous les richesses de leur intelligence ? Ainsi nous avons vu Filippo, fils de Ser Brunellesco, faire oublier, par son génie, sa laideur qui égalait celle de Messer Forese da Rabatta et de Giotto.

On peut dire que Filippo fut envoyé par le ciel

filippo brunelleschi
pour donner une nouvelle vie à l’architecture.

Depuis plusieurs siècles, des édifices mal dessinés, mal distribués et surchargés des ornements les plus bizarres et les plus extravagants, absorbaient des trésors immenses, lorsque Filippo éleva le plus vaste et le plus beau monument que la terre ait porté. Il montra que le génie, pour être resté longtemps caché, n’était cependant point mort en Toscane.

Filippo était doué des plus rares qualités. Personne ne fut plus affable, plus bienveillant, que lui. Jamais il ne sacrifia le mérite des autres à son intérêt personnel ou à celui de ses amis. Il était toujours disposé à prêter son assistance à ceux qui la réclamaient. Ennemi déclaré du vice, il recherchait la société des gens vertueux. Tous ses moments étaient consacrés à des œuvres utiles. Dans ses promenades, il visitait ses amis, et se plaisait à leur prodiguer ses conseils et ses secours.

Ser Brunellesco, père de notre artiste, jouissait à Florence d’une excellente réputation. Il était fils de Filippo Lapi ; son aïeul, appelé Cambio, avait cultivé les lettres, et son bisaïeul, connu sous le nom de Maestro Ventura Bacherini, avait pratiqué la médecine. Ser Brunellesco épousa une jeune fille de la noble famille des Spini (1), qui, entre autres choses, lui apporta en dot une maison située vis-à-vis de San-Michele-Berteldi  (2), un peu plus loin que la place degli Agli. Il habitait cette maison, lorsque, l’an 1377, il eut un fils auquel il donna le nom de son père, Filippo. Le nouveau-né fut accueilli avec une joie extrême par ses parents. Des son enfance, on lui fit étudier les lettres. Ses progrès furent prodigieux ; mais il se sentait entraîné ailleurs par sa vocation, au grand déplaisir de Ser Brunellesco, qui le destinait à l’état de notaire qu’il exerçait lui-même, ou à celui de médecin, dans lequel s’était distingué Maestro Ventura Bacherini. L’aptitude du jeune Filippo pour toutes les choses d’adresse, et son intelligence pour les ouvrages de la main, déterminèrent enfin son père à le placer chez un orfèvre de ses amis, après lui avoir fait apprendre l’arithmétique. Filippo travailla avec ardeur, et ne tarda pas à savoir monter les pierres fines, mieux que les plus anciens du métier. C’est alors qu’il exécuta les deux Prophètes en argent qui ornent l’autel de San-Jacopo de Pistoia, et des bas-reliefs qui annoncent que son génie devait le pousser vers de plus hautes entreprises. Il rencontra des artistes laborieux, qui lui dévoilèrent les secrets de la physique et de la mécanique, et bientôt il produisit des horloges d’une beauté extraordinaire. Il aspira ensuite à devenir l’émule du jeune sculpteur Donatello, avec lequel il se lia d’une telle amitié, qu’il semblait ne pouvoir vivre sans lui. Tout en se livrant à ces nombreuses études, Filippo prouva qu’il était habile architecte, en présidant à la construction de la maison de son parent Apollonio Lapi, et de la tour della Petraia, à Castello, hors de Florence ; et en opérant diverses distributions dans le palais de la Seigneurie, qu’il décora de portes et de fenêtres imitées de l’antique, qui alors était si peu usité en Toscane.

Filippo, après avoir fait quelques petits essais en sculpture, voulut montrer qu’il pouvait aborder en ce genre les ouvrages les plus importants.il exécuta en bois de tilleul, pour les religieux de Santo-Spirito, une belle statue de sainte Marie-Madeleine pénitente, qui malheureusement devint la proie des flammes, l’an 1471, ainsi qu’une foule d’autres précieux morceaux.

Filippo s’appliqua également à la perspective. Les erreurs dont elle était pleine lui dérobèrent beaucoup de temps, jusqu’à ce qu’il eût trouvé la manière de lever le plan et le profil des édifices, au moyen de l’intersection des lignes ; découverte qui fut très-utile à l’art du dessin. Il retraça ainsi la place de San-Giovanni, la maison de la Misericordia, les boutiques des oublieurs, et la colonne de San-Zanobi. Le succès qu’il obtint l’encouragea à représenter le palais, la place, la loge des Signori, et tous les bâtiments que l’on voit à l’entour. À dater de ce moment, la perspective ne fut plus négligée ; Filippo l’enseigna lui-même au jeune Masaccio et à plusieurs maîtres de marqueterie.

Un jour, se trouvant invité à souper par Messer Paolo dal Pozzo Toscanelli, Filippo fut tellement séduit par les dissertations de ce savant sur les mathématiques, qu’il se lia intimement avec lui, afin d’apprendre la géométrie sous sa direction.

Il se délassait de tous ces travaux, en lisant les livres saints, et en prenant part à des conférences où son admirable mémoire lui permettait de briller, de telle sorte que Messer Paolo assurait qu’il croyait entendre parler un nouveau saint Paul. Il étudia à fond les poésies du Dante, et souvent il en citait des passages à l’appui de ce qu’il disait. Jamais son imagination n’était en repos ; il aimait surtout à discuter avec Donato sur les difficultés de l’art. Les deux amis s’expliquaient franchement sur le mérite ou les défauts de leurs propres ouvrages. Donato, après avoir achevé le Crucifix en bois qui fut placé à Santa-Croce de Florence, au-dessous du tableau de saint François, peint par Taddeo Gaddi, voulut connaître ce qu’en pensait Filippo ; mais il s’en repentit, car celui-ci lui répondit qu’il n’avait mis en croix qu’un paysan. Piqué de cette critique, Donato, comme nous le racontons dans sa vie, s’écria : « Eh bien ! prends du bois, et essaie toi-même de faire un Christ. » Filippo supporta patiemment cette boutade, retourna chez lui, et y resta renfermé pendant plusieurs mois, qu’il employa à sculpter un Crucifix en bois, d’un dessin et d’une exécution si admirables, que Donato, en le voyant, laissa rouler par terre les œufs et les autres provisions qu’il apportait pour déjeuner avec son ami. Il ne pouvait se lasser de contempler les bras, les jambes, le torse et l’ensemble de cette figure. Non seulement il s’avoua vaincu, mais encore il publia partout les louanges de Filippo. Ce Crucifix est aujourd’hui à Santa-Maria-Novella, entre la chapelle des Strozzi et celle des Bardi de Vernio  (3).

La réputation de nos deux artistes engagea la corporation des bouchers et celle des menuisiers à leur commander deux statues de marbre, destinées à occuper deux des niches qui entourent Orsan Michele. Filippo abandonna ces deux statues à Donato, qui les conduisit à bonne fin.

L’an 1401, les Florentins résolurent de faire les deux portes en bronze du baptistère de San-Giovanni, que, depuis la mort d’Andrea de Pise, aucun maître n’avait été capable d’exécuter. Ils choisirent sept sculpteurs parmi ceux qui se présentèrent pour concourir, et leur allouèrent un traitement convenable, à la charge pour chacun d’eux de fournir, à la fin de l’année, un panneau en bronze. Les sept élus furent Filippo Brunellescbi, Donato, Lorenzo Ghiberti, Jacopo della Quercia, Simone da Colle  (4), Francesco di Valdambrina et Niccolô d’Arezzo. À l’époque fixée, les sept modèles furent exposés. Ils étaient tous très-beaux et différents entre eux de qualités et de défauts. Celui de Donato était bien dessiné et mal exécuté ; celui de Jacopo della Quercia était bien dessiné et d’une exécution soignée ; mais il péchait par la perspective ; celui de Francesco di Valdambrina était pauvre d’invention, et les figures étaient mesquines. Les moins remarquables étaient ceux de Niccolo d’Arezzo et de Simone da Colle. Celui de Lorenzo Ghiberti l’emportait sur tous les autres ; il réunissait le dessin, l’invention et la composition, à la beauté et au fini des figures ; celui de Brunellescbi n’était pas loin d’atteindre à la même perfection. Notre artiste avait représenté un serviteur d’Abraham se tirant une épine du pied, pendant que son maître s’apprête à sacrifier Isaac. Le jour du jugement arrivé, Brunelleschi et Donato proclamèrent la supériorité de Ghiberti, et prouvèrent par de bonnes raisons, aux consuls, qu’il méritait le prix, et que la patrie serait mieux servie par lui que par tout autre. Noble désintéressement, plus glorieux que la victoire elle-même ! Ils applaudissaient et aidaient au triomphe d’un rival. Les artistes d’aujourd’hui, Hélas ! ne connaissent point ce bonheur. Ils se déchirent à belles dents, et l’envie leur ronge le cœur. Les consuls prièrent Filippo de partager l’entreprise avec Ghiherti : mais il s’y refusa, aimant mieux être le premier dans un autre art, que de rester en arrière, ou même sur le rang de Lorenzo. Il donna son bas-relief en bronze à Cosme de Médicis, qui, plus tard, l’employa à orner le devant de l’autel de la vieille sacristie de San-Lorenzo, où on le voit à présent. Le bas-relief de Donato décore la salle des Changeurs.

Dès que les portes de San-Giovanni eurent été allouées à Lorenzo Ghiherti, Filippo et Donato résolurent de quitter Florence, et d’aller demeurer à Rome pendant quelques années. Donato voulait y étudier la sculpture, et Filippo l’architecture. Brunelleschi avait embrassé définitivement ce dernier parti, qui lui offrait les moyens de l’emporter sur Donato et Lorenzo, autant que l’architecture l’emporte en utilité sur la peinture et la sculpture. Pour subvenir aux frais du voyage, Brunelleschi vendit un petit domaine qu’il possédait à Settignano. En arrivant à Rome, il fut frappé de stupeur à la vue des merveilleux monuments que renferme cette ville. Les deux amis ne tardèrent pas à se mettre à mesurer les corniches, et à lever les plans des édifices. Ils ne regardèrent ni au temps, ni à l’argent, pour ne laisser à Rome et dans ses environs aucun endroit, sans visiter et sans y étudier ce qu’ils pouvaient rencontrer de bon.

Filippo, tout entier à l’étude, oubliait les soins de la vie, les heures des repas et du sommeil. Deux vastes idées ne cessaient de le préoccuper. Il voulait d’abord remettre en honneur la bonne architecture antique, espérant ainsi placer son nom à côté de ceux de Cimabue et de Giotto ; et ensuite il cherchait le moyen de réunir les quatre nefs de Santa-Maria-del-Fiore par une immense coupole dont personne, depuis la mort d’Arnolfo di Lapo, n’avait osé se charger sans faire une dépense prodigieuse de charpentes. Brunelleschi ne parlait de ce projet à personne, pas même à Donato ; mais, pour en assurer la réussite, il dessinait et étudiait toutes les voûtes antiques et particulièrement celle de la Ritonda.

Filippo et Donato ne manquaient jamais de faire opérer des fouilles lorsqu’ils rencontraient des morceaux de chapiteaux, de colonnes et de corniches. Comme un jour ils tombèrent sur un vase antique plein de médailles, on crut qu’ils s’occupaient de géomancie pour trouver des trésors ; et quand ils passaient dans les rues de Rome, on les appelait les hommes au trésor. Cependant ces fouilles, ces excursions épuisèrent les ressources de nos deux artistes. Donato retourna à Florence, et Brunelleschi, grâce à son ancienne profession d’orfévre, put continuer ses études avec plus de zèle que jamais. Il dessinait tous les édifices qui se présentaient à lui, temples circulaires, carrés, octogones, basiliques, aqueducs, bains, arcs de triomphe, colysées, amphithéâtres, et surtout les temples construits en briques. Il y apprit les procédés de la mise en œuvre des matériaux, les secrets de leur liaison, de leur transport et de leur pose. Ayant remarqué que toutes les grosses pierres étaient percées d’un trou au milieu, il retrouva et remit en usage cet outil de fer dont on se sert pour élever les pierres, et que nous appelons la ulivella (louve). Il sut distinguer les ordres dorique, ionique et corinthien, et il poussa ses études à un tel point, qu’il était capable de recomposer d’imagination la ville de Rome telle qu’elle était avant d’avoir été ravagée.

En 1407, Filippo tomba malade à Rome, et ses amis lui conseillèrent de changer d’air. Il revint alors dans sa patrie, où il donna, dès qu’il fut arrivé, des dessins et des conseils pour divers bâtiments qui avaient beaucoup souffert de son absence. Dans cette même année, les marguilliers de Santa-Maria-del-Fiore et les consuls de la corporation de la laine convoquèrent une assemblée d’architectes et d’ingénieurs nationaux, pour délibérer sur la meilleure manière de construire la coupole. Brunelleschi y fut appelé. Il conseilla d’abandonner le dessin d’Arnolfo, d’élever de quinze brasses le soubassement de la coupole à venir, et de pratiquer une large lunette dans chacune des huit faces de ce soubassement, autant pour décharger les reins des voûtes des nefs, que pour faciliter la construction future. Son avis fut suivi, et l’on commença sans retard des modèles que l’on mit à exécution.

