Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 2/Giuliano da Maiano

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giuliano da maiano
GIULIANO DA MAIANO,
sculpteur et architecte florentin.

Les pères de famille commettent une grande faute en empêchant leurs enfants de choisir eux-mêmes la profession qui leur plaît. Contrarier leurs penchants naturels, c’est vouloir qu’ils restent continuellement dans la médiocrité. L’expérience l’a prouvé : ceux qui travaillent à contre-cœur, dans quelque métier que ce soit, ne se distinguent jamais. Au contraire, ceux qui obéissent à l’instinct de la nature réussissent presque toujours à acquérir du talent et de la célébrité dans les arts qu’ils pratiquent. À l’appui de cette assertion nous citerons Giuliano da Maiano. Son père, après avoir exercé longtemps l’état de tailleur de pierre à Maiano, près de Fiesole, vint à Florence où il ouvrit un magasin de ces pierres dont les constructeurs ont souvent besoin à l’improviste. Sur ces entrefaites, naquit Giuliano ; son père, charmé de son intelligence précoce, voulait qu’il devînt notaire, pensant que le métier de tailleur de pierre était trop rude et trop peu lucratif. Mais les choses tournèrent autrement. Giuliano n’aimait pas la grammaire, et s’échappait de l’école. Il montra qu’il devait être sculpteur, quoique d’abord il s’occupât seulement de menuiserie et de dessin. On dit qu’en compagnie de Giusto et de Minore, maîtres habiles dans l’art de la marqueterie, il exécuta les bancs de la sacristie de la Nunziata, ceux du chœur, à côté de la chapelle, et plusieurs semblables ouvrages dans l’abbaye de Fiesole et à San-Marco. Grâce à la réputation que ces travaux lui acquirent, il fut appelé à Pise où il laissa dans la cathédrale, près du maître-autel, ce siège qui est occupé pendant la messe par le prêtre, le diacre et le sous-diacre. Sur le dossier on voit trois prophètes qu’il composa de pièces de rapport de diverses couleurs. Il fut aidé par Guido del Servellino et Maestro Domenico di Marietto, menuisiers pisans, auxquels il enseigna si bien son art, qu’ils décorèrent la plus grande partie du chœur qui de nos jours a été achevé dans un meilleur style par Battista del Cervelleria, de Pise, homme vraiment ingénieux et adroit. Giuliano fit ensuite les boiseries de la sacristie de Santa-Maria-del-Fiore ; les mosaïques et la marqueterie dont il les enrichit furent beaucoup admirées. Il s’appliquait également à la sculpture et à l’architecture. Lorsque mourut Filippo Brunelleschi, les administrateurs de Santa-Maria-del-Fiore le désignèrent pour remplacer ce grand architecte. Il entoura les œils-de-bœuf de la coupole d’incrustations en marbres noir et blanc, et construisit les pilastres de marbre sur lesquels Baccio d’Agnolo éleva, ainsi que nous le dirons plus tard, l’architrave, la frise et la corniche. Giuliano voulait établir ces ornements sur un plan différent, comme on peut en juger par quelques dessins de sa main que nous conservons dans notre recueil ; mais il ne mit jamais ce projet à exécution.

Il se rendit à Naples où il bâtit, pour le roi Alphonse, le magnifique palais de Poggio-Reale, et les fontaines qui sont dans la cour. Il produisit encore un grand nombre de beaux dessins de fontaines pour les places publiques de la ville et les maisons des gentilshommes. Il confia à Piero del Donzello et à son frère Polito le soin de peindre entièrement le le palais de Poggio-Reale. Il sculpta lui—même, pour le roi Alphonse, alors duc de Calabre, dans la grande salle du château de Naples, au-dessus et des deux côtés d’une porte, plusieurs sujets en bas-relief. Il construisit en marbre la porte du château, d’ordre corinthien, et lui donna la forme d’un arc de triomphe. Il la couvrit d’une foule de figures et de bas-reliefs, où il représenta les victoires remportées par le roi Alphonse. Il décora également la porte Capovana de trophées admirables. Aussi obtint-il l’amitié d’Alphonse, qui le récompensa largement de ses peines.

Giuliano fut appelé à Rome par Messer Antonio Roselîo d’Arezzo, secrétaire du pape Paul II, pour bâtir, dans la cour du Vatican, trois étages ornés de galeries soutenues par des colonnes. Le premier étage renferme aujourd’hui divers offices et, entre autres, celui du plomb ; l’étage supérieur est destiné au dataire et à différents prélats ; et enfin le dernier étage contient des appartements splendidement dorés. On fit aussi, d’après les dessins de Giuliano, les loges en marbre où le pape donne sa bénédiction.

Mais les plus beaux ouvrages que Giuliano laissa à Rome furent le palais et l’église de San-Marco qu’il construisit par l’ordre de Paul II. Il employa à l’érection de ces édifices une quantité prodigieuse de pierres de travertin qui, dit-on, provenaient des vignes voisines de l’arc de Constantin, et servaient de contreforts aux fondements de cette porte du Colysée qui est aujourd’hui détruite.

Giuliano fut ensuite chargé par Paul II d’agrandir la Madonna-di-Loretto ; mais il n’acheva pas cette église dont la coupole fut construite par son neveu Benedetto qu’il avait emmené avec lui, et auquel il avait enseigné la sculpture, l’architecture et l’art de la marqueterie, que ce jeune homme avait jusqu’alors exercé lucrativement à Florence.