Quelques mois après, Filippo, dont la santé était complètement rétablie, se trouva un matin sur la place de Santa-Maria-del-Fiore avec Donato et d’autres artistes. La conversation roulait sur les sculptures antiques, et Donato racontait qu’à son retour de Rome il avait visité la célèbre façade de la cathédrale d’Orvieto, et qu’en traversant la ville de Cortona il avait vu dans l’église paroissiale un bas-relief antique de la plus grande beauté. C’était une rareté dans ce temps où l’on n’avait pas encore déterré tous ces chefs-d’œuvre que nous possédons aujourd’hui. Filippo, en entendant Donato vanter la perfection de ce morceau, ne put résister au désir de le connaître. Sans changer de vêtements et sans dire un mot, il part aussitôt pour Cortona. Il voit le bas-relief, le dessine à la plume, et revient à Florence avant que Donato se soit aperçu de son absence. Lorsqu’il montra son dessin à Donato, celui-ci ne put s’empêcher d’admirer le violent amour que Brunelleschi portait à l’art.

Filippo employa ensuite secrètement plusieurs mois à la composition de ses modèles et de tout ce qu’il jugeait nécessaire à la vaste entreprise de la coupole. Pour mieux cacher ses travaux, il prenait part aux amusements des autres artistes. C’est alors qu’il fit cette charge du Grasso et de Matteo, que l’on peut lire à la fin du Novellino. Souvent il allait aider Lorenzo Ghiberti à réparer ses portes du baptistère ; mais un jour, ayant appris qu’on devait demander à des ingénieurs une nouvelle consultation sur la coupole, il repartit pour Rome, persuadé que l’on songerait à lui plus que s’il restait à Florence. À peine était-il arrivé à Rome, que l’on se rappela la supériorité de ses raisonnements sur ceux de ses compétiteurs qui désespéraient d’élever la coupole et de construire une charpente assez forte pour soutenir l’énorme poids du dôme. Afin d’obtenir une décision finale, on écrivit à Filippo en le priant de hâter son retour à Florence. Comme il ne désirait rien davantage, il se rendit à cet appel. Les intendants de la fabrique de Santa-Maria-del-Fiore et les consuls de la corporation de la laine se rassemblèrent sur-le-champ, et lui soumirent toutes les difficultés que redoutaient les autres maîtres qui étaient présents.

Filippo, après les avoir écoutés, parla ainsi : « Seigneurs, les grandes choses rencontrent toujours de grands obstacles. Ne soyez donc point étonnés si le vaste projet qui vous occupe présente des difficultés et plus redoutables et plus nombreuses que vous ne l’aviez peut-être imaginé. Jamais les anciens n’ont mis à exécution une voûte d’une aussi terrible étendue que celle que vous désirez. J’ai longtemps médité sur les moyens d’en armer la construction intérieure et extérieure, pour y travailler en toute sécurité ; mais la largeur et la hauteur de l’édifice m’épouvantent. Si cette voûte pouvait être circulaire, on suivrait la méthode employée par les Romains dans le Panthéon, c’est-à-dire la Rotonde. Mais ici nous avons huit pans auxquels nous devons nous assujettir, et par conséquent huit chaînes de pierre à élever, auxquelles il faudra lier le reste de la construction. Je sais combien cela est difficile ; néanmoins, comme ce temple est consacré à Dieu et à la Vierge, j’espère que le Tout-Puissant ne manquera pas d’envoyer le savoir, la force, l’intelligence et le génie à celui qui conduira cette noble entreprise. Mais je n’en suis point chargé ; en quoi puis-je donc vous être utile ? Je l’avoue, si elle m’était confiée, je me sentirais le courage nécessaire pour trouver les moyens d’en venir à bout sans tant de difficultés. Vous voulez maintenant que je vous explique ces moyens ; mais je n’ai encore rien décidé à cet égard. Lorsque vous voudrez réaliser votre projet, ne vous contentez pas des idées que je proposerai et qui pourraient être insuffisantés pour une si grande entreprise ; invitez les architectes de Toscane, d’Italie, d’Allemagne, de France et de tous les pays en un mot, à se rassembler à Florence d’ici à un an, à jour fixe ; soumettez à leur discussion votre projet, et confiez-vous à l’homme qui proposera les expédients les plus simples, les plus convenables et les plus judicieux. Je ne saurais vous donner d’autres conseils, ni vous indiquer une meilleure marche. » L’avis de Filippo plut aux consuls et aux intendants ; mais ils auraient voulu qu’il montrât un modèle, ce dont il paraissait peu se soucier. Il prétendit même que des lettres l’appelaient à Rome. Les consuls et les intendants, voyant que leurs sollicitations étaient impuissantes pour le retenir, mirent en jeu le crédit de ses amis et un présent en argent que l’on trouve consigné sur le registre de l’œuvre, à la date du 26 mai 1417. Mais Filippo resta inébranlable et partit pour Rome. Il s’y livra encore à de sérieuses études pour se préparer à soutenir la lutte qu’il avait engagée.

En conseillant d’appeler de nouveaux architectes, il s’était flatté d’avoir de nombreux témoins de son succès plutôt que des compétiteurs capables de lui enlever la victoire. Les marchands florentins qui résidaient en France, en Allemagne, en Angleterre et en Espagne, avaient reçu ordre de ne rien épargner pour envoyer à Florence les artistes les plus habiles et les plus renommés de ces pays. Beaucoup de temps se passa avant qu’ils pussent arriver à Florence. Enfin, l’an 1420, tous les maîtres ultramontains, toscans et florentins, s’étant réunis, Filippo quitta Rome et vint se joindre à eux. L’assemblée fut tenue dans l’œuvre de Santa-Maria-del-Fiore, en présence des consuls, des intendants de la fabrique et des citoyens les plus considérables. Il s’agissait de recueillir tous les avis et d’arrêter définitivement les moyens d’achever la coupole. On invita chaque architecte à exposer ses projets. Ce fut alors à qui enchérirait d’extravagance et de ridicule. L’un prétendait qu’il fallait établir des piliers d’où partiraient des arcs qui soutiendraient la charpente destinée à porter le poids de la coupole ; un autre voulait construire la voûte en pierre ponce, afin qu’elle fût plus légère ; quelques-uns conseillaient de bâtir un pilier central et de donner au dôme la forme d’un pavillon semblable à celui de San-Giovanni de Florence. On alla même jusqu’à proposer d’élever une montagne de terre qui servirait d’échafaudage, et dans laquelle on jetterait un grand nombre de quattrini, pour que l’appât du gain engageât le peuple à débarrasser l’intérieur de l’édifice, lorsqu’il serait terminé. Seul, Brunelleschi osa dire que l’on pouvait exécuter la coupole, sans charpente, sans piliers, sans échafaudage de terre, sans arcs et même sans armature. Les consuls, les intendants et tous les citoyens crurent que Filippo extravaguait ; ils le tournèrent en dérision, et lui ordonnèrent de parler d’autre chose, en ajoutant que son projet était absurde, et que lui-même était un fou. Filippo offensé leur répondit : « Seigneurs, vous ne parviendrez à élever votre coupole qu’en suivant la méthode que j’indique. Vous riez de moi ; mais si vous voulez n’être pas obstinés, vous reconnaîtrez qu’on ne peut procéder autrement. Il faut, pour réaliser mon projet, employer les voûtes en ogive ; il faut faire deux coupoles inscrites l’une dans l’autre, de manière à laisser entre elles un vide suffisant pour y circuler. Il faut lier ces deux coupoles et les rendre solidaires l’une de l’autre par un système de chaînes qui les embrassent toutes deux. Il faut calculer les ouvertures pour le jour, les montées, les rampes, les conduites pour l’écoulement des eaux. Aucun de vous n’a pensé qu’il faut ménager les moyens d’établir des échafauds dans l’intérieur de la coupole, pour exécuter des mosaïques ou des peintures. Aucun de vous n’a pensé à une foule d’autres difficultés. Mais moi j’ai prévu tout cela, et je répète que, pour réussir, il n’y a pas d’autre méthode à suivre que celle que j’indique. » Plus Filippo s’échauffait et s’efforcait d’expliquer sa pensée, plus il multipliait les doutes. On en vint même à le regarder comme un sot et un bavard. Plusieurs fois on lui ordonna de se retirer ; et comme il n’obéissait pas, on le fit emporter de force par les valets hors de l’assemblée, en décrétant qu’il était décidément fou.

Après avoir subi cette avanie, Filippo se renferma chez lui ; il n’osait plus se montrer dans la ville, craignant d’entendre crier à ses oreilles : « Tenez, tenez, voilà le fou qui passe. » Les consuls restèrent fort embarrassés ; ils étaient effrayés des difficultés que présentaient les projets des autres maîtres, et ils ne pouvaient comprendre la double coupole de Filippo et sa prétention de l’élever sans le secours d’une armature. De son côté, notre artiste qui avait sacrifié tant d’années dans l’espoir d’être chargé de la direction de ces travaux, ne savait où donner de la tête. Il fut tenté de s’éloigner de Florence. Néanmoins, déterminé à triompher de tous les obstacles, il s’arma de patience, car il connaissait, du reste, l’humeur versatile des Florentins. Il aurait bien pu montrer un petit modèle qu’il tenait en réserve, mais il se méfiait de l’ignorance de ses juges, de l’envie de ses rivaux et de l’instabilité de ses compatriotes. En effet, il n’y a pas un homme à Florence qui ne se pique d’en savoir autant que les maîtres les plus expérimentés, et cependant, disons-le sans offenser personne, combien peu nombreux sont les vrais connaisseurs !

Filippo reprit donc courage. Il attaqua séparément ceux qu’il n’avait pu convaincre réunis en assemblée. Il entreprit tantôt un consul, tantôt un intendant, tantôt un des citoyens qui avaient assisté aux délibérations ; il leur laissa entrevoir une partie de ses dessins, et les somma de jeter leur choix sur lui ou sur un des architectes étrangers. Les consuls, les intendants et les citoyens se rassemblèrent de nouveau. Les architectes recommencèrent leurs discussions, mais ils furent tous vaincus par Filippo. Ils pressèrent notre artiste de communiquer ses moyens d’exécution et son modèle, mais il s’y refusa et se contenta de leur présenter un œuf en disant : « Celui qui le fera tenir debout sera digne de faire la coupole. » Ses rivaux consentirent à tenter l’expérience. Aucun ne put réussir. Brunelleschi résolut le problème en cassant la pointe de l’œuf sur une table de marbre. Chacun de s’écrier qu’il en aurait fait autant. Filippo leur répondit en riant qu’ils sauraient également faire la coupole s’il leur montrait son modèle.

Filippo, ayant ainsi obtenu la conduite de ce grand ouvrage, fut invité à exposer aux consuls et aux intendants les moyens qu’il comptait mettre en œuvre. Il rentra aussitôt chez lui pour écrire ce qui suit : « Magnifiques seigneurs, j’ai profondément médité les difficultés que présente cette entreprise. Il est complètement impossible d’appliquer à la coupole les voûtes en plein-cintre ; le poids de la lanterne ne tarderait pas à entraîner leur ruine. Un architecte doit songer à rendre éternels les édifices qu’il élève. C’est pourquoi j’ai résolu de construire une voûte octogone et en ogive. La lanterne, on le sait, ne fait qu’ajouter à la solidité des voûtes en ogive dont la clef, par suite des pressions des parties inférieures, tend à remonter par glissement. La voûte aura, par le bas, trois brasses trois quarts d’épaisseur, et prendra une forme pyramidale jusqu’à l’endroit oû se trouvera la lanterne. Elle diminuera en même temps d’épaisseur, de façon à n’avoir, par le haut, qu’une brasse et un quart. La voûte extérieure, qui mettra la voûte intérieure à l’abri des dégâts de la pluie, aura, par le bas, deux brasses et demie d’épaisseur, prendra également la forme pyramidale, et n’aura plus que deux tiers de brasse d’épaisseur en arrivant à la lanterne. On placera à chacun des huit angles un éperon, au centre de chaque pan deux éperons, et, en outre, au centre de chaque angle, à l’extérieur et à l’intérieur, deux autres éperons. Les deux voûtes s’élèveront pyramidalement, en diminuant par égale proportion jusqu’à l’ouverture de la lanterne. Puis on établira autour des voûtes vingt-quatre éperons et six arcs en pierres de macigno, solidement liées par des barres de fer. Des chaînes de fer embrasseront la voûte et les éperons. Avant de diviser les voûtes, on élèvera un massif de cinq brasses et un quart de hauteur, et on travaillera aux éperons. On disposera, en bas, deux rangs de pierre de macigno, en travers, qui serviront de support aux deux voûtes. De neuf brasses en neuf brasses, dans la hauteur des voûtes, seront des petites voûtes, entre deux éperons, avec de grosses chaînes de bois qui s’attacheront aux éperons destinés à soutenir la voûte intérieure. Ces chaînes de bois seront recouvertes de lames de fer pour pratiquer les montées. Les éperons seront formés de pierres de macigno et de pierre dure, ainsi que les huit pans de la coupole liés aux éperons jusqu’à la hauteur de vingt-quatre brasses. On continuera la bâtisse en brique ou en pierre ponce, comme le jugera bon celui qui sera chargé de l’entreprise, afin d’obtenir toute la légèreté possible. À l’extérieur, on fera deux galeries, l’une au-dessus et l’autre au-dessous des lunettes, avec des parapets percés à jour et hauts de deux brasses, dans le genre de ceux des petites tribunes qui se trouvent plus bas. Elles régneront sur une corniche bien ornée. La galerie supérieure sera découverte. Les eaux de la coupole arriveront à un conduit en marbre, large d’un tiers de brasse, d’oû elles tomberont sur un pavé solide. On revêtira les huit angles de la superficie de la coupole extérieure de côtes de marbre, en observant toujours la forme pyramidale. On construira les coupoles dans le mode qui vient d’être indiqué, sans armature jusqu’à la hauteur de trente brasses, ensuite on emploiera tels moyens que conseilleront les maîtres auxquels seront confiés ces travaux. La pratique enseigne ce qu’il y a de mieux à faire. » Le lendemain matin, Filippo porta ce mémoire au tribunal qui l’examina attentivement. Bien que ces juges fussent incapables de le comprendre, ils furent frappés de l’assurance avec laquelle Filippo proposait encore une fois le même système, comme si déjà il l’avait mis dix fois à exécution. Aucun autre architecte ne leur paraissant aussi sûr de son fait, ils résolurent, après s’être consultés, de lui donner la direction de l’entreprise. Ils approuvèrent tout ; seulement ils auraient voulu savoir par expérience comment il entendait procéder pour élever sa voûte sans armature. La fortune vint satisfaire ce désir. Bartolommeo Barbadori ayant résolu de bâtir une chapelle à Santa-Felicità, en parla à Filippo qui la voûta sans armature. C’est la chapelle qui est à droite en entrant dans l’église. Elle renferme un bénitier sculpté par notre artiste. Dans le même temps, Filippo construisit une voûte semblable, pour Stiatta Ridolfi, près de la chapelle du maître-autel de San-Jacopo-sopr’-Arno. Les consuls et les intendants, rassurés par ces ouvrages et par le mémoire de Brunelleschi, le nommèrent enfin directeur des travaux de la coupole. Mais ils ne lui permirent cependant d’élever les constructions qu’à la hauteur de douze brasses, disant que, si cet essai tournait à bien, ils ne manqueraient pas de le laisser continuer. Cette dureté et cette défiance des consuls et des intendants auraient été certainement capables de rebuter Brunelleschi, s’il n’eût été convaincu que lui seul pouvait conduire cette entreprise. L’amour de la gloire lui fit accepter cette proposition et prendre l’engagement de réussir. Son mémoire et son engagement furent copiés sur un registre où le provveditore inscrivait les noms des débiteurs et des créanciers de la fabrique. On assigna à Filippo le traitement que jusqu’alors on avait donné aux autres directeurs des travaux. Lorsque cette décision fut connue dans la ville, les uns l’approuvèrent, les autres la blâmèrent, car on rencontre toujours des imbéciles et des envieux.

Pendant que l’on rassemblait les matériaux nécessaires, les artisans et les citoyens complotèrent et se soulevèrent contre les consuls et les intendants. « Une si importante entreprise, disaient-ils, ne doit pas être confiée à un seul architecte. On pardonnerait ce choix exclusif, s’il y avait disette d’hommes de talent ; mais ils abondent à Florence, dont on veut compromettre l’honneur ; car, s’il survient quelque accident, la honte en rejaillira, non-seulement sur les consuls, mais encore sur toute la ville. D’ailleurs, ajoutaient-ils, il sera bon de donner un collègue à Filippo, pour refréner son ardeur immodérée. » À cette époque, les portes de San-Giovanni avaient mis Lorenzo Ghiberti en grand crédit. Ses amis étaient puissants ; ils intriguèrent de telle sorte auprès des consuls et des intendants, qu’ils les décidèrent à associer leur protégé à Filippo, dont la renommée devenait menaçante. À cette nouvelle, notre artiste fut saisi d’une telle douleur et d’un tel désespoir, qu’il fut sur le point de s’enfuir de Florence. S’il n’eut été réconforté par Donato et par Luca della Robbia, il n’aurait pu résister à toutes ces tracasseries. Combien est impie et cruelle la rage des envieux ! Certes, il ne tint pas à eux que Filippo ne brisât ses modèles, ne brûlât ses dessins, et ne détruisît en une demi-heure le fruit de tant d’années de recherches et de travaux. Les intendants s’excusèrent auprès de lui, et l’exhortèrent à aller en avant, l’assurant qu’il serait toujours considéré comme l’inventeur et le seul auteur de la coupole. Néanmoins, ils allouèrent à Lorenzo un égal salaire.

Brunelleschi était presque découragé ; il sentait qu’il aurait toute la peine, et qu’il lui faudrait partager la gloire de son invention avec Lorenzo. À la vérité, l’espérance d’écraser son rival le ranima, et il commença à mettre en œuvre son projet, tel qu’il l’avait décrit dans son mémoire. Bientôt il imagina de faire un modèle dont il confia l’exécution à un menuisier nommé Bartolommeo. Ce modèle, conçu selon l’exactitude rigoureuse des proportions de la coupole projetée, renfermait tous les détails les plus difficiles, les escaliers éclairés, les escaliers obscurs, les différentes ouvertures pour le jour, les portes, les chaînes, les éperons, et même une petite galerie. Lorenzo voulut en avoir connaissance. Sur le refus qu’il éprouva, il entra en colère et en entreprit un autre, de son côté, afin de paraître ne pas recevoir un salaire pour rien. Le modèle de Brunelleschi coûta cinquante livres et quinze sous, comme on le trouve consigné sur le registre de Migliore di Tommasso, à la date du 3 octobre 1419. Ghiberti obtint trois cents livres pour son modèle, plus par faveur qu’à cause de l’utilité que pouvait en retirer la fabrique. Filippo souffrait cruellement de partager la gloire de son invention avec Lorenzo. Ces tourments, qui durèrent jusqu’en 1426, exerçaient un tel empire sur son esprit, qu’ils ne lui laissaient pas un instant de repos. Il rumina de nouveaux expédients pour se débarrasser complètement de son rival. Déjà la coupole était parvenue à douze brasses d’élévation, et il s’agissait d’exécuter les chaînes de pierre et de bois. Il voulut en conférer avec Lorenzo, pour tâter s’il avait songé à cette difficulté. Lorenzo y avait si peu réfléchi, qu’il lui répondit qu’il s’en remettait à lui comme à l’inventeur. Brunelleschi fut satisfait de cette réponse : il crut avoir trouvé enfin le moyen de l’écarter, et de prouver qu’il était loin de posséder l’intelligence que lui attribuaient ses amis, et de mériter la faveur dont il jouissait. Les travaux étaient arrêtés, les maçons attendaient qu’on leur commandât de commencer les voûtes et de les enchaîner. Il fallait alors établir des échafauds, pour que les manœuvres et les maçons pussent travailler sans danger ; car on était arrivé à une telle hauteur, que l’homme le plus ferme se sentait pris de vertiges en regardant le pavé.

Mais le temps se passait, et Lorenzo et Filippo n’ordonnaient rien. Les maçons et les autres ouvriers ne tardèrent pas à murmurer. Ces pauvres gens, qui ne vivaient que du travail de leurs bras, craignaient que les deux architectes n’eussent pas le courage d’aller en avant. Ils polissaient et repolissaient sans cesse ce qui était déjà fait, pour allonger la besogne.

Enfin, un matin, Filippo ne se rendit point sur le lieu du travail ; il s’enveloppa la tête de linges, se coucha, se fit chauffer des serviettes, et se plaignit de violentes coliques. À cette nouvelle, les ouvriers, qui ne pouvaient opérer sans ses instructions, s’adressèrent à Lorenzo Ghiberti. Celui-ci leur répondit qu’il fallait attendre les ordres de Filippo. « Eh ! ne sais-tu pas ce qu’il veut ? » lui répliqua-t-on.

— « Sans doute, dit Ghiberti ; mais je ne ferai rien sans lui. » Il pariait ainsi pour s’excuser ; car il n’avait pas vu le modèle de Filippo, et il ne lui avait jamais demandé quelles étaient ses intentions, afin de ne pas mettre à nu son ignorance. Pour gagner du temps, il ne donna que des paroles évasives. Depuis deux jours déjà, Filippo ne quittait pas son lit ; le provveditore et les maîtres-maçons allèrent le voir, et le supplièrent d’indiquer ce qu’on devait faire. « N’avez-vous pas Ghiberti ? s’écria-t-il, n’avez-vous pas Ghiberti ? Qu’il agisse un peu. » Il fut impossible d’obtenir de lui d’autre réponse. Alors des murmures s’élevèrent de tous côtés. On prétendait que Filippo gardait le lit, parce qu’il ne se sentait pas capable de construire la coupole, et parce qu’il se repentait d’être entré dans la lice. Ses amis le défendaient, en disant qu’il ne fallait accuser que la honte et le chagrin qu’il ressentait d’avoir Lorenzo pour collègue, et que d’ailleurs sa maladie était causée par l’excès de la fatigue.

En attendant, les travaux étaient arretés, les maçons, les tailleurs de pierre, restaient les bras croisés, et murmuraient contre Ghiberti : « Il est bon, disaient-ils, pour recevoir son salaire ; mais il ne vaut rien lorsqu’il s’agit de se mettre en besogne. Comment ferait-il si Filippo venait à manquer, ou à demeurer longtemps malade ? Et s’il est malade, n’est-ce pas la faute de Lorenzo ? »

Les intendants, se voyant dans ce mauvais pas, allèrent trouver Filippo. Après les compliments de condoléance, ils lui exposèrent dans quel désordre se trouvait la fabrique, et dans quel embarras les jetait sa maladie, « Eh ! Lorenzo n’est-il pas là ? s’écria Brunelleschi ; que ne fait-il, lui ? Vous m’étonnez, vraiment ! — Mais il ne veut rien faire sans toi, répondirent les intendants. — Je ferais bien sans lui, moi ! » répliqua Filippo. Dès qu’il eut lâché ces paroles à double entente, les intendants ne lui en demandèrent pas davantage. Ils se retirèrent, et comprirent que Brunelleschi n’avait pas d’autre maladie que celle de vouloir opérer seul. Ils envoyèrent donc ses amis le tirer du lit, et lui annoncer que leur intention était de destituer Lorenzo.

Malgré ces promesses, Filippo, qui savait combien étaient puissants les protecteurs de Ghiberti, résolut de frapper un dernier coup, de le couvrir d’ignominie, et de dévoiler complètement son ignorance. Il rassembla donc les intendants de la fabrique, et leur dit, en présence de Lorenzo : « Seigneurs intendants, s’il nous était aussi facile de prolonger notre vie que de l’abréger, sans aucun doute, beaucoup de choses qui restent imparfaites arriveraient à fin. La maladie dont j’ai été attaqué aurait pu m’enlever la vie, et arrêter votre entreprise. Si le même accident, ce qu’à Dieu ne plaise, arrivait encore à l’un de nous deux, à Lorenzo ou à moi, il serait bon que rien n’empêchât l’autre de travailler. Vos seigneuries ont partagé le salaire entre nous deux ; pourquoi ne partageraient-elles pas également l’ouvrage ? Chacun alors montrerait ce qu’il sait, et serait en position de se faire honneur auprès de la république. Nous avons maintenant deux difficultés à résoudre : la première consiste à élever, en dedans et en dehors de la coupole, les échafauds nécessaires pour que les maçons travaillent avec sûreté, et pour recevoir les pierres, la chaux, les grues et d’autres instruments semblables ; la seconde consiste à établir, au-dessus des douze brasses déjà construites, la chaîne qui doit lier les huit pans de la coupole, de telle sorte que l’édifice reste stable et sous le poids qui le chargera. Que Lorenzo prenne les échafauds ou la chaîne, ce qu’il croira le plus facile ; peu m’importe : je m’engage à conduire facilement à bon terme ce qu’il me laissera. Ainsi, on ne perdra plus de temps. »

Sous peine de se déshonorer, Lorenzo ne pouvait reculer. Bien que ce fût à contre-cœur, il choisit la chaîne, comme la chose la plus facile. Il comptait s’aider des conseils des maçons, et il se rappelait que, dans la voûte de San-Giovanni de Florence, il se trouvait une chaîne de pierre dont il espérait se servir, sinon complètement, au moins en partie.