Giuliano, étant revenu à Naples pour continuer les ouvrages qu’il y avait entrepris, commença pour le roi Alphonse une porte qui devait être enrichie de plus de quatre-vingts figures que Benedetto exécutait à Florence. La mort du roi arrêta ces travaux, dont on voit encore quelques restes à la Misericordia de Florence.

Giuliano mourut à Naples, âgé de soixante-dix ans, avant le roi Alphonse, qui lui fit des funérailles magnifiques auxquelles assistèrent cinquante hommes vêtus de noir, et qui voulut qu’on lui érigeât un tombeau de marbre (1).

Polito suivit les traces de Giuliano, et termina les canaux de Poggio-Reale  (2). Benedetto s’adonna complètement à la sculpture et surpassa son oncle. Il eut pour rival, dans sa jeunesse, un sculpteur en terre, nommé Modanino de Modène  (3), qui fit pour le roi Alphonse une Piété en ronde-bosse et en terre cuite coloriée. Modanino introduisit dans ce groupe le portrait du roi Alphonse, qui le paya libéralement et fit transporter son ouvrage dans l’église de Monte-Oliveto de Naples. Dès que le roi fut mort, Polito et Benedetto retournèrent à Florence, où bientôt après Polito passa à une meilleure vie. Les sculptures et les peintures de tous ces artistes datent de l’an 1447 ou environ.

Nous regrettons que Vasari n’ait pas jugé à propos de fondre dans la biographie de Giuliano da Maiano celle de son neveu Benedetto, que nous rencontrerons dans le volume suivant. Unis par le double rapport de la parenté et de la profession, Giuliano et Benedetto demandaient à n’être point séparés dans l’histoire des arts à la gloire desquels ils contribuèrent d’une manière presque égale. Issus d’une famille d’obscurs ouvriers, ils devinrent ensemble de grands artistes ; ils semèrent ensemble, depuis Florence jusqu’à Naples, de brillants souvenirs de leur talent et de leur génie. Les travaux de l’un se trouvent tellement liés à ceux de l’autre, qu’il est souvent impossible de ne pas les confondre. Disons cependant dès à présent quelques mots sur l’art de la marqueterie ; car si Benedetto le porta à son plus haut degré de splendeur, Giuliano fut le premier à le mettre en honneur.

La marqueterie, par ses procédés, se rattache essentiellement à la mosaïque ; mais elle fut loin d’obtenir la même fortune. Les cailloux, les marbres, les terres cuites, les coquillages fournissaient déjà une gamme assez variée à la mosaïque avant que l’on eût découvert les modes de coloration les plus élémentaires. Plus tard, lorsque la mosaïque eut trouvé dans les émaux les nuances les plus variées, la marqueterie ne comptait encore dans ses casiers que deux tons, le blanc et le noir. Avec des ressources aussi restreintes, on comprend facilement qu’elle devait jouer un rôle bien modeste. Abandonnée aux menuisiers, elle n’était appelée qu’à représenter des maisons, des temples, des colonnes, dont les lignes droites n’offraient aucune difficulté. Faut-il ranger parmi les œuvres d’art les produits purement mécaniques de ces artisans ? C’est une question que chacun résoudra à son gré. Il existe dans plusieurs églises de l’Italie des chœurs ainsi décorés ; mais nous avouons que nous n’avons su déchiffrer, dans ces grossières esquisses, d’autre mérite que celui de l’antiquité. Nous ne compterons donc la marqueterie au nombre des arts que du moment où elle obtint, à l’aide d’huiles pénétrantes et de couleurs bouillies dans l’eau, des teintes assez variées pour imiter toutes sortes de figures.

Elle ne tarda pas à vouloir rivaliser avec la mosaïque ; mais celle-ci, sans parler de sa position acquise, lui rendant la lutte impossible par l’éclat et la durée de ses matériaux, elle dut se renfermer dans le cercle que les Maiano lui avaient tracé, c’est-à-dire se borner à figurer sur les portes, les stalles, les autels et les confessionnaux.

Puis, lorsque les Giuliano et les Benedetto da Maiano, les Fra Giovanni de Vérone, les Fra Raffaello de Brescia, les Fra Damiano de Bergame et les Bartolommeo de Pola l’eurent amenée à traduire avec une merveilleuse exactitude les dégradations les plus délicates de la lumière, les contrastes les plus énergiques du clair-obscur, les différences les plus légères des plans, en un mot tous les effets de la perspective linéaire et de la perspective aérienne, elle tomba entre les mains de gâcheurs qui en firent un lourd et servile métier.

NOTES.

(1) On lit, dans la première édition du Vasari, l’épitaphe suivante, composée en l’honneur de Giuliano :

Chi ne consola ahimè, poichè ci lassa
Di se privi il Majan quello architetto,
Il cui bello operare, il cui concetto
Vitruvio aggiugne e di gran lunga il passa ?

(2) Aucun auteur ne fait mention de ce Polito.

(3) D. Lodovico Vedriani, dans sa Raccolta de’ Pittori Modanesi, imprimée à Modène l’an 1662, dit que Modanino fut conduit en France après la prise de Naples en 1495 par le roi Charles YIII. Mais le Vedriani mérite peu de confiance, son livre fourmille d’erreurs grossières ; ainsi Léonard de Vinci, pour lui, se nomme Lorenzo Vinci.