Filippo construisit les échafauds d’une manière si ingénieuse, qu’ils lui valurent les éloges de ceux qui jusqu’alors lui avaient été les plus contraires. On conserva dans l’œuvre de l’église les modèles de ces échafauds, qui présentaient autant de sécurité que la terre ferme.

Pendant ce temps, Lorenzo fit, avec beaucoup de difficultés, la chaîne de l’un des huit pans de la coupole. Lorsquelle fut achevée, les intendants la montrèrent à Filippo, qui ne leur en souffla mot. Mais il dit à ses amis qu’elle était insuffisante, qu’il fallait la mettre dans un autre sens, qu’elle était trop faible, et qu’elle serait tout aussi inutile que le salaire que l’on donnait à Lorenzo.

Dès que cet avis fut divulgué, Filippo fut requis d’expliquer la méthode qu’il aurait employée. Il produisit aussitôt les dessins et les modèles qu’il avait préparés à l’avance. Les intendants et les autres maîtres reconnurent la faute qu’ils avaient commise en favorisant Lorenzo, et, pour la réparer, ils nommèrent Filippo directeur en chef, et à vie, de l’édifice, et lui laissèrent la liberté entière de mener les choses à son gré. Le 13 août 1423, ils lui donnèrent cent florins qui, par acte passé chez Lorenzo Paoli, notaire de l’œuvre, devaient lui être payés annuellement et viagèrement par Messer Gherardo Corsini.

À dater de ce moment, Brunelleschi se consacra tout entier à la construction de la coupole. Rien n’échappait à sa vigilance ; on ne plaçait pas une pierre, qu’il ne l’eût examinée lui-même. Quant à Ghiberti, bien que vaincu et tant soit peu humilié, il sut encore tirer parti du crédit de ses amis, de telle sorte, qu’il conserva son traitement, en prouvant qu’on ne pouvait le congédier avant trois années révolues.

Pour les moindres choses, Filippo exécutait des dessins et des modèles, et, afin de simplifier les procédés de la bâtisse, inventait d’ingénieuses machines. Mais chaque jour il se voyait obligé de lutter contre les amis de Ghiberti, qui présentaient de nouveaux plans pour le contrecarrer. Tantôt c’était un certain Antonio de Vercelli, tantôt c’était un autre maître, qui venait l’ennuyer par son bavardage, son peu de savoir et sa maigre intelligence.

Les chaînes des huit pans de la coupole étaient terminées, et les travaux marchaient rapidement, lorsque les maçons, irrités des exigences de Filippo et cédant aux instigations de l’envie, formèrent un complot et déclarèrent qu’ils ne travailleraient plus si l’on n’augmentait leur salaire, qui déjà était plus élevé que d’ordinaire. Pour sortir de cet embarras qui contrariait fortement les intendants de la fabrique, Filippo renvoya tous ses ouvriers un samedi soir. Le lundi suivant, il employa dix Lombards qu’il dirigea lui-même en leur disant : Faites ceci, faites cela. Il les instruisit si bien en un seul jour, qu’ils continuèrent de travailler pendant plusieurs semaines. Les maçons révoltés ne tardèrent pas à se repentir de leur escapade et à supplier Filippo de leur pardonner. Quelques jours se passèrent sans qu’il se laissât fléchir, et il ne consentit à les reprendre qu’en diminuant leur premier salaire. Ainsi leur complot tourna contre eux-mêmes.

Bientôt les rumeurs s’apaisèrent, et les gens de bonne foi avouèrent que peut-être aucun architecte ancien ou moderne n’égalait Brunelleschi. Il se concilia tous les suffrages dès qu’il eut exposé son modèle en public. On ne se lassait point d’admirer la rare intelligence avec laquelle il avait calculé les escaliers, les ouvertures pour le jour, les rampes et jusqu’aux moindres précautions. Il avait même pensé à tout ce qui était nécessaire pour établir des échafauds dans l’intérieur de la coupole, dans le cas où l’on voudrait plus tard l’orner de peintures et de mosaïques. Il avait ménagé avec art des conduits couverts et découverts pour l’écoulement des eaux, des évents pour la circulation de l’air, et pour que les tremblements de terre ne pussent nuire à l’édifice. On vit alors combien Filippo avait profité de ses études à Rome. Lorsque l’on considérait le système de la coupe des pierres, de leur liaison, et de l’équilibre des forces qui se combattaient pour s’accorder, on était, pour ainsi dire, effrayé du génie de notre architecte. Il n’y avait rien de si difficile qu’il ne sut rendre facile. Il imagina des machines formées de contrepoids et de roues, à l’aide desquelles un seul bœuf élevait des fardeaux que six paires de bœufs auraient à peine pu remuer. Les travaux étaient arrivés à une telle hauteur, que les ouvriers perdaient un temps précieux, et souffraient beaucoup de la chaleur lorsqu’ils allaient boire et manger. Pour remédier à cet inconvénient, Filippo établit sur la voûte de l’église des cabarets où l’on vendait du vin et des vivres. Par ce moyen, personne ne quittait l’ouvrage avant la fin de la journée.

Plus les constructions avançaient, plus Brunelleschi sentait grandir son courage, et multipliait ses efforts. Il visitait lui-même les fourneaux où l’on préparait les briques, il examinait la terre, il la pétrissait, et dès que les briques étaient cuites, il les choisissait de la main avec une attention extrême. Il avait soin que les tailleurs de pierre n’employassent que des blocs purs et solides ; il leur donnait des modèles en bois et en cire pour les guider dans leur coupe et leur assemblage. Il aidait également les forgerons. Ainsi il inventa les tourillons à tête et les pivots. Enfin il n’est sorte d’amélioration qu’il n’apportât à l’architecture qu’il conduisit à cette perfection que les Toscans ne connurent peut-être jamais.

Florence était heureuse de ces glorieux succès. L’an 1423, le quartier de San-Giovanni nomma Filippo membre du conseil des Signori, lorsque le quartier de Santa-Croce élut Lapo Niccolini gonfalonier de justice. Sur le registre des Priori, notre artiste se trouve noté sous le nom de Filippo Ser Brunellesco Lippi, qui dérive de celui de son aïeul Lippo, et non sous le sien qui était de’ Lapi. Mais les registres des Priori offrent une foule de semblables exemples, et on sait, du reste, que c’était un usage généralement suivi à cette époque. Filippo exerça cette place et plusieurs autres charges avec autant d’habileté que de sagesse.

Bientôt, les deux voûtes étant sur le point d’être terminées, il s’agit de mettre la dernière main à l’ouvrage. Déjà Brunelleschi avait exécuté à Rome et à Florence plusieurs modèles en terre et en bois qu’il tenait cachés. Il résolut d’achever d’abord la galerie, et il composa, à cet effet, divers dessins qui restèrent après sa mort dans l’œuvre de l’église, et qui depuis ont péri par l’incurie des préposés. De nos jours, on a construit la huitième partie environ de cette galerie ; mais sur les conseils de Michel-Ange Buonarroti, on l’a abandonnée  (5).

Filippo fit ensuite lui-même un modèle de la lanterne octogone, en harmonie complète avec la coupole et d’une beauté ravissante. Il y plaça l’escalier qui devait conduire à la boule, et personne ne s’en doutait, car il en avait caché l’ouverture à l’aide d’un petit morceau de bois. Ce projet réveilla l’envie qui dormait depuis quelque temps. Tous les maîtres florentins se mirent à produire des lanternes ; il y eut même jusqu’à une femme de la maison Gaddi qui osa entrer en concurrence avec Filippo. Il se contenta de rire de cette folle présomption. Ses amis lui disaient qu’il ne devrait montrer son modèle à personne ; mais il leur répondait qu’un seul modèle était bon, et que tous les autres n’étaient propres qu’à allumer des fagots.

Tout en accordant de grands éloges au modèle de Filippo, on ne manquait pas de l’accuser d’être défectueux, parce que l’on n’apercevait pas d’escalier pour monter à la boule. Quoi qu’il en fût, les intendants résolurent de lui confier l’exécution de la lanterne, pourvu qu’il montrât l’escalier. Aussitôt il enleva son petit morceau de bois, et montra qu’il avait pratiqué dans le diamètre du pilier un vide avec des étriers de bronze propres à servir d’échelle.

La mort empêcha Brunelleschi d’achever sa lanterne. Il recommanda dans son testament de la faire exactement d’après son modèle et les instructions qu’il laissait par écrit ; et il assurait que si l’on s’en écartait et que si l’on n’avait soin de la charger des blocs de marbre les plus pesants, l’édifice ne pourrait éviter une ruine certaine. Avant de mourir, il eut la satisfaction de voir son ouvrage presque entièrement terminé.

Lorsqu’on eut rassemblé tous les marbres qui devaient entrer dans la construction de la lanterne, on s’écria que la voûte ne pourrait supporter cet énorme fardeau ; beaucoup de gens pensaient que c’était vouloir tenter Dieu, et que c’était déjà un grand bonheur d’avoir été aussi loin. Filippo se moquait de ces craintes, et n’en suivait pas moins ses projets. Il ne perdit jamais de temps à méditer, à préparer, à prévoir une foule de minuties, tant que l’on n’eut pas bâti tous les arcs des tabernacles ; et du reste, comme nous l’avons dit, il avait laissé des modèles et des renseignements par écrit.

Pour juger de la beauté de cette coupole, il suffit de la regarder. Du sol de l’église jusqu’à l’œil de la lanterne on compte cent cinquante-quatre brasses. La lanterne a trente-six brasses de hauteur, la boule de cuivre quatre brasses, et la croix huit brasses : ce qui donne en tout deux cent deux brasses. Jamais les anciens n’ont construit d’édifice aussi élevé ; aucun de leurs monuments ne lutte avec le ciel comme cette coupole que l’on confond souvent avec les montagnes qui entourent Florence. Le ciel semble vraiment lui porter envie, car il ne cesse de lui lancer ses foudres  (6).

Tout en s’occupant de ces travaux, Brunelleschi donna ses soins à de nombreuses entreprises que nous allons passer en revue.

Il fit de sa propre main le beau modèle du chapitre de Santa-Croce de Florence  (7), pour les Pazzi ; et celui de la maison des Busini, assez vaste pour loger deux familles. On lui doit également le modèle de la maison et de la loge degl’Innocenti, dont la voûte fut exécutée sans armature, méthode universellement adoptée aujourd’hui. Brunelleschi ayant été appelé à Milan par le duc Filippomaria pour tracer les plans d’une forteresse, confia à son ami Francesco della Lima le soin de diriger les constructions degl’Innocenti. Francesco chargea d’ornements une architrave, ce qui est contraire aux règles de l’architecture. Brunelleschi, à son retour, lui reprocha cette erreur. Francesco tâcha de s’excuser en disant qu’il avait imité ce qu’il avait vu dans le temple de San-Giovanni qui est antique. « Il n’y a que cette incorrection dans ce monument, lui répliqua Brunelleschi, et tu la mets précisément en œuvre. » On a conservé pendant plusieurs années le modèle degl’Innocenti dans la salle de la corporation de Por-Santa-Maria, parce qu’on en avait besoin pour achever l’édifice ; mais maintenant il a disparu.

Cosme de Médicis chargea notre artiste de bâtir l’abbaye des chanoines réguliers de Fiesole. Ce monastère réunit à la grâce et à la magnificence le mérite de distributions spacieuses et commodes. On peut en dire autant de la sacristie et de l’église qui est élevée, bien aérée, et dont les voûtes sont a botte. Filippo profita habilement du site occupé par cette abbaye, sur une montagne, pour placer dans les constructions inférieures les caves, les lavoirs, les fours, les écuries, les cuisines, les bûchers et d’autres dépendances utiles. Il obtint ainsi une assiette de niveau pour le reste de l’édifice où il put établir, sur le même plan, les loges, le réfectoire, l’infirmerie, le noviciat, le dortoir, la bibliothèque, et, en un mot, toutes les pièces principales d’un monastère. Les dépenses occasionnées par ces travaux furent entièrement supportées par le magnifique Cosme de Médicis, autant par amour de la religion chrétienne que par amitié pour Don Timoteo de Vérone, savant prédicateur de cet ordre, dont les entretiens lui plaisaient de telle sorte, qu’afin d’en jouir tout à son aise, il se réserva dans le couvent plusieurs appartements. Cet édifice coûta à Cosme cent mille écus, ainsi que l’indique une inscription.

Brunelleschi donna ensuite les plans de la forteresse de Vico Pisano et de celle du port de Pesaro. Les fortifications de Ponte-a-Mare, les deux citadelles de Pise appelées l’une la Vecchia et l’autre la Nuova et les deux tours du pont sont également de lui. De retour à Milan, il fit beaucoup de dessins pour le duc et pour la cathédrale de la ville.

À cette époque, on avait commencé à Florence l’église de San-Lorenzo, sous la direction d’un prieur qui se piquait d’étre connaisseur et bon architecte. Déjà on travaillait aux pilastres de briques, lorsque Jean de Médicis, qui avait promis de construire à ses frais la sacristie et une chapelle, invita, un matin, Filippo à déjeuner, et lui demanda son avis sur la nouvelle église. Filippo, vivement pressé, ne put dissimuler les fautes commises par le prieur, homme plus versé dans les lettres que dans les arts du dessin. Jean de Médicis demanda alors à Filippo s’il se sentait capable de faire mieux. Celui-ci répondit : « Sans aucun doute, et je suis étonné que vous ne mettiez pas en avant quelques milliers d’écus pour hâter l’achèvement de cette belle entreprise dont vous êtes le chef. Je suis convaincu que votre exemple ne tarderait pas à être imité par de nobles citoyens qui n’épargneront rien pour élever les chapelles où se trouveront leurs sépultures. Les édifices seuls peuvent transmettre notre mémoire aux siècles les plus reculés. » Animé par ces paroles, Jean de Médicis résolut de bâtir la sacristie, la grande chapelle et tout le corps de l’église, bien qu’il ne fût aidé que par sept familles dont voici les noms : Rondinelli, Ginori della Stufa, Neroni, Ciai, Marignolli, Martelli et Marco di Luca. On s’occupa d’abord activement de la sacristie. Le reste de l’église avança peu à peu. Par la suite, les dimensions de l’église permirent de concéder plusieurs chapelles à divers citoyens de la paroisse.

À peine la voûte de la sacristie était-elle terminée, que Jean de Médicis mourut. Son fils Cosme ordonna de continuer cet ouvrage. C’était la première fois qu’il faisait bâtir, et il y prit tant de goût que jusqu’à la fin de sa vie il ne cessa de se donner ce plaisir. Il poussait les travaux plus chaleureusement que son père, et pendant que l’on commençait une chose, il en faisait finir une autre. Ces occupations n’étaient pour lui que des passe-temps agréables. Grâce à sa sollicitude, Filippo conduisit à bonne fin la sacristie ; Donato l’enrichit de statues, et sculpta les portes de bronze et les ornements de pierre des petites portes. Cosme plaça la sépulture de son père sous une grande tablette de marbre, soutenue par quatre balustres au milieu de la sacristie qui sert de vestiaire aux prêtres. Dans le même lieu, il renferma les tombeaux de sa famille, en ayant soin de séparer ceux des hommes de ceux des femmes. Dans un coin de l’une des deux petites chambres entre lesquelles se trouve l’autel de la sacristie, il établit un puits et un lavoir. Autrefois, Jean de Médicis avait voulu mettre le chœur au-dessous de la tribune ; mais Cosme, sur le conseil de Filippo, changea ce plan, et agrandit la chapelle principale de manière que l’on pût y disposer le chœur tel qu’on le voit aujourd’hui. Lorsque ces travaux furent terminés, on eut encore à construire la tribune du milieu et le reste de l’église, qui ne furent voûtés qu’après la mort de Brunelleschi.

Cette église a cent quarante-quatre brasses de longueur. On y rencontre beaucoup d’incorrections : par exemple, les pilastres qui sont sur les marches ont leurs bases plus élevées que celles des colonnes qui sont sur le meme niveau, ce qui produit un très-mauvais effet. Du reste, on doit accuser de ces défauts les architectes qui succédèrent à Filippo. En gâtant cet édifice et ceux qu’il laissa inachevés et qui tombèrent entre leurs mains, ils essayèrent de se venger des sonnets satiriques qu’il avait lancés contre leurs modèles.

Brunelleschi traça lui-même les plans et construisit une partie de la maison canoniale des prêtres de San-Lorenzo. Le cloitre a cent quarante-quatre brasses de longueur.

À peu près vers ce temps, Cosme de Médicis chargea Filippo de lui présenter le modèle d’un magnifique palais qu’il voulait bâtir sur la place, en face de San-Lorenzo. Filippo remercia la fortune qui lui offrait enfin l’occasion de satisfaire l’ardent désir que depuis plusieurs années il avait de construire un palais. Il consacra tous ses soins à cet ouvrage ; mais son projet parut trop vaste et trop somptueux à Cosme de Médicis qui n’osa l’entreprendre, moins à cause de la dépense que dans la crainte d’exciter l’envie de ses compatriotes. De dépit, Brunelleschi brisa son modèle en mille pièces. Plus tard, Cosme se repentit de ne pas l’avoir mis à exécution, car il savait apprécier notre artiste : il avouait n’avoir jamais rencontré dans aucun homme un esprit aussi intelligent et une âme aussi élevée  (8).

Pour la noble famille des Scolari, Brunelleschi fit ensuite le modèle du temple degli Angeli, qui resta imparfait parce que les Florentins appliquèrent l’argent destiné à cet édifice aux besoins de la ville, ou, selon d’autres, aux frais de la guerre contre les Lucquois, qui déjà avaient absorbé les sommes laissées par Niccolo da Uzzano pour ériger la Sapienza, comme nous l’avons dit ailleurs. Le temple degli Angeli aurait été un des monuments les plus précieux de l’Italie, si l’on en juge par ce qui subsiste encore. Nous conservons dans notre recueil le plan de cet édifice et plusieurs autres dessins de la main de Brunelleschi.

Hors de la porte San-Niccolo, dans un endroit appelé Ruciano, Filippo bâtit, pour Messer Luca Pitti, un riche palais qui était bien loin d’égaler en grandeur et en magnificence celui qu’il commença à Florence pour le même citoyen, et qu’il conduisit jusqu’au second étage. Les portes de ce dernier palais ont seize brasses de hauteur et huit de largeur. Les fenêtres du premier et du second étage sont entièrement semblables aux portes ; les voûtes sont doubles, et, en un mot, tout l’édifice est tel, qu’on ne saurait imaginer une plus belle et plus splendide architecture.

La construction de ce palais fut confiée aux soins de Luca Fancelli, architecte florentin, qui présida également à l’exécution de plusieurs autres travaux de Filippo et de la grande chapelle de la Nunziata, à Florence, dont le modèle avait été donné à Ludovico Gonzaga par Leon-Battista Alberti. Luca Fancelli, ayant été appelé par Ludovico Gonzaga à Mantoue, laissa de nombreux ouvrages dans cette ville, s’y maria, y vécut et y mourut. On y rencontre encore ses descendants qui, de son nom, s’appellent Luchi  (9).

Il y a peu d’années, l’illustrissime signora Leonora de Toledo, duchesse de Florence, acheta par le conseil de son mari, l’illustrissime duc Cosme, le palais Pitti, dont elle se plut à augmenter tellement les dépendances, qu’il possède aujourd’hui un énorme jardin qui s’étend sur la plaine, la côte et la montagne. Ce jardin est rempli d’arbres de toutes sortes et orné de bosquets agréables, de gazons toujours verts, d’eaux, de fontaines, de canaux, de viviers, d’espaliers et d’une foule d’autres choses que je n’essaierai pas de décrire ; car on ne peut se rendre compte de leur beauté qu’en les voyant  (10). Ce palais semble avoir été construit par Messer Luca Pitti, sur les dessins de Brunelleschi, tout exprès pour le duc Cosme. Son excellence illustrissime ne pouvait trouver un palais plus digne de sa puissance et de sa grandeur. Messer Luca fut empêché par les travaux de l’état de le terminer ; et ses héritiers, faute d’argent, furent obligés, afin qu’il ne tombât point en ruines, de le vendre à la duchesse Leonora. Cette princesse ne cessa jamais d’y faire travailler, mais non de telle sorte que l’on doive espérer de le voir achevé de si tôt. Il est vrai que si elle eût vécu, elle était disposée, comme je l’ai appris, à y dépenser 40,000 ducats en un an, pour le conduire sinon à fin, du moins à bon terme.

Le modèle de Brunelleschi ayant été perdu, son excellence a ordonné à Bartolommeo Ammanati, habile sculpteur et architecte, d’en faire un autre, d’après lequel on a déjà construit presque entièrement l’intérieur de la cour d’ordre rustique, comme l’extérieur de l’édifice. Il est difficile de comprendre comment Brunelleschi a osé entreprendre une aussi vaste entreprise. La distribution intérieure du palais n’est pas moins belle que la façade. Les collines environnantes présentent un coup d’œil ravissant ; mais, pour être bref, je m’arrête en répétant qu’on ne peut se figurer les merveilles que renferme ce palais, supérieur à tout autre édifice royal  (11).

Dans le même temps, Filippo montra son talent, comme mécanicien, dans les pieuses représentations du Paradis et de l’Annonciation que, selon un antique usage, on donnait à San-Felice de Florence. Ce spectacle était vraiment merveilleux. Au milieu d’une gloire immense, on voyait se mouvoir des personnages vivants sur lesquels jetaient beaucoup de variété une foule de lumières alternativement couvertes et découvertes avec une extrême promptitude. Je vais donner des détails précis sur cette machine qui n’existe plus, ainsi que celle del Carmine qui par sa pesanteur fatiguait les arbalétriers qui soutiennent le toit. Bientôt on aurait perdu tout souvenir de cette ingénieuse machine ; car les hommes qui l’ont vue, et qui auraient pu en parler savamment, ont disparu, et on ne doit pas s’attendre à la voir rétablir ; le couvent de San-Felice, alors occupé par les Camaldules, appartenant maintenant aux religieuses de San-Pier-Martire. Filippo avait donc disposé, entre deux des pièces de bois qui servaient de support au toit de l’église, un demi-globe, en forme d’écuelle ou de plat à barbe renversé, composé de planches légères assujetties par une étoile de fer retenue par un grand anneau de même métal. Tout cet appareil était suspendu à une forte poutre de sapin, garnie de ferrements solides et mise en travers des arbalétriers du toit. Au bas et dans l’intérieur du demi-globe, se trouvaient des dés en biais sur chacun desquels on plaçait un enfant de douze ans environ, que l’on attachait à un crampon de fer, afin qu’il ne pût tomber quand même il l’aurait voulu. Les enfants, au nombre de douze, avaient des ailes et des cheveux dorés. Ils figuraient des anges, et lorsqu’ils se prenaient l’un l’autre par la main, ils semblaient danser. Le mouvement de rotation imprimé au demi-globe ajoutait au prestige. Au-dessus de ces anges, trois guirlandes de lumières ajustées dans de petites lanternes produisaient l’effet d’étoiles. Les consoles étaient entourées de coton, en guise de neige. De l’anneau du demi-globe sortait une énorme barre de fer armée d’un autre anneau auquel pendait une petite corde que l’on amenait, à volonté, jusqu’à terre, comme nous le dirons tout-à-l’heure. La barre de fer avait huit branches dont chacune était terminée par une tablette de la grandeur d’un tailloir, et sur laquelle se tenait un enfant de neuf ans environ, bien attaché à une barre de fer soudée dans le haut de la branche, mais de manière à lui permettre de se tourner de tous côtés. Ces huit enfants, au moyen du jeu d’une grue, descendaient à huit brasses au-dessous du toit, de façon qu’ils laissaient voir les anges qui occupaient l’intérieur du demi-globe. Au milieu des huit enfants, que l’on appelait le bouquet d’anges, était une mandorla[1] en cuivre remplie de petites lanternes qui disparaissaient quand on touchait un ressort, et qui reparaissaient allumées dès qu’on lâchait le ressort. Une fois le bouquet d’anges en place, la mandorla, attachée à la petite corde dont nous avons parlé plus haut, venait doucement, à l’aide d’une grue, s’emboîter dans un trou pratiqué au milieu du théâtre où devait se passer la scène principale. Sur le théâtre s’élevait une estrade à quatre degrés, sous laquelle était caché un homme qui arrêtait avec un bouton la mandorla aussitôt que celle-ci était arrivée. Dans l’intérieur de la mandorla était un jeune homme de quinze ans environ, sous la figure d’un ange. Un cercle de fer, soudé à une barre fixée dans le bas de la mandorla, lui entourait le corps et l’empêchait de tomber. La barre était composée de trois morceaux qui entraient facilement l’un dans l’autre, lorsque l’ange s’agenouillait. En arrêtant la mandorla avec un bouton, comme nous l’avons déjà dit, l’homme caché sous l’estrade détachait, au même instant, la barre de fer qui retenait l’ange. Celui-ci, s’avançant sur le théâtre, saluait la Vierge, lui annonçait sa mission divine, et rentrait ensuite dans la mandorla qui remontait à sa première place, dès que l’homme de l’estrade avait rattaché la barre de fange et déboutonné la mandorla. Alors éclataient les chants de tous les anges, et l’on croyait voir l’image du paradis. Une musique ravissante et, près du globe, Dieu le Père environné d’anges contribuaient à rendre l’illusion plus frappante. Afin de pouvoir ouvrir et fermer le ciel, Filippo avait fait deux grandes portes, dont chacune avait cinq brasses carrées. Elles étaient arrangées de telle sorte qu’il suffisait d’une simple corde pour les ouvrir ou les fermer. Elles servaient, pour ainsi dire, à deux fins : quand on les tirait, elles produisaient un bruit semblable aux roulements du tonnerre ; et quand elles étaient fermées, elles cachaient les préparatifs de la représentation. Les uns attribuent ces inventions et d’autres du même genre à Brunelleschi, les autres prétendent quelles étaient déjà connues depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, il nous a paru convenable de décrire ces appareils dont l’usage s’est entièrement perdu  (12).

Revenons à Filippo. Sa renommée s’était tellement accrue que de tous les côtés on lui demandait des dessins et des modèles  (13). Le marquis de Mantoue, entre autres, désirait vivement le posséder. Il écrivit à la seigneurie de Florence, qui le lui envoya. L’an 1445, Filippo se rendit donc auprès de ce prince. Il lui donna les dessins des digues du Pô et de divers ouvrages. Le marquis de Mantoue l’accabla de faveurs. Il répétait souvent que Florence était aussi digne de compter Filippo au nombre de ses citoyens, que celui-ci d’avoir une si noble ville pour patrie,

À Pise, notre artiste montra sa supériorité dans l’art des fortifications, sur le comte Francesco Sforza et sur Niccolò, Pisan, qui lui dirent que, si chaque état avait un homme semblable à lui, on n’aurait plus besoin d’armes pour se défendre.

À Florence, Filippo fit le dessin de la maison Barbadori, près de la tour de’ Rossi, dans le bourg de San-Jacopo ; mais il ne fut pas mis à exécution. On lui doit également le dessin de la maison Giuntini, sur la place d’Ognissanti.

Les capitaines guelfes de Florence avaient chargé Francesco della Luna de bâtir un édifice où devait se trouver la salle de leur conseil. Francesco avait à peine élevé les constructions de dix brasses hors de terre, que déjà il était tombé dans les plus lourdes erreurs. On eut recours à Filippo, qui sut ramener ce palais à cette beauté et à cette magnificence que nous admirons aujourd’hui. Mais il eut souvent à lutter contre Francesco della Luna qui avait de nombreux protecteurs.

Du reste, pendant toute sa vie, Filippo fut forcé de combattre, tantôt celui-ci, tantôt celui-là. Il n’y a sorte de tracasseries auxquelles il ne fut en butte. Il rencontra des gens qui allèrent même jusqu’à tenter de se faire honneur de ses propres dessins. Aussi arriva-t-il à cacher soigneusement tous ses projets, et à ne plus se fier à personne.

La salle du palais ne sert plus maintenant aux capitaines guelfes. Par l’ordre du duc Cosme, on y conserve à présent les précieux papiers de l’hôtel-de-ville, qui avaient été fortement endommagés par l’inondation de 1557. Les capitaines occupent une autre salle du palais, à laquelle conduit un commode escalier construit par Giorgio Vasari, qui, de plus, a fait poser, d’après les dessins de Filippo, un plafond à compartiments carrés, soutenu par des pilastres cannelés en pierre de macigno.

Pendant un carême, Messer Francesco Zoppo, prédicateur fort en vogue, recommanda à la libéralité des fidèles le couvent de Santo-Spirito de Florence, et surtout l’église qui, peu de temps auparavant, avait été la proie des flammes. Les chefs du quartier, Lorenzo Ridolfi, Bartolommeo Corbinelli, Neri di Gino Capponi, Goro di Stagio Dati, et d’autres citoyens, ayant obtenu de la seigneurie la permission de rebâtir l’église de Santo-Spirito, choisirent pour provveditore Stoldo Frescobaldi, à la famille duquel appartenait la chapelle du maître-autel. Stoldo déploya le plus grand zèle pour hâter les constructions. Avant même que l’on eût taxé ceux qui possédaient des chapelles et des sépultures dans l’église, il avança de sa bourse plusieurs milliers d’écus qui lui furent remboursés plus tard.

Filippo fut chargé de faire un modèle avec toutes les distributions qui conviennent à un temple chrétien. Il voulait changer complètement le plan de l’édifice, et amener la place jusqu’à l’Arno, afin que la magnificence de ce monument ne pût échapper à la vue des gens qui viendraient de Gênes, de la Riviera, de Lunigiana, de Pise et de Lucques ; mais il ne put réaliser ce désir, parce que plusieurs citoyens s’opposèrent à ce qu’on détruisît leurs maisons.

Filippo présenta ensemble le modèle de l’église et celui de l’habitation des religieux, qui a été mis à exécution tel que nous le voyons aujourd’hui. L’église a cent soixante et une brasses de longueur, et cinquante-quatre de largeur. Ses colonnes et ses autres ornements sont d’une grâce et d’une richesse inimaginables. Ce serait le temple le plus parfait de la chrétienté, s’il n’eut été frappé par la main maudite des ignorants, qui parviennent presque toujours à gâter les plus belles choses. Bien que l’on n’ait pas exactement observé le modèle de Brunelleschi, ce temple n’est pas moins le mieux distribué que je connaisse. Il renferme quelques défauts que l’on attribue à notre artiste. Je les passerai sous silence ; car il est présumable qu’il les aurait évités, s’il eût présidé lui-même à l’achèvement de cet édifice qui, malgré cela, témoigne puissamment de l’immensité de son génie  (14).

Filippo était d’un caractère vif et enjoué. Il lui échappait souvent des mots fort spirituels. Lorenzo Ghiberti avait acheté à Monte-Morello le domaine de Lepriano, qu’il ne tarda pas à vendre, s’étant aperçu que les frais d’entretien surpassaient de plus du double les revenus de cette propriété. Quelque temps après, on demanda à Filippo en quoi Lorenzo avait donné la meilleure preuve de génie : « En vendant Lepriano, » répondit notre artiste.

Le 16 avril 1446, Brunelleschi rendit son âme à Dieu. Il mérita, par ses rudes travaux, un nom honoré sur cette terre, et une place glorieuse dans le ciel.

Sa perte fut sensible à sa patrie, qui rendit plus de justice à son mérite après sa mort que pendant sa vie.

On lui fit de magnifiques funérailles à Santa-Maria-del-Fiore, quoique la sépulture de sa famille fût dans l’église de San-Marco, sous la chaire, du côté de la porte, à l’endroit où l’on voit deux feuilles de figuier et des ondes vertes sur un fond d’or, armes de ses ancêtres, qui étaient originaires de Ficaruolo, château situé sur le Pô, en Ferrarais.

Brunelleschi fut profondément regretté par ses amis, et surtout par les plus pauvres, auxquels ses secours ne manquèrent jamais. Ainsi, en vivant chrétiennement, il laissa au monde un vif souvenir de sa bonté et de ses vertus.

Selon moi, il peut être regardé comme le plus habile architecte qui ait existé depuis les Grecs et les Romains. Il mérite d’autant plus nos éloges, que, de son temps, la manière tudesque était vénérée en Italie, et pratiquée par les anciens artistes, ainsi que le démontrent une foule d’édifices. Il retrouva les corniches antiques, et mit en honneur les ordres toscan, corinthien, dorique et ionique.

Brunelleschi eut un élève connu sous le nom de Buggiano, qui fit le bénitier de la sacristie de Santa-Reparata, orné d’enfants qui lancent de l’eau. Buggiano sculpta également le buste en marbre qu’on voit à Santa-Maria-del-Fiore, sur le tombeau de son maître, placé près de la porte, en entrant, à droite dans l’église.

Les Florentins, pour honorer Brunelleschi après sa mort, autant qu’il avait lui-même honoré Florence pendant sa vie, gravèrent sur sa tombe les épitaphes suivantes :

D. S.

Quantum Philippus architectus arte dedalea valuerit, cum hujus celeberrimi templi mira testudo, tum plures aliæ divino ingenio ab eo adinventæ machinæ documento esse possunt. Quapropter ob eximias sui animi dotes singularesque virtutes XV kal. Maias anno MCCCCXLVI ejus B. M. corpus in hac humo subposita grata patria sepeliri jussit  (15).

Philippo Brunellesco

Antiquæ architecturæ instauratori S. P. Q. F.

Civi suo benemerenti.

Gio-Battista Strozzi y ajouta ce quatrain :

Tal sopra sasso sasso
Di giro in giro eternamente io strussi,
Che così passo passo
Alto girando al ciel mi ricondussi.

Parmi les nombreux élèves de Brunelleschi, qu’il serait trop long de passer en revue, on distingue Domenico de Lugano, Geremia de Crémone, Simone, Antonio et Niccolô de Florence. Geremia de Crémone travailla habilement le bronze, de compagnie avec un Esclavon qui exécuta une foule d’ouvrages à Venise. Simone, après avoir fait la Madone d’Orsanmichele, pour la corporation des apothicaires, mourut à Vicovaro, au moment où il venait d’entreprendre un grand travail pour le comte de Tagliacozzo. Antonio et Niccolò de Florence jetèrent un cheval en bronze, à Ferrare, l’an 1461, pour le duc Borso.

Brunelleschi eut le malheur de rencontrer toujours de puissants obstacles, et de ne point conduire à fin plusieurs édifices qui, même après sa mort, restèrent inachevés. Il est surtout regrettable qu’il n’ait pu terminer, comme nous l’avons vu, le temple degli Angeli qui, après avoir coûté trois mille écus, fut abandonné, parce que l’argent destiné à le construire fut entièrement dissipé. Nous avons dit, dans la biographie de Niccolò da Uzzano, que l’artiste qui veut laisser de soi quelque souvenir doit opérer pendant sa vie et ne se fier à personne. Cela peut s’appliquer à une foule d’édifices commencés par Filippo Brunelleschi  (16).

Avant de nous livrer à l’appréciation de l’œuvre de Santa-Maria-del-Fiore, où le génie de Filippo Brunelleschi sut allier d’une manière si puissante et si heureuse le sentiment artistique de l’antiquité au sentiment religieux du moyen-âge, il ne sera peut-être pas hors de propos de dire quelques mots sur les édifices sacrés des païens, et d’indiquer les différences introduites dans leur forme par le culte chrétien, et les causes auxquelles on doit les attribuer.

Les temples du christianisme sont bien loin d’égaler en étendue ceux du paganisme : voilà ce que l’on trouve dans la plupart des livres qui traitent des monuments consacrés à la divinité par les deux religions. Les descriptions emphatiques des historiens et des voyageurs, et les restaurations menteuses de nos architectes, auxquelles préside exclusivement l’envie de briller, ne contribuent pas médiocrement à accréditer cette erreur. À les en croire, chaque autel autrefois dédié à Vénus, à Hercule, à Mars, à Flore, à Vesta, aux Grâces et aux autres habitants de l’Olympe, était inévitablement accompagné de l’area, énorme terrain où se tenaient les marchands qui vendaient les bœufs, les taureaux, les brebis, les oiseaux et, en un mot, toutes les denrées nécessaires aux sacrifices, aux libations, aux offrandes. Puis, une fontaine destinée à purifier les victimes et les sacrificateurs précédait l’atrium, cour immense entourée de portiques et conduisant au vestibulum, d’où l’on entrait dans la cella, qui renfermait la statue du dieu, les trépieds, les candélabres, etc., et comprenait la basilica, l’aditum, la tribuna, le penetrale et le sacrarium. Le malheur est que, pour contenir ces fantastiques édifications, il faudrait développer au centuple l’enceinte de Rome et d’Athènes. Soixante temples étaient à l’aise sur le Capitole qui serait trop étroit pour la seule basilique de Saint-Pierre. Une multitude de temples entremêlés de colonnes rostrales, de fontaines, de statues équestres, d’arcs de triomphe, n’occupaient que la moitié du Forum. Les uns avaient tout au plus un petit portique soutenu par deux, quatre ou six colonnes. Aucune décoration extérieure ne distinguait les autres des maisons des citoyens. L’an 662 de la fondation de Rome, le temple de Jupiter Férétrien, écrit Pline, n’avait que quinze pieds de longueur. Si l’on passe aux principaux temples de Rome, qui étaient celui de la Paix, celui de Jupiter Capitolin et le Panthéon, il est facile de se convaincre qu’ils le cèdent de beaucoup à presque toutes nos églises[2]. Les temples de Vesta et de la Fortune virile, que l’on rangeait entre les plus célèbres par leur grandeur, n’auraient pas couvert, tous les deux réunis, la superficie du Panthéon. De combien de lieues les Romains n’auraient-ils pas reculé leurs murailles, ou combien de palais, de thermes, de cirques, de basiliques, de rues et de places, n’auraient-ils pas supprimés, s’ils eussent suivi, pour leurs temples, les plans restaurés et considérablement augmentés de nos architectes ? Parmi un millier de précieuses bévues de ce genre, commises par les maîtres de la science moderne, nous citerons la moindre, qui sera encore bien suffisaute pour donner la mesure de l’autorité que l’on doit accorder à des travaux dont le plus léger tort est de faire accepter aux hommes inattentifs ou peu clairvoyants d’affreux contre-bon-sens pour des œuvres consciencieuses, pour des œuvres de vérité et de génie. Palladio, l’oracle infaillible de nos académies græco-romaines, le chef de l’école des modernes, comme l’appelle M. Quatremère de Quincy, Palladio ayant entrepris de restaurer le temple d’Antonin et de Faustine, imagina de l’enrichir d’un superbe portique périptère, dont le seul inconvénient fut de chasser complètement de son domaine le temple de Remus, et de boucher le passage aux triomphateurs qui, pour arriver au Capitole, gravissaient la voie Sacrée, et aux prêtres qui, aux ides de chaque mois, allaient processionnellement par le même chemin au temple de Jupiter. Si l’addition d’un simple portique bouleverse, d’une manière si fatale, tout un quartier de Rome, comment consentir de gaîté de cœur à ce que nos ingénieux costumiers achèvent de défigurer et de rendre méconnaissable la ville éternelle, en affublant de l’area, de l’atrium, de la basilica, de l’aditum, de la tribuna, du penetrale et du sacrarium, plusieurs centaines d’élégantes petites chapelles où l’on sacrifiait, non cent taureaux ou cent génisses, mais un coq ou une colombe, et dont l’entrée était permise, non au peuple, à l’armée et au sénat, mais uniquement au prêtre ou à la prêtresse, qui disparaissait avec son Dieu et sa victime dans la fumée d’un grain d’encens. Enfin, si nous visitons les campagnes de l’Attique, du Péloponèse et des îles adjacentes, avec Pausanias, nous rencontrons une foule de petits édifices auxquels nous ne saurions quelle destination assigner, si notre compagnon de voyage ne nous apprenait que ce sont des temples. La plupart, dépourvus de tout ornement, sont construits en briques. Ceux-ci n’ont pas de toit ; ceux-là ont une couverture de chaume, les plus riches une voûte peinte ou sculptée à peu de frais.

Quelques personnes peut-être nous accuseront d’ignorance, d’exagération ou de mauvaise foi. N’avez-vous jamais entendu parler, nous diront-elles, ou ne tenez-vous, à dessein, aucun compte des fameux temples de Diane à Ephèse, de Sérapis à Alexandrie, de Jupiter Olympien à Delphes, de la Fortune à Preneste, et de tant d’autres qui avaient plusieurs stades de circuit ? Il faut se garder de confondre ces temples, répondrons-nous, avec leurs accessoires, avec leurs entourages. Les palais, les bibliothèques, les gymnases, les bains, les collèges, les galeries, les terrasses qui les environnaient, formaient autant de parties indépendantes l’une de l’autre et surtout du sanctuaire de la divinité. Leur agrégation constituera, si l’on veut, une ville sacrée, mais non un temple. Ces divers monuments n’appartenaient pas plus au temple, autrement dit à l’habitation du dieu, que la colonnade circulaire du Le Bernini à Saint-Pierre de Rome, que le château de Versailles à sa chapelle, que le palais de l’archevêque de Paris à Notre-Dame, que la bibliothèque Sainte-Geneviève à l’église de la bergère de Nanterre.

Si les païens donnèrent une médiocre étendue à leurs temples, comme les faits l’attestent ; si au contraire les chrétiens exigèrent les plus vastes dimensions pour leurs églises, comme l’on en a mille preuves frappantes sous les yeux, quelles causes déterminantes assignerons-nous à chacun de ces systèmes ? Justifierons-nous le parti pris des païens par la préférence qu’ils accordèrent aux colonnes, et celui des chrétiens par l’usage presque exclusif qu’ils firent des pilastres. Ces motifs nous paraissent futiles et sans valeur, bien qu’ils aient été sérieusement émis et soutenus par plusieurs écrivains. « Les anciens, dit l’un d’eux, n’employèrent jamais le pilastre comme partie principale d’un corps d’architecture, parce qu’en matière d’édifices publics, il n’y a de vraie, de belle architecture, que celle où il y a des colonnes, où les colonnes portent l’entablement, où l’entablement sert à porter les voûtes et les plafonds. Or, cet usage des colonnes, surtout quand on les voulait d’un seul bloc, empêchait de donner aux édifices sacrés l’étendue qu’ils auraient pu avoir, s’il ne s’était agi que de pilastres. Il était plus difficile de rassembler des différentes parties du monde, cent, deux cents colonnes que d’enclore de murailles cinq ou six arpents de terrain, de ménager des contreforts dans l’intérieur, de leur donner un chapiteau et une base, et de couronner le tout d’un entablement. Il ne nous en coûte pas plus aujourd’hui de donner soixante pieds à un pilastre, que de lui en donner seulement trente. Il n’en était pas ainsi des colonnes, etc. » Pour répondre à cela, il suffit de rappeler que les anciens introduisirent constamment le pilastre dans leurs cirques, dans leurs thermes, dans leurs théâtres, en un mot, dans tous les édifices qu’ils voulaient rendre spacieux, et probablement ils avaient alors la prétention de faire d’aussi vraie, d’aussi belle architecture, que lorsqu’ils mettaient en œuvre des colonnes.

Selon nous, il ne faut point chercher les raisons du système architectural religieux des païens et des chrétiens ailleurs que dans les convenances des deux cultes. Le paganisme n’admettait point la multitude dans ses temples ; le christianisme, au contraire, ouvrait ses églises au peuple tout entier. De ces principes si divers résulte la dissemblance que l’on observe dans les plans, les mesures et les décorations du temple et de l’église.

Les principales cérémonies du polythéisme consistaient en holocaustes sanglants accompagnés de torréfactions et de libations qui avaient lieu, soit sous le vestibule, soit au bas des degrés du temple, et non dans l’intérieur, qui aurait été empesté par l’épaisse fumée des viandes brûlées et par l’odeur nauséabonde du sang, du vin et des lavages. La foule remplissait les portiques, les péristyles d’où elle ne perdait aucun détail de la scène qui se passait à ses pieds. Du reste, ces sacrifices solennels étaient rares, et les dieux auxquels on rendait ces hommages dispendieux étaient peu nombreux. La plupart des divinités païennes, modestement logées dans de petites cellules semblables à celles du Capitole et du Forum, se contentaient d’un couple d’oiseaux, de fruits, de fleurs, de gâteaux et même de fumigations ; et alors elles n’avaient affaire qu’à un citoyen suivi tout au plus de sa femme et de ses enfants.

Le culte du Christ s’appuie sur des données absolument opposées, que le nom d’église, qui signifie assemblée, traduit de la manière la plus exacte. Tous étaient conviés à s’asseoir au banquet. L’hostie chrétienne, les agapes fraternelles avaient remplacé les hécatombes et les lectisternes auxquels ne prenaient part que les prêtres et quelques matrones privilégiées, tandis que le peuple s’arrêtait devant la porte de la cella. Le sacrifice ne se faisait plus par un citoyen et sa famille ; des milliers de fidèles offraient en commun l’holocauste divin, chantaient en commun les louanges du Seigneur, et recueillaient les enseignements de ses ministres. L’immensité des églises, il nous semble, s’explique par cette simple cause d’une assemblée considérable réunie pour écouter la parole évangélique, mieux que par l’adoption des pilastres et le rejet des colonnes, puisque d’ailleurs on voit souvent ces dernières dans les constructions chrétiennes.

Dès qu’il fut permis à la nouvelle religion d’abandonner les sombres catacombes et de se montrer au grand jour, elle songea à s’installer dans des édifices qui répondissent, de tous points, au noble usage auquel elle les destinait. L’étroite et mystérieuse cella des idoles ne devait point lui convenir ; il lui fallait des salles assez spacieuses pour recevoir les flots toujours croissants des fidèles ; il lui fallait des salles soigneusement fermées où la voix des chefs spirituels pût se faire entendre de tous. Mais dans l’état déplorable de dissolution où étaient les arts depuis longues années, quel homme se fût rencontré capable de créer l’édifice que réclamaient les chrétiens ? L’imitation devenait pour eux une loi impérieuse. Parmi tous les monuments de l’antiquité, ils choisirent donc pour modèle la basilique qui, par ses dispositions et l’énormité de ses vaisseaux couverts, se prêtait le plus à la nature de leurs cérémonies. Pour apprécier les emprunts qu’ils firent à ce bâtiment profane où se rendait la justice et se traitaient les affaires du négoce et les intérêts de l’État, il suffit de jeter un coup d’œil sur la célèbre basilique Ulpienne, récemment découverte dans le Forum de Trajan, et sur celle de Saint-Paul, la plus ancienne de la chrétienté. Celle-ci est composée d’une grande nef et de doubles galeries latérales formant bas-côtés ; l’autre est également divisée en cinq parties par quatre rangs de colonnes formant une galerie double de chaque côté et en retour aux deux extrémités. Les changements apportés par les chrétiens se bornent à la substitution des arcades sur les colonnes aux architraves, et à la séparation opérée, entre l’abside et les galeries latérales, par une nef transversale croisant à angles droits la nef principale. Du reste, l’emploi de l’arcade n’altère en rien la disposition générale de l’édifice, et nous l’aurions passé sous silence, si nous n’eussions voulu rappeler que ce mode de construction, inventé par les chrétiens, est arrivé jusqu’à nous, après avoir été successivement pratiqué par l’architecture byzantine, arabe, romane, gothique et de la renaissance, ainsi que par tous les systèmes bâtards qui sont venus à la suite.

Quant à la croix produite par les deux nefs qui se coupent, on la retrouve dans les basiliques chalcidiques dont la plan représente un T. On a prétendu que Constantin adopta cette forme en mémoire de la croix miraculeuse qui lui était apparue, au bord du Tibre, pendant la bataille où Maxence perdit l’empire et la vie. Mais, en admettant que les chrétiens aient été guidés par le désir de retracer cet auguste symbole, objet de leur vénération, toujours est-il que leurs temples ressemblèrent d’une manière si peu équivoque aux anciennes basiliques, qu’ils en conservèrent le nom. Et assurément ils durent cette dénomination à l’analogie de la forme plus qu’à celle de l’idée, bien qu’il soit facile d’établir un rapprochement qui ne manquerait pas de sens, entre la justice temporelle que les magistrats romains exerçaient dans les basiliques païennes, et la justice spirituelle que les diacres et les évêques administraient dans les basiliques chrétiennes. D’ailleurs la figure de la croix, soit qu’elle résulte du hasard ou de l’intention de répéter le signe d’une religion triomphante, ne fut d’abord que très-incorrectement exprimée, et ce n’est que peu à peu qu’elle se dessina sévèrement et parvint à caractériser impérieusement nos églises.

La nécessité de réunir les quatre branches de la croix, si imparfaite quelle fût dans l’origine, et le besoin de distinguer le point principal de l’édifice par une riche et imposante décoration, fit naître l’heureuse idée de le couronner d’une coupole. Une rapide esquisse de l’histoire des dômes ou coupoles nous montrera la marche progressive de cette invention, et nous conduira naturellement à l’appréciation du chef-d’œuvre de Filippo Brunelleschi.

Les Grecs, qui étaient loin de posséder la science de construction qu’on atteignit plus tard, et chez lesquels l’art de combiner les voûtes était encore dans l’enfance, n’appliquèrent jamais les coupoles sur un plan circulaire à des fabriques un peu considérables. Les Romains, dont les ressources, les moyens d’action, s’étaient augmentés avec le temps, employèrent souvent ce genre de voûte. Le Panthéon, les Thermes de Caracalla, de Titus et de Dioclétien, en offrent de précieux exemples. À la vérité, la plupart de ces dômes sont ouverts au sommet et montent de fond, autrement dit, portent sans aucun intermédiaire sur les murs qui en soutiennent le poids. On a eu tort cependant d’avancer que les anciens ne connaissaient pas les pendentifs : on voit la preuve du contraire dans la tour des Esclaves, hors de la porte Maggiore à Rome, et dans la salle des Thermes de Caracalla consacrée à Hercule, où des voûtes hémisphériques s’élèvent sur un plan octogonal dont les angles sont rachetés par des pendentifs. Quoi qu’il en soit, les pendentifs ne reçurent, pour la première fois, tout leur développement qu’à Sainte-Sophie de Constantinople. Placés sur les angles du carré inférieur, ils forment la base circulaire de la coupole surbaissée et lui servent d’appui immédiat.

Comme plusieurs écrivains ont attribué à Constantin l’honneur de l’édification de la Sainte-Sophie actuelle, qu’il nous soit permis, pour relever leur erreur, de faire ici une courte digression en faveur de cette célèbre église à laquelle, pendant tant d’années, les architectes d’Orient et d’Occident demandèrent leurs inspirations. Lorsque Constantin eut transféré le siège de l’empire romain à Byzance, il construisit, sur le haut d’une colline, une basilique dédiée à sainte Sophie ; mais elle ne tarda pas à être renversée de fond en comble par un tremblement de terre. Au même endroit, son fils Constantin en bâtit une autre plus vaste qui fut à moitié détruite, sous Arcadius, dans une sédition excitée contre saint Jean Chrysostome. À peine les dégâts qu’elle avait soufferts étaient-ils réparés, qu’elle fut brûlée, sous Honorius. Rétablie sous Théodose le Jeune, elle devint la proie du furieux incendie qui désola la ville, la cinquième année du règne de Justinien. Aussitôt Anthemius de Thralles et Isidore de Milet, les plus habiles architectes du temps, furent chargés par l’empereur d’exécuter l’édifice qui nous occupe à présent, et qui subsisterait encore aujourd’hui, dans toute son intégrité, si les mahométans, qui l’ont converti en mosquée, ne lui eussent fait subir les altérations nécessitées par leur culte.

Ce monument, le dernier et le plus beau du Bas-Empire, exerça, comme on l’a déjà dit, une puissante influence sur le sort de l’architecture. « Constantinople, écrit Leroy, donnait alors dans les arts les lois à l’Europe. Aussi les Vénitiens, qui copièrent avec assez de sagesse à Saint-Marc ce que la disposition de Sainte-Sophie avait d’heureux, ne purent se défendre d’imiter le mauvais goût qui régnait dans la décoration extérieure. La ressemblance qu’on observe entre ces deux églises prouve d’une manière incontestable que Saint-Marc a été copié en partie d’après Sainte-Sophie. L’église de Saint-Marc est donc la première en Italie qu’on ait construite avec des pendentifs qui soutiennent la voûte du milieu. Elle offrit aussi l’idée, imitée depuis dans Saint-Pierre à Rome, de faire accompagner le grand dôme par des dômes plus petits, afin de leur donner un effet pyramidal. »

La coupole de Saint-Vital à Ravenne, de quatre siècles antérieure a Saint-Marc de Venise, peut être regardée comme une imitation libre de Sainte-Sophie. Quant aux coupoles des baptistères de Pise et de Florence, semblables à celles de l’antiquité, elles portent de fond et ne se distinguent ni par leur largeur ni par leur procérité.

Au douzième siècle, les Pisans, qui, aussi bien que les Vénitiens, avaient de fréquentes relations avec les contrées orientales, surmontèrent le faîte de leur cathédrale d’un petit dôme duquel nous ne parlerions point, tant cet accessoire a peu de valeur en soi, si, en offrant le premier essai d’une voûte sphérique réunissant les quatre branches d’une croix latine, il n’eût marqué le premier pas dans la pratique de ces immenses constructions où les Brunelleschi et les Michel-Ange déployèrent tant d’audace, de magnificence et de génie.

De la fin du treizième siècle au commencement du quinzième, l’architecture gothique ayant dominé partout, la coupole fut délaissée et remplacée, soit par des voûtes d’arêle dont les nervures aboutissaient au point central des quatre nefs, soit par une tour carrée qui dominait à mesure qu’elle dépassait la toiture, et qui se terminait par une pointe aiguë d’où lui vint le nom de flèche ou d’aiguille qu’elle changea plus tard pour celui de clocher.

Néanmoins l’Italie avait résisté plus que les régions du nord à l’invasion du goût gothique, et, l’an 1298, Arnolfo di Lapo commençait l’admirable église de Santa-Maria-del-Fiore avec le projet d’y élever une coupole. La mort le priva de cette gloire qui était réservée à Brunelleschi.

Lorsque ce grand homme parut dans les premières années du quinzième siècle, c’est-à-dire cent vingt ans environ après Arnolfo di Lapo, l’architecture gothique était arrivée à son plus haut degré de splendeur. Mais, à cette époque, les lettres et les sciences avaient déjà obéi à un providentiel mouvement, et les arts ne pouvaient lui demeurer étrangers ; car, si, d’un côté, par leur nature, ils se refusent à élaborer les idées, d’un autre côté, ils sont destinés, par cette nature même, à constater et à compléter les idées dès qu’elles ont été mises au jour. Initié de bonne heure à la littérature et aux sciences, Brunelleschi, ainsi que nous l’apprend Vasari, prenait souvent une part brillante à ces conférences philosophiques issues des doctrines dantesques, où l’on cherchait à harmoniser et à développer toutes les tendances et toutes les facultés en invoquant le génie de l’antiquité si longtemps méprisé. Rien de plus naturel alors qu’il songeât à fouiller le champ de la tradition pour en rapporter à l’architecture, à laquelle il s’était dévoué, d’inappréciables trésors analogues à ceux dont il voyait les lettres et les sciences s’enrichir. Ambitieux de faire pour son art ce que Dante et Pétrarque avaient fait pour la poésie, il courut demander aux vieux édifices de Rome les secours que Virgile et Homère avaient fournis à ses illustres compatriotes pour accomplir leur œuvre de rénovation. C’était donc une réforme complète qu’il voulait tenter. Pour lui, comme pour les deux poètes florentins, il s’agissait de rétablir la souveraineté de la science et de rendre à la nature ses imprescriptibles droits. Aussi avec quelle ardeur n’interrogea-t-il pas tous les monuments de l’ancienne Rome ! L’histoire ne nous l’a-t-elle pas montré « étudiant tous les édifices qui se présentaient à lui, temples circulaires, carrés, octogones, basiliques, aqueducs, bains, arcs de triomphe, colysées, amphithéâtres ? » Et rien ne lui échappa, ni de leur ensemble, ni de leurs détails. Il découvrit et les raisons de leur solidité et de leur forme, et les divers systèmes de leur construction, et les procédés de la mise en œuvre de leurs matériaux : en un mot, toutes les pensées qui avaient présidé à leur exécution. Si, comme on l’a prétendu, le pur amour de l’art n’était pas le seul mobile qui le guidât dans ces longues études, il faut avouer néanmoins qu’il avait bien mérité de réaliser le fruit de ses travaux, et l’on sait quels déboires il eut à essuyer pour obtenir la permission de doter sa patrie d’un chef-d’œuvre. Puis Florence et l’Europe entière battirent des mains lorsqu’enfin, malgré les ignorants et les envieux, il eut jeté sur l’église d’Arnolfo di Lapo sa merveilleuse coupole.

Dans aucun édifice, si l’on excepte le dôme du Buonarroti, la science de la construction ne fut poussée aussi loin : pas un détail, pas un accessoire, rien qui n’ait une raison, un but précis d’utilité. Si Brunelleschi emprunte à l’antiquité une voûte montant de fond, c’est que, visant à la simplicité et à la solidité, il veut éviter tout ce qui peut singer le tour de force ; s’il place sa voûte au-dessus d’un tambour, c’est pour lui assurer une plus grande stabilité, et donner plus de majesté à son dôme, qui, se trouvant ainsi élevé sur un magnifique soubassement, s’élance dans les airs et fait naître au loin, selon l’expression de M. de Chateaubriand, les douces idées d’asile pour le voyageur, d’aumône pour le pèlerin, d’hospitalité et de fraternité chrétienne pour tous. S’il adopte les voûtes ogivales du moyen-âge, c’est pour augmenter encore le caractère moral et religieux de son édifice, et, de plus, pour aplanir les difficultés de la construction. Il n’y a pas jusqu’à la lanterne qui, en formant l’amortissement de la coupole à l’extérieur, ne soit nécessaire pour l’assujettir. Nous n’avons pas besoin de nous appesantir sur l’utilité de sa double voûte, il suffit de réclamer pour lui l’honneur de cette invention, et de rappeler que Michel-Ange l’imita à Saint-Pierre de Rome. Quant à l’admirable liaison qu’il établit entre ces deux voûtes, le dôme de Santa-Maria-del-Fiore se charge de répondre, après quatre siècles, qu’il lui devra la durée de l’éternité.

Ne voir en Brunelleschi qu’un habile teur, qu’un savant architecte, serait le priver de ses titres les plus beaux : du titre de chef suprême de cette phalange immortelle de novateurs, qui comptait dans ses rangs les Ghiberti, les Donato, les Masaccio ; du titre de représentant le plus complet de cette époque artistique qui, toute pleine encore du sentiment religieux du moyen-âge, travaillait cependant à s’en débarrasser et à ranimer les traditions de l’antiquité, qu’un dogme jaloux et farouche avait essayé d’étouffer. Mais, tout en combattant le système gothique, Brunelleschi en retint ce qu’il avait de précieux. Ainsi, il lui prit son indépendance, sa naïveté et sa hardiesse, pour les marier à la vigueur, à la sobriété, à la sévérité, à la franchise et à la grandeur de l’architecture antique.

Si nous nous arrêtons ici, sans avoir abordé les diverses et imposantes édifications de ce vaste génie dont Florence s’enorgueillit à bon droit, c’est que toutes les qualités quelles peuvent posséder se trouvent résumées dans cette sublime coupole, en face de laquelle Michel-Ange s’écriait : « Il est difficile de faire aussi bien, il est impossible de faire mieux. » Et le divin Michel-Ange, on le sait, devait seul faire mentir cet éloge.

NOTES.

(1) La femme de Ser Brunellesco, nommée Giuliana, était fille de Guglielmo Spini.

(2) L’église de San-Michele-Berteldi prit plus tard le nom de San-Michele-degli-Antenori.

(3) Dans le Forestiere illuminato, imprimé en 1740, on lit que San-Giorgio-Maggiore possède un Crucifix en bois sculpté par Brunelleschi.

(4) Simone da Colle di Valdelsa, surnommé de’Bronzi, fut un des sept artistes qui concoururent pour les portes de San-Giovanni de Florence. Il fut élève pendant quelque temps de Jacopo della Quercia.

(5) La huitième partie environ de cette galerie fut construite en marbre de Carrare sous la direction de Baccio d’Agnolo. On l’abandonna lorsque Michel-Ange, après l’avoir vue, s’écria qu’elle ressemblait à une cage à grillons.

(6) Voyez les mesures et les dessins de cet admirable édifice dans le Tempio Vaticano de Carlo Fontana.

(7) Le docteur Brocchi, p. 245 de ses Vite de’ santi fiorentini, prétend que ce chapitre fut construit vers l’an 1400 ; mais alors Brunelleschi n’aurait eu que vingt-trois ans.

(8) Le palais que Cosme fit ensuite bâtir fut élevé sur les dessins de Michelozzo, comme Vasari le raconte dans la vie de cet architecte.

(9) Un Fancelli florentin travailla un siècle plus tard dans la cathédrale d’Orvieto.

(10) Voyez la Descrizione dell’Imperial Giardino di Boboli, fatta da Gaeiano Cambiagi, etc. Firenze, 1757. — In-8o.

(11) Voyez l’ouvrage de Ferdinando Ruggieri, intitulé : Studio d’architettura di porte e finestre, etc.

(12) Un semblable spectacle eut lieu à l’occasion du mariage du prince François, non à San-Felice, mais dans la spacieuse église de Santo-Spirito.

(13) Le pape Eugène IV avait demandé à Cosme de Médicis un architecte auquel il voulait confier la construction d’un édifice qui, toutefois, ne fut point exécuté. Cosme lui envoya Brunelleschi avec une lettre dans laquelle il disait : « J’envoie à Votre Sainteté un homme d’une telle habileté, qu’il serait capable de retourner le globe. » Le pape, étonné de l’extérieur chétif de notre artiste, ne put s’empêcher de dire : « Est-ce donc là l’homme capable de mouvoir le monde ? » — « Que votre sainteté, répondit Brunelleschi, me donne un point d’appui, et elle verra si je n’en viens pas à bout. » — Voyez le Bocchi, p. 506 de ses Bellezze di Firenze.

(14) Vasari se trompe en disant que Brunelleschi fut chargé de faire les modèles de l’église de Santo-Spirito après l’incendie qui la détruisit. Ce temple fut brûlé le 21 mars 1471, et Brunelleschi mourut le 16 avril 1446.

(15) Cette épitaphe est attribuée par le P. Richa à Gregorio Marsuppini, secrétaire de la république.

(16) Andreino de San-Gimignano fut l’élève et l’héritier de Brunelleschi. Voyez le Manni, tom. XVI, de’ Sigilli, c. 76. On croit que le portique de l’hôpital de’ Convalescenti a été dessiné par Brunelleschi. Voyez encore le Manni, tom. XIV, de’ Sigilli, c. 58.

  1. Plaque de forme rhomboïdale
  2. Voyez Parallèle des édifices anciens et modernes, par Durand.